Tendances révolutionnaires au Japon

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La guerre de 1914-1918 a valu à l'humanité des calamités sans nombre. Les ouvriers et les classes non-possédantes des pays belligérants souffrent encore de ces conséquences. Il n'y a pas encore de paix pour eux. Ils sont victimes du militarisme qui règne presque partout dans le monde. Le nationalisme, fortement teinté de jingoïsme, prédomine dans tous les pays d'Europe et d'Amérique. Le résultat de la guerre a été que les ouvriers et les pauvres sont aujourd'hui plus opprimés que jamais.

Dans l'état actuel des choses, il n'y a de choix qu'entre deux dictatures, dont la différence essentielle est que l'une ne veut être que temporaire, tandis que l'autre s'affirme perpétuelle. La dictature du prolétariat ne se maintient que jusqu'au moment où la puissance de réaction de la bourgeoisie est abolie. La dictature bourgeoise, par contre, a un caractère permanent, puisqu'elle se donne pour but de maintenir la domination de la classe capitaliste.

Depuis que le Japon s'est assimilé le système d'administration de l'Occident, les ouvriers japonais ont été littéralement écrasés sous le joug d'un pouvoir capitaliste, autocratique. La police, les tribunaux, les prisons, l'armée sont au Japon autant d'institutions empruntées à l'étranger et conçues sur le modèle allemand.

Le Japon s'est néanmoins placé sur un autre terrain que les puissances alliées. Pendant la guerre, il s'est enrichi en faisant travailler pour ses alliés ses industries de guerre. Celles-ci réalisaient souvent des bénéfices variant entre 75 et 100 %. Quelques dizaines de milliards ont fait leur apparition dans le pays. Le Japon, pendant toute la durée de la guerre, s'est enrichi aux dépens des alliés. La prospérité de l'industrie et du commerce extérieur y a provoqué une extraordinaire hausse de prix des articles de première nécessité et surtout de denrées alimentaires. Des fortunes réalisées partout par les capitalistes, les travailleurs ne recueillaient que quelques miettes. Il est même exact de dire qu'ils souffraient de la cherté des vivres, la hausse des salaires n'y correspondant pas. Ils ne purent supporter la profonde misère que provoque la crise du riz, leur aliment principal, et s'insurgèrent contre les commerçants.

Les grandes émeutes éclatèrent en août 1918. Le mouvement s'étendit aux trois quarts du pays. Près de 10 millions d'hommes y participaient. Les magasins et les entrepôts de nombreux commerçants en riz furent brûlés. On arrêta les émeutiers par dizaines de mille. Il y eut 8 000 condamnations à la prison et à l'amende, les tribunaux appliquant généralement le maximum. Il va de de soi que les émeutes furent réprimées par la force, non sans qu'il y eût des tués et des blessés en grand nombre. Ce n'est qu'après une lutte opiniâtre que le mouvement fut brisé.

L'attitude du gouvernement japonais dans cette circonstance fit connaître aux travailleurs le rôle véritable de la police et de l'armée. Ils savent maintenant que l'une et l'autre sont les instruments des capitalistes et n'ont d'autre mission que de réprimer les mouvements ouvriers. Les émeutes du riz ont rendu l'armée et la police et, d'une façon générale, toutes les autorités très impopulaires. L'antagonisme entre les ouvriers et l'Etat n'a cessé depuis lors de croître. A la même époque, les masses populaires du Japon ont pu se convaincre de leur force ; elles savent que la police et l'armée sont impuissantes contre une action bien organisée.

L'expérience d'août 1918 a facilité aux travailleurs japonais l'intelligence de la Révolution russe. Les travailleurs japonais se sont passionnés pour les événements de Russie, sitôt qu'ils ont appris la chute de l'autocratie et celle du gouvernement réactionnaire des capitalistes et des propriétaires. A une époque où le droit de vote n'existe encore au Japon que pour les riches, voici que le pouvoir passe, en Russie, aux ouvriers et aux paysans. Les soldats et les pêcheurs revenus de Sibérie firent connaître de façon précise la vie russe. Les journaux nippons dénoncent de temps à autre la propagande bolchevik parmi les garnisons japonaises de Sibérie. Cette propagande a été faite par les Japonais aussi souvent que par les Russes. Elle a provoqué une réelle panique chez les autorités militaires qui prennent maintenant contre elle les mesures les plus rigoureuses.

Cette propagande avait d'ailleurs eu du succès. On a, par exemple, vu en Sibérie 27 soldats japonais s'insurger contre leurs officiers et lever la main sur eux. Les coupables ont été rapatriés en toute hâte et traduits devant les tribunaux. Mais la propagande se poursuit aussi dans la métropole. Des manifestes clandestins, d'un caractère tel que leurs auteurs encourraient, s'ils étaient connus, la peine de mort, circulent dans certaines unités. De nombreux soldats sont emprisonnés pour avoir été trouvés en possession de ces feuilles volantes dont les auteurs sont encore inconnus.

Nous trouvons très caractéristique le récent procès qui a amené la condamnation d'un professeur d'Université, porteur du nom aristocratique de marquis Okuma[1]. Ce professeur étudie le bolchévisme. On lui avait envoyé de Sibérie des publications russes que la police trouva chez lui. Cela suffit à le faire condamner à quelques mois d'emprisonnement.

La propagande clandestine revêt des proportions imposantes. Le gouvernement a commis la lourde faute de prohiber toute littérature radicale, prohibition qui détermine l'activité la plus intense.

Depuis les émeutes du riz, les ouvriers japonais ont continué à combattre le capital par les grèves. La grève est considérée au Japon comme un crime entraînant l'arrestation immédiate et six mois de travaux forcés. Mais de même que les émeutes du riz, œuvre des masses, ont bouleversé les grands centres, les grèves se multiplient dans toutes les industries, en dépit de la loi de répression. Dans les fabriques, dans les chemins de fer, dans les mines, les grèves sont quotidiennes. Elles se terminent par des succès ou par des revers, sans amoindrir le mouvement.

Nos ouvriers ont fait de grands efforts pour rattraper, dans l'industrie, leurs frères d'Occident. Ils ont eu beaucoup à apprendre dans le domaine de la technique. Des courroies de transmission au marteau-pilon, tout était nouveau pour eux. Ils ont pourtant appris à se servir des machines et de l'outillage d'abord importé d'Occident et ensuite confectionné dans le pays même. Ils savent maintenant construire des fabriques, des chemins de fer, des vaisseaux, des cuirassés, fondre des canons, fabriquer des munitions. Certes, ils n'ont pas eu le temps d'apprendre autre chose et notamment de bien s'initier à la politique et aux réformes sociales. A chaque pas en avant, ils ont eu à compter avec la législation réactionnaire.

Maintenant qu'ils ont reçu l'enseignement industriel technique et qu'ils ont commencé à s'adapter au régime capitaliste, ils entreprennent de défendre leur droit même contre la bureaucratie réactionnaire. Ayant appris par l'expérience que les grèves et les révoltes font de nombreuses victimes, qu'elles provoquent l'emprisonnement des agitateurs et des militants, ils leur préfèrent désormais le sabotage sciemment organisé.

16 000 ouvriers réussirent pouf la première fois sur les chantiers de construction maritime de Kobé, en août 1919, à s'organiser pour le sabotage. Cette action avait été précédée d'une déclaration officielle aux patrons. Les ouvriers maintinrent, même sur les chantiers, l'ordre et la discipline, il n'y eut pas d'arrestations, ce qui donne au mouvement sa grande valeur. Ni les capitalistes, ni les autorités ne purent rien contre le sabotage. La loi apparut impuissante. Après dix jours, les ouvriers consultés par un référendum votèrent la continuation de la lutte. Celle-ci se termina bientôt par une victoire complète, lis n'avaient perdu ni un militant, ni un jour de salaire. Cette tactique fut immédiatement adoptée dans toutes les industries.

Depuis les émeutes du riz, la haine de l'armée a fait de grands progrès, la troupe ayant souvent tiré sur le peuple. La troupe, d'ailleurs, n'a pas cessé de réprimer les grèves. La chute du prestige de l'armée parmi les ouvriers fait que le massacre de Nikolaievsk[2], dont on a beaucoup parlé en son temps, n'a pas provoqué chez l'ouvrier japonais le ressentiment auquel on pouvait s'attendre. Au contraire, ils reprochent aux autorités militaires d'avoir provoqué ces tristes événements.

Les ouvriers japonais ressentent l'influence du bolchevisme russe davantage encore que les ouvriers américains.

Les socialistes jusqu'ici persécutés relèvent la tête et, en défi au gouvernement, forment un parti. Dans un avenir rapproché, les ouvriers japonais pourront soutenir les Coréens dans leur lutte pour l'indépendance et tendre la main aux communistes russes.

Le capitalisme Japonais est loin d'être aussi fort que le capitalisme européen. L'armée, formée par voie de conscription, comprendra bientôt que les soldats appartiennent, eux aussi, à la classe des travailleurs et ne peuvent pas se battre contre leurs frères.

  1. Ōkuma Shigenobu (1838-1922), souvent appelé « Marquis Okuma » dans les langues occidentales, était premier ministre du Japon en 1898, puis entre 1914 et 1916 et fondateur de l'université Waseda. Il est curieux cependant s'il s'agit de lui que Katayama ne mentionne pas son parcours politique – d'autre part le professeur dont il est question n'est pas nommé dans la version allemande de l'article, et nous n'avons pas trouvé trace d'incident de ce genre dont aurait été victime Ōkuma Shigenobu.
  2. Il s'agit du massacre en mars 1920 de plusieurs centaines d'expatriés japonais par les forces alliées à l'armée rouge commandée par Yakov Triapitsyn, lequel fut par la suite capturé et exécuté par le gouvernement soviétique.