Une grève ouvrière dans la Russie de Staline. Avril 1932: le soulèvement de Vitchouga

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Introduction[modifier le wikicode]

« S’ils nous donnent le pouvoir, nous mettrons en pièces ces fichus communistes »

Ignatiev, un manifestant de Vitchouga

« Nous n’avons pas détruit le soviet, mais la Guépéou, la police civile et le comité de district du Parti »

Des grévistes de Vitchouga

En avril 1932, Nikolaï Chvernik [1888-1970], le premier secrétaire du Conseil central de l’Union des syndicats d’URSS (Union des républiques socialistes soviétiques), informa Staline et L. M. Kaganovitch [1893-1991] (membre du Politburo et responsable extraordinaire auprès de Staline pour la «résolution des problèmes») que des travailleurs se rebellaient dans plusieurs régions suite aux graves pénuries alimentaires et à la diminution drastique des rations instaurées le 1er du mois dans toutes entreprises industrielles du pays à l’exception de celles appartenant à la catégorie d’entreprises privilégiées . Dans la région (oblast) industrielle d’Ivanovo (OII), dans la région de la basse Volga, dans l’Oural, en Sibérie occidentale, en Ukraine et en Biélorussie les travailleurs refusaient de faire fonctionner les machines, dénonçant ouvertement les responsables de l’approvisionnement, pillant les installations de stockage de nourriture, manifestant publiquement contre les nouvelles rations de «famine» et affluant dans les localités dont la rumeur disait qu’elles avaient un approvisionnement en pain encore plus limité.

Chvernik ne présentait pas de détails quant à l’épisode le plus sérieux de désordres – une vague de grèves violente et prolongée de plus de 16’000 ouvrières dans quatre villes industrielles de l’OII – car Kaganovitch, avec un train chargé de troupes, s’était dirigé lui-même dans la région pour y restaurer l’ordre. Dans une conclusion codée, quoique sinistre, de son mémorandum, Chvernik avertissait les responsables du sommet adeptes des politiques économiques désastreuses du régime que les désordres récents comportaient une connotation politique: «Dans tous les cas mentionnés ci-dessus, des éléments contre-révolutionnaires et trotskistes ont tenté d’exploiter les difficultés temporaires de l’approvisionnement aux travailleurs.»

Bien que les grèves de l’OII n’aient jamais été rendues publiques, elles hantèrent, en une sorte de «sous-texte», les discours tenus lors des congrès syndicaux qui se réunirent ce même mois à Moscou. S’exprimant devant les délégués, Chvernik ridiculisait les responsables syndicaux des localités où s’étaient déroulées des grèves; Ian Roudzoutak [1887-1938], chef de la Commission centrale de contrôle du PC, admit que les travailleurs «ont macéré dans une atmosphère fétide». Kaganovitch attribua la crise morale à l’attitude «petite-bourgeoise» des nouveaux travailleurs ainsi qu’à la persistance d’«influences bourgeoises» qui régnaient parmi les anciens travailleurs. La commission de révision affirma que des «éléments étrangers à la classe», y compris des «koulaks, des petits commerçants, des éléments déclassés, etc.» avaient infiltré les entreprises soviétiques, au sein desquelles ils «poursuivaient leurs agissements subversifs». Avec de telles assertions générales, la direction du Parti concédait involontairement un fait dont elle avait pris connaissance sous le sceau du secret de la police secrète (Ob’’edinennoe gosudarstvennoe politicheskoe upravlenie, ou OGPU/GPU/Guépéou, entre 1922 et 1934): un climat d’opposition imprégnait toutes les couches de travailleurs.

Dans l’intervalle, les rumeurs de l’agitation balayant les champs et les usines du pays attisèrent les flammes de l’opposition au sein même du Parti. Même s’ils avaient approuvé par le passé les politiques de Staline, de nombreux communistes étaient désormais profondément ébranlés par les souffrances endémiques qu’elles engendraient. Peu avant les événements d’avril 1932, Martemyan Rioutine [1890-1937], par exemple, achevait la première ébauche de son traité de 200 pages intitulé Staline et la crise de la dictature du prolétariat, qui affirmait que le mécontentement croissant nécessitait un changement complet des dirigeants et de la direction du Parti:

«Des rythmes d’industrialisation aventureux, impliquant une chute colossale des salaires des travailleurs et des employés, des impôts cachés et déclarés insupportables, l’inflation, une hausse des prix ainsi que la chute de la valeur du billet de dix roubles; une collectivisation aventureuse combinée à une incroyable violence, à la terreur et à la dékoulakisation – laquelle a été dirigée, en réalité, principalement contre les couches moyennes et inférieures des campagnes – ainsi que, finalement, l’expropriation des campagnes au moyen de divers types de réquisitions et d’approvisionnements forcés ont mené le pays vers la plus profonde des crises, l’appauvrissement monstrueux des masses ainsi qu’à la famine dans les campagnes comme dans les villes.

[…]

Au cours des dernières années, une vague ininterrompue d’insurrections paysannes – auxquelles ont participé des membres du Parti et du Komsomol – s’est répandue à travers toute l’Union soviétique. Malgré la terreur sauvage, les arrestations, les renvois et les provocations, des grèves ouvrières éclatent tantôt ici, tantôt là.

[…]

Le provocateur le plus audacieux et le plus ingénieux ne serait pas même en mesure de préparer une meilleure destruction de la dictature du prolétariat, pour le plus grand discrédit du léninisme, que la direction de Staline et de sa clique.»

Bien que Rioutine et ses partisans tombèrent sous les coups de la répression à l’automne 1932, leur plate-forme – dont l’existence démontre que des informations sur l’état du moral des civils circulaient en dépit de la censure de la presse ainsi que du système rigoureux de classification régissant les rapports de l’OGPU – reflétait les profondes inquiétudes qui se répandaient dans les rangs du Parti.

Les troubles ouvriers d’avril 1932 sont importants à plusieurs égards. Tout d’abord, parce qu’ils marquent un tournant dans le rapport entre le régime de Staline et la société soviétique. En organisant des grèves, des ralentissements de la production, des «marches de la faim» ainsi que des assemblées d’urgence, les travailleuses du textile de l’OII exprimaient leur volonté de s’engager dans une action collective visant à changer les politiques qui les réduisaient à la pauvreté et à la faim.

En envoyant des troupes, sous le commandement de Kaganovitch, réprimer les manifestations, Staline mit à nu l’hypocrisie de l’allégation selon laquelle il bâtissait un Etat socialiste des travailleurs. Survenant, comme cela fut le cas, au milieu des collectivisations et des famines, ces événements eurent également de profondes ramifications: ils transformèrent le programme économique du gouvernement, exacerbèrent la crise de l’ordre public et, au cours de la Grande Terreur, servirent de prétexte à la répression de nombreux responsables de l’Etat et du Parti.

Il fallut plusieurs années pour que toutes ces répercussions deviennent manifestes, mais la nouvelle se répandit rapidement: quelque chose de sans précédent s’était passé. En effet. A Vitchouga, le pouvoir soviétique s’effondra pratiquement face à une rébellion violente de la classe laborieuse. A l’instar de la grève de Teïkovo qui se déroula en même temps, le soulèvement de Vitchouga illustre la dynamique des résistances de la classe laborieuse sous Staline [1].

Le contexte[modifier le wikicode]

Situé à 60 kilomètres au nord-est d’Ivanovo, Vitchouga était une ancienne ville industrielle fière de ses trois entreprises de coton, d’une fabrique de machines ainsi que d’une autre de briques; les villages du district abritaient également cinq usines dont la construction datait d’avant la révolution [2]. A l’instar de la plupart des villes industrielles russes, Vitchouga s’agrandit rapidement au cours des années précédentes: entre 1926 et 1933 sa population passa de 24’700 à 36’000. La moitié des habitants de la ville travaillaient dans l’industrie, les usines de Vitchouga employaient environ 20’000 travailleuses, en majorité des femmes.

Les problèmes auxquels faisait face Vitchouga à la fin du premier plan quinquennal n’avaient rien d’inhabituel. Les conditions de vie dans les baraquements et dortoirs ouvriers étaient catastrophiques. Les loyers étaient élevés et augmentaient. Les installations pour la prise en charge des enfants d’une main-d’œuvre largement féminine étaient rares. Les biens de consommation et l’alimentation étaient disponibles en quantité drastiquement limitée. L’opposition aux quotas de production était forte. Enfin, les salaires réels étaient bas et en diminution. Un autre problème était celui de l’état d’esprit.

En septembre 1931, l’OGPU signalait dans un rapport sur la situation à l’usine Nogine – où les spécialistes et les superviseurs dénonçaient ouvertement les normes de production du régime – que des travailleurs en col blanc tentèrent d’envoyer une délégation auprès de M. I. Kalinine (chef en titre du gouvernement en sa qualité de président du Comité exécutif central de l’Union soviétique) afin de protester contre les rations différentiées; et des communistes menèrent une agitation contre l’obligation de souscrire à des prêts et servirent de «leaders au mécontentement de masse des travailleurs» contre l’introduction de l’équipe de nuit [3]. Au niveau des cellules d’usine et du comité de rayon (raion), le Parti manquait de discipline: par exemple, seule la moitié de la base prenait la peine de se rendre aux assemblées obligatoires. Dans le même temps, les communistes ne parvinrent pas à mener l’agitation parmi les travailleurs d’usine qui n’étaient pas membres du Parti.

De même que dans d’autres parties industrialisées de l’OII, environ la moitié des terres du district de Vitchouga et des ménages paysans furent collectivisés en date du 1er janvier 1933. La proportion élevée de travailleurs ayant un lien à la terre – à la vieille de la grève, elle était de 51,5% du personnel de l’usine Krasny Profintern – explique pourquoi un communiste de la base, parlant devant une assemblée des membres du Parti de Iaroslav ainsi qu’un officiel de l’OII, s’exprimant devant le plenum du comité régional (oblast) notèrent dans le sillage du soulèvement d’avril 1932 qu’une «ambiance antisoviétique» et le mécontentement face à la collectivisation étaient choses communes dans les ateliers des usines de Vitchouga [4]. Une telle atmosphère se ressent dans la remarque faite, fin 1930, par un travailleur de la Krasny Profintern: «Comment se peut-il que les communistes n’aient pas honte d’aller dans les villages et d’y saisir le dernier bout de pain et la dernière pomme de terre du paysan? Il ne lui reste plus que sa peau à tondre!»

Si les recrues récentes venant de la campagne étaient mécontentes, c’était aussi le cas des travailleurs présents depuis de nombreuses années dans les ateliers. «Les travailleurs cadres» étaient majoritaires dans les usines. Par exemple, au 1er janvier 1933, ils représentaient 63,1% de la main-d’œuvre de l’usine Nogine. Un rapport de l’OGPU indiquait que les porte-parole des travailleurs étaient souvent d’anciens communistes ou d’anciens membres de partis non bolchevique – c’est-à-dire, la fraction de la main-d’œuvre qui était politiquement la plus active (il est significatif de noter qu’en 1917 les socialistes-révolutionnaires disposaient de nombreux partisans dans les ateliers de Vitchouga).

Fin 1930, lors d’une conférence des travailleurs de la Krasny Profintern, un certain Moshkarev ne cachait pas son opinion de l’Etat: «le régime soviétique boit le sang des travailleurs et des paysans plus que n’importe quel autre gouvernement». Liubimova, une tisseuse, demanda que les travailleurs agissent sans délai: «Une fois que ce plan de cinq ans sera terminé, vous irez et reviendrez du travail avec rien d’autre que du pain. Nous devons insister sur le fait que l’un des dirigeants du centre vienne se rende compte à quoi en sont réduits les travailleurs.» Un fileur du nom de Kozlov lança un appel aux travailleurs afin qu’ils prennent en main la situation: «Ils n’ont pas encore commencé à nous ravitailler et ils ne nous versent pas d’argent. Lénine nous a enseigné comment lutter, nous devons donc nous battre maintenant et veiller à notre bien-être.» D’autres s’interrogèrent quant à la loyauté de Staline et de Kalinine et exprimaient leur soutien aux «dirigeants prolétariens du Parti» tels que Trotski, Rykov, Boukharine et Zinoviev, qui souffraient parce qu’ils disaient «la vérité» et défendaient «la ligne correcte».

On peut rencontrer des attitudes similaires dans les cellules du Parti. Un communiste de l’usine Krasny Profintern condamna les mesures d’intensification du travail lors d’une séance de remarques devant un groupe de travailleurs, en janvier 1931: «Nous sommes dans la quatorzième année [de la révolution]: nous sommes affamés […] et n’y a eu aucune amélioration, pourtant ils nous font travailler à des rythmes accélérés.» Une femme du Parti lui fit écho: «Où allons-nous? Vers la détérioration de la condition de la classe ouvrière.» La même année, trois membres du Parti dénoncèrent les politiques du travail en vigueur: «Toutes les mesures qui sont mises en place en ce moment sont un fardeau inutile pour les travailleurs.» Un autre membre du Parti, un monteur, renchérit: «Il est devenu très difficile de vivre. C’est pire que sous l’[ancien] propriétaire de l’usine, Konovalov.»

L’effondrement du moral dans les ateliers eut un effet délétère sur la production. En 1931, l’OGPU enregistra une douzaine d’épisodes d’agitation dans les usines de Vitchouga. Début 1932, les taux d’absentéisme et le turnover grimpèrent, ce qui, conjugué avec une myriade de problèmes de production (dont le plus important était le non-fonctionnement de l’équipement), empêcha les usines de remplir les objectifs de production. Alors que les arriérés de salaires s’accumulaient, la fraude et l’incompétence dans les coopératives, les rationnements opérées par les organismes de ravitaillement centraux et régionaux, les transferts obligatoires des pommes de terre cultivées vers les centres de l’industrie lourde ainsi que l’incapacité des envois de grains à arriver à temps précipitèrent l’annulation non autorisée ou la réduction des rations pour de nombreuses familles, qui dépendirent bientôt de l’aide d’amis ou de proches – ou qui se trouvaient au bord de la famine [5]. En ce qui concerne les magasins et les coopératives de la ville, Kaganovitch rapporta, en avril 1932, qu’ils étaient «pratiquement vides».

Bien qu’elles n’eurent pas beaucoup d’options à disposition, les autorités locales firent peu d’efforts pour alléger les souffrances. Selon Fomenko, un responsable du comité régional du Parti, les organisations inférieures du Parti sous-estimèrent l’importance de ravitailler les travailleurs de manière adéquate: «Les gens ne comprennent pas qu’un climat politique se forme autour d’un bol de soupe, qu’un climat politique se forme autour de thermos vides.»

Le soulèvement de Vitchouga[modifier le wikicode]

Le 12 mars 1932, un élève du collège technique du textile de Vitchouga, Kholshchevnikov, remit en cause les affirmations officielles sur les conditions de vie de la population lors d’une session sur «la politique actuelle» de son groupe d’étude: «Les conditions de la classe ouvrière ne s’améliorent pas, ainsi qu’il est établi dans les décisions de la dix-septième conférence du Parti; au contraire, elles se détériorent. En raison de l’augmentation des difficultés alimentaires, les salaires réels des travailleurs chutent. Les travailleurs commencent à mourir de faim.» Aristov, l’enseignant d’éducation civique de l’école, donna raison aux assertions de Kholshchevnikov et, lors de ses cours, il les répéta. Non seulement la mortalité montait en raison de la chute des niveaux de vie, déclara-t-il, mais les efforts malencontreux du Parti visant à édifier le socialisme sont responsables de cela.

Il n’est pas surprenant que de tels propos eurent du retentissement autant dans le collège que dans les ateliers des fabriques, où «les conditions de famine des travailleurs» étaient devenues le sujet principal des conversations des étudiants, des techniciens et des mécaniciens ainsi que parmi la base.

Les remarques que P. S. Borisov fit à l’un de ses collègues à l’école de la fabrique n°1 démontrent que l’érosion de la confiance progressait y compris parmi ceux qui avaient la responsabilité de mobiliser le soutien en faveur des programmes de Moscou. Borisov déclara: «Ce qu’Aristov a dit est vrai, je partage entièrement son avis. Je ne vais pas me rendre auprès des travailleurs pour mener des discussions et tenter de les convaincre d’une chose que je ne crois pas moi-même. On ne bâtira pas le socialisme dans un seul pays – Lénine lui-même a écrit à ce sujet – et, de plus, les étrangers sont convaincus que l’Union soviétique peut être brisée sans même faire la guerre, il leur suffit d’attendre tranquillement une révolution en Russie elle-même, sans qu’ils aient à intervenir.» La conclusion de Borisov constitue une analyse prémonitoire: «Les conditions en Russie sont désormais si tendues qu’une secousse suffirait à faire exploser l’atmosphère ainsi créée.»

Lorsque les secrétaires du Parti réunirent finalement leurs membres afin de faire face à un tel climat «trotskiste», ils découvrirent qu’au sein de la base certains ne souhaitaient pas suivre la ligne. Le communiste I. V. Zatroev, du combinat Shagov, déclara: «La troisième année du plan était critique, et, pour l’avoir endurée, nous pensions que “le ravitaillement s’améliorera”, mais c’est exactement le contraire qui s’est produit. Nous avons reçu de la viande et du poisson l’année dernière, mais en si petite quantité, nous n’avons désormais rien. Nous avons atteint le point où nous n’avons pas même de quoi graisser les lanternes. Nous devons améliorer le ravitaillement centralisé, et ne pas déprendre des stocks de nos propres réserves.» Bien que peu de membres du Parti soutinrent ouvertement son discours, Zatroev affirma qu’il représentait leurs vues: «Nombreux sont ceux qui sont d’accord avec moi, vous savez, mais ils ont peur de s’exprimer. Je ne crains rien et dirai toujours ce que je pense.»

Entre-temps, le «mécontentement» des travailleurs qui n’était pas affiliée au Parti s’exprima sous la forme de rumeurs selon lesquelles les ouvriers qui avaient encore des liens avec la terre seraient retirés des listes de rationnement ainsi que par la montée des plaintes parmi les 600 employés de l’usine Nogine qui ne parvinrent pas, en février, à obtenir de la farine de la coopérative. Bien que la frustration des ateliers atteignît son point culminant par des ralentissements de la production et des arrêts de travail épars le 25 mars, le comité de district du Parti ignora les rapports de l’OGPU détaillant «les signaux que le mécontentement prenait de l’ampleur».

Le 31 mars, fatigués par l’obstruction, une foule de travailleurs de la Nogine marchèrent en direction du centre de la ville et exigèrent que les autorités du district leur rendent immédiatement leurs rations. Essuyant un refus, les manifestants élirent une délégation de travailleurs avec pour mandat de se rendre à Moscou pour soumettre leurs griefs. Informés du conflit, les agents de l’OGPU interceptèrent aussitôt les délégués, les empêchant de quitter la ville.

Au cours de la première semaine d’avril, le comité de district de Vitchouga répondit tardivement à l’ordre de Moscou de couper les rations – de 31 à 47% pour les travailleurs et de 50% pour les personnes à charge – en réunissant des assemblées fermées des membres des cellules du Parti, du Komsomol (Jeunesse du parti) et des syndicats. Afin d’éviter le «mécontentement» que les rumeurs des diminutions de ration avaient éveillé – qui s’était traduit par une grève d’une heure des employés de l’usine Nogine – les responsables du Parti choisirent de ne pas convoquer des assemblées générales, lesquelles étaient notoirement difficiles à contrôler. La réduction du rationnement devait, au lieu de cela, être expliquée lors d’assemblées spéciales à l’échelle de la brigade ou de l’atelier.

Ironiquement, c’est le refus de la bureaucratie de convoquer les assemblées générales qui déclencha les premières protestations. Dimanche 3 avril, un groupe de 150 travailleurs fit irruption dans une assemblée qui se tenait au club de l’usine Nogine, «se répandirent dans l’usine et exigèrent la convocation d’une conférence de toute l’usine sur la question du ravitaillement alimentaire». Le jour suivant, deux assemblées de travailleurs à l’usine Shagov n°1 se finirent de la même façon. L’agitation en faveur d’une grève et d’assemblées d’atelier non autorisées proliféra aussitôt que le rejet de la revendication des travailleurs de faire face collectivement à la crise devint clair, ce qui témoignait du rôle que l’obstruction des responsables joua dans l’exacerbation du conflit.

Mardi 5 avril, des tisserandes de l’usine Shagov n°1 dénoncèrent une fois de plus les tentatives de la direction de maintenir les travailleuses isolées les unes des autres: «Pourquoi nous rassemblez-vous en petits groupes? Rassemblez des assemblées ouvrières générales, où nous pourrons, aussi, parler.» Dépassés par le mécontentement, leurs supérieurs cédèrent finalement et permirent à plusieurs départements de se réunir ensemble. Comme on le craignait, toutefois, les assemblées devinrent «très agitées» aussitôt que fut annoncée la réduction des rations. Lors de l’un de ces meetings, en outre, le monteur Tezine et la tisserande Zabelkina demandèrent catégoriquement à leurs collègues «d’organiser une grève».

Comme conséquence d’une telle agitation, les tisserands se réunirent à l’extérieur du combinat Shagov une fois le travail terminé et menèrent l’agitation en faveur d’une grève et d’une assemblée générale. Il n’est pas surprenant que d’autres travailleurs apportèrent immédiatement leur soutien. Apprenant ces troubles, le comité de district envoya plusieurs fonctionnaires pour qu’ils expliquent la situation aux manifestants, qui se dispersèrent à la fin. Convaincu que l’ordre avait été restauré, en dépit des rapports de l’OGPU qui disaient le contraire, le comité de district tourna rapidement son attention sur les «questions de routine». Entre-temps, le soutien en faveur d’une réponse collective à la crise gagna de l’ampleur dans les ateliers et dans les quartiers de la classe ouvrière de la ville.

De mercredi à vendredi[modifier le wikicode]

Sous le leadership de Zabelkina et de Tezine, presque tous les travailleurs de l’usine de tissage n°1 de Shagov firent grève, le 6 avril, entre 9h30 et 11 heures et exigèrent la réunion d’une assemblée de toute l’usine pour débattre de la question du ravitaillement. Des travailleurs de la deuxième équipe firent grève entre 13 et 15 heures autour de la même revendication. Bien que l’agitation menée par les fonctionnaires du comité de district et l’arrestation des meneurs mit un terme aux grèves, l’usine de filature n°1 se figea à 16 heures à cause de la colère des travailleurs face à la nouvelle politique et aux réticences de la bureaucratie de permettre aux ouvriers d’agir collectivement.

Le fait que le secrétaire de la cellule du Parti des métiers à tisser de Shagov – Buev, communiste depuis 1924 – fut l’un des «instigateurs» de la grève (et qu’au moins six communistes de base lui apportèrent leur soutien) est une indication de l’ampleur du soutien dont bénéficiait l’idée d’une réponse collective. Ceux qui s’opposèrent à la grève – principalement des membres du Komsomol et du Parti – reçurent immédiatement des menaces de représailles. Entre-temps, une «rumeur persistante» se répandit dans les ateliers de Vitchouga: une grève générale serait organisée pour le 8 avril.

Il n’a été rapporté aucun trouble le 7 avril, qui était un jour férié pour la plupart des travailleurs. Pressé par l’OGPU, le comité de district convoqua finalement une réunion des secrétaires de cellule du Parti et des présidents des comités de fabrique pour discuter de «l’état d’esprit des travailleurs» ainsi que pour arrêter des décisions quant «aux tactiques de lutte contre la grève». Un représentant de l’OGPU rapporta que les grévistes du combinat Shagov étaient disposés à envoyer des délégations auprès d’autres usines, ou même de défiler jusqu’à elles, afin d’étendre leur mouvement. Le comité de district, toutefois, ce qui fut la première d’une série de mauvaises décisions et d’opportunités manquées, conclut qu’il n’était pas nécessaire de prendre des «mesures concrètes» car il était peu probable que les troubles se répandent «en dehors des limites d’entreprises individuelles». Malgré leur connaissance intime des «formes aiguës» du conflit, les responsables de Vitchouga écartèrent les avertissements de l’OGPU comme étant «exagérés», renonçant ainsi à prendre l’initiative.

En dépit de la confiance qu’avait le comité de district en sa capacité à maintenir l’ordre, la grève reprit le 8 avril. A l’entrée de la première équipe, à 5 heures, les travailleuses de l’usine de tissage n°1 et de l’usine de filature n°1 de Shagov refusèrent de mettre en marche leurs machines. En outre, témoignant d’une solidarité entre les sexes, les surveillants – qui, tous, étaient par tradition des hommes – servirent désormais d’exécuteurs de la grève, arrêtant de force les lignes de production et menaçant ceux qui refusaient d’apporter leur soutien. En ce qui concerne les membres du Parti, ceux de l’usine de filature soutinrent la grève, ce que ne firent pas ceux de l’usine de tissage.

En début d’après-midi, les ouvriers de la deuxième équipe se joignirent aux protestataires aux entrées du combinat Shagov. A 13 heures, les ouvrières de l’usine n°3 de Shagov et les deux entreprises Krassine arrêtèrent leurs machines. Les ouvrières des deux usines de Shagov restantes, les n° 2 et 4, firent de même. En outre, ce qui témoignait de leurs relations étroites, les grévistes demandèrent partout la restauration des rations de pain à 16 kg pour les travailleuses et à 8 kg pour les personnes à charge.

A mesure que les bruits des événements du jour se répandirent, la tension grimpa fortement, même dans les usines qui n’avaient pas encore rejoint la grève. Entre-temps, en dépit du fait que plusieurs fonctionnaires du comité de district se rendirent aux usines Shagov et Krassine pour mettre en place des contre-mesures, la réponse des notables de Vitchouga laissa beaucoup à désirer. Bien qu’il sachât que les problèmes couvaient, le président du soviet de la ville, Filippov, n’interrompit pas la préparation de vacances planifiées depuis longtemps et se fit enregistrer dans un sanatorium. Le chef du comité de district du Parti, Vorkuev, fut frappé par hasard d’une amygdalite après avoir participé à une assemblée d’ouvriers en colère de Krassine. Il resta à la maison trois jours. Bien qu’il ait reçu un compte-rendu des troubles rédigé par l’OGPU peu après qu’elles commencèrent, le président du comité exécutif du soviet de district, Aref’ev, rendit néanmoins visite à son épouse à Rybinsk. Finalement, le procureur du district, Krutikov, passa outre aux avertissements que lui adressa la commission de contrôle et «déserta» son poste.

En cédant à la panique et en refusant d’accomplir leurs devoirs, Filippov, Vorkuev, Aref’ev et Krutikov révélèrent la forte distance qui les éloignait des ateliers. Ils laissèrent aux grévistes l’initiative. Comme le nota Kaganovitch, il en résulta «que le district était pour ainsi dire sans dirigeants», ce qui paralysa les organes d’autorité et les membres de la base du Parti. Pour ce qui est des fonctionnaires qui restèrent fidèlement au poste, ils se méprirent quant à l’importance de la grève, reportèrent l’appel d’urgence, à la recherche d’aide, au comité régional du Parti et perdirent rapidement le contrôle de la situation.

Curieusement, le chaos au sein de la bureaucratie contrastait fortement avec la cohésion de l’atelier. Bien que la grève de Vitchouga fut la plus importante et la plus étendue géographiquement des grèves d’avril 1932, ceux qui l’organisèrent n’était pas moins habiles que leurs homologues dans d’autres villes industrielles. Peut-être parce qu’il eut tant de meneurs dans les manifestations, les sources contiennent peu d’informations à leur sujet. Néanmoins, un fonctionnaire du comité régional du Parti, Fomenko, s’exprima plus tard avec envie quant à leur habileté à mettre sur pied une «organisation contre-révolutionnaire» qui gagna la loyauté des ouvriers de la ville. «Vous savez», déclara-t-il, «c’est un fait établi qu’ils ont tenu une conférence dans la forêt. Au cours de la grève, les informations circulaient très bien et ils réagirent à nos mesures avec souplesse. Il y a eu des moments où ils se branchèrent aux câbles [de télégraphe], placèrent leurs propres signaleurs de code Morse, etc. En dépit du fait que toutes les préconditions pour démasquer cette organisation étaient réunies, l’organisation du Parti est restée endormie tout du long.» Dans son rapport adressé à Staline, Kaganovitch nota également que les leaders de la grève jouissaient d’une «reconnaissance» excellente et «de communications étroites» avec les autres villes industrielles – y compris, ce qui est significatif, celles qui étaient plongées dans les désordres.

Samedi[modifier le wikicode]

Dans la matinée du 9 avril, deux tisserands assurant l’enchaînement automatisé des fils à tisser de l’usine Nogine – Iourkine, un ancien communiste qui quitta le Parti en 1922 en raison de «différences politiques» et Komarov, qui était prétendument issu d’une famille de «paysans prospères» – demandèrent qu’une conférence de toute l’usine soit réunie afin de discuter comment face à la crise. Rapidement, tous leurs collègues du département ainsi que plusieurs ouvrières spécialisées dans le lustrage de tissu arrêtèrent leurs machines et marchèrent vers le comité de fabrique. «Donnez-nous du pain!» exigèrent-elles. «Nous ne travaillerons pas pour 11 kg!»

Entre-temps, à l’usine Krassine et à la Shagov n°1, les tisserandes continuèrent la grève. Au combinat Shago, les grévistes convainquirent bientôt les fileuses de les rejoindre. (Des dommages furent causés et ceux qui s’opposaient à la grève, qu’ils soient membres du Parti ou non, furent attaqués lorsque les ouvrières des usines n°1 et n°3 firent irruption dans l’usine n°2). En début d’après-midi, la plupart des 66’900 fuseaux et des 2’158 métiers à tisser étaient immobilisés.

A 14h30, les grévistes de Shagov décidèrent d’étendre le mouvement et se dirigèrent vers l’usine Nogine. En route, elles invitèrent avec enthousiasme les passants à les rejoindre. Grigori Simov, un chauffagiste âgé de 29 ans de la Krasny Profintern, repéra une connaissance au milieu de la foule: «Comment se fait-il que tu sois ici?» s’enquit-il. «Tu ne veux donc vraiment pas manger?» fut la réponse. «Nous allons chercher les ouvriers de l’usine [Nogine]Il y eut également des tentatives de faire de l’agitation parmi les troupes de l’Armée rouge, l’un des soldats fut menacé alors qu’il essaya d’intervenir: «Il semble donc que tu es communiste? Allons donc, on devrait te rudoyer!» Une bagarre s’ensuivit de même lorsque les grévistes rencontrèrent un groupe de communistes et de membres du Komsomol qui avaient été envoyés pour les intercepter.

Lorsqu’ils atteignirent l’usine Nogine, les grévistes jetèrent des pierres à travers les fenêtres, débordèrent une ligne de membres du Komsomol qui se tenait à l’entrée et pénétrèrent dans les ateliers, où ils exigèrent que tout le monde «cesse de travailler». Laissant éclater leur colère, les intrus, menés par Iourkine, brisèrent également l’équipement, détruisirent les fournitures et frappèrent leurs opposants. Pendant ce temps, à l’extérieur, une foule prit le contrôle de l’entrée de l’usine et interpella les ouvrières qui devaient prendre l’équipe de nuit, parmi eux Pavel Korotkov, âgé de 45 ans, un tisserand assurant l’enchaînement des fils, non membre du Parti, qui vivait en ville avec sa femme et leurs cinq enfants. Après avoir demandé à deux surveillants ce qu’elles faisaient, on lui répondit qu’elles tentaient d’être plus nombreuses ou, pour le moins, d’empêcher les autres de travailler [6].

La plupart des ouvrières de Nogine sympathisaient avec les revendications des grévistes de Shagov; en effet, environ 1500 d’entre elles (plus de la moitié de celles qui travaillaient) se joignirent ce jour-là à la protestation. Bien que la plupart de celles qui étaient en désaccord avec la grève gardaient un profil bas, une poignée d’entre elles s’exprima. «Camarades travailleurs de l’usine Shagov», cria un membre du Parti. «Vous ne pouvez rien faire ici! Nous ne vous rejoindrons pas, nous vous couvrons de honte!» Alors même qu’il parlait, toutefois, un grand nombre d’ouvrières sortirent de l’usine affichant leur soutien à la manifestation. Au cours de cinq jours suivants, la plupart des lignes de production de Nogine restèrent à l’arrêt.

Aussitôt que la popularité de la revendication du rétablissement des rations fut évidente et que la plupart des ouvrières qui n’appartenaient pas au Parti soutenaient la grève, certaines femmes exigèrent, du cœur de la foule, que la protestation s’étende: «Camarades!» tonnèrent-elles. «Allons à l’usine Tezinskaïa!» Sous la direction de Iourkine, de Komarov et de plusieurs ouvrières, la foule composée d’environ 3000 grévistes continua la manifestation en direction de la Krasnyi Profintern, où Iourkine lança un appel poignant à la solidarité: «Camarades, nous allons mourir de faim en cette quinzième année de la révolution, nos enfants mourront et qu’allons-nous faire? Rester silencieux? Si Staline devait subsister avec des rations de 11 kg, il quitterait sans aucun doute le Parti. 11 kg ne sont pas 16 et 4 kg ne sont pas 8. Ils lubrifient les machines avec de l’huile, mais avec quoi nous lubrifient-ils? Les camarades vont-elles rester passives et ne pas nous soutenir?»

D’une manière générale, les travailleuses répondirent en abandonnant leurs machines. Même un petit groupe parmi les communistes de l’usine Krasnyi Profintern – 29 sur 500, pour être exact – prit le parti des grévistes. (Après avoir été assuré que leur paie ne serait pas retenue, un candidat à l’adhésion du Parti, Varentsov, mena ses collègues hors de l’usine; un autre, Zakharov, mobilisa le soutien à la grève en concédant que tous «les communistes sont des gens qui s’encensent eux-mêmes» qui «ont oublié les intérêts de la classe ouvrière».) Quant à ceux qui résistèrent – généralement soit des communistes, soit des membres du Komsomol –, ils furent battus avec des navettes et leurs machines sabotées. Progressivement, le nombre de manifestants à l’extérieur dépassa les 5000.

S’exprimant devant la foule, Iourkine expliqua pourquoi il avait rejoint la grève: «Camarades, je gagne 200 roubles, on est deux en famille et je n’ai pas d’enfants. Je reçois assez de pain, mais je m’exprime pour les ouvriers et les paysans, pas pour les porteurs de serviettes et les imposteurs qui conduisent les ouvriers à la tombe.» Son message était clair: ceux qui avaient assez à manger, comme lui, avaient l’obligation morale de prendre le parti de ceux pour qui ce n’était pas le cas. Conscients des dangers de s’exprimer ouvertement, Iourkine gagna la sympathie des présentes en refusant d’être intimidé par l’OGPU: «Je sais qu’ils vont m’arrêter, mais j’espère que vous m’apporterez votre soutien.» Inspirées par son courage, d’autres prirent la parole en jurant que la grève continuerait jusqu’à ce que les rations alimentaires soient rétablies. Ceux qui osèrent condamner la manifestation furent insultés et malmenés.

A la fin de la journée, presque chaque entreprise de Vitchouga était en grève. Enhardis par ce succès, plusieurs milliers de grévistes portèrent la manifestation vers le seul avant-poste de l’industrie lourde du district: l’usine de construction de machines n°6 («l’usine métallurgique»), dont les 425 personnes qui y étaient employées fabriquaient des composants pour l’industrie textile. Témoignant des frontières de genre et de secteur [industriel] de la solidarité de classe, les ouvriers (masculins) de l’usine rejetèrent toutefois toutes les tentatives visant à gagner leur soutien [7].

Korotkov, quant à lui, resta à l’usine Nogine avec 200 grévistes, y compris son compagnon Golubev. Les manifestantes applaudirent aux discours d’une ouvrière et d’un monteur en machines employé à la Krasnyi Profintern, Kostkine, qui exigèrent tous deux que la direction sorte et négocie. La foule interpella également les ouvrières de l’équipe de nuit et nombre de ceux qui tentèrent d’entrer dans l’usine furent frappés. Les appels à la négociation des grévistes furent néanmoins rejetés et, à partir de 21 heures, pratiquement tout le monde – y compris ceux qui devaient travailler au cours de la nuit – rentra à la maison.

Après avoir finalement eu vent qu’une grève gagnait l’un de leur plus important centre industriel, le comité régional du Parti envoya une commission (la commission d’Ivanovo) qui était composée, entre autres, d’El’zov, de Fomenko, de Gribova, de Kisel’nikov, de Kotsen et de Sever’ianova du secrétariat du comité régional; Koriagin et Postnovo de la commission de contrôle et Novikov et Sulimov de la police civile. Après la tombée de la nuit, la police secrète arrêta Iourkine, l’un des porte-parole les plus populaires parmi les ouvrières, et le transporta secrètement à Ivanovo pour y être interrogé. Ils étaient loin d’imaginer que l’arrestation d’Iourkine ne ferait qu’augmenter son autorité dans les ateliers et provoquerait une violente escalade du conflit.

Dimanche[modifier le wikicode]

A la pointe du jour, le 10 avril, des groupes de grévistes apparurent à l’entrée des usines de Vitchouga en une tentative coordonnée d’appliquer la décision de grève. Une fois de plus, ceux qui s’y opposaient furent battus durement. A partir de 7 heures, toutes les lignes de production étaient à l’arrêt. Les grévistes déplacèrent alors une fois de plus leur attention sur l’usine de construction de machines. Bien que les entrées étaient gardées par des communistes, les grévistes parvinrent à franchir les portes, à entrer dans les ateliers et à en faire sortir les travailleurs. (Afin d’éviter un «massacre», les ouvriers de l’usine avaient reçu l’ordre du secrétaire du Parti de ne pas résister.) Pourtant, la majorité des métallurgistes refusa de soutenir la grève et la production reprit aussitôt que les chaudières de l’usine, qui avaient été sabotées, furent réparées.

Un grand nombre de spectateurs avaient, entre-temps, rejoint avec enthousiasme la manifestation. «Il faut que j’y aille», expliqua l’ancien commerçant Ignat’ev à ses amis. «En tant que chômeur, je suis membre du comité, vous savez». La référence mystérieuse d’Ignat’ev au «comité» donne quelque crédit à l’affirmation de Kaganovitch que «la grève était dirigée par une organisation clandestine». «Le type de discours, les slogans des grévistes, le changement rapide de tactiques, la composition individuelle des meneurs», écrivait-il dans son rapport à Staline, «tout cela témoigne du caractère organisé de la grève.»

Pour autant qu’il ait existé, le «comité de grève» possédait un visage bien moins sinistre que ce qu’en imaginait Kaganovitch. Il s’agissait essentiellement d’un groupe ad hoc d’individus – dont la composition changeait continuellement – qui s’efforça de donner forme à l’explosion spontanée de mécontentement populaire [8]. Une autre remarque d’Ignat’ev se révèle donc plus importante, elle reflétait en fait la frustration croissante et anticipait sur les événements du jour: «s’ils nous donnent le pouvoir», affirmait-il, «nous mettrons ces fichus communistes en pièces.»

Autour de 10 heures, environ 5000 ouvrières remplirent le serment qu’elles avaient fait à Iourkine le soir d’avant et se rassemblèrent sur la place située devant le soviet de la ville pour exiger le rétablissement des niveaux antérieurs des rations alimentaires. Lorsqu’il fut évident que leur leader avait été arrêté, cependant, elles exigèrent sa libération immédiate. Bien qu’une fausse rumeur – selon laquelle un représentant du comité central du Parti prononcerait un discours – généra l’espérance prématurée d’un compromis, les grévistes ne voulurent pas laisser les fonctionnaires locaux leur parler.

Dans une tentative désespérée de rétablir l’ordre, les autorités envoyèrent finalement la police montée. Ne voulant pas se disperser, les grévistes ripostèrent en lançant des objets pris dans les rues. Submergé, le contingent de policiers recula. La foule, en colère, se dirigea vers le poste de police et, voulant trouver Iourkine, assiégea l’édifice.

Après avoir débordé les gardes à l’entrée, le groupe le plus actif de grévistes fit face au chef de la police, Mokhov, avec leur exigence. Frustrés par la réponse – selon laquelle Iourkine n’était pas là et qu’il ne connaissait pas l’endroit où il se trouvait – ils frappèrent tous les agents présents dans le bâtiment, saccagèrent les bureaux, fouillèrent dans les dossiers d’arrestation et cherchèrent l’entrée d’une cellule de détention. «Que recherchez-vous» demanda un passant à deux jeunes hommes qui menaient l’assaut. «Iourkine!» répondit l’un d’eux: «je vais chercher Iourkine jusqu’à ce que je le trouve!» «Iourkine doit être ici! Il a été encore vu aujourd’hui!» Les intrus s’introduisirent finalement dans la cellule de détention et libérèrent ceux qui y étaient détenus, y compris les petits délinquants. Iourkine ne se trouvait toutefois pas parmi eux. (Il était déjà enfermé à Ivanovo dans une cellule de l’OGPU.) Leur plan déjoué, les grévistes donnèrent libre cours à leur rage en détruisant les fenêtres, arrachant les portes et détruisant les armoires, battant ensuite Mokhov et son adjoint, Shantsev, jusqu’à ce qu’ils s’évanouissent [9].

A l’extérieur, toutes les tentatives que faisait la police montée pour disperser la foule échouèrent. Ne voulant pas se séparer, les ouvriers se défendirent avec des pierres et de bâtons. Une fois qu’il vit que ses hommes souffraient de «blessures sérieuses», leur commandant, Chistiakov, leur ordonna de se retirer jusqu’aux voies de chemin de fer puis de se réunir à la caserne de pompiers. Lors de leur retraite chaotique, toutefois, un officier subalterne fut arraché de son cheval et battu avec son propre fusil par un groupe de grévistes jusqu’à ce qu’il perde conscience.

Réagissant à la rumeur qu’un «meeting de masse» était en cours au comité de district, les grévistes mirent le siège aux locaux du Parti et de l’OGPU, lesquels étaient situés au centre-ville, l’un à côté de l’autre. Le conflit était désormais autant en un acte de vengeance contre les organismes haïs de l’autorité qu’une volonté de localiser Iourkine. Au siège du comité de district du Parti, les grévistes réalisèrent le cri de bataille de la foule – «frappez les Chekisty et les communistes!» – en rouant de coups le président du conseil local des syndicats, Rybakov, ainsi que le chef du Département des cadres du comité régional du Parti, El’zov. Trois autres fonctionnaires du comité régional – Kotsen, Semagin et Ivanov – s’enfuirent du bâtiment en panique juste avant que la foule n’en prenne le contrôle. Ayant été tiré de son «lit de malade», le secrétaire du comité de district, Vorkuev, observa l’assaut de loin mais ne prit aucune initiative pour défendre ses collègues. (Interrogé plus tard par ses supérieurs, Vorkuev affirma sans conviction qu’un «policier m’avait maintenu hors» du bâtiment.)

Espérant toujours trouver leur leader, les grévistes acculèrent le chef de district de l’OGPU, Itkine: «soit vous nous rendez Iourkine, soit on vous tue». Une fois que les «négociations» eurent débouché sur une impasse, la foule saccagea durant deux heures le bâtiment de l’OGPU et agressa Itkine et ses subordonnés, dont certains avaient brûlé des dossiers sensibles avant de s’enfuir. De tous les fonctionnaires cibles de la vengeance, Itkine fut celui qui faillit perdre la vie. Tiré dans la cour et frappé avec des briques, il perdit conscience des suites des nombreux coups portés à la tête. Heureusement, toutefois, un ouvrier non identifié le sortit de là avant que des agents de l’OGPU en civil puissent le faire entrer dans un taxi, et le menèrent à l’hôpital [10].

Entre-temps, Golubev, un chef départemental de l’OGPU d’Ivanovo, «qui était arrivé le jour précédent à Vitchouga», apparut à la caserne de pompiers et donna l’ordre à la police montée de reprendre le bâtiment de l’OGPU et de libérer ses subordonnés. Arrivant sur les lieux en automobile, les dix agents – désormais sous les ordres directs de Golubev – firent face à une «résistance» féroce sous la forme d’une «pluie de pierres» qui blessa gravement plusieurs agents. Après avoir forcé leur chemin vers l’intérieur et tiré leurs armes, ils parvinrent toutefois à vider le bâtiment et à sécuriser l’accès à la cour intérieure.

Rendu furieux par l’action des agents, les grévistes «encerclèrent rapidement le bâtiment de tous les côtés», bombardant de briques et de pierres ceux qui se tenaient dans la cour intérieure et commencèrent à pousser pour franchir l’entrée. (Ils crièrent «hourrah!»). Risquant de perdre le contrôle du bâtiment, Golubev devait prendre une décision rapide: il commanda à ses hommes de tirer en l’air. Surpris, la foule recula. Profitant de l’occasion, Golubev ouvrit les portes et conduisit ses hommes à l’extérieur. Bien qu’un ouvrier gisait dans la rue, mort d’une blessure par balle, les deux côtés s’immobilisèrent. Craignant un nouvel assaut du bâtiment et évitant les projectiles, Golubev autorisa ses hommes à tirer de nouveau. Par peur, par panique ou par volonté de vengeance, plusieurs agents ciblèrent directement la foule. Il y eut de nouveaux tirs et plusieurs autres ouvriers tombèrent au sol. La foule s’enfuit pour se mettre à l’abri.

A partir de 16h30, les hommes de Golubev avaient repris possession de tous les édifices administratifs de Vitchouga. Les grévistes, entre-temps, s’étaient regroupés sur la place proche du soviet de la ville, à la gare, dans des cafétérias et dans les usines, où ils firent sortir des ateliers les ouvrières qui ne faisaient pas grève, frappèrent les communistes et les membres du Komsomol et «même des femmes non-membres du Parti» dont la loyauté avait été mise en doute parce que – fait significatif – elles portaient des foulards rouges. Avec pour objectif de diffuser la nouvelle aux travailleurs d’autres districts et afin de priver les autorités locales de toute communication avec Ivanovo, les grévistes tentèrent même d’occuper le bureau de poste. Lorsque cela échoua, ils trouvèrent cependant un moyen ingénieux de se brancher directement aux câbles du télégraphe de Vitchouga.

A la suite d’un meeting dans la forêt au cours de la soirée, les grévistes firent une nouvelle descente sur les usines, débarrassant les ateliers de ceux qui étaient restés à leurs postes, frappant les personnes loyales au Parti, pillant les réserves et – à la suite d’une action audacieuse qui impliquait de franchir plusieurs lignes de défense – sabotant les chaudières qui alimentaient en énergie les lignes de production. Plus tard, huit membres du «comité de grève», y compris Mironov, le chronométreur et ancien membre du Parti de l’usine de filature n°1 de Shagov, débattirent de la stratégie à prendre au domicile d’un collègue de Mironov, la fileuse Surova. Après avoir décidé d’un plan d’action, ils se dispersèrent à 2 heures du matin.

En quelques jours, une grève dont l’objectif était économique se transforma, pour reprendre les termes de fonctionnaires de l’OII, en «banditisme politique» ou ce qu’un témoin décrivit comme une «révolte totale» contre les garants de l’ordre à Vitchouga: le Parti, l’OGPU et la police civile. L’arrestation d’Iourkine, que les autorités qualifièrent ensuite d’«erreur tactique», exaspéra les ouvriers et offrit une prise à l’escalade de leur mécontentement. Pourtant, la majorité des protestataires étaient des ouvrières d’usine et c’est leur rage qui nourrit l’émeute qui dura quatre heures et demie.

Ainsi que Kaganovitch lui-même le concéda dans son rapport à Staline, il était «significatif» que les grévistes attaquèrent le comité de parti du district, l’OGPU et la police civile mais épargnèrent le soviet de la ville. Il semble évident que les ateliers n’entretenaient aucune illusion quant aux sièges du pouvoir. En outre, ils maintenaient un minimum de fidélité envers l’organe principal d’autorité de l’Etat – plus spécifiquement du «pouvoir soviétique» – qui avait émergé au cœur de la révolution et dont les membres restaient soumis à l’élection populaire. Deux jours plus tard, plusieurs leaders de la grève confirmèrent l’analyse de Kaganovitch: «Nous ne sommes pas contre les soviets», déclarèrent-ils. «Nous nous sommes rassemblés sur la place du soviet de la ville et nous avons envoyé un télégramme au TsIK [Tsentral’nyi ispolnitel’nyi komitet, ou Comité exécutif central des soviets]. Nous n’avons pas détruit le soviet, mais l’OGPU, la police civile et le comité de district [du Parti][11]

Un décompte des victimes illustre l’ampleur de la violence qui s’abattit sur Vitchouga. Sur les 30 à 60 cartouches tirées par la police sous les ordres de Golubev, trois touchèrent et blessèrent des grévistes. L’ouvrier Polunine, qui était marié et avait un enfant, mourut immédiatement; F. G. Dolgov, un travailleur non qualifié de 25 ans de l’entrepôt de l’usine Nogine et un paysan récemment émigré de la région de la Basse Volga, succomba d’une infection du sang alors qu’il était soigné à l’hôpital d’une blessure à la cuisse et une ouvrière souffrit d’une légère écorchure [12]. Parmi les forces de l’ordre, les blessures des victimes étaient moins graves bien que plus nombreuses: une trentaine d’individus, y compris une demi-douzaine de fonctionnaires, eurent des côtes brisées, le crâne fracturé ou le tympan percé. En ce qui concerne ceux qui s’opposèrent à la grève et tentèrent de faire fonctionner les lignes de production, jusqu’ici environ 72 avaient été agressés.

Ainsi que leur comportement l’illustra, les dirigeants régionaux du Parti avaient conscience de l’hostilité de la population envers les forces de l’ordre. La commission d’Ivanovo déplaça plusieurs fois sa base opérationnelle. Apprenant que les grévistes se dirigeaient vers le centre de la ville, par exemple, ils fuirent du comité de district du Parti à l’usine Krashnyi Profintern. Plus tard, informés qu’une foule s’assemblait à proximité, ils se rendirent à l’usine de construction de machines dont les ateliers étaient immunisés aux appels à la désobéissance.

Certes, le fonctionnaire du rang le plus élevé – Kotsen, le numéro 2 du comité régional du Parti – s’efforça de reprendre l’initiative. En réaction aux affrontements, il ordonna finalement au «commissaire militaire de Vitchouga» de mobiliser «un détachement de 300 communistes» et demanda à l’OGPU d’«aller à la rescousse» d’El’zov, son collègue de la commission d’Ivanovo, qui était immobilisé au comité de district. Après avoir été agressé par les manifestants, El’zov se mit de lui-même en sécurité.

Les actions décisives de Kotsen ne peuvent toutefois dissimuler le fait que l’establishment local, paralysé par la peur, était plongé dans le désarroi. Les fonctionnaires qui restèrent à leur poste ne furent pas non plus efficaces: physiquement dispersés, ils furent incapables de communiquer les uns avec les autres, ce qui contraignit Kotsen à prendre des décisions sur la base «de rumeurs “de la rue” imprécises et exagérées». Il mobilisa, par exemple, 300 communistes après qu’on lui ait dit que 5000 travailleurs se dirigeaient vers l’OGPU pour se venger du meurtre de trois grévistes. En réalité, seulement une personne était morte et personne ne s’aventura près du bâtiment une fois que les agents y ouvrirent le feu.

Malgré la confusion qui régnait dans ses rangs, Kotsen reçut une information fiable: l’OGPU disposait du cadavre sanglant d’un ouvrier. Se rendant compte que le corps pouvait devenir une icône de la révolte, il donna l’ordre aux agents de le porter secrètement à la gare. Dans l’espoir d’éviter d’autre carnage, il ordonna à la police civile de se retirer. Une heure plus tard environ, il convoqua une réunion d’urgence des communistes mobilisés sous le sémaphore. Bien qu’il interdit un nouveau recours à la force contre les grévistes, il répondit à une information selon laquelle une foule se dirigeait vers la gare en commandant à ceux qui possédaient une arme de rester à ses côtés. Les autres furent renvoyés chez eux sans autre instruction.

Kotsen se précipita peu après vers la gare avec ses défenseurs armés et réquisitionna un train avant de veiller au retrait du camion de livraison du cadavre de Polunine, «minutieusement drapé». Le corps fut placé dans un cercueil de fortune puis dans le train. Chargé du corps, des communistes armés et de quatre membres de la commission d’Ivanovo (Kotsen, Ivanov, Semagin et Kisel’nikov), le train partit peu après 17 heures en direction de Gorkino, un village situé à 20 kilomètres à l’ouest de Vitchouga. Malgré l’émotion, l’acte macabre de Kotsen fut dissimulé avec succès.

Du point de vue de Moscou, les agissements de Kotsen auraient été acceptables s’il avait informé de ses projets ceux qui étaient restés en ville. Comme il ne l’avait pas fait, il créa l’impression démoralisante que la commission d’Ivanovo «avait battu en retraite» et laissait le district, au point culminant de la crise, «sans direction». Pire encore, la confusion causée par le départ soudain de ces responsables s’amplifia lorsque, vers 19h30, trois autres membres de la commission d’Ivanovo fuirent la ville une fois qu’ils pensèrent que leur base opérationnelle avait changé à nouveau de lieu.

A la gare de Gorkino, Kotsen détacha son wagon du train et donna l’ordre au conducteur de mener le cadavre de Polunine à Ivanovo. Après s’être rassemblé avec les autres membres de la commission d’Ivanovo, il apprit qu’un «train spécial» de renforts – environ 450 policiers et 17 agents de l’OGPU – était en route venant de Kostroma; lorsque le convoi traversa le village, il accrocha son wagon à l’arrière. Peu après 21 heures, les sept membres aux fonctions les plus élevées de la commission d’Ivanovo retournèrent à Vitchouga avec des troupes fraîches sous leur commandement. Bien que leur opération de couverture fut un succès, Kotsen et ses collègues firent montre d’une erreur de jugement pour laquelle ils seront punis: à part Fomenko, personne n’était resté en ville, dans le sillage de l’un des plus violents affrontements qui eurent jamais lieu entre les ouvriers de l’OII et l’Etat soviétique. Leur autorité toujours en cause, ils réunirent rapidement le comité de district du Parti pour une session tard dans la nuit au cours de laquelle ils définirent un «plan d’action».

Lundi[modifier le wikicode]

Dans la matinée du 11 avril, une poignée de travailleuses qui s’opposaient à la grève se disputèrent une nouvelle fois avec les grévistes qui tenaient un piquet à l’entrée des usines. Il ne fallut pas attendre longtemps avant que la production ne cesse. A 9 heures, environ 2000 grévistes se rassemblèrent sur la place à l’extérieur du soviet de la ville et exigèrent que le meeting du jour commence et qu’une ligne de conduite soit adoptée. La majorité de ceux qui s’exprimèrent étaient des grévistes qui dénonçaient les nouveaux niveaux des rations alimentaires («Nous n’irons pas travailler avant que nos revendications ne soient satisfaites!»), mais plusieurs dirigeants locaux et régionaux du Parti purent s’adresser à la foule [13].

Aux environs de 13 heures, un membre de la commission d’Ivanovo annonça du balcon surplombant la place qu’aucune concession ne pourrait être accordée avant que tout le monde ne retourne travailler. Les grévistes le rabrouèrent («Nous voulons une réponse claire! Qu’allez-vous nous donner?») et ils tournèrent ensuite leur attention vers une tisserande qui raconta sa dernière expérience aux mains d’une administration insensible. Un groupe de travailleurs de Shagov, affirma-t-elle, avaient convoqué le président de la coopérative pour se plaindre des nouvelles rations. Au lieu de répondre à leurs préoccupations, le responsable les congédia avec sarcasmes: «Qu’est-ce donc pour une famine si nous ne mangeons pas encore nos propres enfants?» Il n’est pas surprenant que ce que l’ouvrière raconta suscita de nouveaux cris d’indignation.

Plus tard, dans son discours aux grévistes, Korotkov se moqua du responsable corpulent d’Ivanovo: «Les camarades n’ont rien fait de bon. Regardez-le (je pointai en direction du camarade de la province). Il est bien nourri alors que nous et nos familles sommes affamés. Pourquoi ne devrions-nous pas lui crier dessus? Ils s’en sortent et ne sont pas aussi épuisés que l’ouvrier.» Un témoin affirma que Korotkov menaça d’user de violence contre le fonctionnaire – «Faisons-le partir! Qu’on le fasse quitter la tribune! Nous devrions le réduire en pièces!» – et appela la foule à se rendre à l’usine de construction de machines pour y faire une nouvelle tentative d’encourager ses ouvriers de joindre le mouvement de grève. D’autres discours enflammés suivirent et les grévistes manifestèrent leur colère en ignorant les appels à l’ordre et en refusant que d’autres fonctionnaires puissent leur parler.

Finalement, le président adjoint du comité exécutif du soviet du district, Smirnov, parvint à gagner l’attention de la foule en proposant qu’une commission soit élue «pour résoudre le conflit». Il passa ensuite la tribune au fonctionnaire d’Ivanovo, qui s’exprima sur un ton conciliateur et remarqua qu’une telle commission pourrait enquêter sur les organisations locales d’approvisionnement alimentaire. Essayant de faire appel aux sentiments de la main-d’œuvre majoritairement féminine, il annonça également que les crèches, dont les installations laissaient beaucoup à désirer, soient aussi passées en revue.

Une longue discussion s’ensuivit, mais les grévistes ne parvinrent pas à franchir le gouffre d’hostilité qui les séparait de leurs supérieurs: «Plusieurs orateurs», notait l’OGPU dans son rapport, «insistaient pour que les propositions mises en avant par les représentants des organisations du Parti et du soviet ne soient pas acceptées et que [les ouvrières] ne retournent pas travailler jusqu’à ce que [leurs] revendications soient satisfaites.»

Une suggestion que les grévistes envoient une délégation à Moscou – avancée par Vorkuev, le secrétaire du comité de district récemment «rétabli» – fut aussi rejetée [14]. Profondément méfiantes, les ouvrières craignaient qu’il s’agisse simplement d’une tentative visant à décapiter leur mouvement. Après s’être battues si durement ensemble, elles ne voulaient pas être divisées en dehors de tout résultat concret. «Nous allons faire en sorte que tout le monde cesse de travailler», déclarèrent les grévistes et «nous discuterons de tout ensemble.»

Convaincus que les bureaucrates locaux et régionaux ne feraient rien d’autre que les trahir, les grévistes décidèrent d’envoyer un télégramme à Mikhaïl Kalinine. Après une pause suffisamment longue pour qu’un groupe se rende à l’usine Nogine afin de faire sortir des ateliers des ouvrières non-grévistes, la foule a élu une commission composée de trois femmes et de deux hommes, qui se retira rapidement dans les bureaux du comité exécutif du soviet de district afin d’y rédiger un appel. Il semble qu’il y ait eu des désaccords quant à sa formulation, car les membres masculins passèrent la main et durent être remplacés. La commission recomposée remplit toutefois sa tâche, retourna sur la place et soumit le texte à la foule. (Smirnov du comité exécutif du soviet de district, qui avait une voix forte et dont il semble que les ouvrières lui témoignaient une plus grande confiance qu’aux autres fonctionnaires, fut assigné à le lire à haute voix.) A 19 heures, les grévistes décidèrent par un vote de transmettre l’appel à Moscou. Alors que les membres de la commission se dépêchèrent vers le bureau de poste afin de remplir leur mission, des orateurs encouragèrent leurs compagnons grévistes à rester fermes jusqu’à satisfaction de leurs revendications. La foule se dispersa peu à peu.

Explicite, concis et dépourvu de slogans, le télégramme soulignait que le gouffre séparant les élites régionales des ateliers était si vaste que seule une intervention directe de Moscou pourrait mettre un terme au conflit:

«[A destination de:] Moscou, Kremlin, le TsIK. Suite à la diminution des rations alimentaires, la masse de 15’000 ouvriers est, depuis cinq jours, sortie de ses usines et a cessé le travail. Les masses laborieuses se sont affrontées à la police et aux organes de l’OGPU, au siège duquel un affrontement sanglant – qui a fait plusieurs blessés et des victimes – a eu lieu. Les travailleurs exigent que trois représentants du TsIK viennent immédiatement sur place pour résoudre le conflit actuel. Le travail a été suspendu jusqu’à votre départ. Des ouvriers qui ont fait des discours, un camarade, Iourkine, a été arrêté. Les masses exigent sa libération immédiate.

Signé par: Bol’shakov (usine Shagov n°3), Obukhov, Golubev (usine Nogine), Kostkine (usine Krasnyi Profintern).»[15]

Au cours de la nuit, le «comité de grève» se réunit à nouveau au domicile de la fileuse Surova. Entre-temps, les zones rurales dans lesquelles de nombreux ouvriers vivaient commencèrent à s’agiter. «Demain […] les paysans des villages alentours ont l’intention d’aller à Vitchouga pour exiger du pain», annonça une paysanne qui vendait du lait au bazar. «Nous avons déjà envoyé des délégués à Fediaevo [son village] afin de donner une leçon au président du selsovet [conseil rural]. Le problème est que nous n’avons pas d’armes. Nous devrons y aller seulement avec des fourches et des haches.»

Mardi[modifier le wikicode]

Après une nuit de préparatifs hâtifs visant à relancer la production et à miner la solidarité des grévistes, la direction ouvrit les portes des usines de Vitchouga à 5 heures, le 12 avril. Epuisées par une semaine de manifestations, entre 30 et 40% de celles qui devaient prendre l’équipe du matin se présentèrent à leur poste. Les tentatives d’imposer la grève coupèrent toutefois rapidement ce chiffre par deux. Lors de la deuxième équipe, les niveaux de personnel présents ne dépassèrent pas 15 à 20%. De ce fait, «toutes les rues étaient remplies d’ouvrières agitées».

Indépendamment de la faible présence d’ouvrières dans les usines, les autorités commencèrent à reprendre la main: Kotsen ordonna aux centaines de policiers sous ses ordres d’appliquer un couvre-feu de nuit; Kaganovitch, qui arriva à 9h30, fit en sorte qu’ils encerclent la ville afin de l’isoler du monde extérieur; et des dizaines d’agents de l’OGPU procédèrent à la sécurisation de la propriété étatique, infiltrant la foule et combattant «l’humeur gréviste» dans les fermes collectives du district. En bloquant tous les accès à la ville, les autorités rendirent plus difficile, involontairement, aux directions d’usine le rétablissement de la production, mais cela empêcha également aux partisans du mouvement de grève de l’OII – autant les ouvriers que les paysans – d’atteindre sa capitale.

Malgré la démonstration de force, il était désormais trop tard pour que les autorités isolent complètement les grévistes, ainsi que le remarqua Kaganovitch dans son rapport à Staline: «Les grévistes de Vitchouga étaient en contact avec d’autres districts. Ils y destinaient des lettres et y envoyaient des représentants. De leur côté, des gens venaient à Vitchouga en groupes importants d’autres usines et districts – “afin d’étudier comme faire cela”. Le jour de notre arrivée, le 12 avril, des dizaines de visiteurs portant des serviettes déambulaient dans Vitchouga. Tous furent présents lors de notre discours au club. Il y avait beaucoup de cheminots parmi la foule.» Comme si l’implication du secteur des transports n’était pas suffisamment alarmante, il fut rapporté que certains grévistes faisaient de l’agitation parmi les paysans [16].

Encouragés par le soutien venant des localités voisines, les ouvriers de Vitchouga persévérèrent. Une inversion des événements des premiers jours de la grève se produisit: une foule d’ouvrières de Nogine et de Krasnyi Profintern marchèrent vers le combinat Shagov afin de tenter d’imposer la grève. Bien que des communistes et des membres du Komsomol bloquèrent les accès à deux usines de Shagov, des agitateurs pénétrèrent dans l’usine n°3, dont les ateliers se vidèrent pour la deuxième fois en cinq jours. Certaines grévistes, entre-temps, réagirent à une rumeur selon laquelle Iourkine avait été libéré et qu’il se dissimulait dans son appartement en se dirigeant vers le village proche de Gol’chikha. Avant de partir, toutefois, elles se jurèrent de retourner au poste de police et aux locaux de l’OGPU si elles ne le retrouvaient pas.

Désireux de jauger l’humeur des ateliers, Kaganovich passa la première partie de la journée à rencontrer des groupes d’ouvriers de l’usine Nogine qui s’étaient présentés à leurs postes. Il était accompagné de trois notables: d’Isidor Liubimov, le commissaire pour l’industrie légère de l’URSS et ancien président du comité exécutif du soviet régional d’Ivanovo-Voznesensk; de Korotkov du trust textile d’Etat et d’Ivan Nosov, chef du comité du Parti de l’OII. Le fait qu’aucun représentant des syndicats n’accompagnait Kaganovitch constitue toutefois une illustration révélatrice de la hiérarchie institutionnelle. [La présence de ces dirigeants, les rapports faits à Staline indiquent l’importance socio-politique de ce mouvement de grève, au moment où est conçu (1928) le premier plan quinquennal qui sera mis en œuvre entre 1929 et 1933, avec un accent important sur la production militaire.]

Bien que les ouvrières que Kaganovitch rencontra s’étaient tenues à distance de la grève, nombreuses étaient celles qui sympathisaient avec les revendications portées par leurs collègues (plus radicales) dans les rues. Plus tard, Kaganovich résuma ses impressions à Staline: «Nous avons écouté attentivement, et les ouvrières qui se sont exprimées se sont plaintes du scandale des réserves. Une fraction des ouvrières crièrent hystériquement. Mais il n’y a pas eu de pression forte pour le maintien de la [ration] de 16 kilos. Le mécontentement tournait autour de plusieurs points délicats, et la pénurie était principalement le résultat du cafouillage des organes locaux.» Il est important de souligner la remarque méprisante au sujet des femmes dont les griefs, typiquement, furent pris moins au sérieux lorsqu’ils étaient exprimés d’une manière plus émotionnelle.

Alors que Kaganovitch tentait de gagner la main-d’œuvre, les dirigeants de la grève répliquèrent par une agitation de leur cru. Une fois qu’ils eurent échoué d’empêcher toutes les ouvrières de la première équipe de l’usine Nogine de prendre leurs postes, Obukhov tenta de décrédibiliser les visiteurs de Moscou. «Cela ne sert à rien d’écouter» Kaganovitch et Liubimov, affirmait-il, car «le premier» était Arménien alors que «le second» était Juif [17].

Malgré cette agitation, environ 1000 ouvrières se rassemblèrent sur la place proche du soviet de la ville pour écouter parler Kaganovitch. Aux environs de 11 heures, un fonctionnaire sortit du comité exécutif du soviet de district et annonça que le meeting se tiendrait à l’usine Nogine. La foule se dirigea là-bas, mais les entrées étaient fermées et la police refusa de les laisser entrer. Plusieurs femmes paniquèrent après qu’elles aient été rabrouées par des gardes armés, mais Korotkov les rassura: «n’ayez crainte, ils ne tireront pas». Alors que la foule grandissait, certains devinrent impatients. Au bout d’une heure, toutefois, Kaganovitch termina sa réunion à l’intérieur de l’usine et se présenta pour faire face à la foule anxieuse de 3000 à 4000 grévistes.

Incapable de se faire entendre de là où il se tenait, Kaganovitch mena les travailleurs à un club situé à proximité, des escaliers duquel lui et Liubimov parlèrent pendant 10 minutes. Ils justifièrent dans leurs commentaires la réduction des rations, expliquèrent pourquoi la grève était «la mauvaise voie» à suivre et condamnèrent nettement les attaques contre les institutions soviétiques ainsi que les incidents d’agressions et de coups contre certains travailleurs et cadres. Après avoir fait la promesse que les plaintes seraient traitées au sein de chaque entreprise et lors d’une conférence de ville spéciale, ils appelèrent les grévistes «à se disperser et à reprendre le travail».

Bien que les ouvrières traitèrent Kaganovitch et Liubimov «avec respect» et «écoutèrent très attentivement» leurs remarques, plusieurs tentèrent de répondre à leur manière. Kaganovich dénonça toutefois la tentative de «conduire un meeting et une discussion dans la rue» et partit rapidement. Epuisées par toutes les manifestations et plus ou moins satisfaits de ce que leurs préoccupations seraient prises en compte, les grévistes «se dispersèrent rapidement». L’impact de l’apparition des dignitaires de Moscou – ainsi que leur démonstration de force – est rendu évident par les rapports qui indiquent qu’entre 65 et 85% des ouvrières prévues pour l’équipe de nuit, y compris Korotkov, se présentèrent à leurs postes.

Leurs remarques sévères ayant marqué un tournant dans la crise, Kaganovitch et Liubimov s’employèrent rapidement à mobiliser la base du Parti, envoyant des plénipotentiaires dans les usines et des agitateurs dans les baraques ouvrières et firent en sorte que les ouvrières et les déléguées expriment leurs plaintes dans des assemblées étroitement surveillées. Ce même soir, ils présidèrent personnellement deux réunions de ce genre à la Krasnyi Profintern, auxquelles participèrent plus de 1000 ouvrières, où ils promirent une amélioration du fonctionnement des agences de ravitaillement et recueillirent les demandes de membres individuels de l’audience. Ils se rendirent par la suite à une session spéciale du comité de district du Parti, où ils reçurent des informations des secrétaires de cellules du Parti et de leurs propres plénipotentiaires.

Mercredi[modifier le wikicode]

Il était prévu que les usines de Vitchouga fassent pause le 13 avril, de telle sorte que les membres de la commission Kaganovitch passèrent la journée à présider des assemblées du Parti et à faire de l’agitation dans les baraques et les maisons des ouvriers. En outre, ils appelèrent à une assemblée générale de l’usine de construction de machines dont les ouvriers s’étaient tenus à l’écart de la grève. Ils réagirent bien aux discours de Nosov et Kaganovitch.

Kaganovitch présida également une réunion du comité régional du Parti, dont la plupart des membres étaient encore à Vitchouga.

Dans son discours, Kaganovitch fournit sa vision sur «l’essence de l’événement» qui venait de se dérouler et appela à l’identification et à l’arrestation des «initiateurs». Malgré les «succès» du Parti, tel que l’élimination du chômage, il remarqua que les «difficultés» économiques actuelles rendaient nécessaire une réduction du niveau des rations. En même temps, les «insuffisances» de l’administration locale – y compris le gaspillage d’aliments, une politique de distribution impassible, une dépendance excessive envers les agences centrales de ravitaillement ainsi qu’une indifférence aux besoins des enfants – étaient entièrement responsables des troubles.

Dans son procès-verbal, le comité régional du Parti indiqua clairement qu’il avait entendu le message venant des ateliers. Après avoir condamné le fonctionnement des agences de ravitaillement, il leur ordonna de distribuer des rations plus tôt au cours du mois. Il envoya des instructions aux fournisseurs provinciaux d’accroître les allocations pour le district. Il demanda que les installations scolaires et de soins aux enfants honorent les engagements existants sur les rations, donnent aux travailleurs urbains le droit de cultiver des lopins de terre inoccupés près de la ville. Il exigea que les organisations locales élaborent des projets visant au développement de «ressources supplémentaires» (y compris l’élevage de lapins et de porcs, l’agriculture de banlieue et des «bazars soviétiques») et confirma que le commissariat du peuple à l’industrie légère ouvrirait un magasin en ville dans un avenir proche. De manière significative, le comité régional du Parti appela également les autorités à tous les niveaux – y compris le centre – de revoir leurs politiques en matière «de jardins potagers indépendants pour les travailleurs», «le système d’agriculture de banlieue» ainsi que «les normes de ravitaillement en pain pour les grandes familles». Etant donné que ces recommandations sont similaires aux politiques qui seront bientôt mises en place par Moscou afin d’améliorer le ravitaillement des villes en nourriture, il semble bien que la vague grève dans la région aura des ramifications nationales.

Jeudi[modifier le wikicode]

Dans la matinée du 14 avril, Kaganovitch informa fièrement Staline que «la première équipe travaille normalement» et que les ateliers étaient remplis à «près de 100%». En outre, le niveau d’absentéisme était «plus bas que d’habitude». Tout se passa également en douceur avec les deuxième et troisième équipes. En effet, le seul incident qui fut rapporté ce jour-là fut un «petit contretemps» à l’usine Krasnyi Oktiabr de Kamenka, «mais il a été résolu rapidement».

Dans l’après-midi, Kaganovitch supervisa le plénum du comité de district du Parti qui approuva les décrets énumérant les erreurs commises par les organes locaux de l’autorité et relevant de leurs fonctions Vorkuev et le président du comité exécutif du soviet du district, Aref’ev. Deux heures plus tard, Kaganovitch, Liubimov, Korotkov et Nosov participèrent à une réunion conjointe du soviet de la ville et du conseil des syndicats du district, où ils s’adressèrent, ainsi que des représentants des organisations de l’approvisionnement du district, à une audience de 1500 personnes, comprenant des membres des comités de fabrique, des déléguées des femmes ainsi que «des porte-parole des travailleuses» ainsi que 800 délégués des travailleuses qui avaient été élu dans la matinée.

Bien que les ouvrières choisirent de répondre aux orateurs officiels en condamnant soigneusement la grève et les actes de violence commis par ceux qui y participèrent, elles critiquèrent également «le travail abominable des organes locaux de ravitaillement et de commerce». Généralement, les notes envoyées au podium étaient nettes. Elles révélaient, entre autres, que de nombreuses couches de la population, y compris les paysans, les travailleuses du textile et de la construction ainsi que les employés à col blanc trouvaient la situation du ravitaillement «impossible»; que les variations régionales continuaient à susciter l’envie («pourquoi le centre est-il mieux approvisionné que Vitchouga? Les travailleurs sont-ils partout égaux?); que l’hostilité envers les autorités locales, y compris les fonctionnaires du Parti et ceux responsables de l’approvisionnement ainsi que «ceux qui ont tiré contre la foule», était profonde («plutôt que de les poursuivre en justice, pendez-les») et l’approvisionnement de céréales continuaient de mécontenter les paysans. Au-delà du rétablissement des rations, les notes appelèrent aussi à la création d’un bazar à Vitchouga, à la réduction de l’impôt culturel ainsi qu’à ce qu’un remède soit apporté aux doléances personnelles. Un autre demanda de façon émouvante à Kaganovitch: «Avant votre arrivée à Vitchouga, saviez-vous comment et par quels moyens ils ravitaillaient les travailleurs ici?»

Bien que de nombreux avis critiques furent émis, les dignitaires de Moscou inspirèrent encore le respect, ce qui leur permit d’assurer l’adoption de la longue résolution officielle, comprenant quatre sections. La première énumérait les «abus et les carences les plus sérieuses» des organismes d’approvisionnement du district. La deuxième exigeait «une restructuration radicale» de leur fonctionnement, y compris un contrôle de haut en bas de leur personnel, une surveillance rigoureuse par les organes du contrôle ouvrier ainsi que le développement des ressources locales. Soulignant un renversement dans les tentatives durables de «prolétariser» la main-d’œuvre [transfert de paysans vers l’industrie], cette section comprenait également une liste de mesures spécifiques à prendre par le soviet de la ville afin de renforcer les liens des travailleurs avec la terre.

Après avoir énuméré les concessions, la résolution offrit les signes d’obéissance que Moscou demandait. La troisième section, par exemple, approuvait les réductions du niveau des rations, ce qui avait conduit initialement les ouvrières dans la rue. Pourtant, ce qui reflétait une sensibilité encore présente, la résolution soulignait que la mesure n’était que temporaire: «la conférence unifiée considère que […] la réduction temporaire (jusqu’aux prochaines récoltes) des rations de pain […] qui a été introduite suite aux mauvaises récoltes et en raison du besoin urgent d’un prêt de semences aux principales régions céréalières est inévitable et considère que les mesures prises par le régime soviétique pour garantir les ensemencements et les récoltes prochaines des principales régions productrices [de céréales] de l’Union soviétique sont correctes.»

La quatrième section, qui porte les signes les plus manifestes de l’influence de Kaganovitch sur sa rédaction, se concentre sur le soulèvement lui-même. Ceux qui voudraient «tirer profit des difficultés temporaires» pour inciter les travailleurs à la grève, était-il écrit, sont par définition «des ennemis du pouvoir soviétique, des provocateurs et des éléments koulaks» ou des membres «de l’ennemi de classe à l’agonie» dont la «résistance furieuse» a été engendrée par l’industrialisation socialiste et la collectivisation. Ces «groupes de travailleurs individuels» qui usent de la violence sont considérés comme «indignes du titre de prolétaire soviétique». Certes, «l’écrasante majorité des travailleurs» avait le mérite de reconnaître leur «erreur» et retournait travailler. En accomplissant le plan [quinquennal], en embrassant «la compétition socialiste et le travail de choc», en «se rassemblant» autour du Parti et en repoussant d’autres tentatives visant à perturber la production, ils pouvaient «administrer un coup fatal» aux «éléments antisoviétiques» et «rétablir» leurs «glorieuses traditions révolutionnaires».

Indépendamment de l’utilisation d’un tel langage convenu, le présidium considéra indispensable d’apaiser les ateliers en supprimant certains des passages les plus durs de la résolution, y compris deux qui accusaient virtuellement les grévistes de trahison:

«La conférence unifiée considère que le comportement de cette fraction des travailleurs qui a cédé à la provocation de ces éléments hostiles à la classe ouvrière et au pouvoir soviétique et qui a arrêté le travail dans les usines était nuisible, en essence une trahison de la cause de la classe ouvrière de l’Union soviétique.

[…] Tout travailleur qui cède à ces provocations se tient pour ainsi dire sur la route de la lutte contre le pouvoir soviétique.»

Un autre passage qui fut supprimé est celui qui faisait le serment d’opposer «toute la force de la dictature du prolétariat» contre ces «provocateurs» et «contre-révolutionnaires» qui pourraient pourtant «enfreindre l’ordre révolutionnaire dans les usines soviétiques et en ville». Etant donné la sympathie qui régnait dans les ateliers envers les victimes d’arrestation, l’élimination de déclarations aussi enflammées était chose prudente.

A la fin, Moscou obtint toutefois la majorité de ce qu’il souhaitait. Satisfait devant le rétablissement de l’ordre public et sur le fait que les délégués «étaient partis de meilleure humeur», Kaganovich informa rapidement Staline que la conférence «s’était bien déroulée» et qu’il était prêt à rentrer à Moscou.

Bien qu’elles furent flattées par l’attention de Moscou, de nombreuses travailleuses restèrent sceptiques. «Avec l’arrivée des responsables du centre, nous verrons bien comment les choses changeront», chuchotaient certaines une fois la conférence terminée. «Les carences qui ont été révélées, seront-elles éliminées?» Témoignant d’une volonté d’arriver à un compromis et d’une crainte pour leur moyen d’existence, la plupart mirent toutefois leur poing dans la poche et se présentèrent à leur poste le jour suivant.

L’épilogue: condamnations pour «comportements antisoviétiques»[modifier le wikicode]

Ayant reçu une leçon douloureuse de l’arrestation d’Iourkine, les cellules du parti se déversèrent dans les ateliers en dénonçant les «meneurs» de la grève, préparant ainsi le terrain aux rafles de la police secrète. Dans la nuit du 14 au 15 avril, 15 personnes furent arrêtées; 16 autres le furent peu après, y compris Korotkov et Nikitine. L’OGPU cibla de manière caractéristique les groupes sociaux les plus vulnérables: les anciens communistes ayant un passé de «déviation»; d’anciens socialistes-révolutionnaires et anarchistes; d’anciens agents de police et gendarmes de l’époque tsariste; d’anciens fabricants ainsi qu’un grand nombre d’autres provenant du monde des «éléments étrangers à la classe» dont Moscou faisait porter le chapeau des désordres (par exemple les koulaks, les commerçants, les contrebandiers en alcool, lishentsy , chômeurs). Ceux qui furent identifiés comme étant à l’origine d’actes de violence étaient également vulnérables. Quant à la poignée de femmes arrêtées, elles le furent toutes en raison de leurs liens avec des époux ou pères «étrangers à la classe». Au cours des semaines suivantes, l’OGPU interrogea ses prisonniers et fit déposer des dizaines de témoins. En juin, les actes d’accusation furent déposés, comme il était d’usage, en vertu des articles 58(10) et 59(2) du Code pénal de la République russe, lesquels proscrivaient les discours et comportements «antisoviétiques» et «contre-révolutionnaires». Les condamnations furent prononcées par un tribunal de l’OGPU le mois suivant: huit accusés jugés «aptes au travail physique», y compris Korotkov, furent envoyés dans des camps de concentration alors que 24 autres, y compris Nikitine, furent bannis. La majorité des peines atteignait au moins une durée de trois ans [18].

Conclusion[modifier le wikicode]

Après plusieurs mois de protestations dispersées contre les conséquences de la «révolution par en haut» de Staline, la situation aux usines de Vitchouga était «tendue» et le climat dominant [parmi les travailleurs] propre à la «dépression». Lorsque des rations de famine furent mises en place en avril 1932, les ateliers se rebellèrent. La grève fut tout d’abord petite, mais se distingua d’épisodes précédents de troubles en gagnant en ampleur: le 6 avril, 15% des tisserandes du combinat Shagov arrêtèrent leurs métiers à tisser; quelques jours plus tard, la majorité des 17’000 travailleuses du textile du district était en grève [19]. Les protestations firent boule de neige pour deux raisons. La première: le mécontentement des ateliers était profond (les responsables étaient convaincus, par exemple, que la réduction des rations de pain n’aurait jamais provoqué un «mouvement de cette ampleur» s’il n’y avait eu une détérioration chronique dans les usines). La deuxième: il y avait parmi les dirigeants du mouvement des animateurs efficaces et persuasifs.

La réponse venant d’en haut exacerba initialement la crise: la désertion de responsables clés eut pour conséquence l’impossibilité de mettre en place une stratégie efficace; l’usage de la force déclencha un soulèvement violent et lorsque le numéro 2 du comité régional (Kotsen) mobilisa les membres du Parti, il retira involontairement des ateliers une force vitale de stabilisation. Au dire de tous, la réponse des autorités fut déficiente. «Nous [avons commis] les erreurs les plus flagrantes», concéda un fonctionnaire, «non seulement d’un point de vue politique, mais aussi tactiquement».

La panique qui caractérisa leur comportement indique que la peur, fortement ancrée, envers les masses «indisciplinées» constituait un obstacle au rétablissement de l’ordre. «Lors de la grève», concéda un communiste de base de l’usine Nogine, «les dirigeants du Parti et du soviet eurent peur des travailleurs: ils se cachèrent sous la table et dans les coins». L’affrontement violent entre les grévistes et les forces de l’ordre provoqua un effondrement de l’autorité sans précédent. Pendant un moment terrifiant, bien qu’il fût court, notait le chef du comité exécutif du soviet régional, «il n’y avait aucun pouvoir soviétique à Vitchouga».

La grève fut la plus importante de celles qui eurent lieu dans la région industrielle centrale (OII) en avril 1932. Ce n’est pas tant le nombre de manifestants que la violence, venant d’individus des deux côtés, qui fait qu’elle acquière un relief particulier. Bien que la force – ou la menace du recours à la force – fut un facteur dans d’autres épisodes des désordres, ce n’est qu’à Vitchouga qu’elle joua un rôle aussi important que celui des discours dans l’interaction entre les travailleurs et l’Etat: elle fut utilisée par les travailleurs de Shagov qui voulurent arrêter la production; par la police montée qui tenta de disperser des manifestants pacifiques; et à nouveau par des travailleurs qui tentèrent de libérer de prison leur leader. Une enseignante, qui fut empêchée par des grévistes de se présenter au travail, se souvient de leur colère destructrice: «mon Dieu, ils n’ont rien épargné». Les métiers à tisser sabotés des usines, les tas de pierres et les vitres brisées dans les rues – et, le plus dramatique, le cadavre sanglant d’un travailleur – furent les conséquences de l’affrontement avec la police. Son résultat immédiat: un couvre-feu et un cordon de police, dont le siège empêcha l’arrivée de soutien extérieur aux grévistes et que le virus de la rébellion ne se répande dans les localités industrielles des environs.

Si la violence était intentionnelle, elle fut aussi très riche sur le plan symbolique. L’attaque menée par la police montée contre des manifestants pacifiques convoquait les sombres souvenirs de l’époque prérévolutionnaire – et, ce qui n’est pas surprenant, provoqua une réaction extraordinaire. Alors qu’ils tentaient de trouver Iourkine – le jeune monteur en machine, non membre du Parti, qui devint le catalyseur du soulèvement – les grévistes exprimèrent leur hostilité envers les institutions qui mettaient en œuvre les politiques du régime et les hommes qui gouvernaient en leur nom [20].

Malgré tout, ce ne fut qu’une minorité de travailleurs – ainsi qu’un nombre indéterminé de badauds mécontents – qui usèrent de violence. En fait, la majorité évitait les actes radicaux et se concentrait sur l’objectif particulier de la protestation: le rétablissement des rations à leur niveau antérieur. En dépit des provocations continues venant d’en haut, les grévistes reculèrent, le 10 avril, devant le précipice et suivirent un mode d’action modéré. Là où les grévistes de Teïkovo allèrent dans une direction radicale, ceux de Vitchouga gardèrent un cap modéré une fois qu’ils apprirent que le centre avait apparemment répondu à leur appel à l’aide [21]. La transition du radicalisme à la modération met en relief les contours de la résistance à Vitchouga. Dans leur conviction que le centre redresserait la situation et par leur attitude respectueuse envers Kaganovitch, les travailleuses firent la démonstration de leur croyance du maintien de la présence d’un «bon tsar».

Etait-ce le symptôme de leur naïveté? Pas nécessairement. La plupart des travailleurs soutenaient le «pouvoir soviétique», ou plus précisément ce que ce terme évoquait à leur esprit. Si l’affirmation d’un responsable selon laquelle les grévistes ne se sont pas «opposés au Parti [… ou] au gouvernement» n’était pas fausse, elle n’était pas non plus complète. Quelle qu’ait pu être la signification du terme «pouvoir soviétique», dans l’imagination populaire, elle ne correspondait sans aucun doute pas au programme économique mis alors en place par le régime [22]. Parfaitement conscientes du rapport de forces, les ouvrières savaient que ce n’était que si Moscou pouvait être persuadé ou contraint de modifier ses politiques les plus impopulaires que leurs existences seraient améliorées. Ainsi, l’hostilité des ateliers se dirigeait contre ceux qui mettaient en œuvre les politiques du régime et les espoirs d’une amélioration étaient projetés sur ceux qui les élaboraient, et avaient le pouvoir de les changer. En résumé, les travailleurs de Vitchouga suivirent une stratégie déterminée par des objectifs et plus ou moins calibrée sur les asymétries de pouvoir alors en place.

Le soulèvement fut-il un échec? En ce qui concerne la revendication de meilleures rations alimentaires, sans aucun doute. La réponse est toutefois plus ambiguë si l’on adopte une perspective plus large. Pris ensemble, ces événements se combinèrent en une pression sociale qui obligea la dictature à assouplir ses politiques économiques. Au cours des semaines qui suivirent la visite de Kaganovitch à Vitchouga, le Politburo promulgua une série de réformes: le commissariat du peuple au ravitaillement reçut l’autorisation d’utiliser des réserves de céréales d’urgence pour apporter aux travailleurs des rations minimales; les marchés des fermes collectives furent légalisés; des céréales des récoltes d’été furent affectées aux centres industriels et à l’armée; et, pour tenter de limiter l’inflation, les produits non rationnés furent augmentés. En outre, afin d’accroître le niveau de vie, les investissements dans l’industrie légère furent augmentés lors du Deuxième plan quinquennal.

De telles réformes soulagèrent une partie des souffrances de la population: un plus grand nombre de biens de consommations signifiait une meilleure qualité de vie, au moins dans les zones urbaines; et des investissements supplémentaires dans l’industrie légère engendrèrent des niveaux d’emploi plus élevés, en particulier dans l’OII [23]. Si les politiques de Staline sont responsables de la «reprise économique» du milieu des années 1930 [le taux élevé de l’industrialisation planifiée eut des effets désastreux, entre autres sur les équilibres intersectoriels], il en va donc de même des réformes mises en place en réponse au soulèvement ouvrier d’avril 1932 [24].

Un autre accomplissement est important, certes difficile à mesurer. Bien que la vague de grèves fut rapidement réprimée, l’usine à rumeurs inspira une vague de protestations de sympathie, sans parler des introspections de ceux qui ne participèrent pas à la lutte [25]. Il n’est pas surprenant que la montée des luttes ne s’arrêta pas aux frontières de l’OII. Indépendamment des réserves des 425 métallurgistes de Vitchouga, la volonté de milliers de travailleuses du textile de partir en grève malgré la force écrasante de leurs adversaires inspira d’autres secteurs de l’industrie à adopter une attitude plus militante envers le régime.

Un rapport de juin 1932 du comité régional du Parti de la région d’Oudmourtie au commissariat du peuple au ravitaillement – dont la capitale, Ijevsk, est située 730 kilomètres à l’est d’Ivanovo – illustre avec force la capacité d’une action collective dans une région à façonner les dynamiques sociales dans une autre:

Le climat politique du moment parmi les travailleurs, l’ITR [personnel d’ingénierie technique], les agronomes et les médecins s’est considérablement aggravé. Si au cours des mois précédents le mécontentement des travailleurs se manifestait de manière inorganisée (lors d’assemblées, sous la forme de déclarations aux organisations d’ateliers et d’usines) et montrait des dispositions saines, au cours des derniers jours l’humeur des travailleurs a été caractérisé par un regain d’amertume, une absence de conviction dans la possibilité d’aboutir à des améliorations par de tels moyens, une augmentation de la fréquence des […] protestations de groupe [gruppovye vystupleniia], organisées dans le dos des organisations d’atelier, en conjugaison avec l’intensification simultanée de l’agitation d’éléments étrangers à la classe concernant la nécessité de suivre l’exemple d’Ivanovo-Voznesensk. Le nombre de travailleurs qui quitte l’usine a augmenté, on assiste y compris à une chose qui n’était pas arrivée jusqu’ici: des cadres très qualifiés partent [26].

Le mythe de la grève de l’OII survécut apparemment à nombre de ses participants. Lorsque les rations furent réduites en 1943, le mécontentement balaya à nouveau les ateliers de Vitchouga. Un employé de l’usine de Nogine remarqua, de manière concise et amère: «ils ont oublié 1932!»


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Documents[modifier le wikicode]

Note de la Rédaction A L’Encontre :

Nous publions ci-dessous la conclusion de cette étude de J. Rossman ainsi que des documents d’époque, en relation avec ces grèves. Ces documents ont été traduits du russe par Nicolas Werth et Gaël Moullec, des historiens très vite classifiés «négativement» par certains militants marxistes. Une classification faite, souvent, sans avoir lu leurs productions, mais sur le fonctionnement d’un ouï-dire selon lequel Werth a participé – effectivement – à l’ouvrage, plus que discutable et de propagande, mis au point par Stéphane Courtois et intitulé: Le livre noir du communisme (publié en 1997 aux Editions Laffont).

Par ailleurs, silence est fait sur la prise de position de Werth après la publication du Livre noir, dont le maître d’œuvre politique fut Stéphane Courtois. Dans le quotidien Le Monde du 14 novembre 1997, Werth et Margolin: «refusent d’endosser la thèse d’une “sanglante essence du communisme” […] “Le communisme au pouvoir fut partout antidémocratique et répressif; il ne fut ni partout ni constamment massacreur”, assurent-ils au nom de la complexité. On ne peut réduire le phénomène communiste à son caractère meurtrier», conclut Nicolas Weil, qui les cite dans un article datant de 2007. Weil souligne que: «Nicolas Werth, qui a traité du chapitre concernant l’URSS, et Jean-Louis Margolin prennent alors [en 1997] leurs distances avec cette “ligne générale” qui transforme le livre en machine de guerre pour la “concurrence des victimes”.»

Il s’agit de lire la contribution de Werth, certes avec une distance critique. Elle devrait d’ailleurs s’exercer à l’occasion de toute lecture. Mais, pour ce faire, un travail sérieux d’acquisitions de connaissances – ce d’autant plus que la production anglo-saxonne d’historiens russophones est ample depuis 20 ans – qui ne devraient pas se limiter pas à quelques «classiques», même si leur réputation est souvent méritée. Ce d’autant plus pour celles et ceux historiquement affiliés à certains courants issus du trotskisme; c’est-à-dire d’une des composantes politiques importantes qui combattit le stalinisme sous diverses formes, en prenant appui sur une analyse fréquemment minutieuse de l’émergence, de l’évolution et des transformations des régimes et sociétés issus de cette contre-révolution. Plus d’une fois, ces militants trotskistes ont payé de leur vie ce combat antistalinien, étant la cible à la fois de la droite bourgeoise anticommuniste et des sabreurs se revendiquant du «petit père des peuples», Joseph Staline, pleuré avec la foi du charbonnier en 1953, lui dont le décès laissa orphelins des centaines de milliers de communistes en Europe occidentale.

Rapport de la commission régionale de l’Inspection ouvrière et paysanne sur les grèves dans les usines textiles des districts de Vitchouga, Teïkovo, Lejnevo, Poutchej de la région industrielle d’Ivanovo

22 avril 1932. Strictement confidentiel. Au président de la Commission centrale de contrôle, le camarade Roudzoutak.

Au cours de la première décade du mois d’avril, les usines textiles des districts de Vitchouga, Teïkovo, Lejnevo et Poutchej ont été touchées par un vaste mouvement de grève, auquel ont participé jusqu’à quinze mille ouvriers.

Coupée des masses, la direction du Parti des districts ci-dessus mentionnés n’a pas rempli à la manière bolchevique toute une série de mesures économiques et politiques. Ainsi, la campagne de conventions collectives, qui s’est déroulée au mois de février dernier, n’a pas donné les résultats qui auraient permis d’éviter les grèves du mois d’avril et de mobiliser les masses dans leur lutte pour surmonter les difficultés de la construction du socialisme et pour réaliser et dépasser le Plan. Il n’y a pas eu, par ailleurs, d’explication bolchevique des hausses des prix sur certains produits et des baisses de salaire liées à la production de rebut ainsi qu’aux arrêts temporaires d’approvisionnement en matières premières des entreprises.

Particulièrement mal expliquée a été la directive de l’obkom [comité régional du Parti] […] concernant la baisse des normes de rationnement [27] pour le deuxième trimestre de 1932. Cette directive prévoyait la suppression des cartes de rationnement pour cent mille personnes environ et la diminution des normes de rationnement pour le pain – de 16 kg à 10-11 kg par mois pour les travailleurs inscrits sur la liste n° 2, et de 15 à 8-9 kg par mois pour les travailleurs inscrits sur la liste n° 3. Ces mesures touchent environ quatre cent mille ouvriers de la région.

Jusqu’au 4 avril, aucun travail d’explication n’a été mené. Ce fait ainsi que l’existence de graves défauts dans le travail des coopératives et des organes de distribution ont favorisé l’éclosion, parmi une partie de la population ouvrière d’humeurs malsaines, exploitées par les trotskistes et les éléments étrangers qui ont réussi à étendre leur influence parmi de nombreux ouvriers politiquement attardés ainsi qu’à organiser des grèves.

Déroulement des événements dans le district de Vitchouga

Le 31 mars 1932, le raikom [comité du Parti au niveau du district] de Vitchouga a décidé de discuter de la question du ravitaillement […] dans des réunions fermées (communistes, komsomols, syndicalistes) avant d’en parler aux ouvriers, non pas en assemblée générale, mais en réunions de brigades et d’ateliers. La campagne d’explication, parmi les komsomols et syndicalistes, s’est déroulée, sans incident, du 3 au 5 avril. Lorsqu’on convoqua les assemblées de brigades et d’ateliers à la fabrique de tissage n° 1 (qui fait partie du combinat Shagov, lequel réunit trois entreprises dans lesquelles travaillent deux mille cinq cents personnes), une partie des ouvriers dit: «Pourquoi vous nous réunissez en petits groupes, organisez donc une assemblée générale, où nous pourrons prendre la parole.» Ces ouvriers se mirent à appeler les autres à une assemblée générale […]. Le 6 avril, les travailleurs de l’équipe du matin de la fabrique n° 1 cessèrent le travail de 9h30 à 11h, réclamant avec insistance la tenue d’une assemblée générale. Ce jour-là, les ouvriers de la seconde équipe refusèrent aussi de travailler […]. A 16h, les ouvriers de la fabrique de cardage n° 1 cessèrent le travail. Le 7 avril était un jour férié. Le 8, l’immense majorité des ouvriers de la fabrique de tissage n° 1 cessa de travailler dès 5h du matin. Seuls les communistes et les komsomols restèrent à leur poste […]. La fabrique de cardage cessa aussi le travail […]. Les deux équipes exigèrent qu’on en revint à la ration de 16 kg de pain. A partir de 13h, la fabrique n° 3 se déclara, à son tour, en grève.

Au même moment, une grève se déclencha à l’usine Krassine. Les ouvriers présentèrent les mêmes revendications […]. Le 9 avril […] les ouvriers de la fabrique de tissage n° 1 se mirent à débaucher, avec succès, les travailleurs de la fabrique de cardage n° 1, des fabriques de tissage et de cardage n° 3. Ce même jour, les ouvriers des fabriques n°1 et 3 débauchèrent les travailleurs de la fabrique n° 2 […] cassant les portails et les portes de l’usine, abîmant les machines et passant à tabac un certain nombre de communistes et de komsomols. Le 9 avril, au matin, les ouvriers des fabriques n°1 et 3 […] se dirigèrent vers l’usine Nogine pour y débaucher les ouvriers. Ils réussirent à en entraîner environ 20%. Les «meneurs» organisèrent sur-le-champ un meeting de «lutte pour nos 16 kg de pain», puis décidèrent d’aller débaucher les ouvriers de l’usine Krasny Profintern, ce qui fut fait […].

Le 10 avril, au matin, les grévistes se rassemblèrent près du soviet local, d’où ils se dirigèrent vers le commissariat de district, réclamant la libération d’un des meneurs de la grève, Iourkine, ouvrier de l’usine Nogine, arrêté la veille par l’OGPU (cette arrestation était incontestablement une erreur tactique). Les grévistes, rejoints par de nombreux éléments socialement étrangers et des hooligans, envahirent le commissariat à la recherche de Iourkine. Ne l’ayant pas trouvé, ils passèrent à tabac le chef de la police ainsi que son adjoint. Puis la foule se dirigea vers le bâtiment de l’OGPU, qu’elle fouilla, toujours à la recherche de Iourkine. Ne l’ayant pas trouvé, elle passa à tabac le chef du district de l’OGPU, le camarade Itkine. Ensuite, un groupe de hooligans entra de force dans le bâtiment du raïkom et passa à tabac le président du district des syndicats, le camarade Rybakov ainsi que le responsable du département des cadres de l’obkom, le camarade Elsov. Ce faisant, le mouvement de grève se transforma, le 10 avril, en acte de banditisme politique.

Au moment du passage à tabac des camarades Rybakov et Elsov, un détachement de policiers, dans un but d’autodéfense des personnes et de sauvegarde des bâtiments officiels tira quelques coups de feu en l’air. Après ces tirs, la foule se dispersa et les gens rentrèrent chez eux. (Ces tirs tuèrent accidentellement une personne de la foule, dont l’identité n’a pas pu être établie).

Le 11 avril, les usines restèrent fermées. Le 12 avril, à 5h du matin, le travail reprit partiellement (avec environ 35 à 40% des travailleurs). Ce jour-là, à 9h30 du matin, arriva dans la ville de Vitchouga une commission gouvernementale, dirigée par le camarade Kaganovitch. Ce même matin, une partie des ouvriers de l’usine Nogine et Krasny Profintern partit débaucher les ouvriers qui avaient repris le travail au combinat Shagov. Elle ne réussit qu’à la fabrique n° 3; les communistes et les komsomols parvinrent à défendre la fabrique n° 2 […]. Le 14 avril, toutes les usines du district avaient repris leur travail.

Dès le début de la grève, le bureau du raïkom a sous-estimé la gravité de la situation et a été dépassé par les événements. Le bureau du raïkom ayant perdu toute vigilance de classe, étant dépassé […] les organisations du Parti et du Komsomol furent livrées à elles-mêmes […]. Si certaines brigades de communistes du combinat Chagov firent preuve d’un véritable héroïsme productif, continuant à travailler jusqu’à quatorze heures par jour, certains communistes prirent une part active à la grève: ainsi, le secrétaire de la cellule d’atelier Bouïev fut un des principaux meneurs du mouvement […]-

Evénements dans le district de Teïkovo

Au combinat textile Krasny Oktiabr, réunissant trois usines (quatre mille trois cents ouvriers), le 9 avril, à 9h30, cent vingt-quatre personnes de la fabrique de coton cessèrent le travail, réclamant la convocation d’une assemblée générale pour discuter des problèmes du ravitaillement […]. L’assemblée générale, tenue le 10 avril, ne donna aucun résultat positif. Le 11 avril, seuls cent trente communistes et komsomols vinrent travailler […]. Une foule de grévistes, forte d’environ mille cinq cents personnes, se dirigea vers le théâtre, vociférant et appelant à mettre à sac le magasin spécial [28] réservé aux responsables du Parti et de l’administration et à lyncher les agents de l’OGPU. La foule des grévistes élit une commission de quatre membres (dont deux étaient des éléments antisoviétiques), chargée de rédiger le texte d’un télégramme adressé au gouvernement. Celui-ci fut effectivement envoyé […]. Le 12 avril, la foule des grévistes continua toute la journée réunions et meetings. Le 13 […] un des meneurs de la grève, un certain Chichkine proposa d’élire une délégation, qui se rendrait dans les villes voisines de Vitchouga, de Chouïa et de Lejnevo […] pour obtenir de l’aide pour le mouvement et décréter une grève générale dans l’ensemble de la région. Le 14 avril, les grévistes organisèrent une «marche de la faim» jusqu’à Ivanovo, à laquelle participèrent environ six mille personnes. Les grévistes avaient leur tactique et marchaient sous une banderole où il était écrit: «Nous allons demander aux ouvriers d’Ivanovo de partager avec nous leur ration.» Cette marche, d’environ 20 km, fut finalement stoppée par une contre-manifestation de communistes et de komsomols dépêchés d’Ivanovo à la rencontre des grévistes. Après un travail d’explication, la foule des grévistes s’en retourna d’où elle venait, certains à pied, la plupart des gens étant ramenés à Teïkovo en train […]. Le 15 avril, deux mille deux cents personnes avaient repris le travail. Le 16 avril, l’immense majorité des travailleurs avaient regagné son poste de travail; le 17, la grève était définitivement liquidée […]. Au début de la grève, les organisations du Parti furent ici également dépassées, si bien que des éléments socialement étrangers et hostiles purent s’infiltrer sur les lieux de travail, passer à tabac certains ouvriers, les chasser de l’entreprise, appeler les autres à lyncher les communistes et les komsomols […].

Evénements dans le district de Lejnevo.

Le 11 avril, une grève éclata à l’usine de Lejnevo, comptant quatre cent soixante-dix travailleurs […]. Le 12, la grève gagna l’usine de Novogorka. Les ouvriers réclamèrent une augmentation des normes de rationnement et la journée de sept heures. Lors des rassemblements fusaient souvent des propos antisoviétiques. Un des membres du Parti, qui tentait d’empêcher la foule de pénétrer dans l’entreprise de tissage, fut passé à tabac. Les éléments antisoviétiques infiltrés dans la foule des grévistes appelaient les ouvriers à régler leur compte à un certain nombre de communistes, proposant aux travailleurs de s’armer de barres de fer. Des six mille ouvriers travaillant fans les usines de Lejnevsk et de Novogorka, jusqu’à deux mille cinq cents participaient au mouvement de grève. Le 13 avril, la grève fut liquidée. Le bureau du raïkom n’a pas fait preuve de finesse et de compréhension face aux signaux de désarroi envoyés par la base […]. Les demandes d’explication formulées par les masses laborieuses à propos de la diminution des normes de rationnement n’ont pas été prises en considération. Aussi les travailleurs ont-ils été laissés à eux-mêmes durant cinq à six jours, situation que n’ont pas manqué d’exploiter les éléments étrangers […].

Selon les informations communiquées par les camarades venus enquêter sur la situation, l’état d’esprit des ouvriers reste tendu. Un certain nombre d’ouvriers politiquement attardés continuent, sous l’influence d’éléments étrangers, à manifester leur mécontentement. Ils disent qu’il faudrait saisir le prétexte des défilés du 1er Mai pour continuer le mouvement de grève et réclamer, une nouvelle fois, une augmentation des normes de rationnement […]. L’avant-garde des travailleurs politiquement conscients ne soutient évidemment pas, dans son immense majorité, ce genre de revendications.

Le président de la commission régionale de contrôle,

Artioukhina

Le secrétaire de la commission régionale de contrôle,

Silaïev

***

Note complémentaire de la commission régionale de l’Inspection ouvrière et paysanne sur les mouvements de grève dans les districts de Vitchouga, Teïkovo, Lejnevo et Poutchej de la région industrielle d’Ivanovo.

27 avril 1932. Strictement confidentiel. Au président de la Commission centrale de contrôle, le camarade Roudzoutak et au secrétaire de la Commission centrale de contrôle, le camarade Iaroslavski.

Dans un certain nombre d’entreprises de la région se développent, parmi les ouvriers, des états d’esprit spécifiques, liés aux discussions sur les grèves dans les entreprises textiles de la région.

La majorité des ouvriers condamne les grèves et les actions des grévistes. Par exemple, à l’usine Toulma […] certains travailleurs sans-parti ont dit: «Une grève pour protester – passe encore, mais quand on commence à battre et à casser – alors ça, ce n’est pas raisonnable […].» Dans une autre usine […] Smirnova, ouvrière sans-parti, ayant des liens avec la campagne et, pour cette raison, exclue des listes de rationnement, a déclaré: «Je n’aurai pas de farine comme kolkhozienne, mais je ne veux pas entendre parler de grève. On arrivera bien à s’en sortir» […].

Parmi certains groupes de travailleurs politiquement attardés circulent des bruits sur les événements qui ont eu lieu, voire des appels ouverts à l’organisation de nouvelles grèves […]. A Ivanovo, au combinat de Melanjevyi, le 20 avril dernier, au cours d’une réunion consacrée à la discussion d’un rapport sur la situation intérieure et internationale de l’URSS, les travailleurs ont posé principalement des questions sur ce qui s’était passé dans les districts de Vitchouga et de Teïkovo. Le président de séance, Popov, ouvrier menuisier sans-parti a dit: «Posez des questions, tous ceux qui n’ont pas de parti, ceux qui ont du mal à marcher, ceux qui veulent du rab.» Prenant la parole, Popov a dit: «Les usines géantes ne sont utiles qu’à celui qui veut épater le monde entier; quant à nous, ouvriers, on vivait bien sans toutes ces usines!» Voici les propos d’autres intervenants: «Nous aussi on devrait faire grève, on n’a rien à bouffer!» etc. A l’usine de Kokhma, l’ouvrière Mirskova a dit à un groupe d’ouvrières: «Nous voilà bien avec notre socialisme. On n’a rien à manger, je me demande si ces imbéciles d’ouvriers vont se taire longtemps, allons, cessons le travail!» A l’usine Dzerjinski (Ivanovo), une vingtaine d’ouvrières ont tenu les propos suivants: «Si ce n’est pas cette semaine, ce sera la semaine prochaine, mais c’est sûr on va faire comme ceux de Teïkovo. On aurait déjà dû se mettre en grève, pour les aider.» A l’usine métallurgique n°4 (Ivanovo), certains ouvriers ont dit: «Un jour nous ferons payer ces salauds qui se moquent de la classe ouvrière. Ceux de Vitchouga ont bien commencé mais ont mal fini parce que nous ne les avons pas soutenus […]».

Les éléments contre-révolutionnaires continuent d’exploiter les difficultés temporaires de ravitaillement et diffusent des rumeurs antisoviétiques, par exemple: à l’usine de Kokhma, une comptable – épouse d’un ex-commerçant – a dit aux ouvriers: «Deux mille ouvriers se dirigent vers Ivanovo pour réclamer du pain. Il y a partout des soulèvements […].» Après la diminution des normes de rationnement, à l’usine Toulma (district de Toutaïev), les ouvriers ont tenu les propos suivants: «Tous les travailleurs doivent s’unir et jeter à bas ce pouvoir. Il faut chasser le gouvernement.»

La rédaction du journal de Kostroma, Severnaïa Pravda, a récemment reçu une lettre anonyme, de caractère antisoviétique, ainsi rédigée: «Le numéro 79 de votre journal, daté du 5 avril 1932, publie une lettre intitulée “Habitués à avoir faim”, envoyée soi-disant d’Ukraine subcarpatique [rattachée, depuis 1920, à la Pologne]. Il y est écrit que le communiste M. Kovalchouk n’a pas mangé de pain depuis six ans […]. En tant que personne affamée recevant, depuis le 1er avril, 5 kg de farine par mois, je ne peux m’empêcher de me poser la question suivante: qu’est-ce que ce communiste a bouffé depuis tout ce temps? […] Je me demande comment votre journal n’a pas honte de publier de tels mensonges […]. Nos communistes nous ont réduits à la famine, alors on écrit n’importe quelle c… pour tenter de faire croire aux gens que ce n’est pas chez nous qu’on a faim, mais en Ukraine subcarpatique. Là-bas, les gens ne voient pas de pain depuis six ans, mais restent en vie […]. Saloperie de pouvoir soviétique, qui détruit toutes les fleurs de la terre – tous nos enfants sont tuberculeux et anémiques. Nous sommes quatre dans ma famille à vivre sur 125 roubles par mois, nous ne mangeons que du pain et du sel […] jamais de sucré, et en plus, salauds, il faut qu’on achète de temps en temps des souliers et de quoi se vêtir […]. Que ces salauds qui signent des décrets en sortent un qui ordonnerait aux femmes de communistes d’apprendre à leurs enfants de se passer de nourriture. Peut-être qu’ils prendront l’habitude de ne rien manger pendant six ans […].»

Le 16 avril, on a trouvé à Ivanovo, sur la devanture du magasin spécial pour les responsables du Parti et de l’administration, le tract suivant: «Au moment même où les ouvriers affamés de Vitchouga et de Teïkovo se font tirer dessus parce qu’ils réclament du pain, ici, derrière les rideaux tirés de ce magasin s’engraissent les responsables communistes et les flics rouges de l’OGPU.»

Parfois, la propagande antisoviétique parvient à susciter une véritable panique parmi certains groupes d’ouvriers politiquement attardés, les poussant à quitter leur travail. Ainsi […] à Kovrov, aux usines Maleïev et Kanguine, certains ouvriers disent qu’il vaut mieux demander son compte et partir travailler dans les entreprises où l’on n’a pas baissé les normes de rationnement. A l’usine Sverdlov, les ouvriers de l’atelier de mécanique qui ont des liens avec la campagne et qui, de ce fait, ont été rayés de la liste des ayants droit, demandent leur compte et quittent l’entreprise. Des exemples analogues ont été notés dans le district de Poutchejsk: un certain nombre d’ouvriers quittent les usines pour aller travailler sur les chantiers d’exploitation forestière où, disent-ils, ils auront plus à manger […].

A l’usine Dzerjinski d’Ivanovo, certains ouvriers disent: «Ils n’ont pas laissé les ouvriers de Teïkovo venir jusqu’à 9). grève.» A l’usine Znamia Trouda de Kostroma, l’état d’esprit général des ouvriers peut se caractériser par ces propos: «Si on ne nous donne pas de farine de blé pour le 1er Mai, on n’ira pas défiler.» […] A l’usine d’excavateurs de Kovrov, l’ouvrier Koulikov […] a dit: «ça ne vaut pas la peine de f’eter le 1er Mai quand les ouvriers ont faim […]. Avant, on vivait mieux et l’ouvrier avait moins peur qu’aujourd’hui. Maintenant, non seulement il faut travailler pour les bolcheviks, mais il ne faut pas demander du pain!»

Les organisations du Parti ont renforcé leur vigilance dans les entreprises et ont expliqué, à la bolchevique, les raisons de la diminution des normes de rationnement. Néanmoins, dans certaines entreprises, des communistes et des komsomols adoptent une position opportuniste droitière, restent à la traîne […] et, parfois même, prennent la tête des troubles ouvriers. Ainsi, à l’usine Krasny Khimik (district Soudogodski), où sur trois cents on compte cent onze communistes et membres stagiaires du Parti [29]. Certains d’entre eux ont tenu, au cours de la réunion à huis clos du 10 avril, des propos contre-révolutionnaires: «On n’a rien à bouffer, ils n’ont qu’à nous tirer dessus, de toute façon on n’ira pas travailler le ventre creux, les journaux écrivent que le problème du pain est résolu alors qu’on nous affame, il faudrait avoir une note du gouvernement nous certifiant qu’il n’y a pas de saboteurs au raïkom, à l’obkom et à l’oblispolikom [comité exécutif du soviet régional].» Le communiste Podiatchev a tenu les propos suivants: «Demain, je m’en vais sur la grand-route, je n’irai plus travailler, je vais tuer et piller, piller les coopératives, j’ai assez de pain jusqu’au 17, après le 17 je vais aller piller les magasins, hier je suis allé à la coopérative, j’ai dit au vendeur: Amène le pain, il m’a dit: Non. Je lui ai dit: si tu ne m’en donne pas, je prends les poids et te casse la tête, il m’en a amené, je lui ai dit: mets m’en plein mon sac, j’en ai assez jusqu’au 17, après je reviendrai et j’en reprendrai» […]

A l’usine Voljskaïa Kommuna (district de Kinechma ), où l’organisation du Parti compte trois cent quarante-deux membres (dont cent quarante-trois membres stagiaires du Parti), la réunion ouverte consacrée au problème de la diminution des normes de rationnement s’est passée dans la plus grande effervescence. Des ouvriers sans-parti criaient: «On nous tire dessus parce qu’on n’est pas organisés», «Il faut faire grève, les communistes n’ont qu’à travailler, nous ça suffit!» Aucun communiste présent n’a osé prendre la parole […]. Les ouvriers sans-parti ont élu une délégation chargée de porter une note de protestation contre la diminution des normes au Comité central. Les communistes n’ont pas protesté. Les communistes Droukjov et Belikov […] ont déclaré en réunion de cellule: «Comment les ouvriers vont-ils pouvoir vivre avec une ration de famine pareille? […] Il ne fallait pas diminuer la ration, tous les ouvriers vont f… le camp […].» La cellule n’a pas condamné ces propos politiquement attardés […]. L’ingénieur Motylev, membre du Parti […] a dit: «les directives du Comité central et de Staline sont parole d’évangile. Les communistes n’osent pas les critiquer. Les communistes sont des poux, ils mordent parce qu’ils ne peuvent pas faire autrement, sinon c’est l’obkom ou le Comité central qui les mordra» […].

A Ivanovo-Voznessensk, à l’usine Zinoviev, le communiste Jarkov a dit: «On a pris des rythmes de croissance stupides. A avancer comme ça, on finira par détruire tous les acquis de la Révolution. Qu’est-ce qu’on peut faire avec 4kg de farine par mois par enfant? Une poule en picorerait plus!»

A Kinechma, le komsomol Romanov, s’adressant au communiste Skvortsov […] a dit: «Quand les gens se rassembleront pour le 1er Mai, il faudra qu’ils réclament du pain. De toute façon, vous n’en avez plus pour longtemps – un an, deux ans tout au plus, après on réglera votre compte» […].

A Iaroslavl, à l’usine Vozrojdenie, l’ouvrier communiste […] Konovalov a déclaré au cours d’une conversation: «[…] les nôtres sont contents qu’il y ait du chômage à l’étranger, mais là-bas les chômeurs ont au moins à manger et vivent mieux que nous[…].»

Pour l’affaire du mouvement de grève du district de Vitchouga, le præsidium de la Commission régionale de contrôle a décidé […] d’exclure du Parti dix personnes et d’en déférer sept au tribunal, principalement des fonctionnaires des coopératives et des organismes de ravitaillement […].

Le 22 avril, la présidente de la commission régionale de contrôle, la camarade Artioukhina a présidé une réunion des responsables des commissions de contrôle de district, au cours de laquelle ont été indiquées les voies d’une mise en œuvre des mesures prises par le camarade Roudzoutak lors de la réunion de la Commission centrale de contrôle [30] […].

Le secrétaire de la commission régionale de contrôle, Silaïev

[Ces deux documents ont été publiés en traduction française in Werth, Nicolas, Moullec, Gaël, Rapports secrets soviétiques. 1921-1991. La société russe dans les documents confidentiels, Paris: Gallimard, 1994, p. 209-216]

Notes[modifier le wikicode]

  1. Cet article se fonde principalement sur des sources d’archives russes, y compris sur les dossiers de l’OGPU sur les participants à la grève, du matériel de la commission centrale de contrôle, du comité du Parti de la région industrielle centrale et des syndicats. Pour des informations supplémentaires sur la vague de grèves de l’OII, voir ROSSMAN, Jeffrey J, Worker Resistance under Stalin: Class and Gender in the Textile Mills of the Ivanovo Industrial Region, 1928-1932, thèse de doctorat, Université de Berkeley, 1997. Sur la grève de Teïkovo, voir également ROSSMAN, «The Teikovo Cotton Workers’ Strike of April 1932: Class, Gender and Identity Politics in Stalin’s Russia», Russian Review, 56, 1 (1997: p. 44-69. Bien que je n’ai pas la place ici de faire un examen approfondi de l’historiographie, ma recherche met en doute la vision selon laquelle les travailleurs soviétiques furent «calmes» lors du premier plan quinquennal ou qu’ils soutinrent avec enthousiaste la «révolution par en haut» de Staline. Pour d’autres appréciations, voir CHASE, William, Workers, Society, and the Soviet State: Labor and Life in Moscow, 1918-1929, Urbana: University of Illinois Press, 1987; KOTKIN, Stephen, Magnetic Mountain: Stalinism as a Civilization, Berkley, University of California Press, 1995; KUROMIYA, Hiroaki, Stalin’s Industrial Revolution: Politics and Workers, 1928-1932, Cambridge: Cambridge University Press, 1988; SIEGELBAUM, Lewis H., et SUNY, Ronald G. (éd.), Making Workers Soviet: Power, Class, and Identity, Ithaca, New York: Cornell University Press, 1994; STRAUSS, Kenneth, Factory and Community in Stalin’s Russia: The Making of an Industrial Working Class, Pittsburgh: University of Pittsburgh Press, 1997 et VIOLA, Lynne, The Best Sons of the Fatherland: Workers in the Vanguard of Soviet Collectivization, New York: Oxford University Press, 1987.
  2. Les usines de Vitchouga comprenaient l’usine de filage et de tissage de Nogine (7’439 ouvriers), l’usine de filage et de tissage Krasnyi Profintern (Tezinskaïa) (7’494 ouvriers), les usines unifiées de filage et de tissage de Shagov (2’529 ouvriers), la fabrique de machines n°6 (425 ouvriers) et la fabrique de briques de la coopérative de logement (43 ouvriers). Les niveaux de l’emploi dans les usines oscillèrent en 1932 en raison des changements autant en raison des capacités de production que des disponibilités de main-d’œuvre. En termes d’équipements et de personnel, les usines Nogine et Krasnyi Profintern étaient parmi les plus grandes de l’OII. Toutes les usines de Vitchouga furent construites au XIXe siècle et étaient situées à plusieurs kilomètres les unes des autres.
  3. Un grand nombre des travailleuses engagées pour l’équipe de nuit étaient des mères de famille dont leurs rendements étaient gênés par leurs responsabilités dans l’éducation des enfants car les installations de soins aux enfants étaient peu nombreuses. En date du 1er octobre 1932, l’usine typique de l’OII était composée en majorité de travailleuses, les membres du Parti étaient une petite minorité et les communistes du rang étaient plus souvent des hommes que des femmes. A Vitchouga, les femmes représentaient 73,6% de la main-d’œuvre à l’usine Nogine, 66,55 à l’usine Shagov et 63,9% à l’usine Krasnyi Profintern; les communistes représentaient respectivement 9,1%, 7,1% et 6,3% de la main-d’œuvre et les hommes constituaient, respectivement, 61,4%, 62,5% et 63,5% des communistes du rang.
  4. Sur les 3’862 ouvriers de la Krasnyi Profintern qui indiquaient avoir un lien avec la terre le 1er avril 1932, 52% étaient des fermiers collectifs et 48% des edinolichniki (soit des paysans privés, en dehors du secteur des fermes collectives). Tandis que 51,5% des ouvriers de la Krasnyi Profintern avaient des liens avec la terre, ce chiffre n’était que de 20% à l’usine Nogine. Les données pour les autres usines textiles de la région furent établies en novembre 1932 et incluaient aussi le personnel de bureau: au combinat Shagov, 11,3% avait un lien avec la terre; à l’usine Krasine, 25,7%; à la Krasnyi Oktiabr’, 26,4%.
  5. La fraction de la main-d’œuvre la plus frappée était la centaine de parents célibataires, principalement des femmes, qui ne recevaient aucun soutien des agences de ravitaillement et qui se trouvaient donc pratiquement dans l’impossibilité de soutenir les personnes à charge. Un élément qui exacerba les souffrances tient dans le fait que les nurseries commencèrent à ne donner aux enfants que la moitié des rations quotidiennes de 100 grammes de pain. Suite à la grève, Kaganovitch estimait que les parents célibataires ayant trois ou quatre personnes à charge recevaient «moins d’une livre de pain par jour» par membre de la famille. Les familles comptant beaucoup de salariés et peu d’enfants étaient quelque peu protégées des pénuries de même qu’étaient chanceuses celles qui disposaient soit d’un lien à la terre ou celles qui avaient anticipé en constituant des réserves.
  6. Korotkov grandit dans une famille paysanne pauvre dans un village proche de Vitchouga. Il commença à travailler à 12 ans, lorsqu’il obtint un emploi de noueur – assurer la continuité du fil – à l’une des usines de Morokine (Shagov). Il quitta l’atelier lorsqu’il fut contraint de rejoindre l’armée (1909-12 puis 1914-17) puis suite à l’effondrement de l’économie en 1918. Au cours de la guerre civile, il travailla comme graisseur dans une minoterie de la région de Khrakov. En 1921, il revint avec sa famille à Vitchouga, contribua à l’organisation d’une coopérative alimentaire ouvrière et fut élu par les ouvriers pour une durée d’un an comme gérant de leur cafétéria. Pour le reste de la période de la NEP, il gagna sa vie comme fumiste [ouvrier responsable de la construction et de l’entretien des cheminées] indépendant. (Sa vue qui déclinait faisait qu’il lui était difficile de poursuivre à plein temps son travail auprès des machines à tisser). Après avoir tâté brièvement avec le commerce, Korotkov fut exilé en 1929 à la région de l’Ienisseï pour avoir acheté des biens volés. Après être revenu à Vitchouga, 18 mois plus tard, il subvenait aux besoins de sa famille en travaillant pour l’entretien des chaudières au combinat Shagov ainsi qu’en assurant le suivi des fils à l’usine Nogine. Malgré ses nombreuses années dans l’industrie, les enquêteurs de l’OGPU le cataloguèrent dans la catégorie des «anciens commerçants». L’épouse de Korotkov travaillait comme tisserande à l’usine Shagov entre 1902 et 1918 et vendit du pain après être revenue à Vitchouga en 1921. Elle acheta également une licence de commerce et ouvrit une épicerie. En 1924, on la priva toutefois de ses droits civiques lors d’une répression contre les «spéculateurs».
  7. Le refus des métallurgistes de rejoindre la grève est à peine clarifié par les sources. Le fait que leurs rations furent coupées autant que celles des grévistes ne fait que rendre le mystère plus impénétrable. Qu’est-ce qui aurait pu provoquer leur sentiment d’isolement? Tout d’abord, le fait que l’usine de construction de machines était un petit avant-poste de l’industrie lourde dans une ville de l’industrie légère. Ensuite, les produits de l’usine – des pièces détachées d’équipement pour l’industrie textile – étaient très demandés. Enfin, tous les employés étaient des hommes. Pris ensemble, ces facteurs engendraient probablement un sens de privilège qui empêchait l’identification avec la base (principalement féminine) des ouvrières du textile.
  8. Après avoir interrogé un grand nombre de témoins, l’OGPU concéda dans son rapport de juillet 1932 destiné à Kaganovitch qu’elle n’avait pas été en mesure d’identifier une «organisation contre-révolutionnaire» à la source des «événements de Vitchouga».
  9. Selon Pavel Finoedov, membre du Komsomol, les deux jeunes hommes qui menaient la tentative visant à trouver Iourkine étaient Nikolai Nikitine, âgé de 18 ans, un migrant de la région de Kazan qui avait brièvement suivi un apprentissage de cuisinier dans les cuisines de l’usine Nogine ainsi qu’un certain Sozine, un ouvrier qui vivait au même endroit, Gol’chikha, que Iourkine. Nikitine admit avoir assisté à l’attaque mais affirma ne pas y avoir participé. (Deux autres témoins indiquaient que Nikitine se trouvait hors du poste de police lors du soulèvement.) Les sources n’apportent pas de clarification quant au rôle précis de Nikitine. Il était toutefois une cible aisée pour la répression: jeune, orphelin, chômeur et critique du pouvoir soviétique, il pouvait facilement être qualifié comme appartenant aux «éléments hooligans et étrangers à la classe» qui, de manière prévisible, furent rendus responsables du soulèvement.
  10. Outre Itkine, neuf agents (masculins) et une dactylo se trouvaient dans le bâtiment lorsque les grévistes arrivèrent.
  11. Des distinctions aussi subtiles ne semblent pas avoir été partagées par les paysans très en colère du district. Deux d’entre eux, Reutskii (âgé de 25 ans) et Poliakov (âgé de 42 ans), menèrent une attaque, lors de la grève, contre le sel’sovet de Rep’evo en représailles contre son président haï.
  12. Répondant à la demande de Kaganovitch que l’usage d’armes contre la foule soit soigneusement examiné, l’OGPU, dans son rapport préliminaire déposé quatre jours après les affrontements, aboutit à trois conclusions. Premièrement, faisant face à une situation «extrêmement tendue», la police fit usage de ses armes qu’après l’échec «d’autres mesures visant à empêcher une dévastation complète du bâtiment ainsi que le pillage des documents». Ensuite, les trois victimes furent probablement touchées par des balles qui avaient ricoché d’un bâtiment situé de l’autre côté de la rue. Enfin, en tant que responsable présent sur place et auteur de l’ordre de tirs d’avertissement, Golubev de l’OGPU d’Ivanovo était responsable de la tragédie.
  13. L’OGPU affirma que ses agents persuadèrent 300 employées de la Krasnyi Profintern (soit environ 4% de la main-d’œuvre) de reprendre le travail ce jour-là. Cela pourrait expliquer pourquoi c’est là que se sont déroulés les affrontements les plus sérieux de la matinée entre grévistes et non-grévistes.
  14. Curieusement, plusieurs ouvriers interprétèrent la proposition de Vorkuev comme un signe de soutien à leurs revendications, en conséquence de quoi ils proposèrent qu’il soit élu au «comité de grève».
  15. Les raisons pour lesquelles les femmes de la commission qui préparèrent le texte ne signèrent pas le télégramme ne sont pas claires. En ce qui concerne ceux qui le firent, Golubev était un wrap drawer de l’usine Nogine, Obukhov un ouvrier de la même entreprise et «trotskiste exclu du Parti» alors que Kostkine était un installateur de l’atelier de machines de la Krasnyi Profintern.
  16. CARYNYK, Marco, LUCIUK, Lubomyr Y. et KORDAN, Bohdan S. (éd), The Foreign Office and the Famine: British Documents on the Ukraine and the Great Famine of 1932-1933, Kingston, Ontario: Limestone, 1988.
  17. En réalité, l’orateur se trompait: Kaganovich était Juif alors qu’il pensait que Liubimov était Arménien.
  18. L’OGPU envoya Korotkov au camp de concentration de Mourmansk, lequel était intégré au projet de construction du canal de la mer Blanche. En août 1932, la femme de Korotkov fut condamnée par l’OGPU à cinq ans pour «spéculation», ce qui fondamentalement rendait ses cinq jeunes enfants orphelins. Dans un appel adressé au TsIK en date du 1er décembre 1932, Korotkov affirmait que son épouse avait défié la loi uniquement pour obtenir de la nourriture pour ses enfants. Il faisait appel à la clémence en raison de leur «pauvreté», des obligations parentales ainsi qu’en raison de longues années d’emploi en usine. 10 mois plus tard, la peine de Korotkov fut suspendue et fut libéré finalement en janvier 1934. En ce qui concerne Nikitine, il devait purger sa peine d’exil à Arkhangelsk. Tous deux furent réhabilités en 1989. Iourkine fut aussi condamné, mais son destin est inconnu.
  19. L’«écrasante majorité» des membres du Komsomol et du Parti de Vitchouga ne participèrent pas à la grève. Au lieu de cela, ils se présentèrent à leur poste ou, pour une poignée, furent affectés à des brigades qui devaient protéger la propriété de l’usine. Sans direction et ayant reçu l’ordre de certains responsables de ne pas affronter les grévistes, la plupart ne firent rien d’autre qu’observer ce qui se passait, même lorsque leurs propres machines furent sabotées ou leurs collègues furent agressés. Dans le même temps, une minorité substantielle sympathisa avec les grévistes et se joignit aux manifestations. (Il était plus probable que les membres du Komsomol s’opposent à la grève alors que les membres du Parti ayant trois enfants ou plus à nourrir avaient plus de probabilité de la soutenir.) En ce qui concerne les épouses de membres du Parti n’y appartenant pas elles-mêmes, nombreuses furent celles – en particulier celles qui étaient employées aux machines à tisser – qui joignirent les protestations.
  20. Le rôle important joué par les rumeurs – au sujet de l’insensibilité des directions, du privilège des dirigeants et l’usage de la force – illustre de même les effets mobilisateurs des symboles.
  21. Leur télégramme adressé à Moscou n’ayant reçu aucune réponse, les grévistes de Teïkovo lancèrent une «marche de la faim» en direction de la capitale de la province, Ivanovo. (Ils furent interceptés par les autorités juste à l’entrée de la ville). Voir Rossman, «The Teikovo Cotton Worker’s Strike».
  22. Des études portant sur les troubles ouvrières lors de la guerre civile concluent également sur le fait que les travailleurs soutenaient généralement le principe du pouvoir soviétique mais s’opposaient à sa mise en place. Voir AVES, Jonathan, Workers against Lenin: Labour Protest and the Bolshevik Dictatorship, Londres: Tauris Academic Studies, 1996 et ROSENBERG, William G., «Russian Labor and Bolshevik Power after October», Slavic Review, 44, 2 (1985), p. 213-238. Etant donné les affinités qui existent entre les politiques du communisme de guerre celles de la révolution par en haut de Staline, nous pourrions conclure que les travailleurs soviétiques se sont opposés constamment à la version de socialisme la plus radicale (bolchevique).
  23. Après avoir chuté brusquement entre 1929 et 1931, l’emploi dans l’industrie textile augmenta constamment. Au terme du Deuxième plan quinquennal, les usines textiles russes employaient autant de travailleurs qu’en 1929, c’est-à-dire qu’avant le début de la contraction des ressources de l’industrie.
  24. Alors que les concessions de Moscou rendirent sans aucun doute possible à des centaines de milliers de familles de la classe laborieuse de survivre à la Grande Famine, elles stabilisèrent également le régime en transférant une part plus importante du fardeau sur les épaules de la paysannerie.
  25. Les ouvriers d’Ivanovo furent particulièrement ébranlés lorsqu’ils réalisèrent qu’ils avaient cédé leur place d’honneur traditionnelle du mouvement ouvrier clandestin à des villes de second rangs comme Vitchouga. Entre-temps, des groupes d’ouvriers de plusieurs localités projetèrent – ce qui ne se concrétisa jamais – de relancer le mouvement de grève à l’occasion du 1er Mai.
  26. Selon un câble diplomatique britannique du 4 mai 1932, le Kremlin s’inquiétait que les désordres éclatent ailleurs dans le pays: «on prétend que des flottes de camions sont prêtes à être utilisés en divers endroits de Moscou dans le cas où des cas similaires surviendraient à l’avenir.»
  27. Le système de rationnement fut introduit dans les villes entre janvier et mars 1929. Ne concernant, à l’origine, que le pain, le rationnement fut progressivement élargi à d’autres produits alimentaires (viande, sucre, beurre, thé…). A l’été 1931, le rationnement fut également institué sur les produits manufacturés. Le système de rationnement prévoyait quatre catégories définies suivant l’importance des sites industriels ou des zones géographiques. Ainsi la «catégorie spéciale», la plus favorisée, comprenait les usines d’importance nationale de Moscou, Leningrad, Bakou, les mines du Donbass…, les usines militaires et chimiques. La dernière catégorie s’appliquait aux petites entreprises de l’industrie textile, aux briqueteries, ainsi qu’aux coopératives. A l’intérieur de ces quatre catégories existaient encore des subdivisions tenant compte de l’emploi occupé, du statut social, du nombre de personnes à charge. Les normes, déjà basses – de 350 à 800 g de pain par jour, de 1 à 4 kg de viande par mois, beurre et œufs n’étant réservés qu’à la «catégorie spéciale» – furent une nouvelle fois révisées à la baisse en mars-avril 1932.
  28. Ce type de magasins spéciaux réservés aux fonctionnaires du Parti se mit en place à la fin des années vingt, au moment même où se généralisait le système de rationnement.
  29. Avant de devenir membre du Parti à part entière, le postulant passait par une période probatoire variable suivant son origine sociale, les ouvriers et les anciens soldats de l’Armée rouge bénéficiant d’une période probatoire plus courte que les autres catégories sociales (paysans, employés). Cette discrimination, renforcée en 1934, disparut après le XVIIIe congrès du Parti (mars 1939).
  30. La Commission centrale de contrôle, créée en 1920, est élue à l’issue de chaque congrès du Pari. Ses principales fonctions étaient: prévenir toute fraction et déviation, purger le Parti de ses éléments indésirables, lutter contre le «bureaucratisme». Elle fut remplacée en 1934 par la Commission de contrôle du Parti auprès du Comité central.