Un discours de M. de Bismarck

De Marxists-fr
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M. de Bismarck souhaite évidemment la paix, pour cette bonne raison qu’il n’a rien à gagner à une guerre. Nous avons pris l’habitude, quand il fait une déclaration, de dire : « Méfions-nous, il y a là-dessous un piège. » Mais il y a deux façons d’être dupe d’un homme : ou le croire sans examen, ou s’imaginer toujours qu’il nous trompe. Gambetta, dont le patriotisme était clairvoyant, indiquait à la France, il y a quelques années, combien il était absurde et dangereux de supposer toujours à M. de Bismarck une arrière-pensée, une combinaison machiavélique.

En vérité, si le chancelier voulait la guerre, qu’attendrait-il donc pour la faire ? Est-ce qu’il ne mettrait pas à profit le prestige du vieil empereur que guette la mort ? L’intérêt de l’Allemagne étant de garder la paix, elle ne pourrait déclarer la guerre que dans une heure d’impatience et d’énervement. Or, M. de Bismarck prend soin, précisément, de calmer les nerfs et de rassurer les esprits ; il s’applique à donner à la nation allemande un sentiment grandiose de sa force, qui lui permette de supporter sans gémir le fardeau militaire aggravé, et même de se livrer avec une certaine sécurité au travail quotidien. Il coupe court à toute explosion agressive de l’Allemagne ; il n’y aura plus personne dans l’empire pour lui dire, comme on lui disait avant 1870 : « Faisons la guerre pour en finir. » Par là. le discours qu’il a prononcé lundi contribue certainement, autant que peut le faire un discours, au maintien de la paix générale.

Peut-être finira-t-on par s’apercevoir que, pour avoir la paix, il ne manque à l’Europe qu’une chose : croire à la paix. L’Allemagne ne veut point attaquer. La France ne veut point attaquer non plus. L’Autriche, visiblement, ne veut point chercher querelle à la Russie : l’alliance qui l’unit à l’Allemagne est purement défensive. Quant à la Russie, sa politique est plus obscure. Elle ne dit point, et personne ne sait exactement pourquoi elle a massé des troupes en Pologne. Ni l’Autriche, ni l’Allemagne ne lui ont demandé des explications, parce que, comme dit M. de Bismarck, ces sortes d’explications s’enveniment aisément, — preuve de plus, pour le dire en passant, que les deux puissances alliées ne cherchent point une occasion de guerre. Mais il est impossible que la Russie cherche de gaieté de cœur une aventure. Son seul but saisissable est, le moment venu, de rétablir en Bulgarie, conformément au traité de Berlin, l’influence russe : or, son droit est reconnu par l’Allemagne ; il a été proclamé, une fois de plus, par M. de Bismarck ; l’Autriche ne fait des réserves que sur l’occupation militaire de la Bulgarie. Il semble dès lors très naturel qu’une solution pacifique intervienne.

Je sais bien que l’on dit : « Mais si une grande guerre ne couve pas quelque part, à quoi bon de tout côté ces armements formidables ? » Les peuples devront se précipiter les uns sur les autres, quand ce ne serait que pour déposer, un instant après la bataille, la cuirasse de fer qui les opprime : soit, mais ils ne pourraient pas la déposer après. On ne fait pas la guerre pour se débarrasser de la guerre. Les nations ne heurteront pas leurs armures sous prétexte qu’elles sont trop lourdes. M. John Lemoinne écrivait encore ce matin : « Le monde crie, étouffe sous cette panoplie. » C’est vraiment excessif. Au point de vue moral, toutes les classes de la société dans tous les pays s’accommodent du service militaire, à condition qu’il soit sensiblement égal pour tous. L’esprit de sacrifice est très grand dans l’Europe actuelle. Au point de vue matériel, ce n’est pas précisément des dépenses militaires que nous souffrons : nous souffrons d’une crise qui ne tient pas surtout à ces dépenses, puisqu’elle a désolé aussi les États-Unis et l’Angleterre, qui n’ont presque point d’armée. La vérité est qu’au milieu même de la crise, le rendement des impôts n’a fléchi dans aucun pays, et qu’il a suffi aux peuples de l’Europe, pour développer leurs armées, d’élever légèrement les droits sur les spiritueux. Si l’activité industrielle et commerciale se ranimait, les nations porteraient leur armée comme un soldat gaillard porte son sac au commencement de l’étape.

Les armements prodigieux de l’Europe n’ont rien au fond que de naturel. La puissance du nombre s’est révélée en toute chose : en politique, avec la démocratie ; en finances, avec les emprunts publics ; en stratégie, sur les champs de bataille de 1870. Lorsque, au lendemain de la guerre, pour l’emprunt de M. Thiers, quarante-cinq milliards furent souscrits, le monde fut stupéfait. Une puissance, cachée jusque-là, d’épargne, de capital et de crédit éclatait ; et cette énorme puissance d’argent devait permettre aux États une énorme puissance d’hommes. C’est cette puissance qu’ils réalisent aujourd’hui. Aux armées intermittentes de la féodalité, l’histoire a substitué les armées permanentes et restreintes de la royauté ; à celles-ci, elle substitue maintenant les armées permanentes et nationales. Il n’y a pas là une raison de croire que la paix sera nécessairement troublée. D’autant plus qu’avec la force des États s’accroît le sentiment de leur responsabilité. Je ne sais si je me trompe, mais je crois bien que les guerres frivoles sont finies, ce qui augmente de beaucoup les chances de paix.

Quelle doit donc être l’attitude de la France ? Elle doit, elle aussi, porter à son plus haut degré sa puissance défensive, être toujours prête, de fait et de cœur, comme si la guerre devait éclater demain, et, en même temps, ne point s’exagérer ces périls de guerre, et reprendre avec une confiance réfléchie son travail agricole, commercial et industriel. Voilà pour son attitude morale.

Au point de vue diplomatique, notre premier devoir est de ne nous faire aucune illusion sur l’état des alliances. J’ignore quel sera le contre-coup de la publication du traité austro-allemand sur les relations de la Russie et de la France ; mais, aujourd’hui, il ne faut point se lasser de dire au pays que non seulement il n’y a pas d’alliance ferme entre la France et la Russie, mais qu’il n’y a même pas un commencement, une préparation d’alliance. En tout cas, si une entente effective se produisait, elle ne devrait avoir qu’un caractère strictement défensif. Il y a dans la politique russe des poussées obscures que nous ne connaissons pas et auxquelles nous ne pouvons pas nous associer ; nous n’avons pas le droit de jeter la France dans la question bulgare. On ne traite que sur la base d’intérêts communs ; or, nous n’avons qu’un intérêt commun avec la Russie : ne pas être surpris par une attaque combinée de l’Autriche et de l’Allemagne. Cette attaque est plus qu’improbable : c’est dire que l’alliance défensive de la France et de la Russie n’aurait pas de beaucoup l’importance qu’une partie de l’opinion y attacherait un peu étourdiment.

Le premier intérêt de la politique française, c’est de rester libre, c’est de rester vraiment elle-même. Or, la politique essentielle d’une démocratie souveraine se résume en deux mots : le maintien de la paix, l’affirmation du droit. Lorsque j’ai indiqué ici même que nous devions attendre les réparations nécessaires du développement de la démocratie, c’est-à-dire de l’idée de justice en Europe, quelques-uns m’ont dit que je nourrissais une chimère. J’en ai causé avec des hommes clairvoyants : ils m’ont dit qu’assurément du triomphe de la démocratie en Europe sortirait la reconnaissance pacifique de notre droit ; mais que bien des réactions étaient à craindre encore, aussi bien en France qu’au dehors. C’est possible, et voilà pourquoi je considère que le premier devoir du patriotisme est de prévenir ces réactions. Or, nous les encourageons et nous les fortifions au dehors par une attitude incertaine qui paraît cacher des arrière-pensées d’agression que nous n’avons pas. Le jour où tout soupçon d’une guerre franco-allemande se serait évanoui, l’autocratie bismarckienne serait en baisse, la démocratie allemande serait en hausse. En France même, le meilleur moyen de prévenir les réactions, c’est d’ouvrir devant le travail de longues perspectives de paix. Je sais bien qu’il est assez agréable de sonner du clairon : cela vous donne un air brave ; mais il vaut mieux réserver son souffle pour l’heure du danger et, en attendant, dire la vérité, qui est que le maintien de la paix est notre premier devoir. Avez-vous remarqué que, dans ces grandes questions internationales, depuis plusieurs années, notre tribune est muette ? Dans un pays d’autocratie, comme l’Allemagne, le ministre des affaires étrangères raconte tout haut sa diplomatie. Le nôtre, délégué d’une nation souveraine, se tait. Pourquoi ? C’est que. d’une part, le gouvernement français ne pourrait dire sans crime et sans scandale : « Nous abandonnons l’Alsace et la Lorraine ». et que, d’autre part, il ne pourrait dire, sans provoquer une guerre immédiate : « Nous voulons les ressaisir. »

Un jour viendra pourtant où, tout le monde ayant parlé en Europe, il faudra bien que notre pays parle à son tour, qu’il montre à tous le fond de son âme généreuse et sage. Je voudrais que, ce jour-là, notre gouvernement pût dire avec l’assentiment de la nation : « Nous sommes un pays de démocratie, c’est-à-dire de paix, de travail et de justice. Nous n’avons pas oublié que la force, dans une année terrible pour nous, a triomphé du droit ; mais la plus grande revanche du droit sera qu’il triomphe à son tour sans le concours de la force. Prêts à faire face à tous les périls et à porter toutes les charges, nous n’attendons pourtant la réparation que du développement de l’idée de justice dans la conscience européenne. »

Un pareil langage ne pourra être tenu que lorsqu’on sentira dans notre nation la sérénité de la force, la certitude de l’avenir, l’espérance joyeuse d’un peuple libre, ayant déjà cueilli pour lui-même dans l’ordre intérieur les premiers fruits de justice, et devenu ainsi pour les démocraties environnantes une tentation. C’est pourquoi, encore une fois, nous résumons dans la République féconde et pacifique nos fiertés de citoyens et nos espérances de patriotes.