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Special pages :
Staline et le Mexique. La Mission de Lombardo Toledano
Auteur·e(s) | Léon Trotski |
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Écriture | 1 mai 1938 |
(Signé Rivera, mai 1938)
Le titre de cet article peut sembler surprenant et même injustifié : il n’y a pas de relations diplomatiques entre l’U.R.S.S. et le Mexique. Il semble donc que Staline ne puisse pas avoir à l’égard du Mexique une politique particulière. Pourtant semblable conclusion serait parfaitement superficielle. Staline a – et comment ! – une politique à l’égard du Mexique, surtout depuis que le gouvernement de Cárdenas a décidé d’accorder l’hospitalité à Trotsky. Rappelons quelques faits, les plus incontestables et les plus éloquents.
Au début de la période de gouvernement du président Cárdenas, le parti dit « communiste » du Mexique, c’est-à-dire l’agence directe de Moscou, exigeait que le gouvernement de ce pays présente à Staline ses excuses pour les procédés du gouvernement de Calles-Ortíz Rubio à l’égard de l’U.R.S.S. et, n’ayant pas obtenu des excuses, qualifia de « fasciste » le gouvernement Cárdenas. Telle était la ligne générale avant le grand tournant.
Lombardo Toledano se rendit à Moscou en 1935 pour y être illuminé par la grâce divine. Et naturellement le « Saint-Esprit » descendit vers lui et lui découvrit la lumière. Il n’est pas possible d’être officiellement un ami de Moscou sans dénigrer, calomnier et combattre Trotsky de toutes ses forces. Toledano a endossé cette obligation et s’y est consacré de son mieux. Au nom des ouvriers mexicains, il s’est opposé au droit d’asile pour Trotsky. Fort heureusement, les arguments qu’il a avancés n’ont pas paru convaincants au général Cárdenas qui a de la démocratie et du droit d’asile une conception bien différente de celle du disciple dévoué de Moscou.
Trotsky arriva au Mexique en janvier 1937. Pendant les premiers mois, le parti communiste hésitait encore quant à la ligne politique à suivre dans cette affaire. C’est parce que Moscou n’avait pas encore pris de décision à ce sujet. Pour Laborde, Toledano était encore un ennemi mortel. Et l’on en arriva à la fin mai à la scission de la C.T.M. La polémique entre les frères, ou pour mieux dire les compères de la veille était extrêmement violente. Mais Moscou prit sa décision. Browder, le chef du parti communiste des États-Unis, vint au Mexique en personne pour régler cette question. Il donna à Laborde l'ordre de se mettre à plat ventre devant Toledano qui fut proclamé spécialement agent numéro 1 de Moscou. L’unité syndicale fut rétablie. Le congrès de la C.T.M. se prépara sous la férule de Moscou.
Mais qu’est-ce que Moscou venait chercher là ? La réponse est simple et claire : l’expulsion de Trotsky de ce pays, en d’autres termes, sa remise entre les mains du G. P. U. Il y a des années que la politique intérieure de l’U.R.S.S. se résume en la lutte contre le trotskysme. On a échafaudé et mis en scène une série de procès monstrueux. Des milliers de gens ont été arrêtés, « jugés », fusillés. Des dizaines de milliers emprisonnés et déportés. Tous les crimes fantastiques imputés aux victimes de l’ignoble bourreau de Moscou, à en croire Staline et son Vychinsky, convergent infailliblement vers la personnalité de l’exilé qui se trouvait auparavant en France et en Norvège et qui vit maintenant au Mexique. Le nombre des victimes, l’ampleur des efforts, l’interminable campagne de calomnies et de persécutions, les assassinats de prétendus trotskystes à l’étranger, tout indique avec une évidence absolue le prix payé par Staline pour combattre et, si possible, pour en finir avec celui que la clique du Kremlin considère comme son ennemi numéro un. Comment donc serait-il possible de croire que Staline n’a pas de politique en ce qui concerne le Mexique? Il en a une, et bien précise. Dans les préoccupations de Staline, Coyoacán occupe l’une des premières places.
Mais comment parvenir à ses fins? Le parti stalinien du Mexique est trop insignifiant pour que son « opposition » puisse aboutir à quelque chose. Il faut donc abandonner les accusations de « fascisme » contre le gouvernement de Cárdenas. Il faut au contraire manifester une Dévotion Absolue à celui qu’on traitait hier de fasciste, Lázaro Cárdenas. Il faut démontrer au gouvernement qu’il est entouré d’ennemis et ne saurait trouver de salut que dans les bras de Staline.
Mais Laborde est trop insignifiant pour une telle mission. Il doit seulement se borner à appuyer Toledano, en se cachant modestement derrière lui et nous assistons ainsi à cette scène édifiante : Lombardo Toledano, stalinien de la dernière heure, mais au zèle irréprochable, se transforme en même temps en cardeniste 100 %.
Lors de la manifestation publique du 20 novembre en présence du président, Laborde prononça un discours dans lequel il accusa Trotsky de complicité avec les généraux « fascistes » Villareal et Cedillo et avec M Pepe Vasconcelos. L'objectif de ce complot fasciste aurait été de renverser le gouvernement de Cárdenas Cette construction vous paraît par trop absurde ? Certainement, elle l’est. Mais pas plus absurde que les autres accusations lancées par Moscou et en tout cas tout à fait dans le même style. Jamais Laborde n’aurait pu prononcer un tel discours sans la permission d’avance ou, mieux, sans un ordre direct de Moscou. On discerne dans cette falsification grossière les lignes générales du plan du G.P.U. : utiliser le péril fasciste, réel ou imaginaire, créer un amalgame entre Trotsky et les fascistes, vrais ou prétendus, démontrer au gouvernement son dévouement bien plus prétendu que réel, et sous ce déguisement politique, en finir avec l’ennemi numéro un.
Ce plan s’inspire de l’expérience espagnole. Staline s’est servi de l’insurrection du général Franco contre le gouvernement républicain pour imposer sa dictature à ce dernier, et, utilisant les conditions « favorables » de la guerre civile, finir avec les plus éminents des ennemis de Staline sur le sol espagnol. Le monde entier connaît par ailleurs les exploits du G.P.U. dans la péninsule ibérique, l’assassinat d’Andrés Nin, expulsé auparavant d’Union soviétique, l’assassinat de théoriciens anarchistes, l’enlèvement d’Erwin Wolf, ancien secrétaire de Trotsky et de centaines de personnes moins connues. Cette expérience semble avoir satisfait extraordinairement le G.P.U. Pourquoi ne pas tenter la même expérience au Mexique ?
Il est vrai que nous n’avons pas encore de guerre civile. Mais, avec l’aide du G.P.U., elle peut éclater. Ainsi que l’exemple de la France le montre, le G.P.U. a des agents de tous les côtés, aussi bien dans le camp de la droite que dans celui de la gauche. Chez les Russes blancs de France il y a nombre d’agents du G.P.U. qui, suivant les nécessités, agissent en tant que monarchistes ou en tant que trotskystes. Le G.P.U. est parfaitement capable d’aider même les fascistes au Mexique afin d’accélérer un mouvement insurrectionnel de leur part de la main droite, cependant que, de la main gauche, c’est-à-dire Lombardo Toledano et Laborde, il donne son appui au gouvernement. Tel est le véritable plan.
Mais Lombardo Toledano va-t-il se prêter à ce jeu ? Il s’y prête déjà ! Et avec quel acharnement ! Il a commencé par accuser Trotsky, dans des réunions publiques, de préparer la grève générale pour renverser le gouvernement mexicain. Cette dénonciation semble invraisemblable dans son énormité, mais c’est un fait que la presse mexicaine l’a rendue publique en son temps. Si Toledano se risque à faire semblables affirmations, c’est qu’il s’est engagé à les faire. Ce n’est pas par hasard que Browder est venu au Mexique, ni pour la bonne mine de Lombardo que Laborde fait des courbettes et se met à plat ventre devant lui. Do ut des. Pour bénéficier de l’aide de Moscou à ses propres fins politiques, Toledano doit non seulement transporter sur le sol mexicain la campagne anti-trotskyste, mais aussi aider son chef à la mener jusqu’à son dénouement final.
Mais Toledano est-il un cardeniste convaincu? Oui, exactement de la même manière que Laborde qui, sur ordre de Moscou, transforme le président « fasciste » en héros national. Ces messieurs sont cardenistes ou anti-cardenistes selon les objectifs de Moscou. Ce sont des agents disciplinés, c’est tout, et toujours prêts à prendre le tournant le plus brutal et le plus inattendu. Il n’est pas nécessaire de réfuter ici les accusations contre Trotsky et ses amis de complicité avec les fascistes, les falsifications de Moscou et de ses agents, car elles ne peuvent paraître convaincantes qu’à des imbéciles ou à des canailles et nous n’écrivons ni pour les uns ni pour les autres. Nous sommes évidemment loin de nier les dangers fascistes qui peuvent menacer non seulement le gouvernement de Cárdenas, mais aussi l’avenir de notre pays. La nouvelle crise mondiale qui s’annonce de plus en plus profonde ne manquera pas d’exacerber les luttes sociales dans le monde entier, et aussi au Mexique et dans sa périphérie. La lutte contre la réaction et particulièrement contre sa forme la plus barbare, le fascisme, est le devoir le plus élémentaire et le plus impérieux de tout ouvrier, de tout paysan et de tout intellectuel honorable et courageux, conscient de ses intérêts de classe et des intérêts de son peuple. Mais le pire qui puisse arriver à notre peuple est que cette lutte passe sous la direction des agents de Moscou. Le G.P,U. a étouffé en Espagne en même temps que la révolution sociale, l’indépendance des organisations ouvrières et paysannes. Telle est la raison fondamentale pour laquelle l’héroïsme révolutionnaire sans limites et les sacrifices sans nombre du peuple ouvrier espagnol n’ont conduit qu’à des revers et des défaites. Le peuple travailleur du Mexique, ne veut pas et ne permettra pas la répétition des mêmes procédés. La lutte contre le fascisme ? Oui, de toutes nos forces. La direction du G.P.U. par l’intermédiaire de ses agents? Non, non et non. Ce serait le désastre. Et c’est à la victoire que nous aspirons.