Sur l’affaire Siéva. Lettre à Gérard Rosenthal, 10 avril 1939

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1. Mme Jeanne Molinier[1] affirme, paraît‑il, que mon premier mariage avec la mère de ma fille Zinaida[2] n'était pas légal. C’est une affirmation gratuite, comme beaucoup d'autres. Dans le premier volume de mon autobiographie, page 196, je dis de mon alliance avec Alexandra Lvovna[3] : « Pour ne pas être séparément déportés, nous nous mariâmes au dépôt (prison de transit) de Moscou. » Je n'avais pas alors la moindre raison d’inventer cette affirmation passagère, bien connue d'ailleurs de tous mes amis. Nous nous mariâmes, comme il était obligatoire sous le tsarisme, non seulement civilement, mais ecclésiastiquement. Alexandra Lvovna porte depuis lors mon nom légal, Bronstein, et ce nom fut publié dans la presse de Moscou lors de la déportation d'Alexandra Lvovna en Sibérie en 1935. On pourrait bien, si nécessaire, retrouver cette indication dans la Pravda de Moscou de l'époque.

2. Non moins gratuite est l'affirmation de Mme Jeanne Molinier que ma fille décédée, Zinaida, n'était pas mariée légalement avec le professeur Volkov[4]. L'affirmation de Mme Jeanne Molinier est d'autant plus condamnable qu'elle connaît elle-même très bien les faits. Zinaida est venue me rejoindre en Turquie avec un passeport soviétique légal, sous le nom de son mari, Volkov, ce qui n'eut guère été possible s'ils n'avaient pas été mariés légalement. De même son fils, mon petit‑fils, était inscrit dans le même passeport sous le nom du Vsiévolod Volkov. Cela signifie que le mariage avait été légalement reconnu par les autorités soviétiques.

3. Mon petit‑fils Vsiévolod Volkov est passé de Turquie à Paris et de Paris en Allemagne, avec un passeport légal délivré par les autorités turques sur la base de documents soviétiques délivrés par le Consulat de l'U.R.S.S. à Constantinople. Ce passeport légal s'est toujours trouvé entre les mains de mon fils défunt et se trouve maintenant entre celles de Mme Jeanne Molinier. Il faut qu'elle présente ce passeport. Son refus équivaudrait à la confession de l'imposture. D'ailleurs, comme je l'ai déjà indiqué dans ma lettre à M. le Ministre de la Justice, on peut bien retrouver dans les archives de la police française des documents officiels sur les deux entrées en France du jeune Vsiévolod Volkov, petit‑fils de Trotsky[5].

4. Le 5 janvier 1933, ma fille Zinaida Volkov se suicidait à Berlin. L'affaire eut un grand retentissement dans la presse mondiale et surtout allemande. Je vous joins une petite partie des coupures de presse qui sont en ma possession[6] : vingt coupures allemandes, une coupure russe et une coupure française. Toutes ou presque toutes ces coupures se réfèrent au communiqué de la Préfecture de Police de Berlin, lequel se basait sur les documents les plus authentiques et parle de ma fille comme de Mme Volkov, née Bronstein. Ces coupures expliquent aussi comment le consulat de l'U.R.S.S. à Berlin avait par ruse retiré à ma fille son passeport soviétique. C'est pourquoi le seul document identifiant Vsiévolod est un passeport turc, lequel se trouve, je le répète, les mains de Mme Jeanne Molinier. Le communiqué de la Préfecture de Police de Berlin, indiqué plus haut, certifie non seulement de la légalité du mariage de ma fille avec Volkov, mais encore celle de mon mariage avec Alexandra Lvovna, car il parle explicitement de Zinaida Volkov, née Bronstein. D'ailleurs, s’il n’y avait pas d'inconvénient à s'adresser à la Préfecture de Police de Berlin, les faits seraient confirmés sans la moindre difficulté.

5. Je joins aussi trois lettres écrites par l'avocat allemand Oscar Cohn[7] à ma fille Zinaida. Il s'agissait de la prolongation du permis de séjour de ma fille en Allemagne, et le Dr Oscar Cohn, qui savait ce que c'était qu'un nom légal et connaissait les documents, parle de Zinaida comme de Mme Volkov.

6. Je joins une lettre de mon gendre Platon Volkov à moi lors de mon séjour en Asie centrale (1928). La lettre ne contient pas, naturellement, de renseignements formels sur la légalité du mariage, mais par son contenu elle montre qu'il existait des relations familiales étroites et affectueuses.

7. Je joins les copies photostatiques de trois cartes postales écrites par ma fille Zinaida peu de temps avant sa mort. Leur importance réelle réside dans le fait qu'elles sont signées Zinaida Volkov, le nom légal de ma fille.

8. Il n'y avait d'ailleurs jamais le moindre doute chez Mme Jeanne Molinier sur l'existence de mes droits légaux sur mon petit‑fils Vsiévolod Volkov et elle le prouvait, il y a quelques mois, en toute clarté, par une lettre à moi du 17 mars 1938 où elle reconnaissait spontanément qu'elle n'avait pas de droits légaux sur mon petit‑fils et où elle me demandait avec insistance que je le lui « donne », demande qui n'aurait guère eu de sens si elle n’avait pas reconnu elle‑même que dorénavant j'étais la seule personne au monde qui puisse le « donner » ou le refuser.

9. Je n'ai pas confié mon petit‑fils à Mme Molinier, mais à mon fils Léon[8] et à Mme Molinier en tant qu'elle était la compagne de mon fils. Je dois établir ici que Mme Molinier a rompu il y a quatre ans toutes relations avec moi et avec ma femme. La raison en fut que nous n'avons pas pris la défense de son ancien mari, M. Raymond Molinier, lequel fut l'objet de sévères attaques du point de vue politique et moral. Par une longue expérience, je suis venu à la conclusion que ces attaques étaient totalement justifiées et que M. Raymond Molinier n'est pas digne de confiance. Le seul fait que je n'aie pas pris sa défense (ce que je n'aurais pu faire que contre ma propre conscience) a suffi à Mme Jeanne Molinier pour interrompre toute correspondance avec nous, pour ne rien nous communiquer sur mon petit‑fils, même quand j'étais interné en Norvège ou quand j'ai dû quitter l'Europe pour le Mexique. Durant les trois dernières années, c'est mon fils qui nous tint au courant du développement de Vsiévolod Volkov. Dans ces conditions, il ne pouvait être question, quant à moi, de confier le garçonnet à Mme Jeanne Molinier personnellement.

10. Après la mort de notre fils, j'ai essayé de toutes mes forces d'établir des relations amicales avec celle qui avait été sa compagne. J'ai même proposé à Mme Jeanne Molinier de venir chez nous et de vivre avec nous comme notre fille. Je n'ai nullement ignoré les droits moraux qu'elle s'était acquis sur mon petit‑fils, lequel a passé plusieurs années auprès d'elle. Mais, pour arriver à une entente, il faut de la bonne volonté des deux côtés. Malheureusement, je n'ai reçu de Mme Molinier que des réponses équivoques, semées d'affirmations fausses et pleines d'une hostilité mal cachée.

11. Vous connaissez, cher ami, l'histoire de mes archives, dont Mme Molinier a fait la tentative de s'emparer, contre ma volonté, pour des buts au moins obscurs. Elle a tenté d'abuser d'une manière inqualifiable de la volonté de mon fils pour des fins absolument contraires à cette volonté. Mon fils, dont elle écrit elle-même dans sa déposition devant le juge d'instruction qu' « il vénérait son père », a voulu, étant donné les difficultés de ma situation, que Mme Molinier m'aide à rentrer en possession de mes propres papiers. Dans ses lettres à moi, Mme Molinier reconnut qu'il s'agissait de mes propres papiers, lesquels ne la concernaient pas du tout. En même temps, elle a essayé de m'extorquer un plein pouvoir qui lui donnât la possibilité de transmettre mes archives à M. Vereeken[9] un homme de confiance de M. Raymond Molinier, un ennemi déclaré de mon fils et de moi­-même, un homme qui a répandu des calomnies odieuses contre mon fils lors de sa dernière maladie.

12. Puisque dans cette affaire Mme Jeanne Molinier n'a agi que comme instrument de M. Raymond Molinier[10], je cite ici deux lettres de mon fils à moi qui montrent clairement comment mon fils, après de longues résistances, est venu, lui aussi, à apprécier la personne de M. Raymond Molinier. Il s'agissait pour moi d'avoir le témoignage de M. Raymond Molinier et de son frère Henri Molinier concernant mon séjour en France en relation avec les fameux procès de Moscou. Mon fils, qui, comme moi, avait longtemps essayé de défendre M. Raymond Molinier contre ses adversaires et avait dû reconnaître que les accusations étaient bien justifiées, me déconseilla vivement de m'adresser à M. Raymond Molinier et à son groupe[11] (« La Commune »). Sur mon insistance, il s'adressa enfin à M. Henri Molinier[12], mais en dégageant catégoriquement sa responsabilité par cette phrase : « Il dépendra de vous de décider si l'on peut faire un usage public du témoignage d'un individu tel que Raymond Molinier. » Il m'informe plus loin qu'il a reçu du groupe de Raymond Molinier une réponse « arrogante, stupide, et en même temps mensongère ». Il m'avertit de nouveau que ces gens vont essayer de faire de leur témoignage « un scandale politique du caractère le plus écœurant » (lettre du 22 février 1937). J'ai partagé et je partage cette appréciation de M. R. Molinier. Si je trouvais possible de le citer comme témoin dans une investigation politique, j'ai toujours voulu en même temps éviter à tout prix que cet homme ait la moindre influence sur la vie et l'éducation mon petit‑fils. Du vivant de mon fils, il ne pouvait être question de rien de tel. Mais, depuis la mort de mon fils, tout est changé. Les paroles comme les actes de Mme Jeanne Molinier ont démontré à chaque pas qu'elle n'était devenue qu'un instrument d'un homme extrêmement douteux et rageusement hostile à moi et à tous mes amis. Pouvais‑je laisser mon petit‑fils dans cette atmosphère empoisonnée ? J'ai continué à insister à ce que Mme Molinier vienne ici avec le garçonnet. Elle s'est esquivée. Elle a louvoyé. Chacune de ses lettres n'était qu'une imposture froide, qu'il s'agisse de mon petit‑fils ou de mes archives. Dans cette situation, il ne me restait autre chose que de recourir à la voie légale.

Mme Jeanne Molinier fait la dernière tentative en profitant de ma situation difficile de proscrit dépourvu de documents et privé de la liberté de se déplacer. Elle nie les faits les plus patents. Elle en invente d'autres. Elle déforme ma biographie. Elle essaie d'induire la justice en erreur. Elle ose même invoquer la loi française sur les enfants maltraités et moralement abandonnés.

Vous savez, mon cher ami, qu'il ne s'agit en l'occurrence que d'une odieuse calomnie. Ni matériellement, ni moralement, je n'ai abandonné mon petit‑fils un seul instant. Pendant les trois ou quatre premières années de la vie commune de Jeanne Molinier avec mon fils, la subsistance matérielle du couple et de mon petit-fils Vsiévolod Volkov fut assurée totalement par moi. Pendant les trois dernières années, lorsque ma situation matérielle a empiré, Mme Molinier a subvenu pour une certaine part aux dépenses de la famille. Mais les dépenses de mon fils et de mon petit‑fils furent en tout cas couvertes par mes contributions.

La situation a changé seulement après la mort de mon fils. J'ai alors envoyé télégraphiquement quelques milliers de francs et j'avais l'intention de continuer ces envois mensuellement. Mme Jeanne Molinier s'est empressée de me répondre qu'elle réservait cet argent pour son avocat (le même, je suppose, qui mène maintenant l'affaire contre moi) et non pour Vsiévolod. Etant donné les circonstances caractérisées plus haut, j'ai décidé de cesser l'appui financier en demandant mon petit‑fils.

J'écris ces lignes en hâte pour que la lettre arrive à temps. Mais je pourrais confirmer chacune de mes affirmations par des lettres et documents irréfutables. Je pourrais bien présenter la liste, au moins approximative, des envois pécuniers et démontrer ainsi que jamais Vsiévolod Volkov ne fut « abandonné » aux seuls soins de Mme Molinier. Etablir cette liste exigerait quelques semaines de recherches.

En terminant cette lettre, je confirme une fois de plus de la manière la plus solennelle ma confiance absolue dans l'intégrité, la sincérité et le dévouement de mes chers amis, Alfred et Marguerite Griot[13], auxquels les autorités françaises ont confié mon petit‑fils. Je vous remercie, cher ami, de votre dévouement inlassable et hautement désintéressé et je signe affectueusement[14].

  1. Jeanne Martin des Pallières (1897‑1961), mariée le 1" juin 1922 à Raymond Molinier, était devenue à Prinkipo la compagne du fils Trotsky, Léon Sedov. Après la mort de ce dernier, elle s'était heurtée à Trotsky d'abord au sujet des archives confiées à Sedov puis au sujet de la garde du petit Siéva qu'elle avait fait disparaître en le plaçant dans un pensionnat religieux. Elle menait une bataille juridique pour la garde de l'enfant en niant l’existence d'une filiation légale entre Trotsky et lui. C'est délibérément que Trotsky l'appelle ici Jeanne Molinier, afin de souligner son lien avec un homme qu’il croit son inspirateur.
  2. Zinaida L. Volkova, née Bronstein (1901‑1933) était la fille aînée de Trotsky; militante des J.C., rédactrice en chef à 18 ans de l'organe des J.C. de Petrograd, elle avait ensuite pris part à la lutte de l'Opposition de gauche. Elle avait été autorisée à quitter l'U.R.S.S. avec son petit garçon, avait séjourné quelque temps à Prinkipo, puis s'était établie à Berlin. Elle s'était suicidée en janvier 1933.
  3. Aleksandra Lvovna Sokolovskaia, épouse Bronstein (1872‑193?) avait rencontré Trotsky alors qu*il était étudiant et l'avait gagné au marxisme. Ils avaient été arrêtés en même temps et s'étaient mariés en mars 1900 : ils eurent deux filles, Zinaida et Nina. Aleksandra Lvovna fut déportée en 1935.
  4. Platon I. Volkov, enseignant, membre de l'Opposition de gauche, avait été déporté en 1929. Les dernières nouvelles le concernant datent de 1935 où il était déporté à Semipalatinsk.
  5. Ces documents existent en effet, y compris les rapports de surveillance de la police sur les déplacements de Siéva et les emplettes faites pour lui par les amies qui lui tenaient compagnie.
  6. Ce dossier a repris place dans les archives de Trotsky, aux papiers d'exil de la Houghton Library.
  7. Oscar Cohn (1869‑1934), médecin et avocat, social‑démocrate en 1900, « indépendant », avait émigré en Suisse d'abord, puis en Palestine depuis l’époque où il était l'avocat de Zina. Trotsky ignorait sans doute sa mort.
  8. Léon Sedov (1906‑1938) était le fils de Trotsky et de sa seconde femme, allia Ivanovna Sedova. Il avait connu Jeanne Martin à Prinkipo et vécu avec elle jusqu’à sa mort.
  9. Le Belge Georges Vereeken (1898‑1978), vétéran de l'Opposition de gauche, l'avait quittée en 1938, après des années de désaccords multiples. Il animait un petit groupe qui maintenait une liaison avec Raymond Molinier et son groupe.
  10. On sait que Raymond Molinier se défendait avec énergie d'avoir en quoi ce soit influencé Jeanne Martin dans son comportement en cette affaire. Il maintient aujourd'hui ses dénégations et invoque une résolution du bureau politique du P.C.I. invitant Jeanne Martin à remettre l'enfant à Trotsky.
  11. Le « groupe » porte le nom de parti communiste internationaliste et La Commune est son organe.
  12. Henri Molinier (1898‑1944) était le frère aîné de Raymond. Bien que membre du P.C.I., il avait conservé des relations personnelles avec Trotsky qui avait pour lui une grande estime.
  13. Griot était le nom du couple Alfred Rosmer‑Marguerite Thévenet. Alfred Griot dit Rosmer (1877‑1964), syndicaliste révolutionnaire avant la guerre, avait été avec Pierre Monatte l'un des animateurs du noyau de La Vie ouvrière et avait connu Trotsky à Paris en 1914, leur amitié avait survécu à toutes les vicissitudes politiques. Rosmer, membre de l'exécutif de l'I.C. en 1920, puis du C.D. du P.C. en 1923, en avait été exclu en 1924 pour sa protestation contre la « bolchevisation ». En 1929, il avait rendu visite à Trotsky à Prinkipo et commencé avec lui la construction de l'Opposition de gauche internationale. En 1930 cependant, en conflit avec Raymond Molinier, il avait vainement sollicité l’appui de Trotsky et avait abandonné toute activité, interrompant aussi les contacts personnels. Ceux‑ci avaient repris au temps du premier procès de Moscou. Rosmer avait été membre de la commission Dewey. Trotsky lui avait confié des missions d'ordre personnel ‑ concernant ses archives et Siéva ‑ et même politiques ‑ auprès de la direction du P.S.O.P.
  14. Cette lettre achevée, Trotsky adressa à Rosenthal le télégramme suivant, reproduit ici avec la permission de la Houghton Library : « Epousai legalement prison Moscou 1900 Alexandra Sokolovskaia sans quoi séjour commun Sibérie impossible stop passeport Sieva légal turc sur base documents soviétiques donnait précisions parents se trouve mains Jeanne Molinier stop refus celle‑ci présenter passeport réfute dépositions mensongères stop invocation loi enfants délaissés ignominie inouïe stop présenterai preuves envoi aide régulière mon fils Siéva et Jeanne Molinier. »