Toujours le laisser-aller. Lettre confidentielle au SI, 15 avril 1936

De Marxists-fr
Aller à la navigation Aller à la recherche


Chers Camarades,

Votre lettre me montre malheureusement que les malentendus infestent toujours nos relations. Vous persistez dans l'idée que la commission Crux doit continuer d'exister. Mais vous ne dites rien sur ce qu'elle devrait faire à proprement parler. De mon côté, je ne vois aucune possibilité pour cette commission d'accomplir quoi que ce soit d'utile.

Pourquoi ai‑je proposé cette commission à l'époque, c'est à dire il y a quelques mois, et pourquoi avais‑je même auparavant proposé que les camarades en question viennent voir Crux à Copenhague[1] ? Parce qu'une grande incertitude régnait alors dans le camp de La Commune. On craignait beaucoup de ce côté‑là d'être laissé au bord de la route et on nourrissait certain espoir que Crux, bien qu'il prenne l'offensive sur le terrain politique, resterait objectif sur le plan organisationnel et s'opposerait dans une certaine mesure aux désirs de vengeance personnelle de tel ou tel. C'est là‑dessus et là‑dessus seulement qu'on pouvait et qu'on devait fonder le travail de la commission Crux. C'est également dans cet esprit qu'avait été écrite ma lettre confidentielle à un partisan de La Commune[2] : « Votre situation est mauvaise ; livrés à vous-même, vous n'arriverez à rien; je ne peux pas vous aider, car je ne mène pas une politique personnelle, mais si vous revenez dans l'organisation commune, je suis prêt à vous prêter assistance. » Mais le fait que cette lettre soit tombée entre les mains d'un Naville et ait été utilisée par lui comme instrument de sa bataille personnelle a rendu la chose totalement impraticable. Car les gens ont maintenant la certitude qu'il s'agissait d'une ruse de ma part : cela apparaît clairement à la lecture des procès-verbaux qui vous ont été adressés (Pas de paix d'Oslo)[3].

Je ne prends l'histoire de la lettre que comme un exemple. C'est toute notre politique à Paris qui était impraticable, intenable, sans aucune perspective nette, sans aucun plan d'ensemble. Chacun a cherché à exprimer ses états d'âme. Si on avait honnêtement accepté la commission Crux il y a deux mois, elle aurait peut-être pu réparer 30 % des dégâts causés par la politique menée antérieurement. Au moment où l'on a eu recours à elle, non plus de jure mais de facto, c'est à dire il y a environ un mois, elle aurait peut-être pu encore en réparer de 10 à 15 %. Après l'histoire de la lettre et surtout après tout ce qu'a fait le comité central ces dernières semaines, la commission a été complètement paralysée. Pour regagner un minimum de confiance de l'autre côté, il faudrait maintenant raconter en public toute l'histoire, ce qui reviendrait à donner à Molinier ses meilleures cartouches contre le comité central. Telle qu'est actuellement la situation, la commission ne peut plus lever un doigt sans aggraver encore l'affaire et se discréditer elle-même.

Votre reproche : « Pourquoi n'a‑t'on pas à l'époque exposé le plan de la commission au comité central ? »[4] est vraiment incroyable et caractéristique de tout le laisser-aller qui règne dans le travail à Paris. En premier lieu, le plan n'était pas quelque chose de fixe et de préparé, mais il devait être en permanence adapté aux circonstances. Et puis, de toute façon, les gens de Paris devaient avoir suffisamment confiance pour se rendre compte d'emblée que, quand on entreprend un travail à ce point répugnant et lamentable, c'est qu'on a tout de même quelque chose en tête ! Ils auraient pu au moins attendre un peu, une fois qu'ils avaient si profondément embourbé la charrette. Et en second lieu ‑ c'est là le plus important ‑ le plan n'avait de sens, dans ses grandes lignes, que si on ne commençait pas à bavarder à son sujet dans tous les coins. S'il est une chose vraiment risible, c'est de songer que, si on avait communiqué le plan au comité central, Molinier aurait pu ne pas le connaître dans les vingt-quatre... minutes[5] et ne pas le publier dans son bulletin. Pour ma part, je n'ai fait connaître qu'une partie du plan, j'ai seulement donné un « tuyau » par ma lettre à un partisan de La Commune, que j'avais adressée non au comité central, mais au secrétariat international, et encore de manière ultra‑confidentielle. Et le résultat ? Naville lit cette lettre devant la conférence de La Commune. Cela signifie que, malgré toute ma prudence, j'avais encore trop de confiance à l'égard de ces gens.

A présent, le comité central doit agir de sa propre initiative puisqu'il a gaspillé de manière criminelle le capital de Copenhague. Une intervention de Crux n'est évidemment pas exclue par la suite, mais il faut attendre un nouveau tournant de la situation. La grande naïveté politique de nos amis parisiens consiste à croire qu'on pourrait répéter toujours et en toutes circonstances le même geste et obtenir les mêmes résultats. Quand on a laissé passer une situation favorable, il faut parfois attendre très longtemps avant qu'une autre se présente. Si on considère la politique du comité central sur l'année écoulée, on peut écrire un livre entier sur la meilleure manière de manquer les occasions. Ces choses relèvent de la même catégorie, par exemple de l'art qui consiste à contraindre son adversaire à vous mettre échec et mat.

  1. Copenhague, qui n'existe plus dans le nouveau code de correspondance, désignait Hønefoss dans l'ancien.
  2. Pour le texte intégral de cette lettre à Henri Molinier, cf. p. 31‑32.
  3. En français dans le texte. Il y a probablement une allusion à ce que l'on avait appelé en 1930 dans la section française la « paix de Prinkipo » conclue sous l'égide de Trotsky entre Rosmer et Molinier et aussitôt rompue... en France.
  4. Telle était la réponse du S.I. devant l'exposé par Trotsky du plan qu'il était censé avoir rendu impossible.
  5. Il y avait bien des interférences entre les deux groupes rivaux la principale était tout de même que Léon Sedov, membre du S.I. et soutien ou « tuteur » du C.C. français, vivait avec Jeanne Martin, qui était membre du P.C.I. de Molinier.