Un titan de la révolution, Léon Davidovitch Trotsky

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Chef de la Révolution d'Octobre, Créateur de l'Armée Rouge
Titan de la révolution 1937.jpg

A la mémoire de mes amis Silvius Hermann mort à Vienne en février 1934, à l'âge de 21 ans et Robert de Fauconnet, mon camarade de lutte, tué en septembre 1936, au Front de Huesca, à l'âge de 21 ans.

I. Révolutionnaire professionnel[modifier le wikicode]

C'est un matin d'octobre. Lénine se réveille en sursaut. Dans le sommeil il a entendu quelque bruit. Nadeshda Constantinovna Kroupskaïa, sa femme, a aussi été réveillée par le bruit. Il n'y a aucun doute, quelqu'un frappe à la porte. A tâtons, car Londres à cette heure se trouve noyé dans le brouillard et l'obscurité, elle cherche sa robe de chambre et allume le gaz. Elle ouvre la porte et voit devant elle un jeune homme, tenant d'un air embarrassé un feutre démodé dans ses mains, à ses pieds se trouve une valise ; ses cheveux sont ébouriffés, il porte un pince-nez, un col dur montant, à la mode d'alors.

Il se nomme. Kroupskaïa avait déjà compris, à la façon dont il avait frappé à la porte, qu'il s'agissait d'un camarade de « là-bas », mais quand elle entendit le nom conspiratif de Léon Davidovitch Trotsky, un sourire accueillant se montra sur ses lèvres. Le jeune homme était déjà attendu depuis quelques jours. On leur avait écrit de Russie à son sujet.

Et ainsi, un jour d'automne 1902, Lénine promenait son jeune hôte à travers les rues de Londres. Il lui montre les curiosités de la ville, « leur » Westminster, « leur » City, etc. Trotsky n'a fait que passer par Vienne et Paris, c'est donc pour la première fois qu'il fait plus ample connaissance avec une grande ville. Mais ce jeune provincial n'a guère le temps et guère envie de regarder toutes ces choses nouvelles. Et Lénine, à vrai dire, ne l'a pas emmené pour lui montrer la ville, mais plutôt pour pouvoir causer, sans trop y insister, avec le nouvel arrivé. Lénine possède ce don rare de savoir écouter et à cette occasion il perfectionne encore davantage cette faculté, car il a devant lui quelqu'un qui lui apporte des nouvelles fraîches de la Russie souterraine.

Un souffle d'action révolutionnaire monte vers lui qui, par le sort, est forcé de rester dans l'inaction et étouffe un peu dans l'atmosphère viciée des petites querelles de l'émigration. Mais il a encore une autre raison d'écouter attentivement, en observant de ses yeux légèrement obliques et irradiant une gaîté légèrement ironique. Son interlocuteur, qui, avec une assurance inébranlable, lui donne ses jugements sur les différents militants qu'il a connu en Russie, sur l'action des groupes et les possibilités d'action dans l'avenir, n'est pas un émigré quelconque, malgré son jeune âge. Dans les lettres de Russie, on avait parlé de ce jeune dans les meilleurs termes et la première impression de Lénine concordait avec ces éloges.

Léon Trotsky était né à Ianovka dans le gouvernement de Kherson, dans le sud de l'Ukraine. Sa date de naissance concorde, à deux mois près, avec la condamnation à mort d'Alexandre II par la Narodnaïa Volia (Liberté du peuple), organisation terroriste qui venait de se constituer peu de temps auparavant. Quelques jours après sa naissance, le 19 novembre 1879, un attentat à la dynamite a lieu contre le train du tsar.

Les parents du petit Liova appartiennent à la petite bourgeoisie aisée. Ils font partie de cette race qui, malgré toutes les privations et persécutions, continue de prospérer et de se développer. Les juifs qui, comme le père de Trotsky, s'implantent dans la campagne russe, sont pleins d'énergie et de sobriété. Ils travaillent aussi durement que leurs employés, du lever au coucher du soleil, s'abstiennent de toute extravagance, de toute dépense inutile, achetant avec l'argent ainsi économisé de nouvelles terres, de nouvelles machines : une seule pensée les domine, agrandir toujours davantage le patrimoine.

Le petit Liova, de cette souche d'hommes qui donna un Maïmonide, un Spinoza, un Marx, un Einstein, un Disraëli et aussi tant de princes du capitalisme naissant, vécut les premières années de sa vie dans ce petit village ukrainien, entouré d'une rude atmosphère de travail. A la campagne l'exploiteur et l'exploité vivent dans un contact étroit. L'exploitation des paysans sur le petit domaine de Ianovka n'est pas pire et n'est pas meilleure que dans tant d'autres exploitations pareilles. Mais sur toute la campagne russe pèsent lourdement l'exploitation, la misère et l'obscurantisme.

Dans ces années de contact permanent avec les paysans, l'enfant apprend à connaître et à aimer ceux qui amassent par leur dur labeur les richesses de la Grande Russie. Dans le cerveau de cet enfant attentif, qui avec des yeux scrutateurs observe les relations économiques des classes à la campagne et qui prend instinctivement parti pour le plus faible, s'imprime une fois pour toutes la plus profonde aversion contre le système de l'exploitation de l'homme par l'homme.

Cet esprit de justice le fera encore souffrir davantage dans l'atmosphère étroite de la ville de province qu'est Odessa, où les parents ont mis l'enfant à l'école. Le jeune lycéen se révolte contre les actes d'injustice, aura maille à partir avec les autorités scolaires et sera exclu de l'école dont il est le plus brillant élève. L'esprit assoiffé de savoir de l'adolescent ne trouve qu'un aliment tout à fait insuffisant dans le programme d'études officiel. C'est d'abord le théâtre qui l'attire, puis, plus tard, les livres.

Où et quand Trotsky rencontra-t-il le marxisme ? Pendant la jeunesse de Trotsky, toute la petite bourgeoisie russe, et surtout les milieux intellectuels, étaient en fermentation. Russes ou juifs, partout les intellectuels rêvaient de démocratie et de libéralisme. De temps en temps les attentats de la Narodnaïa Volia remuèrent les populations jusque dans les plus petits villages. Trotsky note lui-même que dans la famille où il se trouvait en pension à Odessa on ne parlait jamais de politique. Et pourtant cet esprit d'opposition, de fronde craintive au régime devait l'entourer depuis sa plus tendre enfance. Quelques rapides observations occasionnelles prononcées par quelque adulte se fixèrent profondément dans son cerveau sans que l'enfant s'en rendit compte.

Toutefois, en 1895, quand Engels mourut, le jeune Trotsky ignorait complètement ce nom et ne connaissait celui de Marx que par ouï-dire, pour l'avoir entendu quelquefois chuchoter avec des airs sous-entendus par certains de ses collègues d'école ou par des connaissances.

Ce n'est qu'un peu plus tard, vers 1896, au moment où il approche des 17 ans, que l'esprit qui se réveille à la critique consciente le met devant le problème de se forger, lui aussi, son « Weltanschauung » (conception du monde). Il se rend compte pour la première fois qu'un matérialisme existe. Le jeune Trotsky a la chance qu'au moment où ce problème se pose à son jeune esprit, le marxisme l'a déjà emporté dans sa lutte contre le populisme et autres conceptions sociales confuses de l'intelligentsia russe.

C'est à Nikolaïev, où Trotsky continue ses études interrompues par son exclusion du lycée d'Odessa, qu'il fait connaissance avec le marxisme par quelques brochures illégales.

En 1896, des grèves éclatent parmi les tisserands de Pétersbourg, la lutte de classe se ranime et trouve surtout un profond écho parmi les jeunes étudiants. C'est à cette époque que Trotsky entre dans la vie militante. Il fait la connaissance de quelques ouvriers révolutionnaires et apprend les premières notions du socialisme dans la cabane d'un jardinier.

Mais les gendarmes du tsar interrompirent cette première éducation du jeune révolutionnaire. En janvier 1898, il est arrêté chez le jardinier.

Trotsky connaît alors les prisons de Nicolaïev, de Kherson et d'Odessa. Il y passe son temps à étudier des livres sur la franc-maçonnerie, puis c'est le dépôt de Moscou et après l'exil, le « pohod na Sibir ». Trotsky avec les autres principaux accusés de l'organisation ouvrière « l'Union de la Russie méridionale » fut condamné à quatre ans de déportation en Sibérie orientale. C'est au dépôt de Moscou qu'il entendit parler pour la première fois de Lénine et lut son livre sur le capitalisme russe.

L'adolescent passant par l'épreuve de la prison se transforme en homme. En automne 1900, le convoi des déportés atteint le lieu d'exil. Trotsky pour profiter du règlement de la police russe s'est marié en prison avec une révolutionnaire, Alexandra Lvona, pour ne pas être séparé d'elle. Il sera bientôt père de famille.

Il est déporté d'abord à Oust-Kout, puis à Verkholensk. Il collabore à un journal d'Irkoutsk et se signale déjà par son talent de publiciste.

Mais l'homme d'action ne pouvait se résigner à se voir condamné à croupir de longues années dans l'inaction. En 1902, il s'évade de Verkholensk dans la compagnie d'une autre révolutionnaire. Il est forcé d'abandonner sa femme, car le petit enfant d'un an et celui qu'elle est prête à mettre au monde ne pourraient pas supporter les risques et les incommodités d'une évasion pareille. Trotsky ne devait revoir sa femme qu'après son retour en Russie, en 1917. A cette époque, il était depuis longtemps remarié et père de deux autres enfants.

Sur le faux-passeport qui le servit pendant l'évasion, il inscrivit le nom de Trotsky ; il ne soupçonnait pas, à ce moment, que ce nom lui resterait pour toute sa vie.

De Sibérie, il se rendit directement à Samara où il adhère officiellement à l'organisation groupée autour du journal Iskra. Il milite ici avec des amis de Lénine. Après une tournée de propagande à Kharkov, Poltava et Kiev, sur les instances de Lénine, Trotsky décide de passer à l'étranger pour parachever son éducation marxiste qui avait encore bien des lacunes.

Il passe clandestinement la frontière autrichienne, grâce à l'aide d'un étudiant socialiste-révolutionnaire, ennemi des marxistes de l'Iskra qui s'étaient prononcés contre le terrorisme. Il fallut force persuasion de la part de Trotsky pour déterminer l'étudiant à faire passer la frontière à un anti-terroriste. Trotsky ne se doutait sûrement pas, à ce moment, que 34 années plus tard on l'accusera de terrorisme forcené.

Lénine avait déjà, à cette époque, élaboré cette conception bolchévik du travail révolutionnaire, qui allait bientôt mener à la scission dans la social-démocratie russe. Il avait compris, dans des années d'expérience, que le révolutionnaire amateur n'avait que peu d'intérêt pour le mouvement révolutionnaire russe ; l'aide de ces amateurs ou, comme on les appellera plus tard, de ces « compagnons de route » était tout à fait insignifiante. L'ouvrier par ses conditions sociales mêmes, dès qu'il devenait révolutionnaire, était révolutionnaire permanent, car à tout moment de ses préoccupations journalières, il restait en relation étroite avec le peuple, avec d'autres exploités. Le social-démocrate intellectuel, par contre, n'avait le plus souvent que des relations très lâches, purement intellectuelles avec le peuple. Son aide consistait surtout dans une certaine aide matérielle, apport d'argent, hébergement de camarades, etc.

Lénine savait que le métier de révolutionnaire nécessitait des spécialistes, des hommes entièrement formés en vue de cette tâche et entièrement dévoués à cette tâche. Marx et Engels, dans une époque précédente, avaient donné l'exemple de la vie d'un révolutionnaire professionnel. Lénine avait repris cet exemple. C'est lui qui forgea, pour la première fois, le terme et la conception du révolutionnaire professionnel qui n'a qu'un seul but dans la vie : la révolution. Pour lui était révolutionnaire professionnel celui qui ne regardait le métier, grâce auquel il gagnait sa vie, que comme moyen pour pouvoir exercer son vrai métier, sa véritable occupation : le travail souterrain de la révolution. Le révolutionnaire professionnel ne devait tenir aucun compte de sa vie privée, de toute autre occupation en dehors du travail de l'organisation, être toujours prêt à être arrêté et envoyé en Sibérie, être toujours prêt à exécuter les ordres de l'organisation, pouvoir se déplacer immédiatement si les nécessités du travail de l'organisation l'exigeaient.

C'est sur cette conception que devait bientôt s'effectuer la séparation entre durs et mous, c'est elle qui devait donner naissance au bolchévisme. Lénine savait que des hommes d'une trempe suffisante pour faire un bon révolutionnaire professionnel étaient rares : le sacrifice demandé était presque surhumain.

Pendant cette promenade où Lénine fait subir au nouvel arrivé un examen « sur toutes les matières du cours », comme dit Trotsky avec humour dans son autobiographie, Lénine comprend, immédiatement, qu'il a un homme de valeur devant lui. Il se dit qu'il faudra travailler cette matière précieuse encore brute et qu'on en tirera quelque chose d'excellent. Il eut raison en ce qui concerne l'appréciation de la matière, mais il se trompa quand il crut pouvoir faire du jeune Trotsky un disciple obéissant, comme il le fit avec Zinoviev et Kamenev. Le génie n'aime pas les entraves et ses erreurs sont aussi une école pour lui. Le génie politique du jeune révolutionnaire devait le mener sur une voie isolée, l'emprisonner dans des appréciations fausses ; le centrisme politique le tiendra prisonnier pendant quelque temps. Mais aussi bien en 1905 qu'en 1917, quand la Révolution appelle ses disciples au travail, Trotsky se trouve au premier rang ; en 1917, il deviendra l'alter ego irremplaçable de Lénine ; on prononcera en ces jours « Lénine et Trotsky » comme on dirait Jean Dupont ou Pierre Durand. Ces deux noms propres « Lénine et Trotsky » se fondent en un seul, deviennent un tout, le symbole de la Révolution d'Octobre, de la montée révolutionnaire tout court. Tandis que les obéissants disciples Kamenev et Zinoviev renieront leur maître dans les heures de danger, Trotsky ne le quittera jamais au moment de la lutte et même après la mort du maître restera le seul à défendre jusqu'au bout l'héritage de son œuvre révolutionnaire.

Il fait des conférences à Whitechapel qui réussissent et fait ensuite des tournées à Bruxelles, à Liège et à Paris, en Suisse et en Allemagne.

A Paris, il fait la connaissance de N. I. Sédova qui devient bientôt sa compagne, elle le suivra dans sa vie errante à travers toutes les vicissitudes de sa fortune révolutionnaire. De même que Londres, Paris n'est pour le jeune militant qu'un lieu où la nécessité politique l'a amené pour exercer son métier de révolutionnaire professionnel. La ville en tant que telle, en tant qu'ensemble architectural et culturel ne le touche pas.

Toute l'aile marxiste des révolutionnaires russes s'était groupée autour du journal Iskra dont le directeur politique était Lénine. Lénine en arrivant à l'étranger avait adhéré au « Groupe de l'Emancipation du Travail » où militaient déjà Plékhanov, Véra Zassoulitch, Axelrod, Martov et Potressov qui allaient former la rédaction du journal. L'Iskra acquit bientôt une place dominante dans la vie politique du prolétariat russe.

Dès que Lénine eut compris la valeur de Trotsky – « C'est un homme aux capacités indubitablement hors de pair, convaincu, énergique, qui ira encore de l'avant », écrit-il à Plékhanov le 2 mars 1903 quand il propose à celui-ci la collaboration de Trotsky au comité de rédaction de l'Iskra – il cherche de se le rattacher. C'est lui qui impose la collaboration de Trotsky. Il s'agit pour lui non seulement de gagner pour le journal une plume qui s'annonce brillante ; c'est précisément là qu'il fait des réserves en disant que Trotsky a encore trop gardé « des traces du style des feuilletons » et qu'il « s'exprime d'une façon par trop recherchée » ; c'est l'appui politique du jeune révolutionnaire qu'il désire.

Déjà de très graves conflits ont éclaté au sein de la rédaction entre « durs » et « mous », dont le chef des uns est Lénine, des autres Plékhanov, alors la figure la plus respectée du marxisme russe. Ce ne sont que les signes avant-coureurs de la tempête qui éclatera au deuxième congrès du parti social-démocrate russe. Il est donc tout naturel que Lénine cherche à gagner l'appui du brillant jeune homme ; Plékhanov comprend les véritables raisons de Lénine et ne cache pas son antipathie à Trotsky. Ce dernier grâce à l'appui de Lénine et de Martov rentrera à la rédaction de l'Iskra, mais le jeune Léon Davidovitch n'ira pas par le chemin que Lénine lui trace. Déjà avant le congrès, les méthodes d'organisation de Lénine lui déplaisent. Trotsky est encore militant de Russie, « il est venu à l'étranger avec la conception que la rédaction de l'Iskra devrait être sous le contrôle du comité central » ; Lénine, au contraire, veut faire du journal une sorte de centre supérieur indépendant. Ces plans de « dictature » ne plaisent pas au jeune militant, les quelques avances de Lénine, très flatteuses pour un aussi jeune militant, n'entraînent pas les convictions de ce caractère indépendant. Tout jeune incline à la démocratie organisatrice, la jeunesse indépendante ne voit dans la « dictature » organisatrice que le désir des vieux de brider l'ambition et l'indépendance des jeunes. Et pourtant, c'est Lénine qui avait raison.

Lénine avait sérieusement cherché d'amener Léon Davidovitch dans ses vues. Mais le jeune Trotsky, tant à Londres, qu'à Genève, rencontrait plus souvent Martov et Véra Zassoulitch que Lénine qui menait toujours une vie éloignée de la vie de tous les jours des autres émigrés russes. Comme l'écrit Trotsky : « Lénine ne doutait pas que sur les points les plus graves je serais avec lui ». Et déjà bientôt sur une question capitale Trotsky devait se séparer de Lénine pour de longues années.

Le deuxième congrès du parti social-démocrate russe devait avoir lieu à Bruxelles. Ce congrès était de la plus grande importance pour les marxistes russes, car, le premier ayant été tenu dans l'illégalité, c'était pratiquement le premier congrès du parti qui devait fixer son programme et ses statuts.

Trotsky y prend part mandaté par l'Union sibérienne à laquelle il avait collaboré pendant sa déportation.

Le congrès n'aura pas lieu à Bruxelles, mais à Londres. L'intervention de l'Okhrana russe auprès de la police belge nécessite ce transfert.

A peine commencé le congrès devient houleux. Les divergences masquées au sein de la rédaction éclatent immédiatement au congrès à l'occasion de la discussion du paragraphe premier des statuts. Il s'agissait de fixer qui pourrait être membre du parti. « Lénine insistait pour assimiler le parti à une organisation illégale, écrit Trotsky dans « MA VIE ». Martov voulait que l'on reconnut aussi comme membres du parti ceux qui militaient sous la direction d'une organisation illégale... Lénine voulait de la netteté dans les formes, une ligne vigoureusement marquée dans les rapports à l'intérieur du Parti. Martov était enclin à admettre les flottements ».

Cette divergence, d'apparence secondaire contenait en elle le germe de toutes les divergences futures entre bolchéviks et menchéviks, entre « durs » et « mous ». Lénine voulait monter un parti de révolutionnaires professionnels, Martov choisit la forme du réformisme social-démocrate invertébré qui devait inévitablement s'effondrer devant les dures exigences de la Révolution.

Le conflit finalement n'éclate pas entre Plékhanov et Lénine, mais entre Martov et Lénine. Plékhanov, tout d'abord, se trouve du côté de Lénine, mais il abandonne rapidement.

Si la scission s'était faite entre Plékhanov et Lénine, si Martov avait été du côté de Lénine, toute la carrière de révolutionnaire de Trotsky aurait pris une autre voie. Trotsky était trop jeune, trop inexpérimenté dans le travail révolutionnaire pour comprendre la justesse du point de vue de Lénine, ses liens personnels avec Martov l'empêchaient encore davantage.

« Pourquoi me suis-je trouvé au congrès parmi les "doux" ? » se demande Trotsky. Et il répond :

« De tous les membres de la rédaction, j'étais le plus lié avec Martov, Zassoulitch et Axelrod. Leur influence sur moi fut indiscutable. L'idée d'une scission dans le groupe me paraissait sacrilège. En 1903, il ne s'agissait tout au plus que d'exclure Axelrod et Zassoulitch de la rédaction de l'Iskra. A leur égard, j'étais pénétré non seulement de respect, mais d'affection. Lénine, lui aussi, les estimait hautement pour leur passé. Mais il en était arrivé à conclure qu'ils devenaient de plus en plus gênants sur la route de l'avenir. Et, en organisateur, il décida qu'il fallait les éliminer des postes de direction. C'est à quoi je ne pouvais me résigner. Tout mon être protestait contre cette impitoyable suppression d'anciens qui étaient enfin parvenus au faîte du parti.

De l'indignation que j'éprouvai alors provient ma rupture avec Lénine au IIème Congrès. » (souligné par l'auteur).

Mais cette raison sentimentale de Trotsky, qui à cette époque n'a que 23 ans, n'est pas suffisante pour expliquer cette rupture si longue avec Lénine et ses conceptions. Cette cause morale de rupture devait inévitablement disparaître le jour, très prochain, où les divergences entre Trotsky, le révolutionnaire, et les menchéviks réformistes devaient grandir et s'approfondir. Ce n'est pas une raison sentimentale qui pouvait arrêter un homme comme Trotsky, le tenir éloigné de Lénine pendant quatorze années. Elle ne fut que le point de départ, mais derrière elle se cachaient des divergences politiques qui devaient persister aussi longtemps que l'activité de ces titans de l'action était confinée à des préoccupations journalistiques et doctrinales. La polémique est une arme tranchante, presque toujours elle approfondit le fossé qui sépare les adversaires qui s'en servent.

Trotsky convient lui-même que derrière la raison sentimentale, il y avait une raison politique. Il était déjà « centraliste » à cette époque, mais sa conception du « centralisme » dans la direction du parti était bien éloignée de celle de Lénine. Pour lui « centralisme » n'était qu'une direction centrale sauvegardant tous les droits démocratiques de la base du parti. Pour Lénine, par contre,

« le centralisme révolutionnaire est un principe dur, autoritaire et exigeant. Souvent, à l'égard de personnes ou de groupes qui partageaient hier nos idées, il prend des formes impitoyables. Ce n'est pas par hasard que, dans le vocabulaire de Lénine, se recontrent si fréquemment les mots : irréconciliable et implacable. C'est seulement la plus haute tension vers le but, indépendante de toutes les questions bassement personnelles, qui peut justifier une pareille inclémence » (Trotsky).

Mais à l'époque la conduite et les conceptions d'organisation de Lénine paraissaient à Trotsky « inacceptables, épouvantables, révoltantes ».

Lénine, tout en préparant la bataille idéologique implacable, – pour lui le centralisme démocratique est la seule sauvegarde sérieuse pour le fonctionnement sans encombre de l'appareil d'un parti dans l'illégalité – ne désire pas la scission, ne la prévoit pas et ne la prépare pas pour le 2ème Congrès.

La menace de la scission le prend à l'improviste, mais il n'est pas l'homme à reculer devant la menace d'une scission quand le sort du futur parti révolutionnaire, le sort de la révolution russe elle-même est en jeu. De même qu'en 1917 il revendiquera hautement les responsabilités du pouvoir, de même en 1903 il ne recule pas devant la nécessité de prendre à lui tout seul la direction de l'aile révolutionnaire du parti social-démocrate russe. Tout le monde épouvanté devant la possibilité d'une scission dit tout haut : « Il n'osera pas ». Mais Lénine ose. A l'âge de 31 ans, il devient le leader incontesté de l'aile révolutionnaire du socialisme russe, jette la fondation du parti et de la politique qui mèneront à la Révolution d'Octobre, à l'instauration du pouvoir ouvrier sur un sixième du globe. Plékhanov, son adversaire, ne pourra pas s'empêcher de dire à ce Congrès : « C'est d'une pâte pareille que sont faits les Robespierre ».

Lénine, au Congrès, n'épargnera pas les efforts pour attirer Trotsky de son côté ; il lui dépêche deux partisans, dont son frère cadet Dimitri, avec l'ordre de l'amener coûte que coûte dans le camp léniniste.

Toute la peine est perdue. Trotsky est à cette époque ce qu'on appelle dans le jargon marxiste « un centriste ». Tout en restant foncièrement révolutionnaire, il ne voit pas encore pour le moment les divergences fondamentales qui séparent le menchévisme du bolchévisme. Même quand il quittera le camp menchéviste, il restera persuadé de la possibilité et de la nécessité d'une fusion entre les deux fractions. Il sera ce qu'on appelle : un conciliateur. Toutefois la situation, alors, était moins claire que cela paraît aujourd'hui. L'école officielle du Kremlin brouille aujourd'hui les choses à dessein, ne reculant devant aucune falsification, pour présenter la position d'alors de Trotsky comme rigoureusement opposée à toute politique révolutionnaire.

Il ne faut pas oublier que la scission bolchévik-menchévik resta longtemps incompréhensible même pour la plupart des militants ouvriers bolchéviks en Russie. Les deux fractions continueront de collaborer en Russie où dans de nombreux groupes elles vivront dans une symbiose parfaite. Les menchéviks joueront bientôt un rôle de premier plan dans la révolution de 1905 et même en tant que fractions organisées les deux frères ennemis fusionneront à plusieurs reprises, la scission ne devenant définitive qu'en 1912.

Trotsky déclare aujourd'hui ne pas regretter le temps où il militait séparé du parti bolchévik. Il serait vain de se perdre en conjectures, de se demander quel cours auraient pris les choses si Trotsky en 1903, au lieu de faire cavalier seul, avait rallié le camp des partisans de Lénine.

Lénine et Trotsky étaient deux fortes personnalités, deux géants de la pensée et de l'action révolutionnaires. Déjà une fois dans l'histoire du mouvement révolutionnaire s'était produite la même chose pour son plus grand bien : la collaboration intime de Marx et Engels. Engels accepta de lui-même, avec une modestie et abnégation rares dans la vie politique, de jouer le rôle de second. Mais en dehors de toute préoccupation de caractère, il faut convenir qu'une telle collaboration étroite est beaucoup plus facile pour deux personnalités originales tant qu'il s'agit de rester dans le domaine des idées et de l'élaboration théorique, tel fut le cas pour Marx et Engels, que dans le domaine de l'application pratique de ces idées, tel fut le cas pour Trotsky et Lénine. Mais aussi sûrement que l'eau de la source qui jaillit dans la montagne rencontrera la mer, aussi sûrement la jonction de l'activité de ces deux hommes devait se faire un jour dans l'action révolutionnaire. Cette jonction se fit et elle fut soudée par le feu de la Révolution d'Octobre.

Trotsky avait une personnalité trop originale, trop exubérante pour jouer le rôle de second, du famulus Wagner. Et ce fut bien ainsi, car l'expérience de ces années de lutte isolée, cette recherche de la voie juste à travers les erreurs inévitables trempa le caractère révolutionnaire du jeune chef en herbe. Les arêtes de la pierre qui roule s'émoussent, l'expérience de la vie révolutionnaire devait mener inévitablement Trotsky à l'état-major révolutionnaire de Lénine. Trotsky gagna à rester seul pendant de longues années ; cette période fit de lui un homme rompu à la lutte et habitué de ne s'appuyer que sur soi-même, de penser par soi-même. Une aussi considérable personnalité que Lénine aurait inévitablement empêché le plein développement des facultés du jeune militant, si Trotsky était devenu son disciple. L'élève doit savoir rapidement voler de ses propres ailes, pour ne pas être étouffé par l'ombre du maître. Zinoviev resta toute sa vie l'élève docile du maître, ce fait explique peut-être pourquoi il chancela au moment décisif. Son attitude, plus tard, en tant qu'opposant à Staline, jusqu'à sa mort, a montré que malgré ses grandes qualités, il n'était pas de la pâte des Robespierre, des révolutionnaires intransigeants et incorruptibles. Trotsky se défendit contre l'influence et les idées de Lénine comme, adolescent, il se défendit contre la pénétration des idées socialistes d'abord, du marxisme ensuite. Le caractère fort se défend instinctivement contre les idées du dehors. Trotsky fut longtemps en lutte contre l'inévitable, mais de même qu'il était devenu un révolutionnaire de marque, malgré son opposition première aux idées révolutionnaires, de même il devint le plus chaud et le plus éminent bolchévik et léniniste le jour où il adhéra définitivement au parti bolchévik. Lénine était le premier à le reconnaître. Et aujourd'hui, où tous ses disciples l'ont trahi, ont abjuré ses pensées et sa méthode, seul Trotsky garde et défend sans défaillance, l'héritage du premier grand chef du prolétariat mondial.

1905[modifier le wikicode]

Les premiers jours d'agitation passés, Trotsky se rend rapidement compte que sa place n'est pas parmi les philistins de la fraction menchévik. Ses désaccords avec la fraction Plékhanov-Martov s'aiguisent et mènent en septembre 1904 vers la rupture définitive avec l'aile réformiste du socialisme russe. Il continue toutefois de collaborer à l'Iskra à Genève.

La situation révolutionnaire a beaucoup changé depuis les jours orageux de la scission. Le mouvement ouvrier est en croissance en Russie. La guerre russo-japonaise, condamnée par toute l'opinion publique russe, haïe par les paysans et les travailleurs, remue profondément les couches du peuple les plus évoluées politiquement. Les défaites terribles que subit le militarisme russe ne font qu'augmenter cette agitation. Et un beau matin de janvier 1905 parvient à Genève la nouvelle de la fusillade du Palais d'Hiver, du massacre de la pacifique procession du pope provocateur Gapone.

Trotsky apprend la nouvelle à la rédaction de l'Iskra. Il n'a pas une minute d'hésitation : sa place est parmi les travailleurs en lutte contre le tsarisme oppresseur.

La fusillade des innocents ouvriers marchant derrière les icônes pour implorer le petit père Nicolas de leur octroyer quelques toutes petites libertés ne restera pas sans vengeance. Personne ne prévoit l'envergure que prendra le mouvement, mais c'est déjà la ruée de toute l'émigration vers la Russie, vers Pétrograd où l'aube de la Révolution monte.

Trotsky refait en sens inverse le chemin qu'il a pris pour aller à l'école de l'étranger. Ce n'est plus un adolescent provincial, plein de bonne volonté, mais de peu d'expérience, qui en passant par Vienne retourne dans l'empire du tsar de toutes les Russies. C'est le révolutionnaire mûr, la silhouette du chef de la révolution, tel qu'il se révèlera en 1917, c'est l'homme rompu aux feintes des batailles théoriques et aux querelles de l'émigration, 1905 lui permettra pour la première et dernière fois, avant le grand accomplissement, de se préparer en pratique au grand rôle de Titan de la Révolution.

En rentrant en Russie, il élit domicile à Kiev, en Ukraine. Il collabore étroitement avec Krassine. Hier, à Genève, il écrivait encore dans l'Iskra, journal des menchéviks. Aujourd'hui, il écrit des brochures que Krassine, membre du Comité Central bolchévik, fera éditer dans une imprimerie dont il dispose dans le Caucase. L'homme, entre les deux fractions, n'a qu'un seul but : la Révolution ; il se sert et sert les deux fractions pourvu qu'elles aillent en avant vers ce but commun.

La Russie, d'un bout à l'autre de cet immense continent, bout et tremble. L'avenir est gros d'événements. Ceux qui ont quelque chose à perdre tremblent devant le bouleversement qui s'annonce. Et tandis que cette force nouvelle avance, cette autre force, l'ordre ancien, l'ordre de « toujours », se défend impitoyablement, pas à pas, décidé à ne reculer que devant l'extrême. Trempés d'une sueur froide, les représentants du passé qui menace de s'écrouler ne croient pas encore à la réalité, à cet ordre nouveau qui s'annonce. Ils se tranquillisent et se disent que ce n'est qu'un cauchemar. Mais en attendant leur lourde main frappe durement. La répression s'abat sur le monde souterrain de la révolution.

Nathalie Sédova, cette petite femme, si effacée, pleine d'intelligence, admirable révolutionnaire et compagne, est arrêtée après une réunion de premier mai. Le terrain devient dangereux, le risque d'une arrestation prématurée trop grand pour continuer à séjourner à Kiev. Trotsky file en Finlande, là où Lénine s'abritera en 1917, avant le coup décisif d'Octobre devant la répression de Kerensky. Tout près du foyer de la Révolution qui se prépare, il attend le moment propice. Installé dans une petite pension de famille « La Tranquillité » il attend le grand jour.. Et celui-ci ne tarde pas à venir.

Le flot de la révolution menace d'engloutir la Russie des tsars.

D'abord la grève d'octobre 1905 qui débuta par une grève de typographes à Moscou ne laissa guère prévoir une précipitation aussi rapide des événements. On prévoyait des événements graves, mais seulement pour le début de l'année prochaine. D'un coup la grève s'étend aux employés des chemins de fer et gagne bientôt tous les centres du pays. La débâcle révolutionnaire et le manifeste constitutionnel du 17 octobre que la réaction, qui perd pour un moment la tête, veut opposer à l'inexorable marche de la Révolution ne fait qu'augmenter l'assurance des masses et l'envergure du mouvement social. A peine arrivé à Pétrograd l'homme d'action est aspiré par le mouvement révolutionnaire qui le jette partout sur la brèche, là où il faut un chef révolutionnaire. Trotsky parle sans interruption dans les meetings, collabore activement à trois journaux : la Rousskaïa Gazetta (Gazette Russe) qu'il dirige ensemble avec Parvus, le Natchalo (Le Début), grand journal qu'il lance en collaboration avec les menchéviks et les Izvestia (Les Nouvelles), organe officiel du Soviet, en majorité menchévik.

La presse de gauche qui ne connaît la liberté que depuis le manifeste constitutionnel d'Octobre obtient un succès immense. Parmi tous les journaux Natchalo est le plus lu, le plus apprécié parmi les travailleurs de Pétrograd et cela grâce à la collaboration de Trotsky.

L'organe des bolchéviks, la Novaïa Jisn (La vie nouvelle) connaît aussi une rapide ascension, mais toutefois son succès est de beaucoup moindre que celui de la Natchalo qui est mieux écrite. Ce n'est qu'un des effets du désarroi qui règne dans les rangs de l'état-major bolchévik qui, pris à l'improviste par la rapidité du déroulement des événements. Les bolchéviks étaient habitués à recevoir pour toutes les questions importantes les directives de Lénine. La nécessité brusque de prendre des décisions tout seul, cette responsabilité écrasante d'agir sans les conseils du maître, s'abat lourdement sur leurs épaules et ils ne résistent pas à l'épreuve comme ils ne résisteront pas non plus à l'épreuve au début de la révolution de février. Les Kamenev, les Zinoviev, les Staline suffisent pour agir sous la surveillance du chef, mais élaborer la tactique sans son appui les prend au dépourvu et dépasse leurs forces.

L'arrivée tardive de Lénine en Russie, en 1905, est une des causes principales pourquoi les bolchéviks, dans la première Révolution russe, furent confinés à un rôle de second plan, laissant la place de brillant premier aux menchéviks. En effet, aujourd'hui, les mots soviet et bolchévisme ne font qu'un ; quand on prononce le premier on pense de suite au second et vice versa : soviets, bolchévisme, Lénine, tout cela ne fait aujourd'hui dans la conscience des masses qu'un grand, qu'un seul TOUT. Le petit mot de six lettres est devenu l'horreur des menchéviks russes et de leurs pareils d'Occident, social-démocrates de tous poils et de tous pays, car ce mot fait apparaître devant les yeux le spectre de la Révolution, des masses en marche, animées d'une farouche volonté d'aller jusqu'au bout, en se passant des conseils, des avertissements et de l'aide des docteurs de la mère malade. Mais ironie du sort, les Soviets sont l'oeuvre même de ceux qui les maudissent aujourd'hui, qui tremblent rien qu'entendant prononcer ce terrible petit mot.

Les soviets dont la traduction française ne signifie pas autre chose que conseils, surgissaient le plus naturellement du monde parmi les masses travailleuses en lutte. Qui en eut le premier l'idée ? Quel ouvrier ? Quelle usine ? Cela n'a pas d'importance. La révolution, accoucheuse d'un ordre nouveau, forge elle-même ses propres instruments de travail et cela sans grand effort, au fur et à mesure que ce travail progresse, au fur et à mesure que l'expérience des masses se fait et cela même sans l'aide de ces doctes personnages, docteurs ès socialisme, seuls détenteurs – d'après eux – du monopole de la direction de la révolution (pour eux la Révolution ne s'écrit avec un grand R que dans les leaders des journaux ; le jour de son véritable accomplissement, elle s'écrit avec un petit r et n'est qu'un accident de travail à liquider le plus rapidement possible). Le mouvement ouvrier russe était né dans l'illégalité, n'avait – sous sa forme organisée – rayonné que sur un faible secteur de travailleurs conscients. La soudaine montée du mouvement des masses, la rapidité avec laquelle les événements se déroulaient ne lui permirent pas d'encadrer cette masse énorme dans le cadre trop étroit des organisations existantes.

Le mouvement syndical, vivotant dans l'illégalité, était loin à pouvoir mettre sur pied un appareil administratif capable de guider et de servir les masses en lutte. Ce ne pouvait encore moins être les partis politiques qui se présentaient en grand nombre (populistes, socialistes-révolutionnaires, menchéviks, bolchéviks, etc.) aux travailleurs en lutte.

Ceux-ci ne savaient pas où aller, ne comprenaient guère les raisons de l'existence d'une multiplicité d'organisations se réclamant de la Révolution et n'avaient qu'un seul désir, aller en avant, briser les cloisons qui les étouffaient. Les plus conscients, les plus avancés parmi les travailleurs savaient que cela menait à la révolution, les autres, la grande masse ne s'en rendait compte que très confusément.

Pourtant, il fallait s'organiser dans la lutte. Et ainsi, devant la nécessité de l'action, partout où la masse luttait : dans les usines, sur les chantiers, dans les gares des chemins de fer, dans les quartiers ouvriers, etc. surgissaient des Conseils, des Soviets.

Les ouvriers d'une usine, d'un chantier, etc. choisissaient parmi les leurs, parmi ceux qu'ils connaissaient et dans lesquels ils avaient confiance ceux qui devaient les diriger, être leurs chefs. Ces délégués étaient révocables à tout moment. La nécessité de la coordination du mouvement exigeait un centre organisationnel et coordinateur : ce fut le Soviet central, composé des délégués de toutes les usines et autres lieux de travail. La Révolution s'était donné son organisme directeur. Les Soviets locaux et le Soviet central devinrent bientôt un Etat dans l'Etat. C'était la dualité du pouvoir, l'ancien ordre qui ne voulait pas encore disparaître et l'ordre nouveau, qui tout en titubant avec ses souliers d'enfant, frappait déjà à la porte. Cette dualité de pouvoir était inévitable. Les ouvriers qui veulent vaincre le pouvoir bourgeois doivent organiser immédiatement le leur : la dualité du pouvoir est un compromis, on ne sait pas encore de quel côté va pencher la balance, on n'a pas encore mesuré les forces dans l'assaut : la révolution est déjà assez forte pour pouvoir prétendre à la succession, mais l'ordre ancien n'est qu'ébranlé, doit céder à la pression, mais garde encore des atouts qui lui permettront peut-être d'éviter – momentanément – la chute finale. C'est ce qui arriva en 1905, la dualité du pouvoir se résolut en faveur de la réaction, la révolution dut s'incliner et quitter l'arène publique, mais seulement pour peu de temps. Le prologue était joué, mais les masses travailleuses se préparaient, pendant l'entr'acte, à jouer de la meilleure façon leur rôle dans le drame lui-même. C'étaient les menchéviks qui dirigeaient, dès leur naissance, ces soviets et surtout le Soviet de Pétrograd qui s'opposant au pouvoir central du régime tsariste était le foyer et le cerveau de la première révolution.

Dès le début, Trotsky joua un rôle de premier plan dans le Soviet de Pétrograd. C'est lui qui inspira à peu près tous les actes et manifestes du Soviet. Ce fut d'abord dans la coulisse, car la fonction de président du Soviet fut détenue d'abord par un obscur avocat, Nossar-Khroustalev. La vague des grands bouleversements rejette souvent à la surface des êtres sans valeur qui par une série de manœuvres arrivent à occuper des places auxquelles ni leurs capacités, ni leur vie passée les ont destinés. La révolution de 1905 eut ainsi Nossar-Khroustalev, comme celle de 1917 aura son Kerensky.

Svertschkov, un des membres du Soviet et, plus tard, compagnon de prison de Trotsky, donne le témoignage suivant : « La direction idéologique du soviet vint de L.-D. Trotsky. Le président, Nossar-Khroustalev, servit plutôt de paravent, car il n'était pas capable de résoudre personnellement une seule question de principe. »

Bientôt Trotsky devient le président effectif du Soviet, car Nossar-Khroustalev est arrêté : Trotsky occupera cette fonction jusqu'à son arrestation. Devant le tribunal, il sera le révolutionnaire courageux qu'il restera toujours. Dans une splendide déclaration, il défend la révolution et ceux qui la firent. Mais les juges tsaristes ne goûtèrent guère cette défense courageuse. Trotsky et ses compagnons sont condamnés à la déportation perpétuelle, qu'ils devront subir dans la petite ville d'Obdorsk, bien au-delà du cercle polaire.

Quand Trotsky, après avoir passé par la prison de Kresty et puis celle de la forteresse Pierre-et-Paul, s'achemine, pour la deuxième fois, vers la déportation, il ne compte qu'à peine 27 ans. Mais déjà il n'est plus le jeune militant de jadis. Dans le petit cercle de révolutionnaires professionnels, il fait figure de grand chef révolutionnaire, dont le nom est sur les lèvres de tous les exploités russes et se confond déjà avec la Révolution elle-même.

Que pensait Lénine, quand, en auditeur anonyme, du haut des tribunes, il écoutait les discours de l'animateur du Soviet, suivait ses actes ou lisait ses articles ? Depuis que Staline a ouvert la lutte contre l'opposition de gauche, l'histoire officielle du communisme fut refondue de fond en comble en raison de cette lutte fractionnelle. Il fallait présenter Trotsky comme l'ennemi de toujours du bolchévisme et de la révolution. Mais l'histoire ne se laisse pas refaire, et si – pour le moment – les jeunes citoyens en U.R.S.S. ignorent la vérité, celle-ci ne se laisse pas supprimer. Trotsky cite les mémoires de Lounatcharsky qui rapporte ce qui suit : « Je me rappelle que quelqu'un ayant dit en présence de Lénine : « L'étoile de Khroustalev est à son déclin, et l'homme fort du Soviet est actuellement Trotsky », Lénine parut s'assombrir une seconde, puis déclara : « Pourquoi pas ? Trotsky a conquis cette situation par un labeur inlassable et brillant ».

Et ce jugement de la Novaïa Jizn, organe des bolchéviks, n'est-il pas concluant : « Le premier numéro de Natchalo vient de paraître. Nos félicitations à notre compagnon de lutte. A signaler, dans ce premier numéro une brillante description de la grève de novembre, due au camarade Trotsky ».

Intitule-t-on « notre compagnon de lutte » et félicite-t-on quelqu'un avec lequel on est dans une lutte sans merci, comme Staline nous veut le faire croire qu'il en était ainsi en 1905 ?

L'arrestation du Soviet le 3 décembre 1905, met fin à la vie militante de Trotsky en Russie même. Il ne la reprendra qu'en 1917. Douze années d'exil et de dure vie de l'émigration le séparent encore du couronnement des efforts de toute sa vie de militant.

1907-1917[modifier le wikicode]

Le procès des dirigeants du Soviet dura un mois et fut exceptionnel, grâce à l'attitude des inculpés. Ce n'est qu'en janvier 1907 que le convoi des déportés se met en route vers la Sibérie, vers le cercle polaire. Mais les policiers du tsar n'avaient pas compté avec la farouche volonté de lutte du jeune révolutionnaire. De nouveau, par un raid hardi qui mériterait l'admiration de tous les sportifs, il réussit à échapper à la geôle sibérienne.

Après 33 jours de voyage le convoi arrive à Bérézov ; de là il y a encore environ 500 km à faire jusqu'au but du voyage. On laisse les prisonniers se promener en toute liberté dans le bourg ; d'ici, loin des confins de la civilisation, aucune évasion n'était à craindre ; toute tentative d'évasion était condamnée d'avance à un échec. Mais Trotsky ne recule pas devant l'impossible. Il se lance sur un traîneau de rennes, guidé par un vieux iakout ivrogne, à travers le désert de glace et de neige – et cela en plein hiver – au mois de février.

La police abandonne rapidement toute poursuite : il y a 99 chances sur cent que l'évadé périsse. Mais à un Trotsky une chance sur cent suffit. Il traverse 700 km de la taïga sibérienne, ensevelie dans la neige, où sur des milliers de kilomètres ne se trouve pas un Russe, pas un policier en conséquence, et où, de temps en temps se dressent seulement quelques iourtes d'Ostiaks hivernants.

Dans l'Oural, il se fait passer pour le membre d'une expédition polaire, alors en Sibérie, et continue sa fuite vers l'Occident. Il arrive à Pétrograd, d'où il se rend en Finlande où se trouvent déjà Lénine et Martov. Il rend visite à tous les deux. La révolution de 1905 avait eu comme résultat entre autres, la fusion des deux fractions au congrès de Stockholm en avril 1906. Mais cette fusion était artificielle et ne pouvait durer. D'un côté les bolchéviks se préparent déjà aux batailles futures, tandis que de l'autre, les menchéviks regrettent même leur « folie révolutionnaire » de 1905 et glissent rapidement vers la droite.

Quand Trotsky arrive en Finlande, cette fusion est déjà bien comprise. Il passe quelques semaines en Finlande, avec sa femme et son enfant, né pendant qu'il était en prison, et après c'est le départ pour l'étranger. Ce n'est que dix ans plus tard qu'il foulera de nouveau le sol russe.

A peine arrivé à l'étranger, Trotsky plongea immédiatement dans le travail révolutionnaire de l'émigration. Le congrès du parti social-démocrate russe, en 1907, a lieu à Londres... dans une église socialiste. Ce ne sera pas la seule curiosité de ce congrès, car, au beau milieu du congrès, on s'aperçoit que la caisse du parti est à sec et que tout l'argent, tant pour le voyage de retour des délégués que pour la continuation du congrès même, manque. Que faire ? Une solution inattendue se présenta. La révolution de 1905 avait eu un profond écho dans le milieu des libéraux anglais. Grâce à cette sympathie les socialistes russes purent sortir de l'embarras que leur occasionnait le manque d'argent. Trotsky écrit :

« Un des libéraux anglais consentit à la révolution russe un emprunt, qui, je m'en souviens, fut de trois mille livres sterling. Mais il exigea que la reconnaissance fût signée par tous les délégués au congrès. L'Anglais reçut un document sur lequel figuraient plusieurs centaines de signatures, tracées avec les caractères qui appartiennent à toutes les langues de la Russie. Il eut, cependant, à attendre longtemps le versement de la somme marquée sur cet effet. Pendant la réaction et la guerre, le parti ne pouvait penser à payer de pareilles sommes. C'est seulement le gouvernement soviétique qui racheta la traite signée par le congrès de Londres. La révolution fait honneur à ses engagements, bien que d'ordinaire avec un certain retard. »

Ainsi il se fit que le congrès socialiste put terminer ses travaux grâce à l'argent d'un bourgeois anglais qui, bien que remboursé en 1917 dût, à cette date, regretter son acte, de même que le fait que ses débiteurs soient dans la possibilité de le rembourser.

A ce congrès, Trotsky fit deux rencontres intéressantes : celle de Gorki et de Rosa Luxembourg, la socialiste polonaise qui jouera un grand rôle dans le parti socialiste.

De Londres, Trotsky, après un court séjour à Berlin et en Bohême, se rend au congrès de l'Internationale socialiste qui a lieu cette même année, à Stuttgart.

En Russie, le mouvement ouvrier est en reflux. La répression de la réaction s'abat durement et reprend une à une les quelques libertés que les ouvriers russes ont conquises de haute lutte pendant les années 1905-1906.

Mais l'Internationale socialiste se trouve encore sous l'influence de ces événements. Le congrès de Stuttgart se tiendra sous le signe de l'offensive de l'aile gauche dans l'Internationale. A côté de la fraction bolchévik se tiennent d'autres révolutionnaires, comme Karl Liebknecht, Rosa Luxembourg, Christian Rakovsky, etc. C'est à Stuttgart que les résolutions les plus progressives et les plus révolutionnaires de la lutte des travailleurs contre la guerre seront votées. C'est aussi à Stuttgart que Karl Liebknecht lance son cri de guerre :

« L'ennemi principal est dans ton propre pays. Le prolétaire doit lutter contre sa propre bourgeoisie. »

Sept années plus tard, en août 1914, peu de chefs « socialistes » se rappelleront ces paroles et les résolutions votées au congrès de Stuttgart. Trotsky se trouvera dans la minorité révolutionnaire qui, elle, n'a pas oublié.

En octobre 1907, Trotsky s'installe à Vienne. Ce fait est plutôt étonnant, car l'émigration russe se trouve concentrée en Suisse et à Paris. Trotsky donne lui-même la réponse dans ses mémoires, où il dit :

« C'est qu'en cette période j'étais surtout porté vers la vie politique allemande. Je n'aurais pu m'établir à Berlin à cause de la police. Nous optâmes donc pour Vienne »

Il s'inscrit au parti social-démocrate autrichien et suit avec assez de régularité les réunions socialistes. Il fait, naturellement, connaissance avec les chefs socialistes autrichiens, mais ne sympathise guère avec eux. Ceux qui connaissent les chefs de l'austro-marxisme ne peuvent guère s'étonner de ce fait.

Trotsky dit avec mépris d'eux qu'ils vivaient des intérêts du Capital.

Les années de 1907 à 1912 sont les pires pour l'émigration russe. La contre-révolution est déchaînée en Russie, le mouvement ouvrier se réduit aux cadres révolutionnaires les plus sommaires. Cette situation du mouvement ouvrier en Russie a, naturellement, sa répercussion immédiate à l'étranger, dans l'émigration russe. Ces années sont encore davantage qu'auparavant des années de luttes fractionnelles, de querelles et de tractations entre les différentes fractions et sous-fractions de l'émigration.

C'est dans ces années que Trotsky accentue le plus sa position de centriste et de conciliateur. Il attaque à droite et à gauche, ce qui lui vaut le mécontentement conjugué des menchéviks et des bolchéviks. Sa critique est dure pour les uns et pour les autres. A l'occasion du congrès de Copenhague il publie un article dans le Vorwaerts sur la social-démocratie russe en distribuant ses coups, comme d'habitude, aussi bien à l'aile droite qu'à l'aile gauche. Cet article produit aussi bien chez les bolchéviks que chez les menchéviks une grande agitation. Plékhanov, le menchévik, organise une sorte de « conseil de discipline », contre Trotsky ; Zinoviev, le bolchévik, demande aussi des sanctions. D'autres révolutionnaires comme Riazanov, Lounatcharsky défendent Trotsky et la délégation russe après avoir pris connaissance de l'article rejette à une grosse majorité toute demande de sanction.

Le temps sert à étudier le passé et surtout à tirer les enseignements de la révolution de 1905. Trotsky fait dans l'émigration russe plusieurs conférences à ce sujet. A partir d'octobre 1908, il édite à Vienne un journal russe, intitulé Pravda. Son meilleur collaborateur et compagnon de cette époque est A. Joffé qui restera son fidèle partisan jusqu'à sa mort. Quand Trotsky est exclu du parti communiste sur l'ordre de Staline, Joffé, atteint d'une maladie incurable, se suicide en signe de protestation.

Mais l'activité journalistique de Trotsky ne se borne pas seulement à l'édition de la Pravda qui, dans son meilleur temps, ne paraît que bi-mensuellement. Il aide l'union illégale des marins de la mer Noire à confectionner leur journal et collabore au journal radical la Kievskaïa Mysl, collaboration qui lui permet de gagner sa vie.

Trotsky n'a toujours pas perdu l'espoir de voir se réaliser un jour l'unification des deux fractions. Il n'est pas le seul alors à avoir cette position. Rosa Luxembourg, en 1911, écrit dans le même sens et beaucoup de militants ouvriers en Russie ne s'embarrassent guère de ces distinctions de fraction. On verra, en 1917, que la plupart des sections de province du parti social-démocrate se composaient de bolchéviks et de menchéviks unifiés.

Toujours hypnotisé par son désir d'unification, Trotsky convoque, en août 1912, à Vienne, une conférence de toutes les fractions de la social-démocratie russe. Il espère pouvoir persuader Lénine de participer à cette conférence, mais celui-ci malgré les fortes tendances conciliatrices à l'intérieur de la fraction bolchévik, refuse d'envisager, une fois de plus, l'unification. Il s'oppose de toutes ses forces à l'unification, considérant une fusion des deux tendances comme un mariage entre l'eau et le feu.

Et ainsi Trotsky se trouve à cette conférence seul avec les menchéviks et quelques petits groupes bolchéviks dissidents. C'est ce qu'on appelle depuis le fameux « bloc d'août » qui, de l'aveu même de Trotsky, était un « bloc sans principes », étant donné qu'aucune base politique commune n'existait entre lui et les menchéviks. Dans les premières années de la lutte de Staline contre Trotsky, le premier utilisera le « bloc d'août » comme argument suprême pour prouver l'activité anti-bolchévik de Trotsky.

Cette mésaventure refroidit un peu les efforts unificateurs de Trotsky et c'est donc avec empressement qu'il accepte la proposition de la Kievskaïa Mysl d'aller comme correspondant de guerre dans les Balkans. Trotsky s'éloigne ainsi pour quelque temps de la vie intérieure de l'émigration russe. Les années 1912-1913 le trouvent parcourant la Bulgarie, la Serbie et la Roumanie.

Le déclenchement de la guerre mondiale le surprend à Vienne. Trotsky, dans Ma Vie, a écrit quelques lignes excellentes sur l'élan patriotique qui s'empara à cette occasion des peuples d'Europe :

« L'élan patriotique des ouvriers en Autriche-Hongrie fut, de tous, le plus inattendu. Qu'est-ce qui pouvait bien pousser l'ouvrier cordonnier de Vienne, Pospezil, moitié Allemand, moitié Tchèque, ou notre marchande de légumes, Frau Maresch, ou le cocher Frankl, à manifester sur la place, devant le ministère de la Guerre ? Une idée nationale ? Laquelle ? L'Autriche-Hongrie était la négation même de l'idée de nationalité. Non, la force motrice était ailleurs.


Il existe beaucoup de gens de cette sorte, dont toute la vie, jour après jour, se passe dans une monotonie sans espoir. C'est sur eux que repose la société contemporaine. Le tocsin de la mobilisation générale intervient dans leur existence comme une promesse. Tout ce dont on a l'habitude et la nausée est rejeté ; on entre dans le royaume du neuf et de l'extraordinaire. Les changements qui doivent se produire par la suite sont encore moins prévisibles. Peut-on dire que cela ira mieux ou plus mal ? Mieux, bien sûr... Comment Pospezil trouverait-il pire que ce qu'il a connu en temps normal ? »

Une fois de plus, Trotsky est arraché brutalement à ses préoccupations. Sans attendre une minute il doit quitter l'Autriche pour la Suisse devant la menace du camp d'internement. Il est forcé de laisser, à Vienne, sa bibliothèque, ses archives, ses manuscrits. La vie de révolutionnaire professionnel connaît souvent de pareils à-coups ; Trotsky avait déjà l'habitude.

Ni Lénine ni Trotsky ne s'étaient fait des illusions sur la valeur révolutionnaire de la social-démocratie internationale. Mais l'étendue de son effondrement les surprend tout de même ; ils s'attendaient à une carence, mais non pas à une trahison de telle envergure.

Trotsky note dans son autobiographie :

« Quand on reçut en Suisse le numéro du "Vorwaerts" où il était rendu compte de la séance du Reichstag qui avait lieu le 4 août, Lénine décida sans hésiter que c'était une contrefaçon, un document inventé par le G.Q.G. allemand pour tromper et terrifier l'ennemi. Telle était encore – en dépit de la faculté critique de Lénine, – la foi que l'on gardait à la social-démocratie allemande. »

La deuxième Internationale s'est écroulée ; Lénine et Trotsky s'en rendent rapidement compte et songent déjà à la remplacer par une autre.

Déjà le 11 août, Trotsky écrit :

« C'est seulement un réveil du mouvement révolutionnaire socialiste, – lequel doit prendre immédiatement des formes extrêmement violentes – qui jettera les bases de la nouvelle Internationale. Les années qui viennent seront l'époque de la révolution sociale. »

Un souffle de chauvinisme social-patriote passe à travers les rangs socialistes et n'épargne pas non plus le socialisme russe. A l'exception de Martov tous les menchéviks prennent place dans le camp du chauvinisme délirant ; Kropotkine, le leader de l'anarchisme russe, en fait autant et même les rangs des bolchéviks ne sont pas épargnés. Toutefois la fraction bolchévik est le seul bastion qui résiste au social-patriotisme. Les députés bolchéviks à la Douma seront déportés en Sibérie pour leur attitude résolument révolutionnaire devant la guerre. Lénine lance immédiatement les mots d'ordre du défaitisme révolutionnaire, ce qui veut dire : « Fraternisation des soldats par-dessus les tranchées » et « transformation de la guerre impérialiste en guerre civile ».

Trotsky sans hésitation se range dans le camp des internationalistes et combat de toutes ses forces le social-patriotisme. Bientôt la voix de Karl Liebknecht se lève en Allemagne ; il n'a pas oublié ce qu'il a prêché au congrès de Stuttgart en 1907. Pour lui l'ennemi reste dans son propre pays et au lieu d'inciter, à l'instar des social-patriotes, les ouvriers allemands d'aller massacrer les ouvriers français, il leur rappelle qu'il y a une tâche plus urgente : abattre l'impérialisme allemand.

En Suisse, Trotsky écrit un livre intitulé : La Guerre et l'Internationale dans lequel il fustige l'attitude de traître de la social-démocratie allemande.

Ce livre lui vaut une condamnation par contumace à la prison par un tribunal allemand ; ce fait n'empêchera pas d'interdire l'entrée en France de ce livre.

Le 19 novembre 1914, Trotsky pénètre en France avec sa carte de correspondant de guerre de la Kievskaïa Mysl. Il se fixe d'abord avec sa famille à Sèvres dans la petite maison qu'un peintre italien met à sa disposition pendant quelque temps. Plus tard il habitera rue Oudry, à Paris.

Dès son arrivée à Paris, il collabore au journal socialiste russe Naché Slovo, qui alors s'appelle encore Goloss. Ce journal paraît grâce aux efforts désespérés d'Antonov-Ovséenko qui se met en quatre pour trouver l'argent nécessaire pour la parution régulière du journal.

Trotsky devient immédiatement rédacteur en chef et directeur politique de Naché Slovo qui par son attitude internationaliste s'attire aussi bien les foudres de l'ambassade russe que ceux de la presse française bien pensante. Léon Davidovitch cherche naturellement et immédiatement une liaison avec le cercle de ceux qui, à travers vents et marées, sont restés internationalistes et antimilitaristes. Il fréquente ainsi le Groupe de la « Vie Ouvrière » dirigé par Monatte où se rencontrent, Quai Jemmapes où à la Grange-aux-Belles, les quelques révolutionnaires fidèles à leurs idées.

En septembre 1915, sur l'initiative des socialistes italiens une conférence internationale doit avoir lieu en Suisse. C'est le leader socialiste de Berne, Grimm, qui est chargé de l'organisation effective de la Conférence. Elle se tiendra à dix kilomètres de Berne dans un petit village qui s'appelle Zimmerwald. Quatre voitures suffisent pour transporter tous les internationalistes au lieu de la réunion. Trotsky s'était rendu à la conférence avec les Français Merrheim et Bourderon. C'est lui qui se charge de la rédaction du manifeste de la conférence, autour duquel Lénine, à l'extrême-gauche, et les pacifistes à droite, se livrent des batailles rangées. Une année plus tard, aussi en Suisse, à Kienthal cette fois-ci, une deuxième conférence, internationaliste se tiendra ; à celle-ci seule la gauche révolutionnaire qui s'était manifestée à Zimmerwald participera.

Trotsky ne pourra y prendre part, car déjà le sort lui prépare de nouvelles pérégrinations à travers le globe terrestre.

Décidément, le Naché Slovo devient la bête noire de l'ambassade russe à Paris ; son influence rayonne de plus en plus loin ; on le cite dans la presse allemande, italienne et partout où quelques révolutionnaires ont survécu au déluge nationaliste.

Un jour, l'ambassade exaspérée décide d'en finir avec cet adversaire gênant. Grâce au travail d'un provocateur auprès d'un régiment russe, en caserne à Marseille, une petite révolte qui cause la mort d'un colonel se produit. On s'arrange pour mettre la responsabilité de la mutinerie au compte du Naché Slovo.

Le journal est interdit et Malvy, ministre de l'Intérieur, prend un arrêté d'expulsion contre Trotsky. On signifie à Trotsky qu'il devra immédiatement quitter le territoire français pour un pays de son choix. Cette liberté de choix n'est qu'une ironie de la police française, car immédiatement les gouvernements italien et anglais font savoir qu'ils n'acceptent pas ce dangereux individu sur leur territoire. Pour se rendre en Hollande ou dans les pays scandinaves Trotsky est forcé de traverser l'Angleterre, donc impossibilité de s'y rendre. Reste la Suisse. Trotsky fait la demande d'entrée, mais sur une démarche du gouvernement russe, appuyé par tous les gouvernements alliés, le gouvernement fédéral lui refuse l'accès sur le territoire de la Confédération helvétique. Déjà à cette époque la planète est sans visa pour ce révolutionnaire. La police française l'avise alors qu'il devra se rendre en Espagne. Trotsky refuse et sera forcé de faire le voyage vers la péninsule ibérique sous la garde de deux agents de la sûreté. Mais l'Espagne non plus ne veut pas s'embarrasser d'un indésirable. Après un court séjour à Madrid il est arrêté et fait ainsi connaissance avec la prison-modèle de Madrid. De là on le transporte à Cadix où on lui déclare qu'il sera embarqué sur un vapeur en partance pour La Havane. Trotsky désire aussi peu de se rendre à La Havane qu'au Pôle Nord. Il fait l'impossible pour empêcher son départ, se démène, télégraphie à toutes les personnes qu'il connaît. Son cas, pour une intervention d'un député de gauche, est discuté au Parlement espagnol. La presse s'empare de l'affaire et finalement on l'autorise à se rendre à Barcelone, où avec sa famille arrivée de France il s'embarquera pour New-York. New-York est tout de même préférable à La Havane et l'Espagne ne s'intéresse qu'à une seule chose : se débarrasser de ce dangereux révolutionnaire. New-York devait être l'avant-dernière étape avant la Révolution.

II. Au Pouvoir[modifier le wikicode]

Le 13 janvier 1917 Trotsky et sa famille arrivent à New-York. Il y reprend immédiatement sa vie habituelle. Il dépeint lui-même son séjour à New-York, comme suit :

« Le plus grand nombre des légendes que l'on a inventées à mon sujet se rapporte, je crois, à mon séjour aux Etats-Unis. En Norvège, où je n'avais fait que de passer, des journalistes inventifs ont prétendu que je m'étais livré au nettoyage de la morue, mais pour New-York, où j'ai passé deux mois, la presse m'a attribué une série de professions toutes plus intéressantes les unes que les autres. Si nous rapportions les aventures dont les journaux m'ont fait le héros, nous aurions, probablement, une biographie plus intéressante que celle que j'écris ici. Mais je me vois obligé de décevoir mes lecteurs américains. La seule profession que j'aie exercée à New-York fut celle d'un révolutionnaire socialiste. Et comme on n'en était pas encore à la guerre « libératrice », « démocratique », cette profession n'était pas réputée, aux Etats-Unis, plus criminelle que celle d'un contrebandier de l'alcool. J'écrivis des articles, fus rédacteur en chef d'un journal et parlai dans les meetings ouvriers. J'étais occupé au dernier degré et ne me sentais pas dépaysé. »

Trotsky collabore donc au journal russe Novy Mir dans la rédaction duquel se trouvent aussi Boukharine et Volodarsky qui sera assassiné pendant la révolution par les socialistes-révolutionnaires. Il fait des conférences et attend son heure sans se douter, toutefois, qu'elle était aussi proche. Le 3 février 1917, les Etats-Unis rompent les relations diplomatiques avec l'Allemagne et rentrent dans la sarabande sanglante des nations en guerre. Mais déjà un autre événement, aux répercussions incalculables, approche.

Les révolutionnaires russes attendaient patiemment, malgré les souffrances de leur vie de privations, l'heure de la révolution. Ils la savaient inévitable ; jour après jour, ils travaillaient pour la rendre possible, se préparaient inlassablement pour être prêts à l'heure voulue.

Le 4 décembre 1909, en pleine période de réaction, Trotsky écrit : « Dès à présent, à travers les noires ruées de réaction qui nous couvrent, nous entrevoyons la lueur d'un nouvel octobre victorieux. »

Un Milioukov peut bien écrire que : « L'idée d'une dictature du prolétariat est tout à fait enfantine et pas un homme en Europe ne la soutiendra. » Le coassement de la grenouille n'effraie pas la cigogne. Les chiens aboient et la caravane suit son chemin.

En 1910, l'industrie russe arrive à sortir de la crise. Un nouveau développement s'empare du capitalisme russe et qui dit développement du capitalisme dit développement numérique du prolétariat. Quand la force numérique des exploités augmente, leur assurance augmente aussi. Rapidement des grèves éclatent un peu partout dans les centres industriels. Le mouvement ouvrier est de nouveau en montée. En 1912, c'est la fusillade des ouvriers en grève des gisements aurifères de la Léna. Cet acte de barbarie, comme celui de la fusillade du Palais d'Hiver, sept ans auparavant, provoque l'horreur et la désapprobation unanime du peuple russe. Et le mouvement révolutionnaire continue de se développer.

En 1914, quand Poincaré rend visite au tsar, à Pétrograd, la Garde Impériale le reçoit aux sons de la Marseillaise. Et pas loin du trajet que prend le cortège officiel cette même Marseillaise retentit, mais cette fois-ci sur les barricades que les travailleurs ont dressées dans les faubourgs ouvriers et où ils tombent sous les balles des troupes qui défilèrent tout à l'heure sous les yeux du président de la République française.

La guerre russo-japonaise et ses désastres avaient précipité la révolution de 1905. « La guerre est une accoucheuse de la révolution », dit Trotsky à juste titre. Et les révolutionnaires attendaient l'heure de l'accouchement. Mais quand l'heure vint subitement, ils ne pouvaient pas y croire au premier moment, puis ce fut la joie sans limites.

Un beau matin la petite rédaction du Novy Mir devient le centre du journalisme américain. Le télégraphe, après s'être tu pendant quelques jours, a annoncé la formation d'un gouvernement Goutchkov-Milioukov. Des noms inconnus pour le monde officiel paraissent dans toutes les informations venant de Russie. Les journalistes américains n'y comprennent absolument rien et s'adressent à tout moment à la rédaction du Novy Mir pour avoir les éclaircissements nécessaires.

Il n'y a aucun doute possible, c'est la Révolution. Et cette fois-ci, on ne laissera plus échapper l'occasion d'en finir définitivement avec le régime tsariste. Des meetings enthousiastes ont lieu dans les quartiers ouvriers de New-York, mais les émigrés ne pensent plus à fêter la révolution, ils ont des choses plus importantes à faire. Là-bas dans le Vieux Monde, c'est la Révolution qui les attend.

Le 25 mars, Trotsky se rend au consulat général de Russie à New-York et demande un passeport pour la Russie. On lui délivre les papiers nécessaires sans difficulté ; au consulat de Grande-Bretagne on lui déclare que l'Angleterre ne s'opposerait nullement à son retour en Russie. Le cœur gonflé de joie, Trotsky et sa famille avec tant d'autres émigrés russes s'embarquent sur le paquebot norvégien Christianafjord. Mais une dernière embûche l'attend avant de toucher la terre de la Révolution.

Quand le vapeur entre au port de Halifax, au Canada, les officiers anglais montés à bord, arrêtent Trotsky, sa famille et cinq autres passagers. L'Angleterre considère la présence de Trotsky en Russie comme indésirable.

Le 3 avril, Trotsky et sa famille sont internés dans un camp de concentration de Amherst où se trouvent quelques centaines de prisonniers allemands. Le bruit de l'arrestation de Trotsky provoque de violentes protestations en Russie. La Pravda dirigée par Lénine, proteste et demande l'élargissement immédiat de Trotsky. Devant ces protestations, le gouvernement provisoire est forcé d'intervenir auprès du gouvernement britannique et, le 29 avril, Trotsky quitte cette dernière étape de ses pérégrinations en terre étrangère. Une dizaine d'années plus tard le vieux révolutionnaire sera forcé de reprendre le bâton de chemineau.

« Le voyage de Halifax à Petrograd, ne nous laissa pas plus d'impressions que l'on n'en a dans un tunnel. Nous étions bien, en effet, dans le tunnel qui menait à la révolution. » (Trotsky)

Arrivé à la frontière russe, Trotsky est reçu par une délégation des internationalistes unifiés et du Comité central des bolchéviks ; les représentants des menchéviks sont absents : les menchéviks comprennent immédiatement que Trotsky ne sera pas de leur côté sur la gigantesque barricade de la révolution. A la gare de Finlande, à Pétrograd, une réception grandiose attend Trotsky. Les bolchéviks le fêtent comme un des leurs. De la gare, Trotsky se rend directement au Comité exécutif du Soviet.

Les menchéviks qui constituent, à cette époque, la majorité du Soviet le reçoivent sans enthousiasme. Une proposition bolchévik tend à le faire admettre comme membre du Comité exécutif étant donné sa qualité d'ancien président du Soviet de 1905. Après une courte délibération, il est admis.

C'est l'époque où les menchéviks dominent ; la masse n'a pas encore fait son expérience. Parmi les leaders menchéviks, seul Tsérételli a quelque valeur et encore sous le feu des événements il montrera qu'il est loin de posséder la trempe d'un révolutionnaire. Bientôt Lénine triomphera. Ce n'est pas pour rien que pendant 14 ans il s'est acharné à éduquer une génération de révolutionnaires professionnels.

Pour Kérensky, Trotsky n'a que du mépris. Il ecrit dans ses mémoires :

« De Kérensky, Lénine a dit que c'était un « petit fanfaron ». A cela, il y a peu de chose à ajouter. Kérensky était et est resté une figure fortuitement introduite dans l'histoire, un favori du moment. Toute puissante marée nouvelle de la révolution, entraînant des masses vierges qui n'ont pas encore de discernement, porte nécessairement très haut de ces héros d'une heure qui sont immédiatement éblouis de leur propre éclat. Kérensky était de la succession de Gapone et de Khroustalev. Il personnifiait l'accidentel dans la loi de l'histoire. Ses meilleurs discours ont valu ce que pourrait valoir de l'eau richement pilée dans un mortier. En 1917, cette eau était bouillante et donnait de la vapeur. Cela put faire une auréole. »

Lénine rentré, lui aussi, après la révolution de février trouve la Pravda, organe central des bolchéviks, sous la rédaction de Kamenev et Staline, en plein marasme conciliateur. Les bolchéviks sont tout prêts de s'embrasser avec les menchéviks et verraient d'un bon oeil la constitution d'une union sacrée démocratique, quelque chose dans le genre de Front populaire français, style 1935-36. Lénine dans les thèses d'avril combat à fond cette position et les dispositions des chefs bolchéviks pour la conciliation avec les droitiers. Ses thèses d'avril représentent une véritable bombe ; ses disciples les plus proches ne le comprennent pas et le désavouent. Comme en 1903, tout le monde se demande s'il est fou et comment il peut oser dire chose pareille.

Mais les ouvriers bolchéviks comprennent rapidement, donnent raison à Lénine qui gagne rapidement la majorité du Comité Central à ses idées.

Mais, dès alors, les désaccords entre bolchéviks et menchéviks s'approfondissent. La lutte devient de plus en plus grave entre les deux fractions. En fait, il ne s'agit plus de deux fractions d'un même parti, mais de deux partis différents servant deux classes différentes : l'un la bourgeoisie, l'autre le prolétariat.

Lénine étant le chef et le cerveau du parti bolchévik, toute la haine se concentre contre lui. Il faut l'abattre, lui et son parti. Et comme on ne peut opposer aux arguments bolchéviks d'autres arguments et encore moins des actes révolutionnaires, il ne reste aux menchéviks, socialistes-révolutionnaires et à leurs alliés bourgeois qu'un seul moyen : la calomnie.

Lénine et beaucoup d'autres révolutionnaires russes avaient dû, pour se rendre de Suisse en Russie, traverser le territoire allemand. Un accord intervint dans lequel du côté allemand fut stipulé que les révolutionnaires russes, pendant toute la durée de la traversée du territoire allemand, n'essayeraient ni de quitter les wagons, ni d'entrer en relation avec des sujets allemands. Les Russes acceptèrent, car ce n'est pas en Allemagne, mais en Russie qu'ils voulaient faire la révolution. Voilà toute l'histoire du soi-disant wagon plombé. Lénine à son départ de Suisse avait fait prier Romain Rolland de venir à la gare pour donner par sa présence une sorte de consécration au pacte conclu entre les révolutionnaires russes et l'Etat-Major allemand. Lénine comprit très bien que cet acte serait exploité contre lui par ses adversaires. Romain Rolland refusa, il ne crut pas Lénine digne d'une pareille marque de confiance. Romain Rolland, comme Gorki et tant d'autres intellectuels, attendit la victoire de la révolution russe, la mort de Lénine, pour adhérer au bolchévisme. Ils ne furent complètement à l'aise que le jour où ils s'aperçurent que sous la direction vigilante de Staline la dégénérescence de l'oeuvre de la révolution d'Octobre allait bon train et qu'adhérer au bolchévisme signifiait honneurs et avantages, sans risque et péril de quelque sorte que ce soit.

Les calomniateurs ne se creusent jamais les méninges : ils comptent avec la passion, l'ignorance de la foule et les moindres moyens massifs qui, dans l'Etat moderne, servent à fabriquer l'opinion publique. C'est toujours la même rengaine. Quand quelqu'un est gênant on le déclare l'agent de l'étranger. Sous la grande Révolution, les Jacobins furent accusés d'être les agents de l'Angleterre, comme déjà Cromwell avait été accusé d'être l'agent de la France. Quoi de plus simple que de baptiser Lénine et les bolchéviks agents du Kaiser et à cette occasion on n'avait qu'à sortir l'histoire du wagon plombé. Que des menchéviks soient venus par ce même train, cela n'embarrassaient guère les calomniateurs : la foule ne cherche qu'à croire ce qu'on lui dit, elle ne s'arrête pas aux détails. Et comme Trotsky aussi était un sale révolutionnaire qui prenait l'oeuvre d'émancipation des travailleurs et paysans russes au sérieux, on le baptisa aussi agent du Kaiser. Comme il n'avait pas utilisé le wagon plombé, on fut forcé d'inventer une autre histoire. Et alors on raconta que Trotsky avait touché dix mille dollars au « Deutscher patriotischer Verein » de New-York pour renverser le gouvernement provisoire.

La campagne de calomnie fut menée avec un tel acharnement que beaucoup d'amis des bolchéviks et même des membres du parti en furent ébranlés. L'histoire elle-même démasqua ce mensonge. Trotsky, le 5 juin, au premier congrès panrusse dénoncera les calomniateurs dans les termes suivants, reproduits par la Novaïa Jizn, journal de Gorki alors déjà hostile aux bolchéviks et à Trotsky :

Milioukov nous accuse d'être des agents à la solde du gouvernement allemand... tant que Milioukov n'aura pas retiré cette accusation, il portera sur le front le stigmate d'un infâme calomniateur. »

Trotsky ne se douta pas quand il prononça ces paroles au premier congrès panrusse que 19 ans plus tard, après avoir servi pendant 40 ans la cause révolutionnaire, après avoir été avec Lénine organisateur et vainqueur de la Révolution d'Octobre, après avoir été créateur et organisateur de l'armée rouge, ceux qu'il défendait alors contre l'accusation d'être des espions allemands, l'accuseront à leur tour d'être un agent de l'Allemagne, un homme de la Gestapo, de Hitler et de Goebbels.

Bientôt les circonstances amèneront tous les partis de droite d'accentuer jusqu'à l'hystérie la campagne calomniatrice contre le parti bolchévik. Le mois d'août sera le mois de la répression contre l'aile révolutionnaire du socialisme russe et aussi ce que Trotsky appelle le mois de la grande calomnie.

Au début de juin, Kérensky déclenche une nouvelle offensive contre les Allemands. Kérensky a oublié que les masses populaires russes ont fait la révolution pour échapper aux massacres de la guerre, de même qu'il oublie que les paysans attendent toujours encore la terre qu'il leur a promise. Le 4 juin la fraction bolchévik lit au premier Congrès des Soviets une déclaration déposée par Trotsky s'opposant à la politique jusqu'au-boutiste de Kérensky et consorts. « Nous signalions, écrit Trotsky, que cette offensive était une aventure qui menaçait l'existence même de l'armée ».

Quand l'écroulement de l'offensive devient évident et quand on ne peut plus mentir à la foule sur les prétendus succès, la masse se dégrise et commence à apprendre. La montée de l'influence bolchévik au mois de juin est verticale. Mais ces premières couches de travailleurs qui se détachent des partis qui les ont ignoblement trompés ne connaissent pas la discipline des travailleurs organisés. Ils s'impatientent, puisqu'ils ont compris où se trouvent leurs véritables amis, ils croient que les autres travailleurs comprendront aussi rapidement. L'ardeur du néophyte est toujours grande. Le parti bolchévik cherche à calmer les masses, de temporiser. Ce n'est pas parce qu'il a peur de prendre des responsabilités, d'agir, mais parce que ses chefs comprennent que l'heure de l'insurrection n'est pas encore là. Elle est proche, mais aussi dangereux qu'il serait de la laisser par des hésitations inutiles, aussi périlleux était-il de la devancer. La grande masse, les paysans de province n'étaient pas encore perdus pour la révolution, n'avaient pas encore perdu toutes leurs illusions. Aller maintenant à la bataille décisive était aller au-devant d'une défaite certaine. Mais la masse, elle, ne s'embarrasse pas de pareils raisonnements et même au sein du parti bolchévik de nombreux ouvriers ardents ne comprennent pas et commencent à murmurer.

C'est le 3 juillet que les événements se précipitent. Trotsky raconte :

« J'étais en séance, au Palais de Tauride, le 3 juillet, lorsque j'appris la manifestation du régiment de mitrailleurs et l'appel lancé par lui aux troupes et aux usines. Cette nouvelle était pour moi inattendue. La démonstration était spontanée, elle venait de la base, sur une initiative anonyme. Le lendemain, elle prit plus d'ampleur, et notre parti en était déjà. »

L'initiative de la bataille est partie de la base, sans avoir été provoquée par la volonté des bolchéviks. Mais une fois le mouvement déclenché le parti bolchévik doit prendre ses responsabilités ; ses membres doivent être là où la base se trouve et en plus la seule façon de freiner, la seule façon d'éviter une défaite totale et décisive pour la masse révolutionnaire, c'était de se mettre à sa tête. Le 5 juillet tout est fini. Comme les bolchéviks l'avaient prévu le mouvement révolutionnaire fut rapidement réprimé ; le gouvernement provisoire des social-patriotes avait encore trouvé des soldats pour réprimer la colère des masses.

C'est maintenant le parti bolchévik qui paye cette tentative avortée. Les officiers réactionnaires saccagent le palais Kszesinska, palais d'une ballerine favorite du tsar, dans lequel les bolchéviks avaient installé leur G.Q.G. L'imprimerie de la Pravda, organe central du parti bolchévik, subit le même sort. Lénine et Zinoviev sont forcés de se cacher. Dans les rues, on arrête, on assassine les ouvriers bolchéviks. Les bolchéviks sont déclarés contre-révolutionnaires.

Le parti décapité ne réagit que lentement. Mouralov, plus tard un des chefs militaires de l'armée rouge et actuellement emprisonné en Sibérie comme trotskyste, dit de cette heure fatale pour l'action bolchévik :

« Lénine n'est pas là, mais, parmi les autres, Trotsky est le seul qui n'ait pas perdu la tête. Bien que Trotsky ne soit pas encore officiellement membre du parti bolchévik, la fraction bolchévik du comité exécutif central lui envoie une délégation, le priant de leur faire un rapport sur la nouvelle situation.

Mais Trotsky ne restera pas longtemps en liberté. Le 10 juillet, il envoie au gouvernement une déclaration dans laquelle il se solidarise entièrement avec les bolchéviks traqués. »

Aussi ne tarde-t-il pas d'être arrêté et il est emprisonné dans la prison Kresty. Mais déjà les social-patriotes sont condamnés par le sort. La tentative contre-révolutionnaire d'une marche sur Pétrograd par le général réactionnaire Kornilov – affaire assez louche, car il est aujourd'hui certain que Kérensky avait trempé dans ce complot – force Kérensky de relâcher les bolchéviks. Les bolchéviks organisent la défense de Pétrograd, centre de la Révolution, contre l'attaque de la contre-révolution. A cette occasion, ils arrivent enfin à armer le peuple. Jusqu'à présent, le gouvernement désarmait partout les travailleurs révolutionnaires, maintenant, il est forcé de les armer lui-même. Les social-patriotes se trouvent dans la situation du fameux apprenti sorcier, ils n'arrivent plus à dominer les forces qu'ils ont invoquées eux-mêmes.

La tentative de Kornilov échoue lamentablement ; on n'arrive même pas jusqu'à la bataille, car la fameuse armée qui doit nettoyer Pétrograd de la « vermine socialiste » fond à vue d'œil et se réduit rapidement à zéro. Il ne reste plus de soldats pour lutter contre la révolution. Trotsky raille, à juste raison, ces soudards qui s'écrient chaque fois à de pareilles occasions : « Donnez-moi deux régiments et je rétablis l'ordre ». Le spécifique de pareilles situations est précisément qu'on ne trouve même plus deux régiments pour se battre pour « l'ordre établi ».

La tentative de Kornilov discrédite définitivement le gouvernement Kérensky aux yeux de la masse. De septembre jusqu'au 25 octobre, l'influence bolchévik augmente de jour en jour, d'heure en heure. Le mot d'ordre du parti bolchévik n'est plus « A bas les ministres capitalistes », les bolchéviks exigent, maintenant, le transfert total du pouvoir au Soviet. Le nouveau mot d'ordre qui retentit est : « Tout le pouvoir aux Soviets ».

Quand la révolution de février s'était produite, Lénine se trouvait en Suisse et Trotsky aux Etats-Unis. L'un et l'autre analysent, immédiatement la situation et montrent les nouvelles perspectives : l'espace qui les sépare ne leur permet pas de connaître leur opinion réciproque. Et pourtant leur analyse et leurs conclusions concordent, comme si un seul homme avait écrit les lettres de Lénine et les articles de Trotsky. Lénine sera forcé de mettre son parti au pas par ses immenses thèses d'avril. Trotsky, quand il arrive à Pétrograd, n'a guère besoin de s'adapter à la politique bolchévik : sa politique est déjà une politique bolchévik et quand cet extraordinaire orateur fera vibrer chaque soir, au Cirque Moderne, des dizaines de milliers de travailleurs, cela sera avec un langage bolchévik, avec des mots d'ordre bolchéviks. Pourtant il n'adhère pas dès son arrivée au parti bolchévik. Il fait partie de la petite organisation révolutionnaire, dite inter-rayonnale, qui groupe environ 4.000 travailleurs à Pétrograd. Il y reste pour amener ces travailleurs aux conceptions bolchéviques et il y réussit pleinement. Les bolchéviks, dès le début de son activité à Pétrograd, le considèrent comme un des leurs. Le 2 juillet, Trotsky pour hâter la fusion des deux organisations fait la déclaration suivante à la Pravda :

« Il n'existe point, actuellement, à mon avis, de différends de principe ou de tactique entre l'organisation interrayonnale et celle des bolchéviks. Par conséquent, il n'y a point de motifs qui justifieraient l'existence distincte de ces organisations. »

Le 26 juillet cette fusion a lieu. A cette heure le parti bolchévik unifié, trois mois avant la prise du pouvoir, ne compte que 176.750 membres, dont 40.000 à Pétrograd, 42.000 dans la région moscovite, 25.000 dans l'Oural et 15.000 environ dans le bassin minier du Donetz.

A ce congrès ne participent ni Lénine, ni Trotsky, ni Zinoviev, ni Kamenev.

Pour l'élection du nouveau Comité Central le procès-verbal du Congrès dit : « On lit les noms des quatre membres du Comité central qui ont obtenu le plus grand nombre de voix : Lénine : 133 voix sur 134 ; Zinoviev : 132 ; Kamenev : 131 ; Trotsky : 131 ; en outre sont élus au Comité central : Noguine, Kollontaï, Staline, Sverdlov, Rykov, Boukharine, Artem, Joffé, Ouritsky, Milioutine, Lomov ». C'est le Comité central qui dirigera la révolution d'Octobre. Ces chiffres parlent mieux que de longs commentaires : Trotsky qui n'est officiellement membre du parti que depuis 24 heures est à la troisième place, Staline à la septième ; sur les 4 leaders les mieux placés un est mort, Trotsky exilé et les deux autres fusillés par Staline.

S'il faut encore un autre témoignage pour situer la position de Trotsky dans le parti bolchévik dans les semaines avant l'insurrection, les paroles de Lénine, prononcées dans la séance du Comité de Pétrograd du 1er novembre, suffisent. Lénine lutte contre ceux qui s'opposent à l'insurrection et proposent un gouvernement de coalition avec les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires : ce sont Zinoviev, Kamenev, Rykov, Lounatcharsky, Riazanov, Milioutine. Trotsky soutient Lénine. Dans cette même séance Lénine déclare :

« Un accord ? – Je ne puis même pas parler de cela sérieusement.

Trotsky a dit depuis longtemps que l'unification est impossible. Trotsky a compris cela, et, depuis ce jour, il n'y a pas eu de meilleur bolchévik. »

Pour Lénine, jusqu'à sa mort, Trotsky restera le « meilleur bolchévik ».

Maintenant on prépare l'insurrection. On décide qu'elle aura lieu avant l'ouverture du 2ème congrès des Soviets. C'est Trotsky, en liaison étroite avec Lénine, qui déclenche et dirige l'insurrection. Elle commence le 24 octobre. Trotsky est tellement sûr de la victoire, que la veille de la nuit décisive il déclare aux délégués du congrès des Soviets : « Si vous ne flanchez pas, il n'y aura pas de guerre civile, nos ennemis capituleront immédiatement et vous occuperez la place qui vous appartient de droit. »

Il a raison. Le 25 octobre, la bataille est déjà décidée en faveur des bolchéviks. Le gouvernement provisoire est assiégé dans le Palais d'hiver. L'insurrection est dirigée d'une petite chambre du troisième étage de l'Institut Smolny où le comité militaire siège en permanence. Le gouvernement n'a que quelques junkers, quelques officiers et un régiment de femmes pour le défendre. Bientôt il est forcé de se rendre et est arrêté. Kérensky a préféré filer à l'anglaise. Le pouvoir est au soviet et presque sans effusion de sang. La victoire est aux bolchéviks. Dans une chambre vide à côté de la salle où se tient le congrès des Soviets, se trouvent, couchés par terre, sur une mince couverture, côte à côte, Lénine et Trotsky, les vainqueurs ; tous deux sont épuisés.

Lénine quand il apprend la victoire ne sait dire qu'une chose : « Es schwindelt » (On a le vertige).

Quand Dan, le leader menchévik, proteste au congrès contre le « complot bolchévik », Trotsky répond :

« Ce qui s'est produit, c'est une insurrection et non pas un complot. L'insurrection des masses populaires n'a pas besoin d'être justifiée. Nous avons donné de la trempe à l'énergie révolutionnaire des ouvriers et des soldats. Nous avons ouvertement forgé la volonté des masses pour l'insurrection. Notre soulèvement a remporté la victoire : et maintenant l'on nous propose de renoncer à cette victoire, de conclure des accords. Avec qui ? Vous êtes de pauvres unités, vous êtes des banqueroutiers, votre rôle est joué. Allez là où est votre place : au panier de l'histoire. »

Et à ces paroles dédaigneuses, Trotsky ajoute dans ses mémoires :

« Ce fut la dernière réplique dans le grand dialogue qui avait commencé le 3 avril, au jour et à l'heure de l'arrivée de Lénine à Pétrograd. »

La prise du pouvoir par les bolchéviks était inévitable. Les menchéviks et socialistes-révolutionnaires au pouvoir n'avaient pas réalisé un seul des points de leur programme. Les bolchéviks avec les deux mots d'ordre : « la paix » et « la terre aux paysans » allaient dans leur propagande tout droit au cœur des masses. La guerre était haïe par les masses, mais depuis que le paysan savait qu'on distribuerait la terre, cette terre qu'il attendait depuis sa naissance, son seul et grand rêve, il ne tenait plus en place dans les tranchées. Avant la révolution se faire tuer au front n'avait pas le même sens que maintenant. Se faire tuer juste au moment où les autres recevront leur part de terre cela serait trop bête et qui lui garantissait que pendant qu'il risquait sa peau dans les tranchées pour une cause qu'il ne comprenait pas, et qui ne l'intéressait guère, les autres paysans de son village ne se partageaient pas la terre convoitée et qu'à son retour il resterait bredouille ? Il fallait la paix, coûte que coûte !

A l'arrière, les paysans attendaient le partage de la terre : ils attendaient et attendaient, mais le décret ne venait pas. Par-ci, par-là les paysans prenaient la terre tout seul, mais le gouvernement se gardait bien de légaliser ces partages.

Il était donc tout à fait naturel que les masses missent tout leur espoir dans l'avènement au pouvoir des bolchéviks.

Tous les grands événements ont leur légende. L'insurrection d'Octobre a la sienne. Partout on peut lire que si les bolchéviks ont réussi leur « coup d'Etat » du 25 octobre c'est grâce aux manœuvres savantes, les fameuses « man uvres invisibles », de Trotsky. Trotsky est le premier à sourire de cette façon simpliste à considérer une révolution. Il est certain que le rôle de Trotsky dans l'exécution des manœuvres pour la prise du pouvoir a été capital. Mais, comme dit Trotsky, dans un article tout récent, « le pouvoir n'est pas un prix qu'obtient le plus adroit. Le pouvoir est une relation entre les individus, en fin de compte entre les classes. » L'exemple de la rébellion des généraux espagnols, ne peut qu'appuyer ce que dit Trotsky. Il faut quelque chose de plus pour faire réussir une révolution que l'établissement d'un plan militaire parfait.

D'ailleurs, le 25 octobre, seul Pétrograd est au pouvoir des bolchéviks, si la révolution triomphe à Moscou et ailleurs, dans les autres centres industriels, ce n'est nullement grâce à un savant plan militaire préconçu, mais parce que partout les masses ouvrières attendent l'heure de descendre dans la rue et de prendre le pouvoir.

Si les bolchéviks ont réussi en 1917, c'est parce que l'immense majorité du peuple était pour eux. Les ouvriers, c'était la minorité agissante qui encadrait la masse paysanne, cette énorme masse de déshérités qui voyait avec un préjugé favorable la prise du pouvoir par ceux dont le premier acte était de leur distribuer la terre et de leur donner la paix.

Pourrait-on autrement comprendre comment les communistes russes purent résister sur 22 fronts à la contre-révolution, à l'intervention militaire des puissances alliées ? Ce n'est pas une minorité, une petite poignée d'hommes, qui pouvait accomplir un pareil miracle. On ne fait pas des héros à coups de trique et quelque opinion qu'on puisse avoir sur la révolution russe et les hommes qui la firent, il faut convenir qu'ils se sont battus en héros. Leur lutte n'évoque qu'un seul exemple : l'armée de la liberté de la Révolution de 89.

C'est dès 1905 que Trotsky avait prévu ce qui se passerait en octobre 1917, quand il établit sa théorie de la permanence de la Révolution, prévoyant le passage obligatoire de la révolution russe du stade démocratico-bourgeois au stade de la dictature des ouvriers, appuyés par les paysans.

Il est plus facile de conquérir le pouvoir que de le garder. Quand les bolchéviks s'installèrent au pouvoir, leurs adversaires prévoyaient quelques jours, quelques semaines, plus tard, quelques mois, comme le délai maximum de la domination bolchévique. Lénine lui-même ne croyait guère pouvoir tenir longtemps tout seul. Pour lui il ne s'agissait que de tenir jusqu'à ce que la révolution éclatât dans les autres pays. Et ceci n'était pas l'opinion isolée de Lénine, mais celle de tout le parti bolchévik.

Parmi les premiers décrets on trouve celui sur la nationalisation et la distribution des terres. Les bolchéviks travaillent sans répit à l'oeuvre législative. Il faut détruire et reconstruire. Il est vrai qu'en ce moment il s'agit surtout de détruire, détruire le passé et tout ce qui adhère à lui.

Tout est à refaire. Il faut même trouver un nouveau nom pour le gouvernement et ses dirigeants. Sur la proposition de Trotsky on accepte le nom de « commissaire du peuple » pour les ministres et de « soviet des commissaires du peuple » pour le gouvernement.

A la répartition des tâches, Lénine propose Trotsky à l'intérieur : Trotsky refuse en alléguant son origine juive ; dans un pays où l'antisémitisme a de si profondes racines, cela compliquerait inutilement la tâche des bolchéviks. Il préfère la direction de la presse. Lénine ne veut pas céder, mais doit s'incliner devant la majorité qui donne raison à Trotsky. Mais il n'aura pas la presse non plus. « Il faut opposer Lev Davidovitch à l'Europe, dit Sverdlov dans cette séance. Qu'il prenne les Affaires étrangères. » « Que seront, maintenant, nos affaires étrangères ? » réplique Lénine peu enchanté de cette proposition.

Et voilà Trotsky devenu commissaire du peuple aux Affaires étrangères.

Il aura à sa charge la délicate mission de la direction des pourparlers de paix de Brest-Litovsk. Depuis la conclusion de la paix de Brest-Litovsk tout bon patriote des pays alliés verra, en Trotsky, l'ennemi public n° 1, le mauvais génie de Lénine.

Le 25 octobre, la révolution triomphe. Le 26 octobre le congrès des soviets ratifie le décret de paix. Les bolchéviks possèdent alors, en tout et pour tout, le seul Pétrograd. Mais les bolchéviks ne perdent pas leur temps. Le 7 novembre, Trotsky propose par radio aux Alliés et aux empires centraux la conclusion d'une paix générale, sans contributions et sans annexions. Le 22 novembre, le nouveau gouvernement russe signe un armistice sur tous les fronts ; le 9 décembre, les pourparlers de paix commencent. Le 29 décembre, Lénine reçoit la nouvelle des énormes exigences des empires centraux et son premier geste est d'expédier Trotsky à Brest-Litovsk. Pendant quelques semaines, Trotsky aura à louvoyer avec les diplomates et militaires envoyés par les empires centraux.

Mais à Pétrograd cela ne va pas tout seul. Le parti bolchévik est en révolution. Boukharine, appuyé par la majorité du parti et en particulier par les éléments ouvriers, prêche la guerre révolutionnaire. Les socialistes-révolutionnaires de gauche, qui avaient appuyé jusqu'à présent les bolchéviks, s'agitent à leur tour, reprennent même leur activité terroriste qui amènera entre autre, l'assassinat du comte Mirbach, ambassadeur d'Allemagne en Russie. Personne ne veut admettre les conditions monstrueuses de l'Allemagne. Lénine seul, voit les choses dans leur réalité. Il est pour la paix sous n'importe quelle condition. « Il nous faut, avant tout, la paix » répète-t-il inlassablement. Le débat sur la paix s'ouvre le 21 janvier 1918, dans une réunion des militants actifs du parti. Trois positions sont en présence : Lénine est pour la paix à tout prix ; Boukharine est pour la guerre révolutionnaire ; Trotsky dit « ni guerre, ni paix, considérons-nous comme en état de paix avec l'Allemagne, sans toutefois signer le traité de paix. »

Au vote Boukharine a 32 voix, Lénine 15 voix et Trotsky 16.

Lénine est battu, mais pour empêcher la victoire des conceptions de Boukharine, il passe dans le camp de Trotsky et accepte le mot d'ordre : « ni paix, ni guerre ».

« A la séance décisive du comité central, qui eut lieu le 22 janvier, raconte Trotsky, on adopta ma proposition : traîner en longueur les pourparlers ; en cas d'ultimatum allemand, déclarer que la guerre est terminée, mais refuser de signer la paix ; dans la suite, agir selon les circonstances. »

Voilà en quoi se résume la fameuse discussion autour du traité de Brest-Litovsk. Trotsky avertit le 10 février les plénipotentiaires des empires centraux de la décision prise par les Russes. C'est Lénine qui a eu raison. Le 18 février, les Allemands rompent l'armistice et commencent une nouvelle offensive. Devant les faits, tout le monde doit s'incliner ; la Russie n'est pas capable d'opposer une résistance quelconque à l'avance allemande. On reprend les pourparlers de paix ; le 21 février, les bolchéviks prennent connaissance des nouvelles conditions de paix qui sont encore plus dures que les premières. Le 3 mars, la délégation russe signe le traité de paix sans le lire.

L'écroulement des empires centraux, quelques mois plus tard, transforme ce traité en un chiffon de papier.

Mais déjà d'autres soucis pressent les dirigeants bolchéviks. La droite a dû céder le pouvoir presque sans effusion de sang. Voilà que maintenant elle s'efforce de le reprendre. La guerre civile s'allume aux quatre coins de l'immense pays. Pendant des années les tenailles des armées contre-révolutionnaires tâcheront d'étouffer le pouvoir révolutionnaire et réduiront le pouvoir au petit territoire qui constituait dans les premières années de la constitution de l'empire le duché de Moscovie. Le gouvernement est forcé, devant la menace allemande, d'abandonner Pétrograd et de s'installer au Kremlin, à Moscou, dans la mi-mars 1918. A cette même date, Trotsky quitte le commissariat des Affaires étrangères où il est remplacé par Tchitcherine, arrivant de Londres. Lénine réalise enfin son plan et donne à Trotsky l'Intérieur par un chemin détourné : il le fait nommer commissaire à la guerre. Il n'y a pas de guerre extérieure, mais il y a la guerre civile.

Et ainsi commença la formidable épopée de l'armée rouge. Trotsky sort du néant une armée révolutionnaire qu'il mènera de victoire en victoire. Il transformera des soldats déserteurs et démoralisés en combattants héroïques de la révolution. Le 24 janvier 1919, dans la grand'salle de Colonnes, à Moscou, devant les jeunes commandants assemblés Trotsky s'écrie :

« Donnez-moi trois mille déserteurs, appelez cela un régiment : je leur donnerai un chef combatif, un bon commissaire, ce qui convient comme chefs de bataillon, de compagnie et de peloton, et les trois mille déserteurs, en un mois, feront chez nous, en pays révolutionnaire, un excellent régiment. »

Et ce n'était pas une boutade. Trotsky tint parole. C'est de cette manière qu'il créa 16 armées qui combattirent victorieusement un adversaire équipé à profusion des armes les plus modernes.

Si on ne connaissait pas tous les détails on prendrait l'oeuvre de Trotsky pour un miracle. Cet homme que la prison a empêché de faire son service militaire, qui, en 1906, par un jugement fut privé de ses droits civils et militaires, se révéla un militaire et stratège de grande taille.

Il utilisera, avec un excellent résultat, les officiers tsaristes en les flanquant de deux commissaires bolchéviks pour les surveiller. Une discipline stricte et sans pitié pour les coupables et les lâches et son extraordinaire faculté d'insuffler le courage et l'enthousiasme dans les cœurs des combattants font bientôt de l'armée rouge, une armée d'une valeur militaire incontestable.

Le fameux train, appelé « le train du président du Soviet de guerre révolutionnaire », dans lequel Trotsky voyageait d'un front à l'autre devint rapidement légendaire. Trotsky raconte sur ce train ce qui suit :

« J'ai vécu deux ans et demi, sauf intervalles relativement courts, dans un wagon qui avait été, autrefois, au service du ministre des Voies et Communications. L'installation de cette voiture était bonne dans le sens du confort ministériel, mais elle n'était guère faite pour le travail. C'est là que je recevais ceux qui m'apportaient des rapports en cours de route, c'est là que je consultais les autorités militaires et civiles des lieux où je passais, c'est là, enfin, que je déchiffrais les télégrammes, dictais des ordres et des articles. Mon train avait été formé en hâte dans la nuit du 7 au 8 août 1918, à Moscou. Le matin même, je partais pour Sviiajsk, me rendant au front tchécoslovaque. Dans la suite, mon matériel fut constamment remanié, devint plus compliqué, se perfectionna. Dès 1918, c'était un appareil volant de gouvernement. Il s'y trouvait un secrétariat, une imprimerie, une station télégraphique, une de radio, une d'électricité, une bibliothèque, un garage et des bains. »

« Le poids du train était tel qu'il lui fallait deux locomotives. » Le train éditait deux journaux : celui de sa cellule communiste, intitulé : En sentinelle et celui du train proprement dit, intitulé : En route.

Il fit dans ce train plus de cent cinq mille kilomètres.

L'influence décisive de Trotsky se comprend mieux à travers le témoignage suivant du bolchévik Gousrev :

« L'arrivée du camarade Trotsky détermina un revirement décisif de la situation. Le train du camarade Trotsky, en s'arrêtant à Sviiajsk, petite situation perdue dans la campagne, apportait une forte volonté de victoire, de l'initiative et une pression résolue sur tous les travaux de l'armée. »

«Trotsky frôla plusieurs fois la mort, sous Kazan, puis quand son train dérailla.

Ayant sauvé la situation, sous Kazan, Trotsky prend la direction de la défense de Pétrograd qui est attaqué par l'armée de Youdenitch, puissamment équipée d'armes automatiques, tanks, avions et ayant à son flanc la flotte anglaise comme appui. Ici aussi, Trotsky réussit à redresser une situation désespérée. Kirdetsov, ministre de Youdenitch parle de l'arrivée de Trotsky à Pétrograd comme suit : « Dès le 16 novembre, Trotsky arrivait en toute hâte sur le front de Pétrograd et le désarroi de l'état-major rouge disparut devant son énergie bouillonnante. »

Trotsky est décoré de l'ordre du Drapeau Rouge pour sa magnifique défense de Pétrograd, son train est aussi collectivement décoré de l'ordre du Drapeau Rouge. L'Internationale communiste lui vote la résolution suivante :

« Défendre Pétrograd rouge, c'était rendre un service inappréciable au prolétariat mondial et, par conséquent, à l'I.C. La première place dans la défense de Pétrograd vous appartient, bien entendu, cher camarade Trotsky. Au nom du comité exécutif de l'Internationale communiste, je vous transmets des drapeaux que je vous prie de remettre aux éléments les plus méritants de la glorieuse Armée rouge que vous dirigez. Le président du comité exécutif de l'I.C., G. Zinoviev. »

Quand Trotsky prit le commandement suprême de l'armée rouge qu'il avait créée, et dans laquelle il avait réussi, par un tour de force extraordinaire, d'incorporer 30.000 anciens officiers tsaristes, la Russie était envahie de tous les côtés. Les allemands s'étaient emparés de la Pologne, de la Lithuanie, de la Lettonie, de la Russie Blanche et d'une partie de la Grande-Russie. L'Ukraine était occupée par l'armée austro-allemande. Sur la Volga, les prisonniers de guerre tchécoslovaques, aidés par la France et l'Angleterre, se révoltent. Dans le nord se trouvent Youdenitch et le corps d'expédition anglo-français qui débarque à Mourmansk et Arkhengel, dans l'Oural les bandes de Doutov, en Sibérie Koltchak et le corps expéditionnaire japonais, sur le Don l'armée de Krasnov, puis celle de Denikine, etc. Il ne reste plus grand'chose sous la domination bolchévique et pourtant quand Trotsky quitte le commissariat à la guerre, la Russie soviétique est victorieuse sur tous les fronts, constitue un sixième du globe.

Malgré ses succès incontestables, Trotsky eut des grosses résistances à vaincre. C'est de cette heure que date la première formation de ce bloc qui, ayant Staline comme centre, s'opposera à toute action de Trotsky jusqu'à ce qu'il réussisse après la mort de Lénine, à l'éliminer définitivement. C'est ce que Trotsky appelle « l'opposition militaire », dont l'âme est le front Staline-Vorochilov. Trotsky, par sa juste sévérité et par sa brusquerie, se crée beaucoup d'ennemis. Il réussit à mater cette opposition grâce à l'appui de Lénine. Les blancs aussi, dénigrent Trotsky, lancent de fausses nouvelles, parlent de divergences entre Trotsky et Lénine, racontent que Trotsky fusille en masse les combattants bolchéviks, etc.

Quand ces bruits parviennent à l'oreille de Lénine, celui-ci comprend la gravité de cette campagne contre Trotsky. Pendant une séance du conseil des commissaires du peuple dans laquelle on avait discuté sur les questions militaires, il se met à écrire sur une feuille à en-tête du conseil des commissaires du peuple et la remet à Trotsky.

Cette feuille était rédigée comme suit :

R.S.F.S.R.


Le président du Conseil des Commissaires du Peuple


Moscou, Kremlin


juillet 1919.


Camarades, Connaissant le caractère rigoureux des prescriptions du camarade Trotsky, je suis tellement persuadé au degré absolu, de la justesse, de la nécessité rationnelle, pour la cause, de l'ordre donné par le camarade Trotsky que je soutiens intégralement cette décision.

V. OULIANOV LENINE

Et il dit à Trotsky : « Je vous donnerai autant de blancs-seings comme cela que vous en voudrez. »

Quel meilleur témoignage pourrait-on demander pour prouver la parfaite identité de vue qui existait entre Lénine et Trotsky pendant les années de leur travail en commun ?

Une seule fois, Trotsky s'opposa sur le terrain de la stratégie militaire aux vues de Lénine. Ce fut pendant la guerre russo-polonaise, pendant la fameuse poussée de la cavalerie de Boudienny, après avoir libéré Kiev et chassé les Polonais de l'Ukraine. Lénine était partisan de continuer la guerre et d'aller jusqu'à Varsovie. Il escomptait que l'arrivée de l'armée rouge sous les portes de Varsovie encouragerait le prolétariat polonais de s'insurger à son tour contre le régime de Pilsudsky. Lénine soutenu par Staline et la majorité des dirigeants politiques et militaires l'emporta contre Trotsky qui connaissait la valeur militaire exacte de l'armée rouge, la jugeait incapable de soutenir un effort aussi long contre une armée bien équipée et cela loin des bases de ravitaillement. Ce fut Trotsky qui eut raison. L'offensive s'écroula rapidement et se transforma en une catastrophe telle que la Russie dut demander la paix. La paix fut à l'avantage de la Pologne ; si les conseils de Trotsky avaient été écoutés, la guerre aurait été terminée à l'avantage de la Russie.

Pour tout homme doté d'une certaine dose de bon sens et d'esprit critique, il apparaît comme absolument certain que cette période de l'activité de Trotsky est absolument hors pair et indiscutablement un facteur important pour la stabilisation du régime bolchévik.

Staline lui-même a dû en convenir et glorifier le rôle de Trotsky dans l'insurrection d'Octobre et dans la direction de l'armée rouge. Ainsi, par exemple, écrit-il le 6 novembre 1918 dans la Pravda :

« Tout le travail de l'organisation pratique de l'insurrection fut accompli sous la direction immédiate du camarade Trotsky, président du Soviet de Pétrograd. On peut dire avec assurance que le Comité militaire révolutionnaire du Parti doit la rapide adhésion de la garnison au Soviet et l'habileté de la mise en œuvre, avant tout et surtout, au camarade Trotsky. Les camarades Antonov et Podvoïsky furent ses principaux assistants. »

Ce qui n'empêcha pas Staline de déclarer en 1924 : « Je dois dire que Trotsky n'a joué et ne pouvait jouer aucun rôle particulier dans l'insurrection d'Octobre. » Entre les deux versions s'intercale la mort de Lénine.

Aujourd'hui, on va plus loin, on nie tout simplement le rôle de Trotsky en tant que fondateur et chef de l'armée rouge. Après la nouvelle version, Staline était le seul dirigeant capable de l'armée rouge, si l'armée rouge a vaincu, c'est grâce à l'effort de Staline qui corrigea toutes les erreurs et le sabotage de Trotsky. Ce n'est pas un personnage quelconque qui fait cette affirmation, mais Vorochilov, chef actuel de l'armée rouge et maréchal par la volonté de Staline.

Dans la presse communiste on va jusqu'à dire que si Lénine a placé Trotsky à la tête de l'armée rouge, c'était pour mieux le démasquer comme contre-révolutionnaire et de pouvoir ainsi le fusiller. Les journaux staliniens oublient seulement d'ajouter pourquoi Lénine « oublia » de faire fusiller Trotsky.

Vers la fin de 1919 l'état des moyens de communications est tel que 60 % des locomotives sont en panne. La désorganisation des chemins de fer continue : la guerre civile use le matériel roulant pour lequel on ne trouve pas de remplacement. On craint pour 1920 l'arrêt total du trafic ferroviaire. Trotsky doit monter sur la brèche et faire un nouveau miracle. Ainsi à ses multiples fonctions s'ajoute celle de commissaire du peuple aux communications. Il sauve les transports de la débâcle et bientôt la guerre contre la Pologne démontre que les transports russes revivent. Pilsudsky qui avait compté avec le délabrement des moyens de transport russe vit ainsi ses calculs déjoués.

III. Dans l'Opposition[modifier le wikicode]

Pendant quelques semaines, entre 1920 et 1921, Trotsky se trouve encore une fois en désaccord avec Lénine. Il s'agit du sort des syndicats. Trotsky, occupé de la refonte des moyens de transport, introduit ses rudes méthodes de discipline militaire dans les chemins de fer. C'est le seul moyen d'arriver à un bon résultat. Mais Trotsky franchit un pas de plus et préconise l'étatisation des syndicats. Cela voulait dire la fin de toute indépendance du syndicalisme russe et son intégration complète dans l'Etat. Lénine s'oppose de toute son énergie à cette conception et triomphe, non sans une polémique assez violente avec Trotsky. C'était Lénine qui avait raison et Trotsky qui avait tort. Cette dernière divergence entre Trotsky et Lénine devait servir comme argument massue contre Trotsky pour démontrer qu'il n'avait jamais été d'accord avec Lénine. Aujourd'hui Staline a supprimé non seulement l'indépendance du syndicalisme, mais aussi celle des soviets et du parti communiste lui-même. A cette discussion s'enchaîne celle à propos de la « Nouvelle politique économique » (la NEP). L'écart entre la production industrielle et la production agraire était tel que pratiquement le paysan ne pouvait rien recevoir d'autre en paiement contre ses produits que quelques billets de banque sans valeur. L'industrie russe était complètement ruinée par la guerre civile. Et maintenant la production agraire était aussi en train de s'arrêter, car le paysan n'avait aucun intérêt à produire puisqu'il ne pouvait rien recevoir en échange. Il était certain que si les bolchéviks continuaient le régime du communisme de guerre, des confiscations, la Russie allait au-devant d'une catastrophe économique. Trotsky avait compris dès février 1920 ce fait, pendant son travail au commissariat des Voies de communication ; son avertissement ne fut pas écouté par le parti.

Et brutalement, d'un seul coup, Lénine fut forcé de faire machine arrière, de faire quelques concessions au capitalisme pour sauver le tout. Le parti ne comprit pas tout d'abord cette nouvelle politique. Une opposition se forma qui accusa Lénine de trahison et de vouloir revenir au capitalisme. Mais les faits se chargèrent de démontrer la justesse de ce pas, la NEP ne fut qu'un pas en arrière pour mieux sauter. Toutefois ce fut un sérieux avertissement qui montrait mieux que tout que le « socialisme dans un seul pays » était impossible.

. C'est à cette époque que Staline conquiert un poste convoité depuis longtemps et qui deviendra dans ses mains le tremplin vers le pouvoir. Au 7ème congrès, Zinoviev pose la candidature de Staline au poste de secrétaire général du parti et cela contre la volonté de Lénine. Une équivoque le sert ; le congrès croit que la proposition de Zinoviev est celle de l'ensemble du Comité Central et élit Staline à ce poste. Cette fonction, alors, n'avait aucune valeur politique et n'avait qu'un caractère purement administratif, mais Staline saura s'en forger une arme terrible dans sa lutte contre Trotsky. L'historien G. Welter voit juste quand il écrit :

« Mieux que tous ses rivaux, visionnaires impénitents, Staline, avec son gros bon sens, avait flairé où était la source réelle du pouvoir et compris par quelles manœuvres on pouvait s'en emparer. Il s'en empara, puis, taupe infatigable, il se mit à creuser longuement des sapes où, successivement, vinrent s'effondrer ceux qu'il voulait dévorer ».

Staline ne commit pas l'imprudence d'attaquer Trotsky ouvertement par exemple comme Molotov l'avait fait incidemment après la discussion sur les syndicats et s'était attiré cette réplique foudroyante de Lénine : « La loyauté du camarade Trotsky dans les rapports à l'intérieur du parti est absolument irréprochable. »

Il a préféré prendre un chemin plus long, mais plus sûr. C'est vers le milieu de 1921 que Lénine tombe pour la première fois malade. Trotsky est à la campagne, au repos. Il n'apprend la nouvelle que le surlendemain. Vers la fin de 1921, l'état de Lénine empire. Il ne reprendra son travail qu'en octobre 1922. Pendant l'été de cette année a lieu le procès des terroristes socialistes-révolutionnaires. On se borne à les condamner à des peines de détention. C'étaient de véritables terroristes qui avaient même attenté à la vie de Lénine. Quatorze années plus tard, Staline fera fusiller les lieutenants de Lénine, tous vieux bolchéviks, sous l'accusation de terrorisme, accusation même pas étayée sur une ombre de preuve. C'est après cette première maladie que Lénine commence à se rendre particulièrement compte de l'influence néfaste de Staline et le renforcement considérable de la bureaucratie dans le parti et dans l'Etat. Il propose à Trotsky une sorte d'alliance pour une lutte commune contre cette bureaucratie et en particulier contre le bureau d'organisation du Comité central qui était devenu le centre même du nouvel appareil de Staline. Le problème de ce qui se passera dans le parti après sa mort commence à le préoccuper sérieusement. Il prévoit d'une façon très nette la lutte fractionnelle qui s'ouvrira entre Staline et Trotsky et il essaie d'empêcher cette funeste lutte. C'est pendant cette époque qu'il écrit son fameux testament qui fut après sa mort escamoté par Staline avec la complicité de Kamenev, exécuteur testamentaire de Lénine, et du Comité central du parti.

C'est au XIIème congrès que Lénine pense porter le coup décisif à Staline et à toute la clique bureaucratique. En novembre 1922, Lénine et Trotsky étant absents de Moscou, le Comité central prend une décision qui entame le monopole du commerce extérieur, base même du régime bolchévik. Lénine et Trotsky, chacun de son côté, s'opposent de toute force à cette décision et le Comité central est forcé de revenir sur son vote. Alors Lénine écrit, le 21 décembre, triomphalement à Trotsky :

« Camarade Trotsky, il semble que l'on ait réussi à prendre la position sans tirer un seul coup de fusil, par une simple manœuvre. Je propose de ne pas s'en tenir là et de continuer l'offensive. »

Si Trotsky avait alors déclenché l'attaque contre Staline et ses hommes, les événements auraient pu se dérouler d'une toute autre façon. Avec l'appui de Lénine, Trotsky aurait pu à coup sûr triompher de la résistance de Staline et ses associés. Trotsky ne le fit pas et laissa ainsi échapper la dernière occasion. Il croyait alors qu'une pareille lutte « pourrait causer dans nos rangs une démoralisation qu'il aurait fallu ensuite payer cher, même en cas de victoire ». Il se demandait si le parti comprendrait « qu'il y avait lutte de Lénine et de Trotsky pour l'avenir de la révolution, et non pas lutte de Trotsky pour prendre la place de Lénine malade ? » Sa non-intervention devait lui coûter cher, devait surtout coûter cher à la révolution russe et la révolution mondiale. Bientôt c'est trop tard pour lutter contre Staline qui se trouve déjà bien en selle. Et la maladie de Lénine va vite. En mars 1923 Lénine est de nouveau alité. Il fait prévenir Trotsky par ses secrétaires qu'il prépare une bombe :

Staline ne se gêne plus. Il pratique en Géorgie une politique opposée aux principes du bolchévisme et traque ses adversaires comme seul Staline le sait faire.

Le 5 mars, Trotsky reçoit le mot suivant de Lénine :

« Cher camarade Trotsky, je vous prie très instamment de vous charger de défendre la cause géorgienne au Comité central du parti. Cette affaire est actuellement l'objet des « poursuites » de Staline et de Dzerjinsky et je ne puis me fier à leur impartialité. Même, c'est bien le contraire. Si vous consentiez à prendre la défense de cette cause, je pourrais être tranquille. Si, pour une raison ou pour une autre, vous n'acceptez pas, renvoyez-moi tout le dossier. J'en conclurai que cela ne vous convient pas. Avec mes meilleures salutations de camarade.

Lénine »

En même temps, il envoie un billet à Mdivani, adversaire de la politique de Staline en Géorgie :

« De toute mon âme, je m'intéresse à votre cause. Je suis indigné de la brutalité d'Ordjonikidzé et des connivences de Staline et de Dzerjinsky. Je prépare pour vous des notes et un discours. »

Lénine dicte aussi une lettre destinée à Staline dans laquelle il déclare rompre toutes relations avec lui. Mais tout cela vient trop tard, tout sera étouffé par Staline et les siens. Le Comité central ira jusqu'à décider de ne pas publier des articles de Lénine, destinés à la Pravda. En même temps pour ne pas alarmer le malade, il décide de tirer un exemplaire spécial de la Pravda dans lequel l'article se trouvera, exemplaire qu'on montrera à Lénine, impotent, pour le satisfaire.

Lénine meurt le 21 janvier 1924. Trotsky, malade de nouveau, apprend cette nouvelle en gare de Tiflis, se rendant à Soukhoum où l'envoient les médecins. Il se met immédiatement en relation avec le Kremlin et reçoit la réponse télégraphique : « Funérailles samedi, de toutes façons n'arriverez pas, conseillons suivre traitement ». Trotsky ne se méfie pas et continue le voyage. Les funérailles de Lénine n'avaient lieu que le dimanche et Trotsky aurait pu venir à temps à la cérémonie. Ainsi le « complot des épigones » comme Trotsky appelle la conjuration de Staline, joue dès le premier jour de la mort de Lénine. L'absence de Trotsky aux funérailles de Lénine sera jugée par les ouvriers comme un acte d'hostilité envers la mémoire de Lénine. Même le fils de Trotsky ne comprend pas et ne peut réprimer un reproche envers son père.

Quelques jours plus tard, Trotsky reçoit la lettre suivante de Nadeshda Konstantinovna Kroupskaïa, la veuve de Lénine :

« Cher Lev Davidovitch,

Je vous écris pour vous raconter qu'environ un mois avant sa mort, parcourant votre livre, Vladimir Iliitch s'arrêta au passage où vous donnez une caractéristique de Marx et de Lénine, et me pria de lui relire encore une fois ces lignes, et les écouta très attentivement, et ensuite voulut les revoir encore une fois de ses yeux.

Et voici ce que je veux encore vous dire : les sentiments que Vladimir Iliitch a conçus pour vous lorsque vous êtes venus chez nous à Londres, arrivant de Sibérie, n'ont pas changé jusqu'à sa mort.

Je vous souhaite, Lev Davidovitch, de garder vos forces et votre santé et je vous embrasse bien fort.

N. Kroupskaïa »

C'est maintenant le plein règne de la troïka, formée par Staline, Zinoviev et Kamenev, et qui a pour but d'éliminer Trotsky du pouvoir. On n'ose pas d'abord s'attaquer directement à Trotsky et on prépare le terrain. « Toute une science nouvelle, écrit Trotsky dans Ma Vie, fut créée : fabrication de réputations artificielles, rédaction de biographies fantaisistes, de réclames pour des leaders désignés d'avance. »

C'est par des moyens aussi patients et méticuleux que Staline prépara les foules à la déchéance officielle de Trotsky et se forgea pour lui-même une « popularité » toute fraîche.

Comment Staline a pu réussir d'abattre un titan comme Trotsky ?

Trotsky a, lui-même, donné une réponse :

« On m'a demandé plus d'une fois, on me demande encore : Comment avez-vous pu perdre le pouvoir ? Le plus souvent, cette question montre que l'interlocuteur se représente assez naïvement le pouvoir comme un objet matériel qu'on aurait laissé tomber, comme une montre ou un carnet qu'on aurait perdu. En réalité, lorsque des révolutionnaires qui ont dirigé la conquête du pouvoir arrivent à le perdre « sans combat » ou par catastrophe à une certaine étape, cela signifie que l'influence de certaines idées et de certains états d'âme est décroissante dans la sphère dirigeante de la révolution. Ou bien que la décadence de l'esprit révolutionnaire a lieu dans les masses mêmes, ou bien enfin que l'un et l'autre milieu sont à leur déclin. »

Quelque part ailleurs il dit, en parlant de sa lutte contre le stalinisme : « Car il ne s'agit pas de Staline lui-même, mais des forces que Staline exprime sans les comprendre. » En effet, il ne s'agissait pas seulement de la personne de Staline ou de Trotsky, mais des forces qu'ils représentent. Cette lutte entre la bureaucratie et Trotsky est la lutte entre le nationalisme et l'internationalisme, la lutte entre la contre-révolution qui lève la tête et la révolution qui faiblit. Marx et Engels avaient prévu que la révolution éclaterait d'abord dans les pays économiquement avancés et hautement industrialisés. Leur raisonnement était juste. Si la révolution triompha en Russie avant de triompher dans les pays d'Occident, c'est parce que sous la formidable pression de la guerre dévastatrice la chaîne de l'économie capitaliste mondiale se rompit à son chaînon le plus faible : la Russie, économiquement arriérée.

La Russie n'était nullement préparée par le développement de son économie nationale à l'établissement d'un régime socialiste. La révolution russe ne pouvait survivre, tel que, sans l'aide de la révolution internationale. Sans cette aide elle était condamnée à périr ou à dégénérer. Lénine comprit cela très bien et exprima cette pensée chaque fois qu'il vint à parler de l'avenir de la révolution russe. Pas un instant ne lui vint l'idée d'admettre la possibilité du socialisme dans un seul pays. Pour lui, la révolution russe n'était que le modeste prologue de l'imminente révolution mondiale.

Les événements d'après-guerre n'apportent pas la révolution attendue. La montée révolutionnaire des masses s'arrête rapidement après le sabotage par les réformistes allemands et autrichiens des révolutions qui ébranlent les empires centraux. Le reflux du mouvement révolutionnaire pèsera bientôt lourdement sur le sort de la révolution russe. Le socialisme bolchévik doit s'organiser tout seul, entouré d'un monde hostile, sans aide, sans appui. Même Lénine doit tenir compte de cette nouvelle situation qui l'amène à instaurer la NEP. Après la mort de Lénine, la pression de la réaction contre-révolutionnaire intérieure et extérieure augmente avec les défaites successives du prolétariat mondial, avec l'accumulation des fautes commises par l'Internationale communiste. La résultante de la pression conjuguée de l'ennemi extérieur et intérieur de la révolution d'Octobre est le national-communisme de Staline.

La réaction contre-révolutionnaire trouve en Staline son chef idéal. Elle sait qu'on ne peut pas faire un tournant brusque, qu'on ne peut revenir d'un seul saut au stade du capitalisme et elle sait aussi qu'on ne reviendra jamais au régime antérieur à la révolution d'Octobre. Ce qu'elle cherche c'est à s'adapter aux nouvelles conditions, de créer de nouvelles prébendes, de nouveaux privilèges, vivre en parasite de la société productrice. Pourquoi revenir à l'exploitation ouverte de l'homme par l'homme quand on peut se procurer les mêmes avantages sous une autre forme, par d'autres moyens ?

Autour de Staline se dressent des dizaines de milliers de bureaucrates, les 30.000 anciens officiers tsaristes que Trotsky sut incorporer à l'armée révolutionnaire, et des milliers d'autres officiers sortis des rangs révolutionnaires, mais qui se laissent corrompre par la tentation. Tant que Lénine vit, tant que tous ces éléments sentent la poigne lourde du parti bolchévik sur leur nuque, ils ne bougent pas, n'osent pas se découvrir, tentent seulement par-ci, par-là, de pêcher dans l'eau trouble, d'arracher quelques bénéfices personnels. Mais le jour où ils sentent qu'au sein même du sanctuaire révolutionnaire, au sein du Comité Central et du Bureau politique du parti communiste des alliés se lèvent pour se mettre à la tête de cette armée de contre-révolution, leur assurance s'accroît et leur force devient visible. Bientôt la bureaucratie soviétique est omnipotente. Chaque défaite nouvelle du prolétariat mondial ne fait qu'accroître sa force.

La lutte entre Trotsky et Staline était donc inégale dès le début. Elle aurait pu prendre une issue favorable pour la révolution en 1923, quand Lénine vivait encore, quand la force vive de la génération d'Octobre était encore debout. Trotsky laissa échapper cette occasion et déjà une nouvelle génération montait qui n'avait pas participé à l'insurrection d'Octobre, qui ignorait le passé.

Staline mène la lutte avec une main de maître ; il est incontestablement le génie de la lutte fractionnelle. Il prépare tout de la façon la plus méticuleuse, ne laisse rien au hasard des choses. Si pour Trotsky, en marxiste, le pouvoir n'est pas un « objet matériel », il l'est pour Staline qui graisse tous les rouages, étudie les moindres mouvements de la machine qui le mènera au pouvoir. Trotsky combat comme un révolutionnaire, Staline en politicien rusé. Trotsky combat avec des idées, des mots d'ordre, Staline utilise n'importe quel moyen pourvu qu'il mène vers le but tracé d'avance.

Dans toutes les discussions politiques entre l'opposition et la bureaucratie, Trotsky a raison, Staline a tort. Mais c'est Staline qui sortira vainqueur. L'issue de la bataille est décidée d'avance.

Brandler, avec l'appui de Staline, gâche une magnifique situation révolutionnaire en Allemagne, en 1923, mène l'insurrection de Hambourg dans une impasse. Trotsky jette un cri d'alarme, dénonce les responsabilités. Il a raison, mais ne réussit pas à influencer la bureaucratie qui a horreur des complications. Trotsky à juste titre combat, en 1925, le bloc sans principes avec les leaders travaillistes dans le comité anglo-russe. Le résultat de la politique stalinienne sera le sabotage de la magnifique grève générale des travailleurs anglais. C'est toujours Trotsky qui a raison quand il dénonce l'attitude du parti communiste polonais qui soutient Pilsudski au début de son coup d'Etat de 1926. En 1927, Trotsky luttera avec acharnement contre la politique de trahison des staliniens en Chine qui sous le signe du « bloc des quatre classes » dans l'union sacrée avec le Kuomintang bourgeois forment ce vaste front populaire chinois qui amène Chang Kai Chek au pouvoir, le bourreau de demain de la révolution chinoise. Quand l'opposition de gauche lutte contre la politique stalinienne qui favorise les koulaks, contre la théorie du socialisme dans un seul pays, c'est toujours Trotsky qui a raison, qui défend le patrimoine léniniste contre les détracteurs contre-révolutionnaires. Mais tout cela ne lui permettra pas de vaincre. Staline ne répond pas aux arguments de Trotsky par d'autres arguments de la même qualité. Il préfère sortir les accusations les plus abracadabrantes, mais qui frapperont l'imagination des foules et répétées à l'infini, revenant dans chaque ligne des journaux, sur chaque page des brochures et des livres, écrits spécialement à ce sujet et se déversant par millions d'exemplaires sur tout le pays. Quand Trotsky critique la politique droitière de Staline dans la question paysanne, on expliquera que Trotsky sous-estime la paysannerie, puisqu'il a toujours sous-estimé et ignoré le problème paysan. On sort des citations, des vieilles phrases de polémique de Lénine contre Trotsky, datant de la période de la lutte fractionnelle, quand il n'y en a pas on les fabrique, on rafistole, on falsifie ; tous les moyens sont bons. On va jusqu'à sortir les accusations lancées naguère contre Trotsky par les Russes blancs et démenties par Lénine lui-même : on accusera Trotsky d'avoir fusillé pendant la guerre civile des combattants bolchéviks. Toutes ces accusations seront transportées dans les coins les plus reculés du pays par des millions de brochures et de journaux. Les jeunes, les masses paysannes qui viennent à peine à la vie politique, qui ne cherchent qu'à croire, qui ignorent tout du passé et qui ont un respect aveugle pour tout ce qui est imprimé, croient tout, les accusations les plus absurdes.

La théorie de la Révolution Permanente sert comme argument massue. Personne n'y pense, quand Staline déterre cette vieille histoire. Lénine, avant 1917, avait combattu cette théorie. Il eut tort, car bientôt la révolution d'Octobre allait donner la plus éclatante preuve de sa justesse. Lénine sait reconnaître ses erreurs et à partir de 1917 cette polémique est pour lui close. De 1917 à 1924, les écrits de Trotsky qui contiennent l'exposé de cette théorie, sont imprimés en dizaines de milliers d'exemplaires autant en Russie que dans les autres sections de l'Internationale Communiste. Personne n'y trouva quelque chose à dire ; Staline non plus. Il est inconcevable de croire que Lénine aurait laissé pendant 6 années répandre ces livres dans le parti bolchévik s'il n'avait pas trouvé cette théorie conforme à la ligne bolchévik. Après la mort de Lénine, Staline découvre que cette théorie est le comble de l'abomination contre-révolutionnaire, qu'elle a toujours été l'antithèse du bolchévisme et que pour elle seule Trotsky méritait d'être voué à l'enfer marxiste. D'ailleurs on se garde bien d'expliquer aux masses ce que cette théorie veut signifier. On la remplace par l'image absurde du révolutionnaire permanent qui, la torche à la main, veut à tout bout de champ allumer la guerre civile et déclencher la révolution. C'est cette idée absurde, qui n'a rien à voir avec la véritable théorie de la révolution permanente, qu'on combat en la faisant passer pour celle de Trotsky. D'ailleurs tout ce que Trotsky et ses partisans ont dit, ont écrit dans le passé ou disent et écrivent dans le présent est falsifié et transformé à un tel point que le résultat final de ce travail n'a plus rien de commun avec l'idée initiale.

Trotsky a-t-il compris en 1923-25 quelle sera l'issue de cette lutte inégale ? Il ne nous le dit pas dans ses mémoires, mais tout porte à croire que non. Il est vrai qu'à partir de 1925 quand Zinoviev et Kamenev, effrayés de l'ampleur que prenait sous la direction de Staline le tournant droitier de la politique bolchévique – tournant qu'ils avaient provoqué eux-mêmes – en désaccord avec la politique appliquée par Staline dans les questions russes, passent de l'autre côté de la barricade et rejoignent le camp trotskyste, Trotsky apprécie déjà à sa juste valeur la force bureaucratique de la clique stalinienne. Kamenev croit que quand les ouvriers verront sur la même tribune Trotsky et Zinoviev, ils reviendront à l'esprit du temps de Lénine. Trotsky l'avertit que depuis, beaucoup de choses ont changé et il a raison : la grande masse ne change pas de position. Les trotskystes ont l'élite révolutionnaire avec eux, les bolchéviks les plus ardents, les plus intelligents, les plus éduqués, mais la quantité écrase la qualité. Et la quantité est du côté de Staline.

En 1924, avec son appel du « cours nouveau » Trotsky avait exigé le nettoyage de l'appareil bureaucratique ankylosé, le remplacement des vieux bureaucrates par des éléments jeunes, ardents et dévoués. Par cet appel, il dresse contre lui des dizaines de milliers de fonctionnaires qui se voient menacés dans leur situation. Tous se groupent alors autour de Staline, ne font qu'un grand bloc solide ; ils savent que la sort de Staline sera aussi le leur et que soutenir Staline est préserver leurs privilèges. Ce sont ces bureaucrates qui les premiers dans les meetings monstres à Pétrograd sous la direction de Zinoviev, et à Moscou sous la direction de Kamenev, déclenchent la grande offensive contre le trotskysme.

Si Trotsky avait alors compris le danger qui le menaçait, lui, le parti bolchévik et la révolution même, il se serait débarrassé de ses scrupules, il aurait agi. Encore en janvier 1925, quand les staliniens le relèvent des fonctions de commissaire du Peuple à la Guerre, il cède son poste militaire sans combattre... « et même, écrit-il dans ses mémoires, avec un certain soulagement, songeant à enlever à mes adversaires le moyen d'insinuer que je formais le plan d'utiliser l'armée à mes fins ».

Trotsky ne songe qu'à enlever des arguments à Staline, comme si celui-ci n'en trouverait, n'en inventerait immédiatement dix autres pour un argument perdu. Ce sont toujours les mêmes scrupules de ménager l'unité du parti, de ne pas affaiblir le parti devant l'ennemi qui guette aux portes du pays. Ces scrupules coûteront au parti bolchévik sa vie, sa raison d'être. Trotsky se laisse ainsi éloigner de l'armée fidèle, de son glorieux passé.

On le nomme en mai 1925 président du comité des concessions, chef de la direction électrotechnique et président de la direction scientifique et technique de l'industrie. Ces trois domaines n'ont absolument rien de commun entre eux, cette multiplicité de fonctions, auxquelles il n'a aucune préparation préalable, doivent le surcharger de travail et tout ce manège n'a qu'un seul but : l'éloigner, l'isoler du Parti, l'écarter de l'actualité.

Mais un homme comme Trotsky ne se laisse pas vaincre ; à n'importe quelle place, il fera figure de grand homme. Il se lance maintenant dans l'étude des questions scientifiques et économiques et bientôt il se crée dans ce domaine une nouvelle citadelle à tel point qu'il devient de nouveau gênant aux dirigeants officiels de l'U. R. S. S. Maintenant a aussi lieu la dislocation de la « troïka », de « l'inébranlable triumvirat » comme l'avait nommé Zinoviev qui pensant devenir l'héritier de Lénine l'avait organisé et cru pouvoir utiliser Staline dans l'élimination du gardien des principes d'Octobre, Léon Trotsky. Kamenev et Zinoviev, émus devant la politique pro-Koulak de Staline et sa clique, passent dans le camp de l'opposition.

Au commencement de l'année 1926, Trotsky se rend à Berlin où il subit une opération. Pendant son séjour en Allemagne eut lieu le coup d'Etat de Pilsudski en Pologne et la grève générale en Angleterre. Ces événements ne font qu'approfondir les divergences entre l'opposition et la ligne stalinienne. Par le bloc syndical anglo-russe, les bureaucrates staliniens facilitent l'oeuvre des briseurs de grève des dirigeants de « gauche » des Trade-Unions, ce qui a comme résultat l'échec de la grève et une déconsidération totale du communisme dans le sein des masses ouvrières anglaises pour une longue période.

En 1927, la lutte s'aiguise et on sent que la décision se prépare. A propos de la discussion sur la tactique du P. C. chinois dans la révolution chinoise, un fossé s'ouvre entre les conceptions des opposants et des « orthodoxes ». Trotsky et ses partisans ont demandé dès 1925 la sortie du P. C. Ch. du Kuomintang, sorte de parti radical-socialiste chinois comprenant jusqu'à l'extrême-droite de la haute bourgeoisie chinoise. Staline, au contraire, pratique la politique du « bloc des quatre classes », Union nationale comparable au « Front français » prêché par M. Thorez en France à cette différence près qu'on y admettait les Tardieu, les Laval et même les La Rocque chinois. En avril 1927, Staline soutenait toujours Tchang-Kaï-Chek ; quelques jours après, ce dernier écrasait le prolétariat de Changhaï et levait le drapeau de la contre-révolution. La liquidation de la révolution chinoise permit l'entreprise japonaise de 1931 en Mandchourie et en Chine du Nord, c'est-à-dire l'encerclement de la Russie. C'est cette défaite qui rend la situation militaire de la Russie aussi grave à l'heure actuelle, car une Russie appuyée sur une Chine soviétique de 400 millions d'habitants aurait été invincible. En tout cas, la Chine soviétique aurait été un mur de défense sûr contre toute attaque nippone.

C'est au XVème congrès du P.C.R., à la fin de l'année de 1927, que l'opposition est vaincue et exclue. Les incidents en octobre 1927 à l'occasion de la manifestation en honneur de la session du C. E. C. à Léningrad, à l'occasion du Xème anniversaire d'Octobre à Moscou sont la répétition générale de l'écrasement physique de l'opposition. Le 16 novembre Joffé, vieux militant bolchévik, gravement malade, ne pouvant lutter à cause de la maladie, préfère se donner la mort que de rester inactif ou de capituler.

Le XVème congrès, après un simulacre de discussion ayant exclu l'opposition, ses militants sont déportés en Sibérie. Trotsky est déporté en janvier 1928 en Asie Centrale, à Alma-Ata, « ville de tremblements de terre et d'inondations, au pied des contreforts des monts Tian-Chan, sur la frontière de la Chine, à 250 km du chemin de fer, à 4.000 km de Moscou. »

Sous le poids de la répression, le caractère de nombreux leaders oppositionnels, ayant sur leur tableau d'honneur de longues années de prison et de déportation sous le régime tsariste, ploie et la série des capitulations commence. Zinoviev et Kamenev ouvrent le chemin, Radek suivra après, et tant d'autres jusqu'à même Rakovsky. Mais des dizaines de milliers de simples militants ouvriers résisteront et peupleront les isolateurs et les prisons, et les camps de concentration de la Sibérie pour avoir été fidèles à la Révolution d'Octobre.

Parmi les grands chefs, seul Trotsky restera « l'incorruptible et l'irréductible ». il continuera son action aux confins de la frontière de Chine. Il ne cesse pas d'organiser l'opposition, malgré la surveillance du G.P.U. et l'éloignement géographique de son exil. Trotsky écrit :

« D'avril à octobre 1928, nous avons envoyé d'Alma-Ata environ huit cents lettres politiques, dans ce nombre, une série d'ouvrages très étendus. Nous avons expédié environ cinq cent cinquante télégrammes. Nous avons reçu plus de mille lettres politiques, longues ou courtes, et environ sept cents télégrammes, qui, pour la plupart, étaient expédiés par des collectivités. »

Des courriers secrets partent et reviennent. Staline, voyant qu'il ne venait pas à bout de la formidable force de travail et d'énergie de Trotsky, décide de l'expulser d'U.R.S.S. Le 20 janvier 1929, cette expulsion est exécutée. Le vieux révolutionnaire est d'abord convoyé à Odessa et de là expédié à Constantinople. Trotsky et sa famille sont expulsés malgré la plus véhémente protestation de celui-ci.

Trotsky essayera d'abord de sortir de Turquie, mais le monde entier ferme sa porte à l'infatigable révolutionnaire. Pour cet homme, la planète entière est sans visa, pour lui le droit d'asile sacré pour les pays démocratiques n'existe pas.

L'Allemagne, alors encore socialiste, les démocraties socialistes de la Scandinavie, la démocratique France, les U.S.A., « pays de la liberté », lui refusent l'entrée.

L'insalubre île de Prinkipo, placée entre l'Europe et l'Asie, devient ainsi un séjour forcé pour Trotsky, asile sans sécurité comme le démontrera bientôt un mystérieux incendie qui éclate dans la maison habitée par lui. Léon Trotsky restera en Turquie jusqu'en 1933. Ayant fait en décembre 1932 un court voyage à Copenhague pour y faire une conférence sur la Révolution d'Octobre et cela sans provoquer des incidents, le gouvernement français autorise enfin Trotsky, en 1933, à séjourner en France. On lui impose, naturellement, une résidence forcée à Barbizon, non loin de Paris.

Dès l'expulsion de Trotsky de l'U.R.S.S. un peu partout dans le monde se lèvent des partisans trotskistes. Des disciples viennent le voir à Prinkipo, d'autres lui écrivent et bientôt la Ligue Communiste Internationaliste, fraction de gauche de l'Internationale Communiste, se forme avec plus de 28 sections nationales. Des étendues glacées de la Sibérie jusque dans les plaines surchauffées de l'Afrique du Sud, du Canada jusqu'en Lithuanie, partout où des masses ouvrières vivent et luttent, où l'influence du Communisme a pénétré, des jeunes résolus de défendre l'héritage de la Révolution d'Octobre se dressent à l'appel du fondateur de l'armée rouge.

Trotsky ne reste pas inactif. Il écrit des livres, organise ses partisans, dénonce les fautes des directions staliniennes dans leur lutte contre Hitler, contre le fascisme autrichien, contre la réaction espagnole.

La défaite ouvrière en Allemagne, causée en bonne partie par l'incapacité de la direction communiste, l'évolution de plus en plus vers la droite de l'I.C. font conclure à Trotsky que le redressement de cette dernière, de même que de ses sections nationales devient impossible. Fondateur lui-même de la IIIème Internationale, il se détourne d'elle et proclame la nécessité de la constitution d'une Internationale rénovée, d'une Internationale léniniste, la IVème Internationale.

Mais la France démocratique n'est pas assez généreuse pour accorder au révolutionnaire le repos promis. Une campagne de presse le chasse du pays. Aucun pays ne voulant de lui, on envisage déjà la possibilité de son internement dans les colonies françaises quand la Norvège socialiste se décide de lui accorder l'asile cherché en vain.

Même à l'étranger, Trotsky reste un dangereux adversaire de Staline. Rien que le fait d'être en vie, – un reproche vivant de sa trahison – est déjà un danger mortel pour la dictature personnelle de l'astucieux bureaucrate du Kremlin.

Hitler par l'assassinat de Roehm et d'autres compagnons de lutte montre à Staline comment se débarrasser des témoins gênants. Le 25 août 1936, Staline a sa grande journée. Sous Lénine et Trotsky l'I.C. eut le 25 octobre, date mémorable, sous Staline elle en a maintenant une autre, celle de l'assassinat des compagnons de Lénine, exécutés sous la fallacieuse accusation de terrorisme. Staline a commis l'erreur de laisser échapper Trotsky de ses mains et il le regrette amèrement. Aussi essaya-t-il de mêler Trotsky au procès des 16 et à demander à la Norvège l'extradition. Ce qu'aucun gouvernement des tsars réussit, Staline l'a réussi. Un pays démocratique a obtempéré à ses ordres et interné Trotsky. Coupé pratiquement du reste du monde Trotsky, interné et sous bonne garde, attend dans une petite maisonnette-prison que la Norvège et la S.D.N. statuent sur son cas[1]. Staline espère encore pouvoir se débarrasser du dernier des grands révolutionnaires de l'équipe qui dirigea la Révolution d'Octobre.

Mais Léon Davidovitch Trotsky a démontré plus d'une fois qu'il ne craint pas la bataille. Sous Sviiajsk et sous Pétrograd, pendant la guerre civile, il sauva deux fois la Révolution Russe en danger. Il espère maintenant sauver, avec ses partisans, la révolution mondiale en danger par l'opportunisme stalinien. Il a prouvé maintes fois que le mot impossible est rayé de son dictionnaire. Et il se pourrait bien que la IVème Internationale réussisse là où la IIIème est en train d'échouer dans son action. L'avenir donnera tort à Staline et réhabilitera l'ardent combattant de la révolution mondiale, qu'est Léon Trotsky.

Annexes[modifier le wikicode]

Le testament politique de Lénine[modifier le wikicode]

25 décembre 1922[modifier le wikicode]

Par stabilité du Comité central j’entends les mesures propres à prévenir une scission, pour autant que de telles mesures puissent être prises. Car le garde-blanc de Russkaïa Mysl (je pense que c’était S. E. Oldenbourg) avait évidemment raison quand, dans sa pièce contre la Russie soviétique, il misait en premier lieu sur l’espoir d’une scission de notre Parti, et quand, ensuite, il misait, pour cette scission, sur de graves désaccords au sein de notre parti.

Notre Parti repose sur deux classes, et, pour cette raison, son instabilité est possible, et s’il ne peut y avoir un accord entre ces classes sa chute est inévitable. En pareil cas il serait inutile de prendre quelque mesure que ce soit, ou, en général, de discuter la question de la stabilité de notre Comité central. En pareil cas nulle mesure ne se révélerait capable de prévenir une scission. Mais je suis persuadé que c’est là un avenir trop éloigné et un événement trop improbable pour qu’il faille en parler.

J’envisage la stabilité comme une garantie contre une scission dans le proche avenir, et mon intention est d’examiner ici une série de considérations d’un caractère purement personnel.

J’estime que le facteur essentiel dans la question de la stabilité ainsi envisagée, ce sont des membres du Comité central tels que Staline et Trotsky. Leurs rapports mutuels constituent, selon moi, une grande moitié du danger de cette scission qui pourrait être évitée, et cette scission serait plus facilement évitable, à mon avis, si le nombre des membres du Comité central était élevé à cinquante ou cent.

Le camarade Staline en devenant secrétaire général a concentré un pouvoir immense entre ses mains et je ne suis pas sûr qu’il sache toujours en user avec suffisamment de prudence. D’autre part, le camarade Trotsky, ainsi que l’a démontré sa lutte contre le Comité central dans la question du commissariat des Voies et Communications, se distingue non seulement par ses capacités exceptionnelles - personnellement il est incontestablement l’homme le plus capable du Comité central actuel - mais aussi par une trop grande confiance en soi et par une disposition à être trop enclin à ne considérer que le côté purement administratif des choses.

Ces caractéristiques des deux chefs les plus marquants du Comité central actuel pourraient, tout à fait involontairement, conduire à une scission ; si notre Parti ne prend pas de mesures pour l’empˆcher, une scission pourrait survenir inopinément.

Je ne veux pas caractériser les autres membres du Comité central par leurs qualités personnelles. Je veux seulement vous rappeler que l’attitude de Zinoviev et de Kaménev en Octobre n’a évidemment pas été fortuite, mais elle ne doit pas plus être invoquée contre eux, personnellement, que le non-bolchévisme de Trotsky.

Des membres plus jeunes du Comité central, je dirai quelques mots de Boukharine et de Piatakov. Ils sont, à mon avis, les plus capables et à leur sujet il est nécessaire d’avoir présent à l’esprit ceci : Boukharine n’est pas seulement le plus précieux et le plus fort théoricien du Parti, mais il peut légitimement être considéré comme le camarade le plus aimé de tout le Parti ; mais ses conceptions théoriques ne peuvent être considérées comme vraiment marxistes qu’avec le plus grand doute, car il y a en lui quelque chose de scolastique (il n’a jamais appris et, je pense, n’a jamais compris pleinement la dialectique).

Et maintenant Piatakov - un homme qui, incontestablement, se distingue par la volonté et d’exceptionnelles capacités, mais trop attaché au côté administratif des choses pour qu’on puisse s’en remettre à lui dans une question politique importante. Il va de soi que ces deux remarques ne sont faites par moi qu’en considération du moment présent et en supposant que ces travailleurs capables et loyaux ne puissent par la suite compléter leurs connaissances et corriger leur étroitesse.

4 janvier 1923[modifier le wikicode]

Post-scriptum. Staline est trop brutal, et ce défaut, pleinement supportable dans les relations entre nous, communistes, devient intolérable dans la fonction de secrétaire général. C’est pourquoi je propose aux camarades de réfléchir au moyen de déplacer Staline de ce poste et de nommer à sa place un homme qui, sous tous les rapports, se distingue de Staline par une supériorité - c’est-à-dire qu’il soit plus patient, plus loyal, plus poli et plus attentionné envers les camarades, moins capricieux, etc. Cette circonstance peut paraître une bagatelle insignifiante, mais je pense que pour prévenir une scission, et du point de vue des rapports entre Staline et Trotsky que j’ai examinés plus haut, ce n’est pas une bagatelle, à moins que ce ne soit une bagatelle pouvant acquérir une signification décisive.

Annexe 2. Présentation de Défense du terrorisme[modifier le wikicode]

Le livre est consacré à l'éclaircissement des méthodes de la politique révolutionnaire du pro­létariat à notre époque. L'exposé a un caractère polémique, comme la politique révolutionnaire elle-même. En gagnant les masses opprimées, la polémique dirigée contre la classe dominante se transforme, à un moment donné, en révolution.

Le premier acte de la politique révolutionnaire est de démasquer les fictions bourgeoises qui into­xiquent le sentiment des masses populaires. Ces fictions deviennent particulièrement malfaisantes quand elles s'amalgament avec les idées de « socialisme » et de « révolution ». Aujourd'hui plus qu'à n'im­porte quel autre moment, ce sont les fabricants de ce genre d'amalgames qui donnent le ton dans les organisations ouvrières françaises.

L'aggravation de la lutte des classes et surtout l'entrée en scène des bandes armées de la réaction ont révolutionné les organisations ouvrières. Le parti socialiste, qui joue paisiblement le rôle de la cinquième roue dans la charrette de la IIIème République, se vit contraint de répudier à demi ses traditions cartellistes et même de rompre avec son aile droite (néos). Dans le même temps, les communistes accomplirent l'évolution contraire, mais sur une échelle infiniment plus vaste. Pendant des années ces messieurs avaient rêvé de barricades, de conquête de la rue, etc.. (ce rêve, il est vrai, avait surtout un caractère littéraire). Après le 6 février, comprenant que l'affaire était sérieuse, les artisans des histoires de barricade se jetèrent à droite. L'unique réflexe de ces phraseurs apeurés coïncida d'une façon frappante avec la nouvelle orientation internationale de la diplomatie soviétique.

Devant le danger que représente l'Allemagne hitlérienne, la politique du Kremlin se tourna vers la France. Statu quo dans les rapports internationaux ! Statu quo dans le régime intérieur de la France ! Espoirs de révolution socialiste : chimères ! Les milieux dirigeants du Kremlin ne parlent qu'avec mépris du communisme français. Il faut donc garder ce qui existe pour ne pas avoir pire. La démocratie parlementaire en France ne se concevant pas sans les radicaux, faisons en sorte que les socialistes les soutiennent ; ordonnons aux communistes de ne pas gêner le bloc Blum-Herriot ; s'il est possible, faisons-les entrer eux-mêmes dans ce bloc. Ni secousses, ni menaces ! Telle est l'orientation du Kremlin.

La lutte contre les « deux cents familles », contre le fascisme et la guerre — pour la paix, le pain, la liberté et autres belles choses — est ou bien un leurre, ou une lutte pour renverser le capitalisme. Le problème de la conquête révolutionnaire du pouvoir se pose devant les travailleurs français non pas comme un objectif lointain, mais comme une tâche de la période qui s'ouvre. Or les chefs socialistes et communistes non seulement se refusent à procéder à la mobilisation révolutionnaire du prolétariat, mais ils s'y opposent de toutes leurs forces, En même temps qu'ils fraternisent avec la bourgeoisie, ils tra­quent et expulsent les bolcheviks. Telle est la violence de leur haine de la révolution et de la peur qu'elle leur inspire ! Dans ces conditions, le plus mauvais rôle est joué par les pseudo-révolutionnaires qui promettent de renverser la bourgeoisie, mais pas autrement qu'avec la permission de Léon Blum !

Les puissants partis russes socialiste-révolutionnaire et menchévik qui, pendant des mois, formèrent un « Front populaire » avec les cadets, tombèrent en poussière sous les coups d'une « poignée de fana­tiques » du bolchévisme. La social-démocratie allemande, le parti communiste allemand et la social-démocratie autrichienne ont trouvé une mort sans gloire sous les coups du fascisme. L'époque qui va commencer pour l'humanité européenne ne laissera pas trace dans le mouvement ouvrier de tout ce qui est équivoque et gangrené. Tous ces Jouhaux, Citrine, Blum, Cachin, Vandervelde, Caballero ne sont que des fantômes. Les sections de la IIème et IIIème Internationale quitteront la scène sans éclat les unes après les autres. Les jeunes cadres révolutionnaires acquerront de la chair et du sang. La victoire n'est concevable que sur la base des méthodes bolcheviques à la défense desquelles le présent ouvrage est consacré.

L. TROTSKY

  1. Depuis que ces lignes ont été écrites des décrets-lois spéciaux du gouvernement norvégien ont interdit à Trotsky de se défendre contre l'ignoble calomnie, l'accusant d'être à la solde de la Gestapo et chef d'une organisation terroriste, ayant comme but la suppression physique des dirigeants actuels de la Russie. Le Mexique ayant accepté de donner un asile au grand révolutionnaire, le gouvernement norvégien a expulsé Trotsky sans avertir aucun de ses amis. Ainsi le vieux révolutionnaire malade a dû se rendre en Mexique sur un cargo, accompagné par sa femme seule. Aucun ami pour l'aider dans son dur voyage, pour le protéger contre les tentatives de la G.P.U., une fois arrivé au Mexique. Une nouvelle page douloureuse s'ajoute à la vie tourmentée de cet homme qui voua sa vie entière à la défense des opprimés et à l'amélioration du sort des travailleurs. Rarement un sort humain a été aussi tragique, mais l'homme reste inébranlable et il n'a pas encore dit son dernier mot.