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Special pages :
Rencontres avec Lénine
Auteur·e(s) | Marcel Cachin |
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Écriture | janvier 1949 |
A Moscou, nous [1] avions eu des contacts fréquents avec les milieux ouvriers de la ville, avec les représentants de l’Exécutif, avec ceux des délégués au IIe Congrès de l’Internationale Communiste qui étaient déjà arrivés [2]. Car l’Internationale Communiste qui avait tenu en avril 1919 son premier congrès constitutif avait convoqué une seconde assemblée mondiale pour juillet 1920.
Nous n’avions nulle qualité pour assister à ce Congrès. Nos camarades du Parti français ne nous en avaient pas donné le mandat. Nous étions venus à Moscou pour nous entretenir des conditions d’une éventuelle entrée du Parti français dans la IIIe Internationale et nous entendions remplir notre mission sans en dépasser les limites. Mais après de nombreuses conversations avec les responsables de l’Internationale, les membres de l’Exécutif et Lénine tout le premier insistèrent très vivement près de nous pour que nous assistions au Congrès à titre d’hôtes et d’auditeurs. Nous en référâmes au Parti à Paris. Il nous y autorisa et c’est dans ces conditions que nous nous rendîmes, le 21 juillet, au Kremlin où se tenaient les délégués, dans la salle somptueuse du Grand Palais où jusque-là avaient été couronnés les Empereurs et les Impératrices de la Sainte Russie.
Au IIe Congrès de l’Internationale Communiste[modifier le wikicode]
Avant le Congrès, nous avions eu de nombreux pourparlers avec nos camarades russes dirigeants sur les conditions de l’adhésion du Parti socialiste français à la IIIe Internationale.
Nous étions arrivés à Moscou le 13 juin. Notre premier entretien avec les responsables eut lieu le 16, après une manifestation très solennelle du Soviet de Moscou au Grand Théâtre à laquelle nous avions assisté et où nous avions pris la parole aux acclamations de la salle.
À la fin de la manifestation, nous nous rencontrâmes dans un salon du Grand Théâtre avec les chefs de l’Internationale et l’on convint que nous présenterions notre rapport sur la situation du Parti français à une réunion qui devait se tenir trois jours après, le 19 juin.
À cette réunion assistaient les dirigeants de l’Internationale et à leur tête, Lénine. Serrati, au nom des Italiens, un camarade hongrois, puis les deux délégués français firent leurs exposés. Et Lénine prit la parole.
Lénine parle[modifier le wikicode]
Il s’exprimait en un français très pur. Il remercia d’abord le Parti socialiste français et ses deux représentants de leur démarche près de l’Internationale. Il attachait à cette visite une très grande importance, car il estimait par-dessus tout les admirables vertus révolutionnaires du prolétariat de notre pays. Mais tout de suite il entra dans le vif du sujet. Il déclara qu’entre la tactique opportuniste de notre Parti socialiste d’alors et les conceptions de la dictature du prolétariat de l’Internationale Communiste, il y avait un abîme. Il était nécessaire que le Parti français se rendît clairement compte de cet état de choses.
Ce n’est pas, ajouta Lénine, que nous vous demandions de faire la Révolution tout de suite. Il ne peut être question de poser ainsi le problème ni pour les Français, ni pour les Italiens, ni pour les Indépendants d’Allemagne [3], qui postulaient avec nous leur adhésion à l’Internationale communiste. Mais ce qui est essentiel, ce qui est à vrai dire la condition unique d’une action commune avec Moscou, c’est de préparer, sans perdre un jour, les conditions d’une lutte sérieuse et efficace contre le régime impérialiste.
Pour cela, il fallait rompre d’urgence avec des méthodes vicieuses. Ainsi dit Lénine, voici l’« Humanité » que nous lisons ici avec grand soin (il la tenait tout ouverte dans ses deux mains). Eh bien, l’on ne trouve dans le journal aucune unité ! Au contraire, des affirmations contradictoires s’y heurtent chaque jour, et souvent dans la même page. Les uns, comme vous, prennent la défense de la Révolution russe ; d’autres la combattent ouvertement et font appel, pour la détruire, aux impérialistes de leur pays. Les uns professent l’opportunisme le plus vulgaire ; les autres s’efforcent de lutter contre cette néfaste attitude. Comment voulez-vous que les travailleurs s’y reconnaissent à travers ces affirmations opposées ? L’œuvre du journal du Parti doit être une œuvre d’éducation, d’explication, de vulgarisation des idées qui guideront les travailleurs vers leur libération. Mais cette tâche, il faut qu’elle soit formulée nettement. Surtout, il me faut évidemment la confier qu’à ceux qui la poursuivent par une lutte prolétarienne énergique et bien organisée.
Présenter un programme clair[modifier le wikicode]
Dans l’« Humanité », ajouta Lénine, je lis toujours avec joie vos listes de souscription pour une grève ou une œuvre du Parti. Car les ouvriers parisiens qui souscrivent accompagnent leurs envois de formules où se traduit leur esprit, leur colère et leur vue juste des choses. Votre premier devoir est de présenter aux ouvriers, un programme clair, qui analyse correctement les faits de l’époque présente où le régime capitaliste se décompose à vive allure. Vous devez confier la propagande du journal et aussi la propagande orale à des camarades sûrs, éprouvés, fidèles à l’avant-garde du prolétariat et instruits de la doctrine marxiste. Bref, si l’« Humanité » veut remplir sa mission, qu’elle renonce, d’abord, à exposer sur le même plan les thèmes les plus opposés ! Qu’elle soit cohérente et logique ! L’action du Parti exige les mêmes conditions.
En outre, dans les Partis de l’Internationale, tous les membres doivent obéir à une discipline rigoureuse. La direction doit en être confiée à des organismes centralisés, démocratiquement centralisés. Les résolutions de ces organismes centraux doivent être suivies à la lettre, rigoureusement et d’abord par les élus, les journalistes et les militants désignés à tous les postes responsables. L’essentiel est de forger un Parti de classe très fortement uni, éduqué, instruit de la doctrine marxiste. Avec une surprenante rapidité, les événements de la guerre et leur suite ont eu comme conséquences brusques un bouleversement des conditions économiques générales, une accentuation extrême de la lutte des classes et une accélération de la révolution qui bouillonne partout sur la terre. Il importe donc de préparer les prolétaires à faire face à ces temps nouveaux.
Éduquer l’élite du prolétariat[modifier le wikicode]
Il est oiseux de se demander si la Révolution viendra bientôt ou plus tard. Notre unique affaire est d’éduquer partout l’élite du prolétariat pour qu’il ne soit pas surpris et qu’il puisse prendre, le moment venu, la direction des évènements.
Vous nous dites que vous manquez d’hommes ! Nous aussi, nous manquons d’hommes. Mais nous allons de l’avant et les hommes surgissent. C’est qu’il faut avoir avant tout une confiance illimitée dans les ressources inépuisables du prolétariat. Ne rejetez pas sur les masses les imperfections, les insuffisances ou les lâchetés des chefs opportunistes qui reculent devant la lutte. Il faut donc, camarades français, et vous aussi, camarades socialistes d’Italie et d’Allemagne, modifier votre tactique du tout au tout. Il ne s’agit pas seulement de chasser certaines personnes sous prétexte d’épuration : ce qu’il importe de changer, c’est le travail lui-même du Parti.
Vous, les Français, vous devez bien comprendre notre tactique, car elle est inspirée tout entière des révolutions réalisées par votre peuple dans le passé. Que les prolétaires français imitent leurs devanciers et leurs aïeux ; qu’ils ne se laissent arrêter par aucun obstacle. Et qu’ils aient foi dans l’avenir ! Car le capitalisme pourra bien briser provisoirement le socialisme en certains pays, mais il doit, en fin de compte, faire place au socialisme, car le socialisme « est dans tous ses pores ».
Les « Socialistes indépendants » d’Allemagne ont déjà demandé leur adhésion à notre Internationale. Nous leur avons fait tenir une réponse écrite. Lisez-la ! Répandez là dans vos pays ! Communiquez là à tous vos journaux, à toutes vos organisations de base, à tous les travailleurs français comme on doit le faire en tous les autres pays. Puis, convoquez un congrès pour lui soumettre nos conceptions. Vous nous dites : « Ce sera dur. » Ici aussi, ce fut dur ! Mais nous avons lutté et nous avons vaincu.
Il insista, en terminant, sur la nécessité de la propagande active dans les nations colonisées, et dont les peuples s’éveillaient aux idées de liberté et de démocratie. Il faut comprendre que le monde n’est pas limite à l’Europe occidentale, et que partout les peuples doivent être appelées à disposer librement d’eux-mêmes.
Telle fut, brièvement résumée, l’intervention de Lénine !
Notre entrevue dans son petit bureau du Kremlin…[modifier le wikicode]
La veille de notre départ pour la France, nous avions fait demander à Lénine une entrevue, afin de prendre congé de lui et de lui dire nos impressions générales. Nous le vîmes le mercredi 28 juillet, et notre entretien se prolongea pendant une heure et demie. Il nous avait accueillis très amicalement dans son petit bureau du Kremlin, si nu, si sobre, si simple.
Il nous demanda des détails sur la situation en France, qu’il connaissait au reste fort bien pour y avoir séjourné à diverses reprises dans sa vie d’exilé. Il nous répéta qu’il avait la plus grande admiration pour le passé de notre pays et pour le prolétariat parisien et français. Il salua chaleureusement les soldats français de Bessarabie et les marins de la Mer Noire qui avaient refusé de se battre dans une guerre d’agression contre un peuple qui se libérait. Il définissait lui-même les communistes comme des « jacobins liés au prolétariat ». Et c’est pourquoi, il était convaincu du grand avenir en France des méthodes de la IIIe Internationale, puisqu’elles étaient dans la plus pure tradition révolutionnaire de notre pays.
A l’heure même où nous conversions avec Lénine, l’Armée Rouge achevait la déroute des bandes polonaises qui avaient envahi l’Ukraine [4]. L’Union soviétique était nettoyée de tous ses agresseurs, et les troupes victorieuses de Boudienny étaient arrivées aux frontières de la Pologne. Alors les impérialistes français et anglais qui avaient suscité l’agression polonaise intervinrent pour arrêter l’élan des troupes rouges et sauver la Pologne blanche du désastre. Les deux impérialismes envoyèrent à Varsovie une division sélectionnée dirigée par Weygand [5] aux cotés duquel se trouvaient le futur général de Gaulle, alors officier subalterne. Cette division disposait d’armements très nombreux et des derniers modèles les plus meurtriers. En France, les dockers de Dunkerque avaient refusé de charger les canons et les mitrailleuses pour la Pologne, et Lénine nous demande d’en remercier vivement les travailleurs français. Mais la conduite du gouvernement ouvrier et paysan de Russie devenait, après la mise en déroute des bandes polonaises, particulièrement délicate et compliquée. L’avis de Lénine était que si les ouvriers et les paysans de la Pologne elle-même étaient acquis au socialisme et prêts à recevoir l’Armée Rouge, alors on pouvait concevoir une marche en avant. Sinon, il fallait offrir la paix aux Polonais et leur offrir des conditions très avantageuses, plus avantageuses que celles qu’exigeaient pour eux les diplomates de l’impérialisme britannique qui s’étaient immiscés dans leurs affaires. Après la victoire éclatante de l’Armée Rouge, la prudence et l’habileté diplomatique de Lénine eurent raison des violences, des menaces et des nouveaux projets d’agression des impérialistes occidentaux
les troupes victorieuses de Boudienny eétaient arriveées aux frontieères de la Pologne. Alors les impeérialistes français et anglais qui avaient susciteé l’agression polonaise intervinrent pour arreôter l’eélan des troupes rouges et sauver la Pologne blanche du deésastre. Les deux impeérialismes envoyeèrent aè Varsovie une division seélectionneée dirigeée par Weygand [5] aux coô teés duquel se trouvaient le futur geéneéral de Gaulle, alors officier subalterne. Cette division disposait d’armements treès nombreux et des derniers modeèles les plus meurtriers. En France, les dockers de Dunkerque avaient refuseé de charger les canons et les mitrailleuses pour la Pologne, et Leénine nous demande d’en remercier vivement les travailleurs français. Mais la conduite du gouvernement ouvrier et paysan de Russie devenait, apreès la mise en deéroute des bandes polonaises, particulieèrement deélicate et compliqueée. L’avis de Leénine eétait que si les ouvriers et les paysans de la Pologne elle-meôme eétaient acquis au socialisme et preôts aè recevoir l’Armeée Rouge, alors on pouvait concevoir une marche en avant. Sinon, il fallait offrir la paix aux Polonais et leur offrir des conditions treès avantageuses, plus avantageuses que celles qu’exigeaient pour eux les diplomates de l’impeérialisme britannique qui s’eétaient immisceés dans leurs affaires. Apreès la victoire eéclatante de l’Armeée Rouge, la prudence et l’habileteé diplomatique de Leénine eurent raison des violences, des menaces et des nouveaux projets d’agression des impeérialistes occidentaux.
Lénine conclut que l’Europe impérialiste qui avait attaqué par tous moyens les Républiques soviétiques depuis trois ans, avait encore une fois manqué l’occasion de les vaincre. Si, dit-il, elle avait uni contre nous toutes ses forces, elle aurait pu nous abattre. Mais elle les a dispersées et utilisées les unes après les autres en petits paquets. Elle a jusqu’ici perdu la partie.
« Maintenant, après la défaite des impérialistes en Pologne, nous allons avoir une paix extérieure relative ; nous en profiterons pour refaire notre pays et le rendre invincible. »
Il nous demanda notre impression sur notre visite prolongée en Russie. Nous lui répondîmes que le souvenir que nous en conserverions serait ineffaçable. Nous lui rappelâmes que, malgré l’immense détresse causée par la guerre, nous avions enregistré à travers tout le pays un enthousiasme, une confiance en l’avenir et un courage qui étaient les gages certains de la victoire.
Le souhait de Lénine : Un grand Parti Communiste en France[modifier le wikicode]
Lénine se montra très heureux de notre réponse. Il souhaita que la France créât vite un grand parti communiste dont il suivrait les progrès avec une attention passionnée. Et au terme de notre conversation, il manifesta le regret de ne pas avoir pu nous entretenir plus tôt et plus longuement. Le lendemain, nous repartîmes pour Paris, où nous arrivâmes le 11 aout, après un voyage de quinze jours à travers l’Estonie, la Finlande, la Suède et l’Allemagne.
Tout de suite, nous décidâmes de rendre compte de notre mission au prolétariat français. Le secrétariat du parti organisa un rassemblement au Cirque de Paris, qui était alors la salle la plus vaste de la ville. Plus de 40 000 travailleurs accoururent à notre appel. Nous eûmes beaucoup de peine à parvenir à la tribune, et il faut dire qu’il n’y eut jamais, à Paris, une manifestation populaire plus ardente, plus poignante, plus émouvante. Le peuple parisien témoigna pendant plusieurs heures d’une immense affection pour la Révolution soviétique, dont nous lui apportions la relation la plus directe et la plus encourageante.
Faut-il rappeler, que conformément à nos promesses, nous commençâmes dans l’« Humanité » et à travers toute la France notre action pour l’adhésion à l’Internationale Communiste ? Depuis le 15 août 1920 jusqu’au 25 décembre, nous avons parcouru le pays tout entier ; nous avons placé sous les yeux des travailleurs de notre pays tous les textes, toutes les propositions du IIe Congrès de Moscou. On en discuta pendant plus de quatre mois jusqu’au fond des villages français les plus lointains. Jamais consultation ne fut plus loyale et plus complète. Et, lorsque, à la Noël, se réunit à Tours le Congrès national qui devait décider et conclure, ce fut par une majorité des trois-quarts des voix que le Parti socialiste prononça son adhésion claire et sans nulle ambiguïté aux thèses et à la tactique qui avaient mené à la victoire le plus humain des mouvements populaires de tous les temps.
- ↑ Le second délégué français dont le nom est ici pudiquement passé sous silence était Ludovic-Oscar Frossard, qui reviendra par la suite dans le giron de la social-démocratie et finira plus tard par soutenir le Maréchal Pétain pendant l’Occupation nazie.
- ↑ Le IIe Congrès de l’Internationale communiste s’est tenu du 19 juillet au 7 août 1920 à Petrograd et à Moscou avec 218 délégués représentants 67 organisations de 37 pays. Ce congrès a posé les bases programmatiques, tactiques et organisationnelles de la nouvelle internationale. Ce Congrès a notamment adopté les « 21 Conditions d’admission à l’Internationale communiste », qui énonce les bases organisationnelles d’un nouveau type de parti et définit brièvement le programme et les principes tactiques de l’Internationale communiste.
- ↑ Il s’agit du Parti social-démocrate indépendant d’Allemagne, un parti centriste issus d’une dissidence au sein du Parti social-démocrate allemand (SPD) dominé par les social-chauvins. Fondé en avril 1917 à Gotha, les « Indépendants » refusèrent néanmoins de lutter ouvertement contre la guerre impérialiste et de soutenir la révolution d’Octobre. Les « Spartakistes » s’en séparèrent pour fonder le Parti communiste allemand (KPD) en décembre 1919. En décembre 1920, l’aile gauche de l’USPD fusionna avec ce dernier et en 1922, les restes de l’USPD réintégrèrent le SPD.
- ↑ Le 25 avril 1920, les dirigeants de la Pologne décidèrent, encouragés par la France impérialiste, de lancer une offensive contre l’Ukraine et la Russie soviétiques. D’abord victorieuse, cette offensive fut stoppée au mois de mai et en juin l’Armée rouge passait à la contre-offensive. A la mi-août le Front soviétique du Sud-Ouest atteignait Varsovie et Lvov mais ses lignes de communication étant trop étirées et ses forces trop dispersées à cause des dissensions au sein des chefs de l’Armée rouge, celle-ci subit une lourde défaite face à une contre-offensive polonaise lancée le 16 août. Le 12 octobre un armistice était signé, puis un traité de paix le 18 mars 1921 à Riga.
- ↑ Weygand, Maxime (1867-1965), officier général réactionnaire, adjoint du Maréchal Foch pendant la Première guerre mondiale. Chef de la mission militaire française à Varsovie en 1920 pendant la guerre polono-soviétique. Commandant en chef de l’armée française en mai 1940, partisan de l’armistice et de Pétain.