Un nouveau tournant est nécessaire. Lettre au SI, 10 juin 1935

De Marxists-fr
Aller à la navigation Aller à la recherche


Lettre au secrétariat international

Chers camarades,

Nous entrons évidemment dans une nouvelle étape. Deux événements la déterminent : le développement de notre section en France et le tournant définitif de l'I.C.[1].

La justesse de l'entrée dans la S.F.I.O. est maintenant démontrée par des faits matériels. Notre section, grâce à l'entrée, est devenue, d'un groupe de propagande, un facteur révolutionnaire de premier ordre. Personne n'osera dire que le groupe, en s'adaptant au milieu, est devenu plus mou, plus modéré, plus opportuniste. Tout au contraire. On peut affirmer avec raison que le groupe b.l. en France dépasse maintenant toutes les autres sections par la précision révolutionnaire de ses mots d'ordre et par le caractère offensif de toute sa politique.

La trahison définitive de Staline et de son équipe de l'I.C. nous ouvre de grandes possibilités, non seulement à l'intérieur de l'I.C., mais aussi dans les organisations ouvrières et notamment dans les syndicats.


Les mêmes circonstances expliquent la nécessité de la lutte implacable que nous avons commencée contre le S.A.P. ( ... ). Plus souple, plus multiple et surtout plus audacieuse est notre politique de pénétration dans les organisations de masse, plus intransigeante doit être notre politique générale, plus agressive elle doit être envers toutes les idéologies centristes formées et cristallisées. Le drapeau de la IV° Internationale doit être irréductiblement opposé à tous les autres drapeaux.

La préparation du congrès de Mulhouse (qui a commencé aujourd'hui, au moment où ces lignes sont écrites) a été une école remarquable, non seulement pour notre section française, mais encore pour notre organisation internationale.Trois motions étaient en lutte : la droite, la centriste et la nôtre[2]. Dans tous les départements où nos camarades, si faibles qu'ils soient numériquement, ont opposé irréductiblement notre texte aux autres, ils ont gagné des voix et des sympathies et, en même temps, ont forcé les centristes à se détacher un peu plus de la droite pour ne pas perdre toute influence. Et, au contraire, dans quelques cas où nos camarades ont commis la grave faute d'entrer dans une combinaison avec les centristes, ils n'ont rien gagné pour notre tendance et en même temps ont poussé les centristes vers la droite (!).

Ces expériences nous donnent la clé de notre politique dans cette période : s'engager dans des combinaisons avec les chefs du S.A.P., de l'I.A.G.[3] etc., signifierait perdre notre propre physionomie, compromettre le drapeau de la IV' Internationale et arrêter le développement de multiples courants centristes dans la voie de la révolution. Pour notre section française elle‑même, le congrès de Mulhouse signifie ou doit signifier le commencement d'une nouvelle étape. La S.F.I.O., non seulement n'est pas un parti révolutionnaire, mais elle n'est même pas un parti prolétarien. Elle est petite‑bourgeoise, non seulement par sa politique, mais aussi par sa composition sociale. Ce parti nous a ouvert certaines possibilités, et il était juste de les avoir constatées et utilisées. Mais ces possibilités sont limitées. Le congrès de Mulhouse, avec les répercussions qui le suivront, doit plus ou moins délimiter matériellement ces possibilités. Le prestige acquis par le groupe bolchevik‑léniniste doit se transformer en rayonnement sur les ouvriers. Mais les ouvriers sont restés en dehors du parti socialiste : dans le parti communiste, dans les organisations syndicales et parmi les non‑organisés. Le groupe bolchevik‑léniniste doit savoir faire un nouveau tournant, développement logique de l'étape précédente. Sans faire naturellement les moindres concessions, il faut concentrer les neuf dixièmes des efforts sur la dénonciation de la trahison stalinienne.

La lutte des différentes tendances contre nous coïncide maintenant presque entièrement avec la préparation idéologique... de la nouvelle guerre impérialiste[4]. L'opposition à la guerre doit de plus en plus coïncider avec la sympathie pour la IV° Internationale. La condition du succès, c'est la lutte implacable contre la moindre concession à la théorie de la défense nationale. Le regroupement inévitable dans les différentes organisations ouvrières (parti communiste, syndicats, etc.) doit ouvrir pour nous un débouché vers les masses ouvrières. Il faut s'orienter dans cette direction avec toute l'indépendance nécessaire. Ce regroupement peut aboutir, dans un délai assez rapproché, à la création d'un parti révolutionnaire.

Il est absolument nécessaire d'accélérer le travail préparatoire pour la IV° Internationale. Les éléments révolutionnaires qui vont se détacher lors du groupement général dans la classe ouvrière doivent avoir la possibilité d'adhérer directement à une organisation internationale fondée sur toute l'expérience des luttes révolutionnaires.

  1. Il s'agit du tournant marqué en France par la conclusion du pacte Laval‑Staline et la déclaration de Staline concernant la politique de défense nationale : l'approbation entière par l'I.C. de la politique de l'U.R.S.S. de « sécurité collective » contre la menace allemande.
  2. Le congrès de Mulhouse de la S.F.I.O. avait commencé la veille, 9 juin. Il y avait 2 025 mandats pour la motion majoritaire, 777 pour celle de la Bataille socialiste, 105 pour la motion bolchevik‑léniniste.
  3. Le S.A.P. (Sozialistiche Arbeiterpartei) avait vu la fusion de l'opposition socialiste de gauche et d'une partie de l'opposition communiste de droite, exclues de leurs partis respectifs avant la victoire du nazisme. En 1934, ses dirigeants avaient signé avec ceux de la Ligue un appel pour la construction de la IV* Internationale. Ils allaient cependant évoluer rapidement dans l'émigration, adhérant même au « Front populaire » allemand. Cette conversion ‑ suspecte pour certains ‑ fit des gens du S.A.P. les ennemis jurés du « trotskysme » dans toutes les tentatives de regroupement international avant guerre. Jakob Walcher, vieux spartakiste, souvent la cible des sarcasmes de Trotsky, devait, comme Seydewitz et Boettcher, autres dirigeants du S. A. P., se rallier au stalinisme après la guerre et occuper des fonctions mineures du parti ou de l'Etat en Allemagne orientale. En revanche, l'animateur des Jeunesses du S.A.P., Willi Brandt, devait, lui, devenir après la guerre bourgmestre de Berlin‑Ouest et figure de proue de la social‑démocratie allemande, débarrassée de tout programme tant soit peu socialiste. Le S.A.P. a fait récemment l'objet d'une étude excellente : Die Sozialistische Arbeiterpartei Deutschlands (S.A.P.D.), par Hanno Drechsler (Meisenheim am Main, 1965, 408 p.).

    L'I.A.G. ou Internationale Areitsgemeinschaft groupait différents partis et formations centristes, dont le S.A.P., et constitua pendant plusieurs années le centre de résistance ‑ en dehors des partis traditionnels ‑ à la préparation d'une nouvelle Internationale.
  4. Ce fait devait apparaître particulièrement au cours des débats du congrès de Mulhouse, dont les lendemains allaient être notamment marqués par la rupture, à gauche, de Marceau Pivert avec la Bataille socialiste. Au sujet de l'influence des bolcheviks‑léninistes, Pivert écrivait le 20 août : « Un nombre croissant d'ouvriers socialistes se trouvent d'accord avec les B.L. : milices ouvrières, défaitisme révolutionnaire, grève générale insurrectionnelle, conquête du pouvoir et dictature de classe du prolétariat. »