Une Rencontre Boukharine-Kamenev

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De la révolution à la violence d’État

Une Rencontre Boukharine-Kamenev

JUILLET 1928

Stephen F. Cohen présente dans la revue américaine « Dissent » de l’hiver 1979 des textes peu connus, des notes prises par Kamenev sur l’entrevue qu’il eut en juin 1928 [juillet en fait] avec Boukharine. Trotsky avait déjà été éliminé, et Boukharine dirigeait alors le Parti Communiste, donc l’Union Soviétique, de concert avec Staline ; Kamenev, Rykov et Tomsky avaient quant à eux déjà fait l’objet de mesures de défiance, mais leur poids dans le parti était assez considérable pour que Boukharine fasse appel à eux contre la politique de Staline qu’il jugeait extrêmement dangereuse pour l’avenir de la Révolution russe.

Ces textes qui relatent également des entretiens avec un ami de Boukharine,

Sokholnikhov, qui l’accompagnait lors de cette rencontre, sont conservés dans le fonds consacré aux archives de Trotsky, à la bibliothèque de l’université de Harvard. Leur intérêt historique est évident. Stephen D. Cohen souligne qu’ils s’inscrivent en faux contre l’idée à la mode d’un totalitarisme inscrit dans la logique même du socialisme. Ils illustrent la nature du conflit qui aboutit peu après à la « dékoulakisation », aux hostilités quasiment ouvertes entre l’Etat Soviétique et sa paysannerie, et finalement à la destruction de l’agriculture traditionnelle, qu’à ce jour le système collectiviste n’a pas encore efficacement remplacé, si du moins l’on se fie aux résultats obtenus.

Ils ne présentent pas un moins grand intérêt du point de vue du thème central qui nous occupe ici, celui de la violence. Les deux thèses qui s’y affrontent sont en effet d’un côté celle du recours à la persuasion économique (par l’action des prix), et de l’autre celle de la coercition, Boukharine exprimant clairement l’idée que l’exercice systématique de la contrainte mène à un état policier qui représente pour lui la ruine de la Révolution, sinon celle du pays.

Jeanne BRUNSCHWIG.

I. Lettre de Sokholnikhov à Kamenev[modifier le wikicode]

Moscou, 9 juillet 1928.

Cher L.B. (Kamenev).

Nous sommes rentrés depuis plusieurs jours à Moscou. Juste à temps pour le plénum[1]. Je pensais vous trouver ici, mais à ce qu’il paraît, vous attendez tranquillement à Kalouga. Serez-vous ici bientôt ? J’ai grand besoin de parler avec vous d’un certain nombre de choses, et d’avoir votre avis. Ne vous serait-il pas possible de venir ici, brièvement, au cours des prochains jours ? Ce serait extrêmement important. Le plénum s’achèvera apparemment demain. Aujourd’hui la discussion se poursuit, sur le rapport de Mikoyan, et des « batailles » s’engagent. Si possible, répondez par téléphone (3-49-24). Dans l’espoir de vous voir bientôt.

Meilleurs vœux.

G. SOKHOLNIKHOV.

II. Compte rendu par Kamenev de sa conversation avec Sokholnikhov[modifier le wikicode]

Mercredi 11 juillet, 9 h du matin.

Résumé.

1) Les choses sont allées beaucoup plus loin ; Boukharine a définitivement rompu avec Staline. La question de sa mise à l’écart a été posée concrètement. Kalinine et Vorochilov nous ont trahis[2]. Ils ont à présent une attitude plus tolérante, en raison de ses concessions (de Staline).

2) Boukharine a répété deux fois : Ne comprenez-vous pas qu’à présent, je laisserais tomber Staline pour Kamenev et Zinoviev ?

La position de Boukharine est tragique : il redoute par-dessus tout que vous (Kamenev et Zinoviev) ne disiez que la ligne de Staline est correcte.

3) Il n’y avait pas de groupe des « quatre » ou des « cinq » dans le Politburo — il le jure[3].

4) Le discours de Staline au Plénum : Deux courants trotskystes : le vrai — pour des prix rémunérateurs — [4] et les trotskystes boukhariniens.

Pour développer l’industrie « la contribution de la paysannerie est nécessaire ». De même Mikoyan : « nous ne disposerons pas longtemps des ciseaux ; les ciseaux ne peuvent être refermés ». (Ils affirment que Trotsky, lui aussi, voulait fermer les ciseaux[5]).

Sokholnikhov introduit le trotskysme en fraude. Molotov : « Les paysans moyens ont pris de la force, c’est pourquoi ils ont commencé à se heurter à nous ».

5) Réponse de Boukharine : la théorie de la contribution ne diffère en rien de la « loi de l’accumulation socialiste primitive » de Préobrajenski[6].

Réponse de Tomsky : « Si Molotov a raison, quelle est la perspective ? Vous voulez une NEP sans nepmen, ni koulaks[7] , ni bénéficiaires de concessions ? Ça ne marchera pas». Rykov a mis Kaganovitch en pièces. Conclusions : la ligne de Staline sera battue. Boukharine est dans une situation tragique. Ne faites pas l’éloge de Staline. Il est possible de définir en commun un programme positif (avec Kamenev et Zinoviev). Boukharine lui-même veut une conversation. Un bloc pour destituer Staline.

KAMENEV : Pourquoi n’ont-ils rien fait ?

SOKHOLNIKHOV : Pour lui (Boukharine) vous êtes x et y, des quantités inconnues.

Staline fait circuler des rumeurs d’après lesquelles il vous a dans la poche.

III. Compte rendu par Kamenev de sa conversation avec Boukharine[modifier le wikicode]

J’étais là depuis une heure, quand, sans prévenir ni téléphoner (à 10 heures du matin, 11 juillet), Boukharine et Sokholnikhov entrèrent, Sokholnikhov se retirant vers la fin. Il (Boukharine) paraissait très troublé et tourmenté. Avec une grande agitation, parlant une heure d’affilée, sans aucune interruption de ma part, il a exposé ce qui suit. (Ce compte rendu est aussi exact que possible).

« Avant d’en venir au point principal de notre discussion je voudrais apporter des éclaircissements sur deux rumeurs :

1) Il n’y a pas eu de vote ni par quatre ni par cinq voix sur votre mission : il n’y a eu aucune discussion là-dessus.

2) La note sur l’article de Zinoviev a été dictée par Staline à la suite de mon objection, comme un compromis avec Molotov, qui était énergiquement opposé à la publication de l’article de Zinoviev[8]. Maintenant le point principal :

1) Les choses sont allées si loin au Comité Central et dans le Parti que vous (et probablement aussi les Trotskystes) serez inévitablement entraînés à jouer un rôle important dans la décision finale.

2) Je ne sais quand cela se produira. Peut-être pas si vite, car des deux côtés l’on ruse avec cet appel à vous faire. Mais de toutes façons il est inévitable d’ici deux mois.

3) J’entends donc que vous connaissiez la situation. Je sais (ou je suppose) que les Staliniens vous feront aussi des avances. Vous-mêmes, bien entendu, en tant qu’hommes politiques vous tirerez parti de la situation pour faire monter les enjeux. Mais ce n’est pas là ce qui me fait peur. Ce qui sera décisif, c’est la ligne politique, et je veux que vous sachiez à propos de quoi l’on se bat ».

4) Moi (Kamenev) : « Le combat est-il sévère? ».

BOUKHARINE : « C’est de cela que je voulais vous parler. Nous considérons la ligne de Staline comme désastreuse pour la révolution dans son ensemble. Cette ligne pourrait causer notre perte. Les désaccords entre Staline et nous sont infiniment plus graves que ceux que nous avons avec vous. Rykov, Tomsky et moi, nous sommes d’accord sur cette formulation que « il vaudrait beaucoup mieux avoir Zinoviev et Kamenev au Politburo que Staline ».

J’ai discuté de cela tout à fait ouvertement avec Rykov et Tomsky. Et depuis plusieurs semaines, je n’ai pas adressé la parole à Staline. C’est un intrigant sans scrupules qui subordonne tout au maintien de son propre pouvoir. Il change de théorie selon la personne dont il entend se débarrasser sur le moment. Au sein du groupe des « Sept », dans le Politburo[9] , nous avons discuté avec lui jusqu’à lui dire « Vous mentez ! Vous dites des absurdités », et ainsi de suite. Il fait des concessions à présent, afin de mieux nous couper la gorge plus tard. Nous comprenons cela, mais il manœuvre de manière à ce que ce soit nous qui apparaissions comme les fractionnistes. La résolution a été adoptée à l’unanimité parce qu’il a désavoué Molotov — annonçant qu’il acceptait les 9/10e de ma déclaration, que j’avais lue aux « Sept », sans qu’elle quitte mes mains (on ne saurait lui confier le moindre document). Il a maintenant pour but de nous retirer la Pravda et la Leningrad Pravda et de remplacer Ouglanov (par Kaganovitch). Ouglanov est complètement des nôtres. Quant à la ligne de Staline, la voici (telle qu’il l’a formulée au plénum) :

1) Le capitalisme s’est développé soit aux dépens des colonies, ou grâce à des prêts, ou à l’exploitation des travailleurs. Nous n’avons pas de colonies, ils ne nous consentiront pas de prêts, par conséquent il nous faut prendre pour base le tribut de la paysannerie (vous comprenez qu’il s’agit de la même théorie que celle de Préobrajenski).

2) Plus le socialisme avance, plus grande sera la résistance, et il faut une direction forte. L’autocritique ne devrait pas atteindre les dirigeants, mais seulement ceux qui exécutent la politique. Mais en fait, l’autocritique a été dirigée contre Tomsky et Ouglanov. Cela aboutira à un état policier. La question n’est pas de demander « à qui la faute? ». En réalité, c’est le sort de la révolution qui est en jeu. Avec cette théorie, l’on peut tout détruire. En même temps, en politique étrangère, Staline suit une ligne de droite : il a fait retirer le Komintern du Kremlin ; c’est lui qui a proposé que personne ne soit fusillé dans l’affaire Shakty[10] (nous avons voté contre) ; et dans toutes les négociations, il tend à faire des concessions. Tomsky a formulé cela ainsi : « Moi (Tomsky), je suis à trente kilomètres à droite par rapport à vous (Boukharine) sur les questions internationales. Mais moi (Tomsky), je suis à 100 kilomètres à gauche de Staline. Sa ligne est désastreuse, mais il ne laisse à personne l’occasion de la discuter. Il tend des pièges, et accuse les gens de déviations. Il y a une phrase dans son discours où il dit que seuls les « grands propriétaires terriens » peuvent penser de cette façon, et il cite mot pour mot un passage d’un discours d’Ouglanov. Il nous coupera la gorge ».

5) Moi : « Quelles sont vos forces? ».

BOUKHARINE : « Rykov, plus Tomsky, plus Ouglanov (absolument), plus moi-même.

Ceux de Petrograd sont en gros avec nous, mais ils ont pris peur quand a surgi la question du remplacement de Staline parce que Komarov a désavoué le discours de Stetsky : mais dans la 10 En mars 1928, la Sécurité annonça la découverte d’un complot contre- révolutionnaire où se trouvaient impliqués des techniciens et des gouvernements étrangers, aux mines de Shakty, dans le complexe industriel du Donbass. 55 personnes furent accusées de sabotage et de trahison ; beaucoup avouèrent. Toute cette affaire, et le procès qui suivit restent obscurs. Mais Staline s’en servit pour discréditer la politique de conciliation de classe de Boukharine, la gestion de Rykov de l’appareil d’Etat, et le rôle de Tomsky à la direction des syndicats. Cette affaire joua un rôle important par la suite lorsque Staline partit à l’assaut de l’intelligentsia sans parti en 1929-1930; bien que Boukharine, Rykov et Tomsky ne semblent pas avoir mis en doute les charges criminelles à l’origine de l’affaire, ils se battirent énergiquement dans le Politburo pour en limiter les ramifications.

soirée, Ougarov est venu s’excuser auprès de moi pour Komarov[11]. Andreev est pour nous.

On le retire du Caucase du Nord[12]. Staline a acheté le soutien des Ukrainiens en retirant Kaganovitch d’Ukraine[13]. Nos forces potentielles sont énormes, mais, 1) le membre moyen du Comité Central ne comprend pas encore la profondeur des désaccords, et 2) ces membres-là ont terriblement peur d’une scission[14]. C’est pourquoi j’avais cédé à Staline sur la question des mesures extraordinaires, et cela a rendu plus difficile notre offensive contre lui.

Nous ne voulons pas apparaître comme des scissionnistes, parce qu’alors, ils nous couperaient la gorge. Mais Tomsky, dans son dernier discours au plénum, a clairement montré que le scissionniste, c’était Staline. Yagoda et Trilisser sont des nôtres. Il y a eu des révoltes (paysannes) sur une petite échelle dans 150 cas. Vorochilov et Kalinine nous ont trahis au dernier moment. Je pense que Staline a, d’une façon ou d’une autre, prise sur eux. Notre tâche est d’expliquer progressivement le rôle désastreux de Staline, et de persuader le membre moyen du Comité Central de la nécessité de sa mise à l’écart. L’Orgburo est pour nous.

6) Moi : « Mais jusqu’ici, c’est lui qui vous met à l’écart ».

BOUKHARINE : « Que pouvons-nous faire ? Actuellement, sa mise à l’écart ne passera pas au Comité Central. Quelquefois, la nuit, je me dis « avons-nous le droit de nous taire ? N’est-ce pas un manque de courage ? Mais une réflexion attentive nous conduit à agir avec prudence. Rykov fera son rapport vendredi. Là, nous mettrons les points sur les i. Je vais publier une série d’articles dans la Pravda. Il faut peut-être frapper encore un coup pour que le Parti comprenne où il le conduit ».

7) En supplément à tout ceci, et entre plusieurs suppléments.

Boukharine a présenté une masse de « révélations » sur les « Sept », etc... Le ton était celui d’une haine absolue contre Staline et d’une complète rupture avec lui. En même temps, il y avait hésitation quant à savoir s’il fallait apparaître ouvertement ou non. Si nous le faisons, ils nous couperont la gorge, à l’aide du paragraphe contre l’action fractionnelle[15]. Si nous n’en faisons rien, ils nous démoliront par de petites manœuvres ; cela dit, ils nous feront porter tous les torts, si l’on manque de blé en octobre.

Moi : « Mais sur quoi comptent-ils pour avoir du blé ? ».

BOUKHARINE : « C’est tout le problème. En réédictant les mesures extraordinaires[16], si les difficultés réapparaissent. Mais c’est le communisme de guerre, et la mort certaine ».

Moi : « Et vous ? ».

BOUKHARINE : « Il sera peut-être nécessaire d’avoir recours à une manœuvre à plus longue portée encore, pour faire la paix avec le paysan moyen. Mais sous Staline, et cet abruti de Molotov — qui prétend me donner des leçons de marxisme ; nous l’appelons « cul de pierre » — il n’y a rien à faire ».

8) Moi : « Que voulez-vous que nous fassions ? ».

BOUKHARINE : « Staline se vante de vous avoir dans sa poche. Partout les vôtres (Khuk, par exemple) sont enrôlés pour soutenir Staline. Ce serait terrible. Naturellement, c’est vous qui déciderez de votre ligne, mais, je vous en prie, n’aidez pas Staline à nous couper la gorge en lui donnant votre approbation. Il est très probable que Staline cherchera à entrer en contact avec vous. Je veux que vous sachiez pourquoi ».

9) « Il n’y a aucune raison pour que qui que ce soit ait connaissance de notre rencontre.

Ne me téléphonez pas, car mon téléphone est sur écoute. Le Guépéou me suit, et vous surveille. J’aimerais que nous nous informions mutuellement, mais pas par des secrétaires ou des intermédiaires. Seuls Rykov et Tomsky savent que je vous ai parlé. Vous ne devriez pas non plus en parler à qui que ce soit. Mais dites aux vôtres de ne pas nous attaquer ».

10) Moi : « Staline vous a-t-il montré le mémorandum de Zinoviev ? ».

BOUKHARINE : « Non, c’est la première fois que j’en entends parler ».

Moi : « Que feront-ils de nous? ».

BOUKHARINE : « Je ne sais pas. Ils ne discutent pas de cela avec nous. Ou bien Staline essaiera de vous « acheter » avec de hauts salaires, ou bien il vous nommera à des postes qui vous compromettront par avance ; nous ne savons rien de certain. Au revoir. Dans les jours qui viennent, je serais très pris par le Congrès du Komintern, et je ne pourrai pas vous voir. En général, il faudra que nous observions un secret rigoureux.

Je m’étais arrangé pour que Sokholnikhov revienne avant mon départ.

J’ai donné à Boukharine votre lettre (personnelle). Il l’a lue et a dit qu’il craignait de mettre les choses par écrit. Il craint qu’un article écrit ne crée des difficultés. Il préférerait parler en personne du programme ».

BOUKHARINE : « Staline m’a déformé (le projet de programme[17]) en plusieurs endroits ». Il voulait présenter lui-même le rapport au plénum (!!!). J’ai beaucoup de mal à le contrer et à l’y faire renoncer. Il est mû par le désir d’être reconnu comme théoricien. Il pense que c’est la seule chose qu’il n’ait pas encore.

A part cela, une masse de choses négligeables de détails. Il (Boukharine) est très bouleversé. Par moment, il a un tic nerveux des lèvres. Il donne par moment l’impression d’un homme qui se sait condamné. A ce que je pense, d’un jour à l’autre, il viendra un signal de l’autre camp. Il faut l’attendre avec calme. C’est chose certaine ! Par conséquent, mieux vaut que vous ne veniez pas pour le moment. Nous verrons ce qu’ils disent. Rappelez-moi pour me donner votre réponse demain à 8 heures ».

11 juillet, 6 heures de l’après-midi.

Note en marge : Tout ceci n’était que flagornerie. Je ne puis trouver d’autre mot ; politiquement parlant, bien sûr.

IV. Additions faites par Kamenev au compte rendu des remarques de Boukharine[modifier le wikicode]

1) Impression générale.

Surtout une impression de fatalité. Son expression : je me demande si tout le souci que nous nous faisons, ce n’est pas simplement de la masturbation. Parfois, je dis à Efim[18] : Les choses ne sont-elles pas désespérées ? :1) si le pays périt, nous périssons; 2) si le pays s’en sort, Staline fera une rapide volte-face, et là encore, nous périrons. Que faire ? Que peut-on faire, lorsqu’on a affaire à un pareil adversaire ? Un Gengis Khan, le bas niveau du Comité Central.

2) Molotov et Staline sur le retrait du gouvernement de Wou Han[19].

3) Staline dit aux jeunes communistes : la manière dont sera résolue lu question de l’emploi pour les jeunes dépend de l’abandon ou pas par Boukharine de sa mauvaise politique[20].

4) Si nous entamons la discussion, ils nous couperont la gorge. Le Comité Central redoute un débat.

5) Mais si nous présentons tous ensemble nos démissions ? — Rykov, Tomsky et moi ?

6) Si je ne suis pas mis à l’écart pour quelque temps — deux mois — il ne faut pas me laisser empêtrer dans la politique au jour le jour. Mais lorsqu’arrivera une crise je devrai parler clairement et tout à fait ouvertement.

7) Nous ne pouvons pas entamer un débat, parce qu’il se changera immédiatement en conflit armé. Quelles seront en effet les accusations ? Nous dirions, voici l’homme qui a conduit le pays à la ruine et à la famine. Et il dirait, ils défendent les Koulaks et les Nepmen.

8) Le parti et l’état ont complètement fusionné — c’est là tout le malheur.

9) Staline ne s’intéresse à rien qu’à conserver le pouvoir. En nous faisant des concessions, il a conservé la clé de la direction et l’ayant conservée, il nous coupera la gorge plus tard. Qu’y pouvons-nous ? Parce que les conditions subjectives à l’intérieur du Comité Central pour la mise à l’écart de Staline, bien qu’elles mûrissent, ne sont pas encore mûres.

10) Sokholnikhov : mener une politique plus active ; exiger au moins la mise à l’écart de Molotov.

11) Staline ne connaît qu’une seule méthode — la vengeance, et il l’exerce à coups de poignard dans le dos. Rappelons-nous la théorie de « la douceur de la vengeance »[21].

12) Sergo (Ordjonikidze) n’est pas un chevalier sans reproche[22].

Il venait me voir et maudissait allègrement Staline, mais au moment décisif, il nous a trahi.

13) Une histoire de la résolution du Plénum et de la lutte (à l’intérieur du Politburo) : 1) J’ai réclamé un débat général sur la politique d’ensemble. Staline s’est dérobé, disant qu’il fallait un plan financier et industriel, etc... 2) J’écris une lettre à Staline et je réclame un débat général. Il vient me voir : « Boukharine mon ami, tu mettrais à l’épreuve les nerfs d’un éléphant ». Mais il ne donne pas son accord pour un débat. 3) J’écris une seconde lettre — il m’appelle dans son bureau. Il commence par dire, toi et moi nous sommes des Himalayas. Les autres ne sont rien ». 4) Nous allons trouver les Sept ; une pénible scène. Il commence à crier contre moi. Je cite ses remarques sur les Himalayas. Il hurle, « Menteur ! Tu as inventé ça pour monter le Politburo contre moi ». Nous nous séparons. 5) Je lis une déclaration de vingt pages, sans en lâcher le texte. Molotov la déclare anti-léniniste et antiparti. Staline : Je peux en accepter les 9/10e. Molotov s’en va. Ceci est pris pour base. Je sors pour rédiger une résolution. Eux aussi. A ma grande surprise, ils rapportent une résolution volée dans ma déclaration. Je fais trois corrections. Rykov en fait une. Le tout est accepté à l’unanimité. Le raisonnement de Staline est le suivant : « j’ai obtenu du blé en ayant recours à des mesures extraordinaires ; j’ai fait volte-face en dernière extrémité, et j’ai moi-même rédigé la résolution. Si des mesures redeviennent nécessaires, je peux les mener à bien seul ». Mais le fait est qu’il nous mènera à la ruine.

14) Varga présentera le rapport[23] parce que Staline ne veut pas que ce soit Rykov. Que faire de ce rapport ? Je ne le sais pas encore. Varga argumentera en disant que la famine est inévitable pendant l’industrialisation !

15) Au Komintern. Sémard est pour Staline, Thälmann est pour Staline, Ewert n’est pas un communiste de droite mais ils l’obligent à le devenir[24].

16) Staline a violé la décision du Politburo (des Sept ?). La décision était d’envoyer la lettre de Fromkin[25] à tous les membres du Politburo, et de faire un projet de réponse. Sans attendre, Staline a écrit une réponse, et l’a lui-même envoyée. Nous avons voté une résolution le blâmant pour avoir enfreint la décision. Staline : « La réponse a été reconnue correcte, bien qu’incomplète. Je ne peux pas faire traîner les choses ».

17) A cette occasion, ou à une autre (Boukharine) a dit à Staline. « Ne t’imagines pas que le Politburo n’est qu’un organisme consultatif, sous le secrétaire général ».

18) La politique de Staline mène à la guerre civile. Il sera obligé de noyer les révoltes dans le sang.

SOKHOLNIKHOV (reprenant les remarques de Boukharine) : un jour de beuverie, Tomsky, complètement ivre, s’est penché vers Staline et lui a dit : « Bientôt nos ouvriers te tireront dessus ».

V. Sokholnikhov a relaté ce qui suit : (compte rendu de Kamenev)[modifier le wikicode]

Des débats sur les fermes collectives, seulement ce qui suit présente un intérêt. Staline a prononcé un discours brutal et accusateur contre Tomsky. « J’ai écouté le discours de Tomsky avec beaucoup de surprise. Tomsky pense que nous n’avons pas d’autre recours que des concessions aux paysans. C’est du capitulationnisme et un manque de foi dans la construction du socialisme.

Et si les paysans moyens exigent des concessions sur le monopole du commerce extérieur ? Ou un syndicat paysan ? Là aussi, des concessions ? C’est du capitulationnisme. Nous devons nous appuyer sur les fermes d’état, et notre travail parmi les paysans pauvres ». Sombre, aigri, vindicatif et furieux. Un spectacle repoussant. A présent, tout le monde a compris que ce n’est pas seulement Boukharine, mais aussi Staline qui mène l’offensive. La brutalité en était stupéfiante.

Sokholnikhov comprend ainsi les mécanismes du plénum : Rykov a lancé l’offensive ;

Staline a répliqué. Les gens de Petrograd ont hésité, et désavoué Stetsky. Alors, Boukharine s’est creusé une tranchée mais il n’a pas réussi à tirer un seul coup de feu. Molotov est devenu mauvais, et a tiré une rafale sur la Pravda (atteignant en particulier Astrov, le « côté partisan » de la Pravda en général, la note à l’article de Kritsman, etc...)[26]. Puis Tomsky a attaqué Molotov, mais sans dureté. Finalement Staline a attaqué Tomsky ouvertement et crûment.

  1. Plénum du Comité Central du PCUS, 4-12 juillet 1928.
  2. Mikhaïl Kalinine et Vorochilov étaient tous deux membres de plein droit du Politburo de neuf membres. Les vues droitières de Kalinine, président en titre de l’Union Soviétique étaient bien connues. Vorochilov, commissaire à la guerre était un ami de longue date de Staline, mais le groupe Boukharine apparemment supposait que l’agitation dans l’armée paysanne les ferait pencher de son côté.
  3. Boukharine se réfère ici aux réunions informelles des membres du Politburo pendant les premières luttes fractionnelles menées par Boukharine et Staline contre Trotsky, Zinoviev et Kamenev
  4. Auparavant, dans les années 20, les « prix rémunérateurs » signifiaient des prix dans l’industrie d’Etat suffisants pour couvrir les coûts de production, et apporter un bénéfice à l’industrie d’état Ici, au plénum de juillet, Staline accusait les Boukhariniens de défendre l’idée de « prix rémunérateurs » pour les denrées agricoles — c’est-à-dire, des prix plus élevés des céréales, de façon à convaincre les paysans de remettre leurs surplus sur le marché.
  5. Il s’agit d’un diagramme qui représentait l’inégalité entre les prix industriels élevés et les bas prix agricoles comme les lames ouvertes d’une paire de ciseaux.
  6. Evgueny Préobrajenski avait été le principal économiste de l’opposition trotskyste. Sa « loi » élaborée en 1924 reposait sur l’idée que l’industrie soviétique d’état pouvait connaître une expansion rapide à la condition, d’exploiter le secteur paysan privé ou d’en obtenir une valeur ajoutée. L’argumentation de Préobrajenski avait recours à une rhétorique farouche, et donna naissance à un débat politique important, mais ce qu’il proposa effectivement se limitait à réclamer un « échange non équivalent » grâce à des prix industriels relativement élevés dans les relations de marché entre les deux secteurs.
  7. C’est-à-dire les commerçants privés et les paysans aisés.
  8. Ces deux points font allusion à des discussions au Politburo sur la possibilité de redonner à Zinoviev et Kamenev des postes officiels. Une partie du prix à payer semble avoir été un article repentant par Zinoviev, à paraître dans la Pravda, dont Boukharine était le rédacteur en chef.
  9. Allusion qui sous-entend que les sept membres les plus anciens du Politburo — Boukharine, Rykov, Tomsky, Staline, Molotov, Kalinine et Vorochilov — se rencontraient, ou votaient à cette époque sans les deux autres membres de plein droit, Valerian Kuibyshev et Ivan Rudzutak.
  10. En mars 1928, la Sécurité annonça la découverte d’un complot contre- révolutionnaire où se trouvaient impliqués des techniciens et des gouvernements étrangers, aux mines de Shakty, dans le complexe industriel du Donbass. 55 personnes furent accusées de sabotage et de trahison ; beaucoup avouèrent. Toute cette affaire, et le procès qui suivit restent obscurs. Mais Staline s’en servit pour discréditer la politique de conciliation de classe de Boukharine, la gestion de Rykov de l’appareil d’Etat, et le rôle de Tomsky à la direction des syndicats. Cette affaire joua un rôle important par la suite lorsque Staline partit à l’assaut de l’intelligentsia sans parti en 1929-1930; bien que Boukharine, Rykov et Tomsky ne semblent pas avoir mis en doute les charges criminelles à l’origine de l’affaire, ils se battirent énergiquement dans le Politburo pour en limiter les ramifications.
  11. La délégation de Léningrad (ex Petrograd) au Plénum du Comité Central comprenait Nicolas Komarov, le Boukharinien Alexis Stetsky, et le collègue aux syndicats de Tomsky, Fedor Ougarov.
  12. Andrei Andreev, chef du parti dans la région du Caucase du Nord prit parti pour Staline, et ne fut pas mis à l’écart.
  13. Kaganovitch était sans doute le plus capable et le plus méprisé des lieutenants de Staline. Sa tyrannie, pendant les trois ans où il fut secrétaire général du parti ukrainien avait indigné les dirigeants ukrainiens.
  14. L’expression « membre moyen de Comité Central » (seredniak tsekist) est ici ambiguë. Cela peut aussi bien signifier le rang moyen, que non engagé.
  15. L’interdiction de l’activité fractionnelle, adoptée en 1921 permit de blâmer, ou même d’exclure les premiers oppositionnels.
  16. Allusion aux mesures de réquisition des céréales pendant la guerre civile en 1918-1921.
  17. Boukharine préparait un projet de programme du Komintern pour le congrès à venir
  18. Comme l’indique le document original, Efim Tseitlin, secrétaire de Boukharine.
  19. Après que le Kuomintang, sous la direction de Tchang Kai Chek eût massacré soudain ses alliés communistes à Shanghaï en avril 1927, un régime séparatiste Kuomintang de gauche s’était organisé à Wouhan (Hang Tcheou), avec le soutien du Komintern. La politique du Komintern pendant la guerre civile chinoise avait été l’un des principaux points de désaccord entre la direction Boukharine-Staline et l’opposition de gauche en 1927.
  20. Staline cherchait un soutien parmi les Jeunes Communistes (Komsomols) en affirmant que les politiques industrielles et syndicales de Boukharine et Tomsky privaient les jeunes de travail.
  21. En buvant en compagnie de Kamenev et Félix Djerzinsky en 1923, Staline avait ainsi décrit ce qu’il aimait le mieux dans la vie : «le plus grand des plaisirs est de connaître son ennemi, de tout préparer, de se venger sans réserve, puis d’aller dormir ». Voir Robert C. Tucker, Staline as Revolutionary (New York, W.W. Norton, 1973, p. 21).
  22. Grégoire Ordjonikidze, chef de la Commission de Contrôle, organe disciplinaire du parti.
  23. Eugène Varga, économiste éminent, et fonctionnaire du Komintern
  24. Pierre Semard, dirigeant du Parti Communiste Français, Ernst Thälmann et Arthur Ewert, dirigeants du Parti Communiste Allemand.
  25. Le 15 juin 1928, Moshe Fromkin, vice-commissaire aux finances, adressa au Politburo une lettre où il évaluait froidement les conséquences de la politique de Staline à la campagne et plaidait pour les remèdes proposés par Boukharine.
  26. Valentin Astrov était un jeune partisan de Boukharine, et l’un de ses adjoints à la Pravda. Un article de l’économiste Lev Kritsman avait été accompagné d’une note critique de la rédaction ; Kritsman faisait l’éloge des mesures coercitives prises par Staline à la campagne.