Trotski est accusé d'avoir enfreint la discipline du parti

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Discours prononcés à la séance de la commission de contrôle. (Juin 1927)[modifier le wikicode]

L'élimination de Trotsky de ses fonctions dirigeantes avait été préméditée dès la première maladie de Lénine, c'est-à-dire dès 1922. Dans le courant de l'année suivante, la besogne préparatoire battait son plein ; vers la fin de l'année, la campagne éclatait au grand jour. La direction de cette besogne était assumée par le triumvirat (Staline, Zinoviev, Kamenev). Mais en 1925, le triumvirat se désagrège. Zinoviev et Kamenev tombent eux-mêmes sous les coups de l'appareil qu'ils ont forgé contre Trotsky. À partir de ce moment, la tâche de la fraction Staline est de procéder à un changement complet des hommes placés à la direction, en évinçant des postes qu'ils occupent tous ceux qui ont dirigé le Parti et l'état du vivant de Lénine. En juillet 1926, Trotsky donne lecture, à l'assemblée plénière du Comité Central et de la Commission Centrale de Contrôle, d'une déclaration qui prédit très exactement les mesures que la fraction Staline devait prendre par la suite pour substituer une direction stalinienne à la direction léniniste. Ce programme les staliniens exécutèrent au cours des années suivantes, avec une ponctualité remarquable.

La principale étape dans cette voie fut la comparution de Trotsky devant le tribunal du Présidium de la Commission Centrale de Contrôle sous la double accusation :

d'avoir prononcé des discours « fractionnels » à la session du Comité Exécutif de l'Internationale Communiste ;

2° d'avoir pris part aux manifestations de sympathie en faveur de Smilga, membre du Comité Central, envoyé quelque temps auparavant en Sibérie orientale, à Khabarovsk, en châtiment de non attitude oppositionnelle. Zinoviev se vit également accuser de crimes analogues. Comme sanction, leur éviction du Comité Central fut envisagée.

On trouvera ci-contre deux discours que l'auteur de ce livre prononça devant le Présidium de la Commission Centrale de Contrôle qui remplissait le rôle de Cour de justice. L'auteur a fait dans le sténogramme des deux discours d'importantes coupures relatives à des questions que le lecteur étranger n'eût pu comprendre sans explications détaillées. Quant au reste, sauf de légères corrections de style, les discours sont publiés tels qu'ils ont été prononcés.


Premier discours[modifier le wikicode]

- Trotsky. — Avant d'aborder mon plaidoyer ou mon réquisitoire — je ne sais comment dire — je me vois obligé de demander que soit éliminé du présent tribunal le camarade Jansson, que récuse toute son attitude antérieure. Vous êtes tous, évidemment, au courant de l'existence, à partir de 1924, d'un « Comité des sept » fractionnel, composé de tous les membres du Bureau Politique, à l'exception de moi-même. Celui qui occupait ma place était votre ex-président, Kouibitchev, qui aurait dû, étant donné ses fonctions, être le principal gardien des statuts et des mœurs du Parti, mais qui, en fait, a été le premier à les violer et à les dénaturer. Ce « Comité des sept » a été une institution illégale et contraire au Parti, disposant des destinées de ce dernier à son insu. Dans un discours qu'il prononça à une séance du Comité Central, le camarade Zinoviev désigna Jansson comme l'un de ceux qui participèrent aux travaux, contraires au Parti, du « Comité des sept ». Personne n'a opposé de démenti à cette déclaration. Jansson lui-même n'a pas bronché. Bien que d'autres soient également coupables du même crime, il y a, en ce qui concerne Jansson, des dépositions mentionnées dans un procès-verbal. Aujourd'hui Jansson se dispose à me juger pour attitude contraire au Parti. J'exige de vous que Jansson soit récusé en tant que juge.

Le président Ordjonikidze. — Cela n'est pas possible. Vous voulez sans doute plaisanter, camarade Trotsky.

Trotsky. — Je n'ai pas coutume de plaisanter dans les questions graves et importantes. Je comprends que ma proposition ait pu mettre le Présidium dans une situation quelque peu difficile, car je crains qu'il n'y en ait d'autres dans le Présidium à avoir participé au travail des « sept ». Quoi qu'il en soit, ma proposition n'était certes pas une plaisanterie. À la vérité, si ces réunions se donnaient soi-disant pour but de « fixer l'ordre du jour » du Bureau Politique, bien que membre de ce dernier, j'ignorais tout de ces réunions. Or, c'est au cours de celles-ci qu'on arrêtait les mesures de lutte contre moi. C'est là notamment que fut prise la décision des membres du Bureau Politique de ne pas polémiser entre eux, mais seulement contre Trotsky. Le Parti ignorait cela, je l'ignorais également. IL en fut ainsi pendant longtemps. Je n'ai pas dit que le camarade Ordjonikidze en était membre, mais qu'il participait à la besogne de ce Comité fractionnel.


Ordjonikidze. — Jansson peut-être, mais pas Ordjonikidze, vous faites erreur.

Trotsky. — Je m'en excuse, bien que cette erreur me semble de pure forme. J'ai parlé en effet de Jansson. Je n'ai pas dit que le camarade Jansson faisait partie du Comité même ; j'ai dit qu'il participait aux travaux de ce Comité fractionnel qui, bien que n'étant pas prévu par les statuts du Parti, travailla contre les statuts et contre la volonté du Parti

statuts du Parti, travailla contre les statuts et contre la volonté du Parti

— sinon il n'aurait pas en à se cacher. S'il y a ici d'autres camarades qui, comme Jansson, ont pris part à la besogne de ce Comité, je demande instamment que la récusation formulée par moi leur soit également étendue.

(Le Présidium repousse séance tenante la récusation de Jansson.)

Trotsky. — Des camarades prétendent aujourd'hui qu'il est nécessaire de nous éliminer du Comité Central à cause de la manifestation de la gare de Yaroslav, du discours de Zinoviev diffusé par radio, et de mon « attitude » au Comité Exécutif de l'Internationale Communiste. Tout cela serait convaincant, s'il n'y avait pas la déclaration que nous, Opposition, avons remise au Comité Central dès le début de Juin de l'année dernière.

Nous y avions prédit très clairement et fort justement les voies que suivrait la lutte que vous dirigez contre nous ; nous avions prédit que vous utiliseriez les moindres chicanes pour réaliser le programme de réorganisation de la direction idéologique que votre chef fractionnel s'est fixé depuis longtemps, bien avant la session de Juin du Comité Central et le XIVe Congrès du Parti.

Vous formulez contre moi deux accusations. La première, mon intervention au Comité Exécutif de l'Internationale Communiste. J'ai considéré et je considère encore que la Commission Centrale de Contrôle ne peut en aucun cas me juger pour les interventions que j'ai faites à la session du Comité Exécutif de l'Internationale Communiste ; si le camarade Jansson ne le comprend toujours pas, il devra sérieusement songer à relire les statuts de l'Internationale et de notre Parti. Il s'apercevra alors que j'ai raison, comme j'aurais parfaitement raison de dénier le droit, à une Commission de Contrôle provinciale, de me demander compte d'une intervention que j'aurais faite en qualité de membre du Comité Central.


La deuxième accusation a trait aux manifestations de sympathie qui ont eu lieu à la gare de Yaroslav en faveur de Smilga.

Vous avez banni Smilga à Khabarovsk. Je demande une fois de plus qu'on veuille bien se mettre d'accord sur une explication quelconque de ce bannissement. Schkiriatov s'est écrié à la Commission Centrale de Contrôle : « On peut également travailler à Khabarovsk I » Si Smilga était envoyé dans des conditions normales à Khabarovsk pour y travailler, vous ne viendriez pas dire que le fait de l'avoir accompagné à la gare était une démonstration dirigée contre le Comité Central. Et s'il s'agit là du bannissement administratif d'un camarade dont la présence est nécessaire à des postes responsables, c'est-à-dire à des postes soviétiques de combat, c'est donc que vous trompez le Parti et que vous jouez double jeu. Maintenez-vous encore que l'envoi de Smilga à Khabarovsk répond à une mission qui lui aurait été confiée selon la procédure ordinaire ? Et en même temps nous accuserez-vous d'avoir organisé une démonstration contre le Comité Central ? Cette politique est à double fond.

Mais de ces chicanes dans l'accusation, je passerai tout de suite aux questions politiques essentielles.

Les dangers de guerre. — Dans la déclaration que nous avons remise au mois de Juillet de l'année dernière, nous disions :

Une des plus puissantes conditions de défense de l'Union Soviétique, et par conséquent du maintien de la paix, consiste en un lien indissoluble unissant l'Armée Rouge grandissante et de plus en plus forte aux masses laborieuses de notre pays et du monde entier. Toutes les mesures économiques, politiques et culturelles qui accroissent le rôle de la classe ouvrière dans l'État, consolident le lien qui l'unit aux ouvriers agricoles, aux pauvres des campagnes, de même qu'aux paysans moyens — et par là augmentent la force de l'Armée Rouge, assurent l'inviolabilité du pays des Soviets et renforcent la cause de la paix. »

La preuve existe qu'il y a un an, nous vous invitions à examiner le danger de guerre et les dangers à l'intérieur de l'U. R. S. S. en temps de guerre. Ce ne sont pas là des questions spéciales. Ce sont des questions inhérentes à notre politique de classe, à notre cours tout entier. Lorsque le chef formel de l'État, le Président du Comité Central Exécutif, Kalinine, prononce à Tvers un discours dans lequel il déclare que nous avons besoin de soldats forts et robustes, mais que le soldat fort et robuste ne peut être qu'un paysan moyen aisé, que les paysans pauvres ne peuvent donner de tels soldats parce qu'il y a beaucoup de malingres parmi eux — est-ce qu'il n'y a pas là un cours évident misant sur le paysan moyen aisé, sous le nom duquel ne se faufile ni plus ni moins que le koulak ou le candidat koulak ? Kalinine oublie que nous avons fait la Révolution d'Octobre et que les souffreteux et les malingres y ont vaincu les bien bâtis et les forts. Pourquoi ? Parce que les premiers étaient et restent encore le nombre. Qu'importe, direz-vous, ce qu'a pu déclarer ce cher Michel Ivanovitch ! Mais l'avez-vous rappelé à l'ordre ? Non, vous ne l'avez pas fait, tandis que vous nous rappelez à l'ordre lorsque nous nous avisons de critiquer sa politique qui humilie le paysan pauvre et donne des forces au koulak — à ce koulak que Yakovlev ici présent dissimule par des trucs de statistique. Si quelqu'un doit être ici jugé, c'est Yakovlev, c'est pourtant lui qui s'apprête à nous juger.

Aujourd'hui, vous exploitez le danger de guerre pour traquer l'Opposition et préparer son écrasement. Jugez vous-mêmes : de tous les travaux du Comité Exécutif de l'Internationale au tours desquels nous avons examiné et les dangers de guerre, et le mouvement ouvrier anglais, et plus particulièrement la question de la Révolution chinoise, vous n'avez publié, pour l'édification du Parti, qu'une seule petite brochure rouge contre l'Opposition, non sans avoir, là encore — comment dire ? — escamoté mon discours du compte rendu


sténographique, sous le prétexte que je ne l'avais pas encore « revu ». Cela signifie que vous exploitez le danger de guerre avant tout contre nous.

Nous déclarons que nous continuerons à critiquer le régime stalinien tant que vous ne nous aurez pas ballonné par des moyens physiques. Aussi longtemps que vous ne nous aurez pas bâillonnés, nous critiquerons ce régime qui porte en soi la ruine de toutes les conquêtes de la Révolution d'Octobre.

Déjà, au temps du tsarisme, il existait des patriotes qui confondaient la patrie avec les autorités. Nous ne sommes pas de ce nombre. Nous critiquerons le régime stalinien, comme un régime d'incapacité, un régime de glissement, de faiblesse idéologique, de courtes vues, sans perspicacité.

Une année durant, nous avons fait appel à votre conscience au sujet du Comité Anglo-Russe.[1] Nous vous avons dit que ce Comité tue le mouvement révolutionnaire en développement dans le prolétariat anglais. Et toute votre autorité, l'expérience bolchévique accumulée, l'autorité de Lénine, vous avez jeté tout cela dans la balance afin de soutenir Purcell. Vous dites : « Mais nous le critiquons ! » C'est là, de la part de bolcheviks opérant un glissement, une nouvelle forme de soutien de l'opportunisme. Vous le « critiquez » — de plus en plus mollement, de plus en plus rarement — et vous restez en liaison avec lui. Ne pourra-t-il répondre à ces révolutionnaires, à ces bolcheviks, lorsqu'ils le stigmatiseront comme un agent de Chamberlain : « Mais regardez donc, c'est le même Tomsky, membre du Bureau Politique, Président de la Centrale des Syndicats russes, celui qui a envoyé l'argent aux grévistes anglais; il me critique peut-être, mais il marche avec moi la main dans la main ; comment osez-vous donc me traiter d'agent de l'impérialisme ? » Aura-t-il tort ou raison de leur faire cette réponse ? Il aura raison. Par une voie compliquée, vous avez mis tout le mécanisme du bolchévisme au service de Purcell. Nous vous en accusons. Cette accusation est plus grave, autrement plus sérieuse que d'avoir accompagné Smilga à la gare de Yaroslav. Qu'avez-vous fait du bolchévisme ? De son autorité, de l'expérience, de la théorie de Marx et de Lénine? Qu'avez-vous fait de tout cela en quelques années ? Vous avez dit aux ouvriers du monde entier, et à nos ouvriers moscovites en premier lieu, qu'en cas de guerre, le Comité Anglo-Russe serait le centre d'organisation de la lutte contre l'impérialisme. Et nous, nous avons dit et nous disons encore qu'en cas de guerre, le Comité Anglo-Russe sera la tranchée toute prête pour tous les déserteurs de la race des faux amis, pour tous les transfuges qui passeront au camp des ennemis de l'Union Soviétique. Thomas soutient ouvertement Chamberlain. Mais Purcell soutient Thomas et c'est là l'essentiel. Thomas se maintient par l'appui du capital.


Purcell se maintient par la duperie des masses et il soutient Thomas. Or, vous soutenez Purcell. C'est bien chez vous, sur votre flanc droit, qu'existe une chaîne qui va jusqu'à Chamberlain. C'est vous qui êtes sur le même front que Purcell, lequel soutient Thomas et avec lui Chamberlain. Voilà ce qui ressort de l'analyse politique et non point d'une chicane !

Dans les réunions, notamment dans les cellules ouvrières et paysannes, on raconte le diable sait quoi sur l'Opposition, on demande avec quelles « ressources » l'Opposition fait sa « besogne » ; des ouvriers, peut-être ignorants, peut-être inconscients, peut-être aussi envoyés par vous, posent ces questions ultraréactionnaires... Et il se trouve des orateurs assez lâches pour répondre à ces questions évasivement. Cette campagne immonde, misérable, écœurante, stalinienne pour tout dire, vous auriez le devoir d'y mettre un terme — si vous étiez vraiment une Commission Centrale de Contrôle I

Mais nous ne nous occupons pas de chicanes, nous faisons une franche déclaration politique : sur le même front figurent Chamberlain et Thomas, Purcell les soutient ; sans son appui, ils ne sont rien ; en soutenant Purcell vous affaiblissez l'U. R. S. S. et renforcez l'impérialisme. Voilà qui est une honnête déclaration politique ! Vous en sentez vous-mêmes aujourd'hui tout le poids.

Si sérieusement, comme vous le dites, vous redoutiez un danger de guerre, est-ce que vraiment l'on pourrait se livrer au sein même du Parti à cette folle répression qui ne cesse d'empirer ? Pourrait-on en ce moment chasser des militants de premier ordre, les évincer du travail militaire parce que, prêts, aptes à combattre pour la patrie socialiste, ils considèrent la politique actuelle du Comité Central comme une politique fausse et funeste ? Smilga, Mratchlrovsky, Lachevitch, Bakaïev — avez-vous beaucoup de travailleurs militaires comme ceux-là ? J'ai entendu dire que vous vous disposiez à relever Mouralov de l'Inspection Militaire sous le prétexte qu'il aurait signé la déclaration des 83. Vous marchez avec Purcell et autres « lutteurs contre la guerre » de même acabit, mais vous voulez enlever Mouralov à l'Inspection Militaire ! (Bruit dans la salle.)

Une voix. — Qui vous a fait ce rapport ?

Trotsky. — Personne ne m'a fait de rapport, mais je sais qu'il en est de plus en plus question.

Ordjonikidze. — Vous allez un peu vite.

Trotsky. — Vous venez de dire une parole juste : je parle en effet, quarante-huit heures trop tôt, d'une chose que vous accomplirez dans un instant,[2] de même que l'an dernier en Juillet, nous vous avons tracé à l'avance le cours tout entier de votre lutte contre nous.

Maintenant, il s'agit d'une nouvelle étape.


Et les auditeurs de l'Académie Militaire et de l'Académie de l'Aviation ? Vous en chassez les meilleurs pour attitude oppositionnelle. J'ai eu le temps de rassembler de brèves notes biographiques sur les quatre auditeurs que vous avez évincés ces jours-ci, alors qu'ils étaient à la veille de terminer les Académies militaires.

La première biographie est celle d'Okhotnikov, la seconde, de Kouzmitchev, la troisième, de Broïdta, la quatrième, de Capel.

Voici la première. Okhotnikov est né en 1897. Son père et sa mère étaient des paysans de Bessarabie; ils ne possédaient pas de terre, ils travaillaient celle du propriétaire foncier. Instruction primaire. Jusqu'en 1905, il travaille avec son père, s'embauchant également de temps en temps comme voiturier. À partir de 1915, il sert dans l'armée Mariste. Au moment de la Révolution de Février, il est à Ekaterinoslav ; le 26° régiment d'artillerie l'élit au Soviet de députés soldats ; en Mai, il est envoyé pour « tournure d'esprit bolchevik » sur le front de la 4° armée où il entre dans le Comité de la Division et du corps d'armée de la 17° brigade. Blessé au cours d'un combat, il se trouve au moment de la Révolution d'Octobre en traitement à l'hôpital. Sorti de l'hôpital en Décembre 1917, il organise aussitôt un corps de partisans et lutte contre l'armée d'occupation roumaine, travaille sous la direction du Parti bolchevik et, en 1918, adhère à l'organisation illégale de Bessarabie. Il devient président du Comité Révolutionnaire illégal du district de Telets et commandant d'un corps de partisans. Jugé à deux reprises, en raison de son action, par un Conseil de Guerre roumain, il est condamné à mort, mais réussit à s'échapper. En 1919, il arrive en Ukraine, avec un groupe de partisans, où il entre dans la 45. Division rouge. Il occupe divers postes de commandement. Il passe toute la guerre sur le front et, celle-ci terminée, il prend part à maintes reprises à la lutte contre les bandits blancs. En 1924, il arrive à l'Académie Militaire. Manquant d'instruction générale, il est au début classé dans le cours préparatoire. Il passe du premier degré au second degré du cours avec la mention « bien ». Dans le Parti, une sanction le frappe une première fois en Février 1927, pour idées oppositionnelles. Il est maintenant rayé de l'Académie « pour avoir accompagné Smilga ».

J'ai pour le moment quatre biographies de ce genre qui, dans l'ensemble, ne diffèrent guère les unes des autres. Ce sont des soldats de la Révolution, des soldats du Parti, qui ont reçu des blessures, des diplômes du Comité Central Exécutif, qui ont été décorés de l'Ordre du Drapeau rouge, des révolutionnaires trempés qui resteront fidèles à Octobre, qui lutteront jusqu'au bout pour Octobre — et vous les chassez des Académies militaires ! Est-ce ainsi qu'on prépare la défense militaire de la Révolution ?

On nous accuse, vous le savez, de pessimisme et de scepticisme. Quel est donc l'origine de l'accusation de « pessimisme Cette vile, cette stupide expression a été lancée, semble-t-il, par Staline. Pour aller contre le courant, ainsi que nous le faisons, il faut cependant un peu plus de foi dans la Révolution internationale qu'il y en a chez beaucoup d'entre vous. D'où vient cette accusation de scepticisme ? De la fameuse théorie de l'édification du socialisme dans un seul pays. Nous n'avons pas eu foi dans cette théorie de Staline.

Zinoviev. — Ordjonikidze me disait en 1925: « Écris contre Staline. »


Trotsky. — Nous n'avons pas eu foi dans cette découverte qui tend à dénaturer radicalement Marx et Lénine. Nous n'avons pas eu foi dans cette découverte, et c'est pourquoi nous sommes des pessimistes et des sceptiques.

Eh bien, savez-vous qui a été le précurseur de « l'optimiste » Staline ? Je vous ai apporté un document important que je vous remettrai si vous en avez le désir. C'est un article de Folmar, social-patriote allemand, écrit en 1879.

Cet article est intitulé : « L'État socialiste isolé. » Il faudrait pouvoir le traduire et l'envoyer à tous les membres du Comité Central et de la Commission Centrale de Contrôle, comme d'ailleurs à tous les membres du Parti.

Le social-démocrate allemand Folmar défendait la théorie du socialisme national dès 1879, alors que son épigone, Staline, ne s'est mis à fabriquer sa théorie « originale » qu'en 1924.

Pourquoi en 1879 ? Parce que c'était une époque de réaction, une période de vaste recul et de glissement du mouvement ouvrier européen. La Commune de Paris avait été vaincue en 1871, et, jusqu'en 1879, la France resta sans mouvement révolutionnaire. En Angleterre, le trade-unionisme libéral, la politique ouvrière libérale triomphaient sur toute la ligne.

Ce fut l'époque de la décadence la plus profonde du mouvement révolutionnaire anglais comme du mouvement révolutionnaire continental. Mais, à la même époque, en Allemagne, la Social- démocratie se développait rapidement. Cette contradiction conduisit Folmar à recourir lui aussi à la théorie originale du socialisme dans un seul pays. Savez-vous comment a fini Folmar ? Il a fini dans la peau d'un social-démocrate bavarois, d'un archi-droitier, d'un chauvin. Vous direz sans doute qu'aujourd'hui la situation est tout autre ? Certes, la situation générale est aujourd'hui bien différente. Mais ces dernières années, les défaites du prolétariat ont été grandes en Europe.

Les espoirs de révolution mondiale, de victoire prolétarienne immédiate

— qui existaient en 1918-1919 — sont aujourd'hui écartés, et d'aucuns qui appartiennent aux optimistes de la majorité et qui ont perdu cet espoir, tendent ainsi à conclure que l'on peut maintenant se passer de la Révolution internationale. Voilà bien les prémisses d'un glissement opportuniste vers la « Folmarisation » étroitement nationale, à commencer par sa théorie du socialisme dans un seul pays.

Vous nous accusez, relativement à cette théorie, de même que sans rapport avec elle, de pessimisme et de scepticisme.

Nous, Opposition, nous sommes une « poignée » de pessimistes et de sceptiques. Le Parti est uni et dans son sein, tous sont optimistes et pleins de foi. Tout cela n'est-il pas un peu trop simple ? Permettez-moi donc de poser ainsi la question : l'arriviste, c'est-à-dire l'individu qui ambitionne les profits personnels, adhère-t-il aujourd'hui à l'Opposition ? Il n'y aurait guère que l'arriviste le plus fieffé qui pourrait y adhérer un instant pour s'en détacher aussitôt afin de se faire ranger séance tenante dans la catégorie des « meilleurs représentants » de notre Parti et du pays. Mais ce sont là des personnages d'une infamie exceptionnelle. Si l'on prend l'arriviste moyen, je vous le demande, cherchera-t-il dans les conditions actuelles, à se faire une carrière en passant par l'Opposition ? Vous savez bien que non. Le profiteur ira-t-il dans les conditions actuelles à l'Opposition, lorsque, pour délit d'Opposition, on chasse des usines, en les réduisant au chômage, des prolétaires bolcheviks qui, le moment venu, ne se battront pas plus mal que tous ceux qui sont ici présents ? Non, le profiteur n'ira pas à l'Opposition.

L'exemple des ouvriers oppositionnels nous montre que, malgré la répression, on a encore le courage dans les rangs du Parti de combattre pour ses conceptions. La première qualité de tout révolutionnaire est de savoir aller même contre le courant, de savoir lutter, même dans les conditions les plus difficiles, pour ses conceptions. Je vous le demande une fois de plus : les gens du commun, les bureaucrates, les profiteurs, iront-ils à l'Opposition? Ah! Certes non, ils n'iront pas. Et les ouvriers chargés de famille, fatigués, déçus par la Révolution, qui restent dans le Parti par inertie, iront-ils à l'Opposition ? Non, ils n'iront pas.

Ils se diront : « évidemment, le régime est mauvais, mais qu'on fasse d'eux ce qu'on voudra, je ne veux pas me fourrer dans cette galère » ! Quelles qualités faut-il donc avoir, dans les conditions actuelles, pour entrer dans l'Opposition ? IL faut une foi solide dans sa cause, c'est-à- dire dans la cause de la révolution prolétarienne, une véritable foi révolutionnaire. Et vous, vous n'exigez qu'une foi qui n'est pas autre chose qu'une couleur protectrice : elle consiste à voter selon l'avis de la direction, identifier la patrie socialiste à un simple Comité du Parti, à régler sa conduite sur celle du Secrétariat. Si vous travaillez dans l'industrie, dans l'administration, pour être tranquille, vous prenez une assurance auprès du Comité du Parti de votre rayon, ou auprès du secrétaire du Comité de Parti de votre province.

Par quoi se vérifie votre foi intégrale ? Par le vote à 100 %.


Celui qui ne veut pas prendre part à ce vote de contrainte, cherche à déguerpir. Mais le secrétaire de cellule le retient : « Tu dois voter et voter comme on te le dit. » Ceux qui se refusent à voter sont immédiatement repérés. Et vous croyez pouvoir cacher tout cela au prolétariat ? Allons donc ! Je vous le demande : avec qui jouez-vous ? Vous jouez un mauvais jeu avec vous-mêmes, avec la Révolution et avec le Parti ! Celui qui vote toujours à 100 % avec vous, qui hier, par ordre, fendait l'oreille à Trotsky, aujourd'hui, à Zinoviev, qui, demain fendra l'oreille à Boukharine et à Rykov, celui-là ne sera jamais un soldat sûr aux heures difficiles de la Révolution. L'Opposition, elle, montre sa fidélité et son courage par le fait même que, dans une grave période de glissement et de pression officielle, elle ne se rend pas, mais groupe autour d'elle au contraire les éléments combattifs les plus précieux, qu'on ne peut ni acheter ni terroriser.

Jansson. — Des arrivistes et des profiteurs, on en trouve aussi parmi les oppositionnels.

Trotsky. — Nommez-les. Nous les chasserons ensemble, nommez-les donc ! Où sont-ils ? Le noyau fondamental de l'Opposition se compose d'éléments qu'on ne peut ni terroriser ni acheter.

Le régime du Parti ballonne, oppresse, enchaîne le Parti, masque le profond processus de classe qui s'opère dans le pays, processus auquel nous nous heurtons aux premiers bruits de danger de guerre et auquel nous nous heurterons encore plus violemment — si la guerre vient.

Le régime actuel défigure le caractère de l'avant-garde du prolétariat en ne permettant pas de dire ouvertement et honnêtement d'où vient le danger — et le danger qui menace le prolétariat vient des classes non- prolétariennes, toute la dernière période consistant en un repli politique du prolétariat, tandis que les autres classes prennent de l'envergure.

C'est à cela que se rapporte la question de l'État ouvrier. Un des innombrables et honteux mensonges que l'on répand systématiquement par la voie de la Pravda est que j'aurais soi-disant déclaré que notre État n'est pas ouvrier. On fait cela en falsifiant un sténogramme que je n'ai pas revu, où j'exposais simplement l'attitude de Lénine, par rapport à l'État Soviétique, en l'opposant à celle de Molotov. Lénine disait que nous avions pris bien du mauvais de l'appareil tsariste. Que dites-vous aujourd'hui ? Vous faites un fétiche de l'État ouvrier, vous voulez le sanctifier comme une sorte d'État constitué « par la grâce de Dieu ». Quel est le théoricien typique de cette sanctification ? -- Molotov. C'est là qu'est son mérite. Je vais vous donner lecture une fois de plus de ses déclarations. Vous avez caché ma critique de Molotov, et la Pravda l'a dénaturée. Voici ce qu'a dit Molotov contre Kamenev à la XIVe Conférence du Parti de la province de Moscou (Pravda, 13 Décembre 1925) :

« Notre État est un État ouvrier... Mais voilà qu'on nous offre une formule, dont le plus juste est de la définir ainsi : rapprocher encore davantage la classe ouvrière de notre État... Comment peut-il en être ainsi ? Nous devrions nous assigner la tâche de rapprocher les ouvriers de notre État, mais notre État, quel est-il — à qui appartient-il ? Aux ouvriers, oui ou non ? N'est-il pas l'État du prolétariat ? Comment peut- on rapprocher de l'État, c'est-à-dire rapprocher les ouvriers eux-mêmes, de la classe ouvrière qui est au pouvoir et qui gouverne l'État ? »

Voilà les paroles de Molotov.

C'est, camarades, la critique le plus stupide de la conception léniniste du présent État ouvrier, c'est-à-dire d'un État qui ne peut devenir vraiment et à fond un État ouvrier que par un travail gigantesque de critique, d'amendement, d'amélioration. Or, d'après Molotov, le présent État est une espèce d'absolu ouvrier qu'il n'est déjà plus possible de rapprocher des masses. C'est ce fétichisme bureaucratique que vise mon objection, ou plutôt, mon exposé de l'analyse léniniste de l'État soviétique. (Interruptions.) On dit ici : « Que faut-il faire ? » Si vous estimez franchement que contre les choses que j'indique il n'y a rien à faire, c'est donc que vous considérez la Révolution comme perdue. Car dans la voie où elle est engagée actuellement, elle doit périr.

Vous êtes donc les véritables pessimistes, bien que vous soyez des pessimistes satisfaits. On peut cependant fort bien modifier la situation en changeant de politique. Mais avant de décider ce qu'il faut faire, il faut dire ce qui est, dans quels sens s'opèrent les processus. Si vous prenez une question aussi douloureuse que celle des logements, vous verrez que là s'opèrent deux processus s'exprimant par des chiffres qu'il vous est facile de vérifier : le prolétariat se tasse de plus en plus dans les logements, tandis que les autres classes se mettent de plus en plus au large. Je ne parle pas de la campagne qui bâtit beaucoup. Naturellement, ce ne sont pas les pauvres gens qui bâtissent, mais les couches sociales supérieures, le koulak et le paysan moyen aisé. Et dans les villes ? Pour ce qu'on appelle les « artisans », c'est-à-dire la petite bourgeoisie, les petits patrons, les commerçants, les spécialistes, le cube d'air qui revient à chacun est plus grand cette année que l'année dernière. Tandis que pour chaque ouvrier, c'est le contraire qui s'est produit. Avant de discuter sur ce qu'on doit faire, il faut constater honnêtement les faits. Il en est dans les conditions d'existence, dans la littérature, dans le théâtre, dans la politique, exactement comme dans la question des logements : les classes non ouvrières s'élargissent, s'allongent, tandis que le prolétariat se replie, se rétrécit. Je répète que, de même que dans le domaine matériel les classes bourgeoises s'élargissent — vous pouvez le constater dans la rue, dans les magasins, dans le tramway, dans les logements — de même dans le domaine politique, le prolétariat dans son ensemble se rétrécit, et notre régime


de Parti accentue le repli de classe du prolétariat. C'est là le fait capital. L'attaque qui menace vient de droite — elle émane des classes non prolétariennes. Notre critique doit tendre à réveiller, dans la conscience du prolétariat l'attention sur le danger qui vient, afin qu'il ne s'imagine pas que le pouvoir est acquis à jamais, quelles que puissent être les circonstances, et que l'État soviétique est une sorte d'absolu qui est toujours et dans toutes les conditions un État ouvrier. Il faut que le prolétariat comprenne que, dans une période historique déterminée, notamment avec une fausse politique de la direction, l'État soviétique peut devenir un appareil au moyen duquel le pouvoir sera déplacé de sa base prolétarienne pour passer aux mains de la bourgeoisie qui ensuite rejettera l'enveloppe soviétique et convertira son pouvoir en pouvoir bonapartiste.

Avec une ligne politique fausse, ce danger devient très réel. Sans révolution internationale, on n'édifiera pas le socialisme. Sans politique juste, calculée sur la Révolution internationale, et non sur le soutien de Purcell, non seulement on n'édifiera pas le socialisme, mais on conduira le pouvoir soviétique à sa perte. Il faut que le prolétariat le comprenne. Notre tort à nous, Opposition, notre crime est de ne pas vouloir nous endormir ni fermer les yeux « en optimistes » sur les dangers qui menacent notre Révolution. Le danger réel vient de droite — non de l'aile droite de notre Parti, qui n'est que le mécanisme de transmission — le véritable danger, le danger essentiel vient des classes bourgeoises qui relèvent la tête, et dont l'idéologue est Oustrialov, ce bourgeois intelligent et clairvoyant auquel Lénine prêtait une attention particulière en même temps qu'il mettait en garde contre lui. Vous savez que ce n'est pas nous que soutient Oustrialov, mais Staline.

En automne 1926, Oustrialov écrivait : « Maintenant, il faut une nouvelle manœuvre, une nouvelle impulsion : pour nous exprimer en langage figuré, une néo-NEP. De ce point de vue, il faut reconnaître que plusieurs concessions pratiques que le Parti a faites récemment à l'Opposition ne peuvent pas ne pas inspirer de sérieuses inquiétudes. » Et plus loin : « Gloire au Bureau Politique, si le mea culpa des chefs de l'Opposition est le résultat de leur capitulation unilatérale et catégorique.

Mais il serait mauvais qu'il fut le fruit d'un compromis avec eux.

Dans ce cas, la lutte reprendrait fatalement... Le Comité Central victorieux doit acquérir une immunité intérieure contre le virus dissolvant de l'Opposition. Il doit tirer toutes les déductions de la défaite de celle-ci... Sinon, ce serait une calamité pour le pays. » « C'est ainsi — poursuit Oustrialov — que doivent envisager les choses, les intellectuels restés en Russie, les milieux d'affaires, les spécialistes, les idéologues de l'évolution et non de la Révolution. » Et conclusion d'Oustrialov : « Voilà pourquoi nous sommes aujourd'hui... à fond pour Staline. »


Que répondez-vous à cela ? Vous voulez évincer l'Opposition du Comité Central, pour l'instant rien que du Comité Central. Le bourgeois Oustrialov connaît l'histoire de la Révolution française, il la connaît parfaitement. Et cet interprète des sentiments de la nouvelle bourgeoisie comprend que le glissement des bolcheviks eux-mêmes peut seul préparer de la façon la moins douloureuse l'accession au pouvoir de la nouvelle bourgeoisie. Oustrialov écrit, en soutenant le Comité Central stalinien, qu'il est nécessaire de protéger (quoi ?) contre le virus dissolvant de l'Opposition. Il est donc lui aussi d'accord avec vous pour penser que l'Opposition, c'est le virus dissolvant qu'il faut détruire, sinon, ce serait une « calamité pour le pays ». Ainsi s'exprime Oustrialov.

Voilà pourquoi il est non seulement contre nous, mais encore soutient Staline. Méditez cela. Vous n'êtes pas en face d'ignorants, de gens inconscients ou trompés qui croient que l'Opposition travaille avec de l'argent anglais; non, Oustrialov est un homme conscient, qui sait ce qu'il dit et qui sait où il va.

Pourquoi donc vous soutient-il ? Que défend-il avec vous ?

On m'a répété récemment que le camarade Soltz,[3] au cours d'une conversation avec l'un des camarades qui ont signé la déclaration de l'Opposition, a établi une analogie avec la Révolution française. Au fait, je pense que c'est la bonne méthode. Je crois qu'il serait bon aujourd'hui de rééditer à l'intention du Parti l'histoire réelle et l'interprétation marxiste de la Révolution française, de sa dernière période notamment. Le camarade Soltz est ici présent, il sait mieux que quiconque ce qu'il a dit, et si je le rapporte inexactement, il voudra bien me rectifier. « Que signifie la déclaration des 83 ? disait Soltz. Où mène-t- elle ? Vous connaissez l'histoire de la Révolution française et à quoi cela a abouti. Aux arrestations et à la guillotine. » Le camarade Vorobiev, avec qui le camarade Soltz s'entretenait, lui demanda : « Quoi donc, vous vous disposez à nous guillotiner ? » S'étendant sur le sujet, Soltz lui expliqua : « Pensez-vous donc que Robespierre ne plaignait pas Danton quand il l'envoyait à la guillotine ? Robespierre dut ensuite y passer lui- même... Pensez-vous donc que ce ne fut pas pénible ? Il le fallut pourtant... » Telle fut la substance de cette conversation.

Je dis-moi aussi qu'il faut rafraîchir à tout prix nos connaissances sur la Révolution française — cela est indispensable.

On peut commencer, ne fût-ce que par Kropotkine qui ne fut pas un marxiste, mais qui comprit mieux que Jaurès les sentiments du peuple et les soubassements de classe de la Révolution.

Pendant la Révolution française, on a guillotiné bien des gens.


Nous aussi nous en avons fusillé beaucoup. Mais la Révolution française renferma deux grands chapitres, un qui se déroula ainsi (l'orateur esquisse une courbe montante), l'autre qui s'en alla ainsi (en bas).Voilà ce qu'il faut comprendre. Lorsque le chapitre se déroulait dans une courbe montante, les jacobins français, les bolcheviks d'alors, guillotinaient les royalistes et les girondins. Nous avons connu ce grand chapitre lorsque nous, oppositionnels, nous avons fusillé avec vous, les gardes-blancs et les girondins. Puis un nouveau chapitre s'ouvrit en France quand les oustrialovistes et semi-oustrialovistes français, les thermidoriens et les bonapartistes, les jacobins de droite, se mirent à bannir et à fusiller les jacobins de gauche, les bolcheviks d'alors. Je voudrais bien que le camarade Soltz réfléchisse jusqu'au bout à son analogie et qu'il se demande tout d'abord à lui-même : selon quel chapitre se dispose-t-il à nous fusiller ?

(Bruit dans la salle.) Il ne s'agit pas de plaisanter, la Révolution est une chose sérieuse. Il n'en est pas un seul parmi nous auquel les fusillades fassent peur. Nous sommes tous de vieux révolutionnaires. Mais il faut savoir qui fusiller et selon quel « chapitre » Lorsque nous avons fusillé, nous savions pertinemment selon quel chapitre nous le faisions. Mais aujourd'hui comprenez-vous clairement selon quel chapitre vous vous disposez à nous fusiller ? Je crains, camarade Soltz, que vous ne vous disposiez à nous fusiller selon le chapitre onstrialoviste : le chapitre de Thermidor.

Quand on emploie chez nous le terme « thermidorianchina » on s'imagine que c'est une injure. On croit qu'il s'agissait là de contre- révolutionnaires avérés, de partisans conscients de la royauté et ainsi de suite. Pourtant, ils n'étaient rien de tels I

Les thermidoriens étaient des jacobins qui avaient seulement évolué à droite. L'organisation jacobine — les bolcheviks d'alors — sous la pression des contradictions de classe, en arriva bien vite à la conviction qu'il fallait anéantir le groupe de Robespierre. Croyez-vous qu'au lendemain du 9 Thermidor ils se soient dit : nous venons de remettre le pouvoir aux mains de la bourgeoisie ? Non, non rien de pareil I Prenez tous les journaux de l'époque. Ils se disaient : nous avons anéanti une poignée d'individus qui troublaient la tranquillité du Parti ; maintenant qu'ils sont morts, la Révolution va triompher définitivement. Si le camarade Soltz en doute...

Soltz. — Vous répétez mes paroles presque textuellement.

Trotsky. — Tant mieux. Si nous nous sommes mis d'accord là-dessus, camarade Soltz, cela nous aidera beaucoup à connaitre d'après quel chapitre vous vous disposez à inaugurer l'écrasement de l'Opposition. Une chose est sûre, c'est que si l'on ne se met pas à redresser comme il faut la ligne de classe du Parti, on devra, à l'intérieur du Parti, suivre la ligne indiquée par Oustrialov, c'est-à-dire la lutte implacable contre l'Opposition.

Je vais vous donner lecture de ce que disait Brival, un des jacobins de droite, un des thermidoriens, dans le rapport qu'il fit de ce qui s'était passé à la séance de la Convention où Robespierre et d'autres jacobins avaient été livrés au Tribunal révolutionnaire. « Les intrigants, les contre-révolutionnaires qui se couvraient de la toge du patriotisme ont voulu perdre la liberté, la Convention a décidé de les mettre en état d'arrestation ; ces représentants, ce sont Robespierre, Couthon, Saint- Just, Lebas, Robespierre jeune. — Quelle a donc été votre opinion? » me demanda le président. J'ai répondu : « Celui qui a toujours voté en s'inspirant des principes des Heures à l'Assemblée Constituante comme à la Convention, a voté l'arrestation ; j'ai même fait davantage, étant un de ceux qui ont proposé cette mesure ; d'autre part, comme secrétaire, je me suis empressé de signer et d'envoyer ce décret à la Convention. » Voilà ce que disait un Soltz ou un Jansson d'alors. Les contre- révolutionnaires, ce sont Robespierre et ses adeptes. « Celui qui a toujours voté en s'inspirant des principes des Heures, cela signifiait dans le langage de l'époque : « Celui qui a toujours été un bolchevik. » Brival se considérait comme un vieux bolchevik. De même aujourd'hui il y a des secrétaires qui s'empressent de « signer et d'envoyer ».

Écoutez d'autre part le manifeste de la Convention à la France, à la patrie, au peuple, après que Robespierre, Saint-Just et leurs compagnons eurent été anéantis : « Citoyens, au milieu des brillantes victoires remportées sur les ennemis extérieurs, un nouveau péril menace la République... L'œuvre de la Convention demeurera stérile, la vaillance de l'armée perdra tout son sens si les citoyens hésitent à choisir entre la patrie et quelques individus isolés. Obéissez à la voix de la patrie, ne vous me1ez pas dans les rangs des aristocrates malfaisants et des ennemis du peuple, et de nouveau vous sauverez la patrie ! » Ils considéraient que sur la voie qui menait au triomphe de la Révolution se dressaient les intérêts de « quelques individus isolés » ; ils ne comprenaient pas que ces « individus isolés » reflétaient en eux la force révolutionnaire élémentaire des couches sociales d'en bas à cette époque. Ces « quelques individus » reflétaient en eux cette force révolutionnaire spontanée qui s'opposait à la « néo-Nep » et au bonapartisme. Les thermidoriens croyaient qu'il s'agissait d'un changement de personnes, sans se rendre compte qu'il s'agissait d'un déplacement de classe. « Écoutez la voix de la patrie, ne vous mettez pas dans les rangs des aristocrates malfaisants ! » Les aristocrates, ce sont les amis de Robespierre. N'avons-nous pas entendu aujourd'hui, de la bouche de Jansson, cette même épithète : « aristocrate », lancée à mon adresse ?

Je pourrais vous citer des articles où les jacobins révolutionnaires sont représentés comme des agents de Pitt, le Chamberlain d'alors. En vérité, l'analogie est frappante! Chamberlain est le Pitt d'aujourd'hui, grandeur de poche. Prenez l'histoire d'Avlard. « Les ennemis ne se contentèrent pas d'avoir tué Robespierre et ses amis : ils les calomnièrent, en les représentant aux yeux de la France comme des royalistes el des gens vendus à l'étranger. » Je cite textuellement. Or, l'article de la Pravda : «


La route de l'Opposition », ne pousse-t-il pas dans cette voie ? Celui qui a lu le dernier article de tête de la Pravda doit sentir l'odeur qui s'en dégage. Cette odeur de « deuxième chapitre » frappe l'odorat. L'odeur du deuxième chapitre, c'est « l'oustrialovchina » qui s'infiltre déjà par l'institution officielle de notre Parti et désarme l'avant-garde du prolétariat, tandis que le régime du Parti oppresse tous ceux qui luttent contre Thermidor. Le simple membre du Parti étouffe. L'ouvrier du rang se tait.

Vous voulez une nouvelle « épuration » du Parti pour imposer le silence. Voilà le régime qui règne dans le Parti. Rappelez-vous l'histoire des clubs jacobins. Il y eut deux chapitres dans l'épuration. Lorsque la vague monta, on se débarrassa des modérés ; lorsque la courbe commença à descendre, on se mit en demeure de se débarrasser des jacobins révolutionnaires. Où cela mena-t-il les clubs jacobins ? À un régime anonyme de terreur, sous lequel on était contraint de se taire, de voter à une unanimité à cent pour cent de s'abstenir de toute critique, de penser selon les prescriptions d'en haut, en même temps qu'on cessait de comprendre que le parti est un organisme vivant, indépendant, et non un appareil du pouvoir se suffisant à lui-même. La Commission Centrale de Contrôle d'alors — il y avait aussi des institutions qui remplissaient vos fonctions — parcourut deux chapitres avec toute la Révolution. Dans le deuxième chapitre, elle déshabitua les membres du Parti à réfléchir, en même temps qu'elle les obligeait à accepter comme un credo tout ce qui venait d'en haut. Et les clubs jacobins, foyers de la Révolution, devinrent les pépinières des futurs fonctionnaires de Napoléon. Il est certes nécessaire de s'instruire des enseignements de la Révolution française. Mais est-il donc besoin de la répéter ? (Interruptions)

Nous ne disons pas cela par boutade fractionnelle. Nul n'entend risquer pour des choses insignifiantes, pour des futilités, les grandes choses que nous risquons avec vous. J'ignore si ce sont les dernières déclarations que je fais sur ces questions devant cette assemblée. J'ignore à quelle allure vous allez exécuter le programme dont je vous ai parlé au début de mon discours. Mais cette heure et ces vingt minutes que vous m'avez accordées, j'ai voulu les utiliser, non pour réfuter les accusations mesquines et pitoyables que vous portez contre moi, mais pour bien situer les questions essentielles de nos désaccords.

Que faire pour éviter la scission ? Peut-on même l'éviter ? Si nous vivions dans les conditions d'avant la guerre impérialiste, d'avant la Révolution, dans les conditions d'une accumulation relativement lente des antagonismes, je crois que la scission serait infiniment plus probable que le maintien de l'unité. Il serait criminel de se tromper soi-même quant à la profondeur des divergences de vue. Mais aujourd'hui la situation est différente.

Nos divergences de vue se sont singulièrement aggravées, les antagonismes ont énormément grandi. En cette toute dernière période, l'évolution de la Révolution chinoise a fait que nos désaccords se sont de nouveau considérablement accrus.

aggravées, les antagonismes ont énormément grandi. En cette toute dernière période, l'évolution de la Révolution chinoise a fait que nos désaccords se sont de nouveau considérablement accrus.

Mais en même temps, nous avons, premièrement, une immense puissance révolutionnaire concentrée dans le Parti, une immense richesse d'expérience accumulée dans les travaux de Lénine, dans le programme et les traditions du Parti. Nous avons gaspillé une bonne partie de ce capital, nous en avons remplacé une grande partie par les produits à bon marché de la nouvelle école » qui aujourd'hui règne souverainement dans la presse du Parti. Mais il nous reste encore beaucoup d'or pur.

Deuxièmement, la période actuelle est une période historique de tournants brusques, d'événements gigantesques, de leçons colossales par lesquelles il est nécessaire et possible de s'instruire.

Des événements grandioses se sont produits, qui permettent de vérifier les deux lignes politiques qui s'affrontent. Seulement, n'essayez pas de cacher ces événements. Tôt ou tard, on finira par les connaître. Il n'est pas possible de dissimuler les victoires et les défaites du prolétariat. Le Parti peut faciliter ou gêner la connaissance de ces leçons et leur assimilation. Vous la gênez.

Voilà pourquoi, nous autres, sommes des optimistes. Nous luttons et nous lutterons pour la ligne politique de la Révolution d'Octobre. Nous sommés si profondément convaincus de la justesse de notre ligne que nous ne doutons pas qu'elle ne finisse par s'implanter dans la conscience de la majorité prolétarienne de notre Parti.

Quel est donc, dans ces conditions, le devoir de la Commission Centrale de Contrôle ? Je pense que ce devoir devrait consister à créer dans cette période de tournants brusques un régime plus sain et plus souple dans le Parti, afin de permettre aux événements gigantesques de vérifier sans secousses les lignes politiques qui s'affrontent. Il faut donner au Parti la possibilité de se livrer à une autocritique idéologique en s'appuyant sur les grands événements. Si l'on s'y décide, je réponds qu'avant un an ou deux, le cours du Parti aura été redressé. Il ne faut pas aller vite, il ne faut pas prendre de décisions qu'il serait ensuite difficile de réparer. Prenez garde de ne pas être obligés de dire :

Nous nous sommes séparés de ceux que nous aurions dû garder et nous avons gardé ceux dont nous aurions dû nous séparer.


Deuxième discours[modifier le wikicode]

Trotsky. — Je prends note avec satisfaction de la déclaration du camarade Ordjonikidze, qu'à son avis comme au mien le bureaucratisme s'est accru au cours de cette dernière année. La question n'est pas simplement dans le nombre de fonctionnaires, elle est dans le régime, dans le cours politique, dans la manière des dirigeants d'aborder les dirigés. À une réunion confidentielle des militants d'un rayon, au cours de laquelle le secrétaire du Comité de rayon, Yakovlev, fit un exposé fractionnel contre l'Opposition, une ouvrière prit la parole et s'exprima à peu près dans ces termes : « Tout cela est juste, il faut avoir raison de l'Opposition, mais le mal est que, lorsqu'un individu bien vêtu vient au Comité de rayon, on l'accueille tout de suite, tandis qu'une ouvrière plus ordinaire, moins bien mise, doit a1endre longtemps dans l'antichambre. » Ce sont les déclarations d'une ouvrière, membre du Comité de rayon. De tels propos se font de plus en plus fréquents. Ils signifient non seulement que le nombre des bureaucrates s'est accru, mais que les milieux dirigeants s'intègrent de plus en plus aux couches sociales supérieures de la société soviétique de l'après-Nep, qu'il se crée deux étages, deux formes de vie, deux genres d'habitudes, deux genres de rapports ou, pour tout dire, des éléments d'une dualité, dans les conditions d'existence qui, si elle continue à se développer, peut devenir une dualité du pouvoir politique.

Or, une dualité du pouvoir politique sera déjà une menace directe pour la dictature du prolétariat. Une couche sociale, considérable de gens des villes appartenant aux milieux soviétiques et du Parti vivent, jusqu'à trois heures de l'après-midi, en fonctionnaires, après trois heures, en simples particuliers, ils critiquent le Comité Central du Parti, et le mercredi,[4] après six heures, ils condamnent l'Opposition pour scepticisme.

Ce type de membre du Parti rappelle tout à fait le fonctionnaire tsariste qui, dans le privé, prêchait la théorie de Darwin mais qui, au besoin, présentait un certificat de communion.

Le camarade Ordjonikidze nous propose de l'aider à lutter contre le bureaucratisme. Pourquoi donc alors enlevez-vous les oppositionnels à leurs fonctions ? J'affirme que l'écrasante majorité des oppositionnels sont relevés de leurs fonctions non point parce qu'ils exécutent mal leur travail ou n'observent pas les directives du Comité Central, mais en punition de leurs convictions oppositionnelles. Ils sont relevés pour délit de « trotskysme ».

Je voudrais au moins une fois, ne fût-ce que brièvement, parler du trotskysme, c'est-à-dire du mensonge qui figure sous ma biographie politique, surtout dans la bouche et sous la plume de Yaroslavsky, qui assiste à ces débats en qualité de juge, et de ses pareils. J'ai dit mainte fois, et tous les vieux membres du Parti le savent, que sur beaucoup de questions très importantes, il m'est arrivé de combattre Lénine et le Parti bolchevik. Mais je n'ai pas été menchévik.

Si l'on conçoit le menchevisme comme une ligne de classe politique — et c'est seulement ainsi que l'on doit le concevoir — je n'ai jamais été un menchevik. J'ai rompu, sur le terrain d'organisation comme sur le terrain politique avec ce qui devait être plus tard le menchevisme, dès le milieu de 1904, c'est-à-dire dès le moment où il est devenu menchevisme, dès qu'il a commencé à former une tendance politique. J'ai rompu sur la question des rapports avec la bourgeoisie libérale, après l'article de Véra Zassoulitch et l'article d'Axelrod avec son plan de soutien des libéraux provinciaux, etc. Je n'ai jamais été d'accord avec le menchevisme sur le rôle des classes dans la Révolution. Et c'était la question capitale. Les Yaroslavsky trompent le Parti et l'Internationale sur les faits non seulement des dix dernières années, mais encore d'un passé plus lointain, lorsque je me trouvais en dehors des deux fractions essentielles de la Social-démocratie d'alors.

Le Congrès bolchevik de Mai 1905 adopta une résolution sur l'insurrection et le gouvernement provisoire. À ce sujet, le camarade Krassine déposa un long amendement, à vrai dire toute une résolution dont Lénine fit au Congrès les plus grands éloges. Cette résolution a été écrite tout entière par moi à Pétersbourg et publiée par Krassine — j'en ai la preuve dans une lettre que Krassine m'écrivit au cours d'une des séances du Congrès. La partie essentielle — consultez les procès-verbaux — de la Principale résolution du premier Congrès du Parti bolchevik sur l'insurrection et le gouvernement provisoire, je l'ai écrite et j'en suis fier. Mes critiques ont-ils quelque chose de semblable à leur actif ?

En 1905, plusieurs manifestes publiés à Bakou dans une imprimerie bolchevik clandestine, ont été rédigés par moi, notamment un manifeste aux paysans au sujet du 3 Janvier, un autre au sujet de la législation agraire du gouvernement tsariste, etc. En 1906, au mois de Novembre, la Novaïa Jizn dirigée par Lénine, s'est solidarisée avec mes articles, parus dans Natchalo, sur le caractère de notre résolution.

Ordjonikidze. — Néanmoins vous étiez au Natchalo et non à la Novaia

Trotsky. — Mais vous semblez oublier que le Comité Central bolchevik, Lénine en tête, avait à ce moment voté, à l'unanimité, une résolution d'union des bolcheviks avec les menchéviks. D'ailleurs, quelques semaines après, le Natchalo fusionnait avec la Novaia Jizn qui, à maintes reprises, fit de chaleureux éloges de mes articles. C'était la période des tendances d'unité. Vous oubliez de dire qu'au Soviet de 1905, j'ai travaillé coude à coude avec les bolcheviks. Vous oubliez de dire qu'en 1906, Lénine publia dans la Novaïa Volna ma brochure : Notre tactique, qui définissait nos rapports avec les paysans dans la Révolution. Vous oubliez de dire qu'au Congrès de Londres, en 1907, Lénine approuva ma position par rapport à la bourgeoisie et aux paysans. Je puis affirmer que jamais mes désaccords avec le bolchevisme n'ont dépassé ceux de Rosa Luxembourg et de Karl Liebknecht — sur les questions où ils furent en désaccord avec celui-ci. Que quelqu'un ose dire qu'ils étaient mencheviks.

À ce moment, je n'étais pas bolchevik. Mais je ne me suis jamais permis des fautes aussi phénoménales que le maintien du Comité anglo-russe ou la subordination du Parti communiste chinois au Kouo-Min-Tang.

Krivov. — Et la plate-forme de Vienne ?

Trotsky. — Vous voulez parler du bloc d'Août 1912 ?

Krivov. — Oui.

Trotsky. Ce fut le fruit du conciliationnisme. Je n'avais pas encore abandonné l'espoir d'une union possible des bolcheviks avec les mencheviks. Mais vous oubliez que vous-mêmes, Ordjonikidze, Yaroslavsky et autres, faisiez partie, au début de 1917 — non pas en 1912, en 1917 ! — d'organisations communes avec les mencheviks. La conférence de Vienne fut une des multiples tentatives du conciliationnisme. Je ne pensais pas du tout faire bloc avec les mencheviks contre les bolcheviks. J'espérais encore en une réconciliation des bolcheviks avec les menchéviks et je m'efforçais de les unir. Comme toujours, Lénine n'accepta pas cette unité factice. Par suite de cette tentative conciliatrice, je me suis trouvé formellement dans le bloc menchévik. Mais j'ai commencé aussitôt, le lendemain même, à combattre les menchéviks, et au moment de la déclaration de guerre, nous étions déjà des ennemis irréductibles.

Cependant, à la même époque, Staline n’était qu'un assez vulgaire conciliateur, même dans les moments les plus aigus.

En 1911, Staline qualifia la lutte de Lénine et de Martov de « tempête dans un verre d'eau ». Voilà ce qu'écrivit un membre du parti bolchevik ! En 1917, Staline était pour l'union avec Tsérételli. En 1926, Staline est pour le bloc avec Purcell, Chang-Kai-Check, Wan-Tin-Wei. Mes fautes ne sont rien en comparaison de celles-ci. Mon activité de 1914 à 1917, c'est- à-dire pendant la guerre, se voit impitoyablement déformée, de la main légère d'un Koussinen — ce social-démocrate pur-sang — par ceux-là surtout qui étaient alors patriotes ou kautskystes.

Je rappelle que j'écrivis au début de la guerre une brochure : La Guerre et l’Internationale, au sujet de laquelle Zinoviev, qui n'était pas et ne pouvait être bien disposé à mon égard, écrivit que dans tout ce qu'il y a d'essentiel elle pose exactement les questions.

Chklovski. — C'était en 1914 !

Trotsky. — C'est tout à fait juste, c'était en 1914. Cette brochure devint l'arme des éléments d'extrême-gauche en Allemagne, en Autriche, en Suisse. J'étais un internationaliste révolutionnaire bien que n'étant pas bolchevik. J'ai milité en France avec un groupe de camarades socialistes et syndicalistes, qui ont adhéré par la suite à l'Internationale Communiste, qui ont été au nombre de ses fondateurs. Je fus expulsé de France en tant qu'internationaliste révolutionnaire. À ce titre, je fus également expulsé d'Espagne. À New-York, j'ai milité au Novy Mir avec Volodarsky et Boukharine. En Février-Mars 1917, j'ai écrit des articles dans le Novy Mir dans le même sens que ceux, qu'au même moment, Lénine écrivait à Genève, alors que les articles de Staline dans la Pravda étaient ceux d'un semi-menchévik et d'un semi- jusqu’auboutiste. Au Canada, dans le camp de concentration d'Amherst, j'ai organisé les matelots allemands, partisans de Liebknecht, qui, par la suite, se sont battus aux côtés des spartakistes.

Ordjonikidze. — Il vous reste quatre minutes, camarade Trotsky.

Trotsky. — Je n'ai pas encore abordé ma réponse à la question que vous m'avez posée sur le « crépuscule » de notre Révolution.

Ordjonikidze. — Pourquoi vous êtes-vous arrêté si longtemps sur votre biographie ?

Trotsky. — Je pense qu'un prévenu a le droit de parler de sa biographie et que ce n'est pas au président à lui limiter, dans ce cas, son temps de parole. Au demeurant, ce n'est pas moi qui ai posé le premier la question de ma biographie. Cela ne m'était pas même venu à l'esprit. Il y a sans cela suffisamment de questions. Mais la fraction stalinienne a substitué à toutes les questions politiques la question de ma biographie. Et je réponds en opposant des faits irréfutables à des mensonges. Je demande au Présidium de m'accorder quinze minutes pour que je puisse répondre sur le sort ultérieur de notre Révolution.

Ordjonikidze. — Finissez d'abord les quatre minutes qui vous restent et nous poserons ensuite la question de savoir si vous devez continuer.

Trotsky. — Ordjonikidze m'a reproché l'analogie que j'ai faite avec la Révolution française ; il ne faudrait pas parler de prison, de guillotine, de perspective, de crépuscule, etc. C'est de la superstition: les mots n'y feront rien. Ce qui y fera, ce sont les faits, les actes, la fausse politique. Je dois dire cependant, que si cette question a été soulevée, ce n'est nullement sur mon initiative. Je me suis appuyé sur les paroles de Soltz.

Elles m'ont fourni l'occasion de poser la question des diverses étapes de la Révolution, de ses vagues montantes et descendantes, du provisoire ou du définitif. Du provisoire ou du définitif — toute la question est là, camarade Ordjonikidze.

Avant de m'arrêter sur cette question, je dois dire que dans toutes les cellules on est en train de préparer les « déductions » ultérieures en suivant précisément cette ligne que vous, camarade Ordjonikidze, écartez si facilement d'un geste bureaucratique : la ligne des amputations et de la répression. Je dis bien : si facilement, d'un geste bureaucratique, en fermant les yeux sur ce qui se passe dans le Parti et au-dessus du Parti. Dans toutes les cellules, des orateurs spécialement dressés posent la question de l'Opposition de telle façon qu'un ouvrier se lève, le plus souvent sur commande, et déclare : « Pourquoi traînez- vous tant avec eux, n'est-il pas grand temps de les fusiller ? » D'un air modeste et hypocrite, l'orateur « d’objecter » : « Camarades, il ne faut pas aller trop vite. » Cela fait maintenant partie de la vie ordinaire du Parti. La question est toujours posée à l'insu des oppositionnels, elle est accompagnée d'insinuations, d'allusions malpropres, de déformations grossières, malhonnêtes, essentiellement staliniennes, de la plate-forme de l'Opposition et de la biographie révolutionnaire des oppositionnels, qu'on représente comme des ennemis de la Révolution, comme des ennemis du Parti, tout cela pour provoquer chez les auditeurs trompés, chez les jeunes membres, entièrement neufs, dont vous remplissez artificiellement les rangs du Parti, une réaction furieuse, et pour pouvoir dire ensuite : « Voyez, nous serions prêts à patienter, mais les masses l'exigent C'est une stratégie bien stalinienne ; vous-même, êtes plus ou moins les organisateurs de cette campagne, et quand vous en subissez les effets, vous dites : « Le Parti l'exige, nous n'y pouvons rien... »

Le deuxième reproche que me fait le camarade Ordjonikidze est un reproche politique d'un caractère plus général.

Il prétend que ma comparaison avec la Révolution française trahit mon pessimisme. « Trotsky, mais il croit que la Révolution est perdue ! » Si je croyais la Révolution perdue, quel intérêt aurais-je à vous combattre ? Dans cet ordre d'idées, vous ne réussirez pas à faire se toucher les deux bouts. Si je ne croyais pas à l'édification du socialisme, comme vous le prétendez, pourquoi viendrais-je vous proposer de « piller le moujik » comme vous le prétendez encore — à moins que ce ne soit par hostilité personnelle envers lui ? Si je ne croyais pas à la Révolution, pourquoi donc combattrais-je ? Le mieux serait alors de suivre le courant. Comprenez donc cela, je vous en prie. Quelqu'un qui croit que, de toute façon, la Révolution est perdue, ne se lance pas dans la bataille.

De nouveau, camarades, vous n'avez pas réussi à faire se toucher les deux bouts. La Révolution d'Octobre n'est pas perdue, et je ne l'ai pas dit, car je ne le pense pas. Mais j'ai dit que l'on peut perdre la Révolution d'Octobre, si l'on s'y met sérieusement — et dans ce sens, vous avez déjà fait quelque chose. Dans cette question, toute votre façon de raisonner, camarade Ordjonikidze, n'est pas dialectique, mais mécanique : elle ignore, la lutte des forces vives, la question du Parti, elle est empreinte d'un bout à l'autre de fatalisme. Vous différenciez l'optimisme et le pessimisme, comme s'il s'agissait de deux catégories fixes, indépendantes des conditions et de la politique ; selon vous, on peut être uniquement soit « optimiste », soit « pessimiste » : c'est-à-dire croire soit que la Révolution est complètement perdue, soit qu'elle ne périra pas, quelles que soient les conditions et quoi que nous fassions.

Dans un sens comme dans l'autre, votre idée est fausse. La Révolution n'a-t-elle pas déjà traversé des hauts et des bas ?

N'y eut-il pas un immense mouvement d'essor révolutionnaire dans la période de la Révolution d'Octobre, et n'avons-nous pas tenu à un cheveu au moment de Brest-Litovsk ? Rappelez-vous ce que disait Lénine quand il luttait contre les communistes de gauche, qu'il est bien difficile de conduire l'automobile en période de révolution, car on est constamment obligé de procéder à de brusques virages. Brest fut un recul. Venant après la révolte de Cronstadt, la Nep fut un recul. Or chaque vague de recul n'a-t-elle pas engendré, à son tour, des tendances opportunistes ? Et lorsque ces mouvements de recul et de décroissance de la Révolution se prolongent un an, deux ans, trois ans, il est évident que l'affaissement du moral de la masse comme du Parti n'en est que plus profond. Camarade Ordjonikidze, vous êtes Caucasien, vous savez qu'un chemin qui mène au sommet de la montagne n'y conduit pas en ligne droite, mais en faisant des détours et des zigzags, et qu'on est souvent obligé, après une côte escarpée, de redescendre pendant deux ou trois verstes pour remonter ensuite, car le chemin conduit tout de même au sommet de la montagne.

Obligé de redescendre quelque peu, je dois savoir que le chemin fait un coude et qu'il monte de nouveau. Si, au nom de mon « optimisme », je ne tiens pas compte, en général, de ces zigzags qui montent et descendent, il arrivera qu'à un des tournants ma carriole fera un saut dans le vide. Je dis que dans le moment présent votre chemin va à droite et descend. Le danger est que vous ne vous en apercevez pas, c'est-à-dire que vous fermez les yeux là-dessus. Il est dangereux de conduire en montagne les yeux fermés.

En automne 1923, nous avons eu un mouvement d'essor révolutionnaire grandiose, parallèle au mouvement d'essor de la Révolution allemande. Après la défaite de celle-ci, le reflux a également commencé chez nous. De ce reflux est issue la théorie stalinienne du socialisme dans un seul pays, théorie de dégénérescence, qui est en contradiction expresse avec les fondements du marxisme. En 1926, pendant la Révolution chinoise, il y eut un vigoureux mouvement d'essor qui coïncida avec l'amélioration de notre situation révolutionnaire. Puis un reflux plus sensible succéda à la défaite de la Révolution chinoise. Il faut prendre la courbe du mouvement historique dans toute son acception concrète. En 1923, nous essuyons plusieurs grandes défaites. Misérable poltron celui qui se laisse abattre. Mais aveugle benêt et simple bureaucrate, celui qui ne sait pas distinguer le pied droit du pied gauche, l'essor de la Révolution de la décroissance de celle-ci. Au cours d'une conversation que j'eus en Janvier 1924, après la défaite, avec Brandler, il me déclara : « En automne 1923, je n'étais pas d'accord avec vous parce que vous étiez trop optimiste ; maintenant, vous êtes trop pessimiste ; de nouveau, je ne puis être d'accord avec vous. — Camarade Brandler, lui répondis-je, je crains que vous ne fassiez jamais un révolutionnaire, car vous ne savez pas distinguer la face de la Révolution de sa partie opposée. »

Le camarade Ordjonikidze considère la victoire ou la défaite de la Révolution en dehors de tout rapport de dépendance avec la dialectique du processus, c'est-à-dire avec l'action réciproque de notre politique et des conditions objectives. Il pose la question ainsi : ou la victoire fatale de la Révolution, ou sa défaite fatale. Or, je dis que si nous nous mettons sérieusement, comme il faut, à nous tromper, nous pouvons perdre la Révolution. Mais prétendre que quoi que nous fassions — et par rapport au koulak, et par rapport au Comité anglo-russe, et par rapport à la Révolution chinoise — rien de tout cela n'est de nature à nuire à la Révolution qui, de « toute façon », doit vaincre, il n'y a que les bureaucrates indifférents qui puissent raisonner ainsi. Et ceux-ci sont parfaitement capables de perdre la Révolution.

Qu'est-ce qui différencie notre Révolution de la Révolution française ? Premièrement, le fondement économique et de classe de l'époque. En France, ce fut la petite-bourgeoisie des villes qui joua le rôle dirigeant ; chez nous, le prolétariat. Ce n'est que grâce à cela que la révolution bourgeoise put chez nous se muer en révolution socialiste et, comme telle, se développer tout en se heurtant encore à de grandes difficultés et à de grands dangers. C'est là la première différence.

La deuxième est que la France était entourée de nations féodales plus arriérées qu'elle au point de vue économique et culturel. Nous autres, nous sommes entourés de pays capitalistes plus avancés que nous sous le rapport de la technique et de la production, avec un prolétariat plus fort et plus cultivé que le nôtre. Dans ces pays, on peut attendre la révolution dans un avenir relativement rapproché. C'est dire que la situation internationale de notre Révolution, malgré que l'impérialisme nous soit mortellement hostile, est d'un large point de vue historique, infiniment plus favorable qu'elle ne l'était en France à la fin du XVIIIe. Enfin, la troisième différence est que nous vivons à l'époque de l'impérialisme, époque d'immenses bouleversements internes et internationaux ; c'est cela qui crée cette grande courbe révolutionnaire montante sur laquelle s'appuie notre politique.

Mais il ne faut pas croire que cette « courbe » nous fera franchir toutes les difficultés, quelles que soient les conditions. Car ce serait une erreur. Celui qui croit que nous pouvons édifier le socialisme, même si le capitalisme venait à écraser le prolétariat pour quelques dizaines d'années, ne comprend rien. Ce n'est pas de « l'optimisme », mais du béotisme national-réformiste. Nous ne pouvons vaincre qu'en tant que partie intégrante de la révolution mondiale. Il nous faut durer jusqu'à la révolution internationale, même si elle devait être encore écartée pour plusieurs années. Sous ce rapport, l'orientation de notre politique a une importance décisive. Si nous avons un cours révolutionnaire juste, nous nous consoliderons pour plusieurs années, nous consoliderons l'Internationale Communiste, nous avancerons dans la voie socialiste et nous arriverons à cela que la révolution mondiale nous prendra à la remorque grandiose de l'Histoire.

Le cours du Parti constitue le principal danger. Il étouffe la résistance révolutionnaire. En quoi consiste votre cours de droite ? À miser sur le paysan aisé, et non sur l'ouvrier agricole et le paysan pauvre. Vous vous orientez sur le bureaucrate, sur le fonctionnaire, et non sur la masse. Vous mettez beaucoup trop de confiance dans l'appareil. L'appui mutuel, l'assurance réciproque s'y pratiquent sur une vaste échelle, et c'est la raison Pour laquelle Ordjonikidze ne peut même pas arriver à réduire le personnel. Le fait d'être indépendant de la masse engendre parmi les membres de l'appareil un système de protection mutuelle. Et c'est cet appareil qui est considéré comme le principal point d'appui du pouvoir. Dans le Parti, on mise sur le secrétaire de cellule, et non sur le simple membre du Parti.

Vous misez sur Purcell et non sur le prolétaire du rang — non pas sur le mineur révolutionnaire —mais sur Purcell. En Chine vous vous orientez sur Chang-Kai-Theck, sur Wan-Tin-Weï, et non sur le prolétariat de Shanghai, sur le coolie qui traîne lui-même ses canons, ni sur le paysan insurgé.

Vous posez la question de notre exclusion du Comité Central. Certes, chacun de nous travaillera n'importe où en simple membre du Parti. Mais cela ne saurait résoudre la question.

Vous devrez aller plus loin dans la voie des déductions. La vie vous y obligera. Il serait préférable de s'arrêter auparavant, et de modifier le cours politique.

  1. Comité qui fut formé entre les dirigeants des Trade-unions et ceux des Syndicats russes.
  2. Mouralov, un des dirigeants les plus marquants de l'Armée Rouge, ne tarda pas à être non seulement relevé de l'Inspection militaire, mais exclu du Parti et déporté en Sibérie ou il est encore actuellement. — L. T
  3. Un des membres du Tribunal, c'est-à-dire du Présidium de la Commission Centrale de Contrôle. — L. T.
  4. Jour de réunion des cellules communistes