Salut à Romain Rolland

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Texte rédigé à l’occasion de la visite de l’écrivain français Romain Rolland à Moscou en juin-juillet 1935. Il s’agit probablement du discours prononcé par Boukharine à la cérémonie officielle organisée en l’honneur de Romain Rolland le 26 juin à Moscou au siège de la V.O.K.S (Société pour les relations culturelles entre l’U.R.S.S. et les pays étrangers).

Il est des hommes qui semblent incarner toute la culture contemporaine, dont ils respirent les parfums les plus subtils. Leur pensée, soutenue par les puissantes ailes d’un aigle, plane au-dessus des plus hautes cimes de l’Esprit humain.

Ce qui distingue ces élus, c’est le rayonnement d’une intelligence pénétrante, une âme virile, la passion créatrice, l’intérêt universel, leur marche en avant qui s’identifie avec le progrès de l’histoire. Ils sont les apôtres et les prophètes de leur temps ; ses guerriers et ses champions ; les grandes âmes de l’époque ; telles les trompettes de l’archange des fables chrétiennes sur le Jugement dernier. Ils annoncent l’angoisse et la joie de ce jour fatal de l’histoire.

On conçoit que ces hommes ne puissent plus tenir dans le cadre des rapports bourgeois, fussent-ils eux-mêmes issus des classes possédantes, détentrices du monopole de la propriété et de la science. Car, alors même qu’elle était dans le plein épanouissement de ses forces, la bourgeoisie convertissait tout en espèces sonnantes, changeait toute chose en « l’eau glacée du calcul égoïste »[1]. Et maintenant que, sur les champs appauvris de la culture intellectuelle, on entend le hurlement écœurant et lugubre des loups fascistes ; que les grandes valeurs culturelles deviennent l’objet de la risée, et que les imbéciles à épaulettes, possédés par la colère, lancent des crachats mêlés de fange sur les voiles merveilleux de la culture ; que les prétoriens déchaînés piétinent de leurs grosses bottes les verdoyantes pousses de l’avenir et écrasent sous leurs semelles cloutées les crânes des meilleurs hommes du prolétariat et des intellectuels les plus éclairés, que les étrangleurs de la vie nouvelle s’acharnent à précipiter le monde dans la fumée des incendies et les rivières de sang, comment donc pourrait-il tenir dans cette écurie idéologique, dans cette caserne ignoble, le cygne immaculé de la culture véritable, avec ses grands envols et ses investigations héroïques ?

Romain Rolland, ce descendant des hommes de la redoutable Convention, s’est rallié au prolétariat parce qu’en son âme se sont épanouis, au milieu de l’immense crise dont la culture bourgeoise est frappée, les remarquables dons de son universel génie créateur. Dès sa jeunesse, il avait été attiré par le principe héroïque de la vie. La flamme impétueuse, avide du grand génie de Shakespeare, l’enveloppait tout entier. La puissante musique révolutionnaire du géant Beethoven l’avait pétri. Richard Wagner régnait sur son âme. C’est avec la plus grande passion, avec un oubli de soi-même inspiré qu’il s’enthousiasmait pour les hommes de la Renaissance ; c’est au tumultueux Michel-Ange qu’allait son affection. Passionnément attaché à la recherche de la pureté morale, il fléchissait le genou devant le bloc mal dégrossi de la morale naïve prêchée par Léon Tolstoï, encore qu’il dénommât la chose « l’invasion des Scythes ».

Il chercha la révélation chez les sages de l’Inde et admira, pendant un temps, la « résistance passive » de Gandhi « l’innocent ». Il cherchait dans les tourments les images et les modèles d’une culture commune à toute l’humanité, la vie héroïque, les plus hautes cimes de l’esprit humain. De tout son être, de toute son intuition et de tout son intellect, il pressentait la crise imminente du monde bourgeois, de la culture et de la conscience bourgeoise, et se débattait dans les filets de la grisaille quotidienne, aux prises avec les philistins, comme Gulliver au pays de Lilliput.

C’est ce qui aiguilla son attention, non pas tant cers la théorie de la connaissance que vers la « philosophie de la vie », vers la recherche du type idéal de l’homme, de nouvelles formes sociales, de nouvelles règles de conduite. Mais en même temps, il ne cessait de combattre sur tous les secteurs de la vie et de la culture. Dans sa jeunesse, il avait étudié les prédécesseurs de Socrate et subi le charme de l’esprit étincelant de Spinoza. C’est avec une « assiduité démoniaque » (S. Zweig), qu’il s’adonna à l’étude de la biologie et de l’histoire, de la géographie et de l’histoire de l’art. S’assimilant des monts blancs de faits et de théories, absorbant tous les sucs de la vie spirituelle, puisant à toutes ses sources vivantes, Romain Rolland créait en artiste et donnait au monde, l’une après l’autre, ses œuvres remarquables. Artiste des vastes idées et des grands problèmes, il a beaucoup cherché et il a trouvé...

La guerre mondiale aiguisa le problème sous tous ses aspects. L’une après l’autre crevaient les gigantesques bulles de savon qu’étaient les illusion coutumières et « durables », les perfides contrevérités et les idéologies mensongères : effondrée, la « patrie » bourgeoise ; le pacifisme pur a fait faillite, de même que la « non-résistance au mal par la violence », prêchée par Tolstoï ; ternis, les arguments moraux de Gandhi ; évanouies, les dissertations sur l’individu placé au-dessus des classes ; dépréciés, les mots d’ordre « démocratiques » courants. C’est avec laplus grande honnêteté intérieure que Romain Rolland avançait, renversant sur son chemin fétiches et idoles, vers les véritables clés de l’histoire : vers la révolution bolchévik du prolétariat.

Fait remarquable : maître et champion subtil et profond de la culture, artiste, musicien, penseur, personnification de la noblesse humaine, âme de toute finesse, courageux et intrépide, il a quitté les nues de l’idéalisme éthéré où il planait, indécis, pour se rapprocher toujours plus, par sa pensée, de l’idéologie qui, éclair foudroyant, illumine le monde : l’idéologie de la révolution communiste. Les historiens de l’avenir étudieront dans ses œuvres la plus grande crise de la culture que l’histoire ait connue, crise retracée avec une force d’expression inouïe. Son « Jean Christophe » remplacera des traités d’histoire. Son merveilleux, son incomparable « Colas Breugnon » sera apprécié comme un chef-d'œuvre de l’art optimiste, où la joie de créer et la création radieuse affirment leur droit à la vie. Ses drames révolutionnaires saisissants qui révèlent les secrets ressorts des passions, deviendront classiques. Ses monographies biographiques entreront à jamais dans l’histoire de la littérature, comme des éducatrices de l’humanité. Il n’est pas jusqu’à ses errements qui ne deviennent édifiants...

Mais aujourd’hui c’est Romain Rolland en personne qui est devant nous, vivant et actif. Il est venu parmi nous, comme un ami, comme un frère. Il arrive du champ de bataille où le capital n’est pas encore renversé ; où les esclaves salariés s’apprêtent à livrer le combat, et où les esclavagistes posent un gigantesque, un sanglant point d’interrogation sur l’existence de l’humanité.

Rien ne saurait ébranler les assises granitiques de notre pays prolétarien. L’haleine ardente de l’esprit créateur plane sur lui. Il n’est point de force qui puisse l’abattre, cet espoir des travailleurs, ce rempart de l’humanité. Et ce pays accueille d’une chaude étreinte l’homme qui, à force de souffrances, est parvenu à la vérité victorieuse de l’univers ; l’homme qui de tout son cœur a reconnu la victoire d’Octobre ; qui, en des images d’une force prodigieuse et en des paroles ardentes comme la passion, prêche au monde entier la lutte et la victoire du prolétariat.

Salut à l’éminent maître de la culture, au champion intrépide, au fils de l’humanité qui s’affranchit, au glorieux ami de l’Union soviétique !

N. Boukharine

Moscou, juin 1935.

  1. Marx et Engels, Manifeste du Parti communiste.