Remarques d’un économiste

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I

La nouvelle économie est là. Il est tout à fait évident que chaque ouvrier qui pense — à plus forte raison chaque ouvrier communiste — éprouve le besoin de faire un certain bilan, de poser certaines perspectives, d’avoir une vue d’ensemble de tout le tableau de notre activité économique dans sa totalité. Qu’on lise les lettres des ouvriers, qu’on lise les écrits qui parviennent dans les nombreuses réunions, qu’on écoute les discours des simples prolétaires ! Quel accroissement culturel et politique formidable ! Combien le niveau des questions et des problèmes qui agitent les cerveaux des masses est élevé ! Quel besoin croissant « d’aller au fond » des choses ! Quel mécontentement des phrases vides et banales, primitives comme un tronc noueux, et qui se ressemblent comme un œuf ressemble à un autre. Il faut l’avouer. Il y a là une disproportion entre les exigences des masses et cette « nourriture spirituelle » qui leur est offerte (et que souvent nous leur servons toute crue, ou fade et à peine réchauffée). La faute est pour la plus grande part à nous, et en particulier à notre presse. Pouvons-nous dire que ces questions brûlantes et « sensibles » qui s’agitent dans tant de têtes trouvent un écho suffisamment vivant auprès de nous ? Pouvons-nous dire que nous nous occupons de façon suffisamment sérieuse des doutes qui surgissent çà et là ? Que la question d’une information sérieuse sur notre économie a trouvé une solution suffisamment satisfaisante ? Que, devant les masses, et surtout devant la masse ouvrière, nous exposons de façon suffisamment approfondie les plans les plus compliqués de notre direction économique ? Non, mille fois non. Il y a là chez nous une lacune énorme, qu’il nous faut combler si nous voulons avoir le droit de pouvoir parler d’efforts sérieux pour appeler les masses à la participation active à l’édification socialiste.


Naturellement, il ne s’agit pas seulement de propagande. Dans notre effort pour tirer de notre propre passé les enseignements et pour nous critiquer nous-mêmes de façon ininterrompue, nous ne pouvons manquer d’en arriver aux conclusions suivantes : nous n’avons pas encore suffisamment reconnu nous- mêmes tout ce qu’il y a de nouveau dans les conditions de la période de reconstruction. C’est précisément pour cela que nous sommes si « en retard ». Nous ne soulèverons le problème de nos spécialités qu’après l’affaire de Chakhty. Nous n’abordons pratiquement le problème des biens soviétiques et des économies soviétiques qu’après la crise du stockage des blés et nous ne dépasserons le point mort qu’après les secousses que celle-ci a entraînées. En un mot, nous agissons à peu près d’après le proverbe bien russe : « Quand il ne tonne pas, le paysan ne se signe pas. »

Lorsque nous passâmes autrefois du communisme de guerre à la nouvelle économie politique, nous nous mîmes de la façon la plus courageuse et la plus résolue à regrouper tous nos rangs. Ce regroupement formidable de nos forces, ainsi que la propagande décidée en faveur de mots d’ordre comme « Apprenez le commerce », fut la condition préalable à nos succès économiques.

Le passage à la période de reconstruction n’exprime évidemment pas un tournant de principes dans la politique économique comme celui qui eut lieu incontestablement en 1921. Mais il a pourtant une importance énorme, pour ainsi dire, suivant un autre aspect. Il y a en effet une différence énorme, disons, entre la réparation d’un pont et sa construction. Cette dernière exige que l’on soit versé aussi bien dans les mathématiques transcendantales que dans la théorie des résistances et qu’on ait mille autres connaissances. Le cas est le même maintenant à toute l’échelle économique. La période de reconstruction a soulevé une série de tâches techniques des plus compliquées (projet de nouvelles fabriques, nouvelle technique, nouvelles branches d’industrie), une série de tâches des plus compliquées de l’organisation et de l’économie (nouveau système d’organisation du travail dans les entreprises, questions de l’emplacement, du champ d’action, question de nouvelles formes pour tout l’appareil économique, etc.), une série de tâches extrêmement difficiles de toute la direction de l’économie (coordination des éléments principaux de l’économie dans les nouvelles conditions, questions de l’accumulation socialiste, question de l’économie en relation avec les questions de la lutte de classes, de nouveau dans les nouvelles conditions de cette lutte), enfin une série de problèmes qui se rapportent au personnel (appel des masses à la réalisation du processus de rationalisation, d’une part, problème des cadres qualifiés, d’autre part). Les grandes conquêtes techniques du monde capitaliste (en particulier en Allemagne et aux Etats-Unis) et l’accroissement de la production mondiale donnent une tension particulièrement forte à la façon dont nous posons ces questions chez nous. Cependant, nous n’avons pas réalisé le regroupement nécessaire de nos forces, plus exactement nous ne l’avons réalisé ni dans la mesure, ni à l’allure, ni avec l’énergie qu’exigeait le développement objectif.

L’année économique écoulée termine le bilan de tout le développement reconstructif de trois années de notre économie. Le pays s’est développé dans un bond formidable en avant. C’est une lecture tout simplement ridicule que les considérations prétentieuses de nos émigrants, des Brutzkus, des Zagorski et de diverses « lumières » de la science étrangère qui servent pour les journaux quelques faits sensationnels parmi le tas de « nouvelles » made in Riga et qui s’efforcent avec une mine importante et un zèle exagéré de prouver le « fiasco de l’économie soviétique », le « fiasco du communisme », le « fiasco du bolchevisme » et autres « fiasco » de ce genre sur le thème : « A quoi pensent les Chamberlain dans leurs nuits sans sommeil. » Cependant, il est clair pour tout observateur qui n’est pas de parti pris, qui a conservé la moindre force objective de jugement, que, de quelque façon qu’on tourne la chose, l’économie de l’Union soviétique progresse de façon tumultueuse dans la plupart des directions principales, et que même la ligne en zigzag de cette progression tumultueuse ainsi que les « crises » spéciales d’apparence soudaine de cette économie sont quelque chose de bien différent de ce que souhaitent les blancs du fond de leur cœur, « le fiasco du système bolcheviste ».

Pendant ces deux dernières années, nous sommes déjà parvenus à un sérieux tournant dans une série de branches de la production, et en première ligne dans plus d’une branche industrielle. Notre industrie du pétrole, dont le réseau principal est sérieusement développé dans le rayon de Bakou, a subi une véritable révolution technique et, grâce à son équipement, a été élevée presque à un niveau américain. Notre construction de machines, ce levier principal de la nouvelle révolution technique dans la transformation industrielle du pays, s’est développée à grands pas ; l’industrie des machines agricoles a triplé son niveau d’avant-guerre. Une branche d’industrie toute nouvelle, l’industrie électrotechnique a pris de l’extension. On a jeté les bases de notre industrie chimique et, pour la première fois sur notre territoire, nous procédons à l’extraction de l’azote de l’air. L’électrification, la construction de stations de force électrique, conquiert des positions toujours nouvelles. La révolution technique et économique étend ses antennes jusque dans les villages. Elle soutient et déploie puissamment les unions coopératives de paysans. Elle a envoyé déjà 30 000 tracteurs dans les champs et les steppes de notre pays, et les colonnes de tracteurs, ces troupes combattantes de la révolution technique, ne sont déjà plus des hôtes rares dans les contrées les plus reculées et vraiment barbares de notre Union. Pour la première fois les charrues à vapeur pénètrent dans les steppes de l’Ukraine, dans le pays des Cosaques et au bord de la Volga.

Examinons les chiffres secs et leur langage sévère concernant le développement de la révolution dans notre Union. Le capital de base de tout le secteur étatique et coopératif de l’économie nationale de l’Union soviétique s’est accru en trois ans (de 1925-26 à 1927-28) de 4 milliards de roubles, ce qui, d’après les prix de l’année 1925-26, constitue une augmentation de 14 %.

Le capital de base de l’industrie étatique et coopératif, calculé sur la base des mêmes prix, a passé, dans ces mêmes années, de 6,3 milliards à 8,8 milliards de roubles, c’est-à-dire a augmenté de 2,5 milliards (de 39 à 40 %), étant donné que le rythme de l’accroissement a été pour cette seule dernière année de 15 %.

Ces chiffres sont ceux de l’accumulation réelle, c’est-à-dire d’une reproduction élargie. Si nous faisons la somme totale des investissements de capital, c’est-à-dire si nous tenons compte aussi du remplacement des parties usées du « capital », nous obtenons les chiffres suivants :

Ensemble du secteur socialiste : Là le chiffre des investissements de capital a passé de 2 milliards à 3,4 milliards de roubles (calculé d’après les mêmes prix).

Industrie étatisée et coopératisée : Ici les chiffres correspondants sont de 890 millions de roubles en 1925-26 et de 1,5 à 1,6 milliards en 1926-27.

L’accroissement systématique de toute la nouvelle édification industrielle est intéressant aussi. La quote-part des ressources assignées à cette édification, en pourcentage de la somme totale attribuée à l’industrie, s’accroît de façon ininterrompue. Elle s’élève en 1925-26 à 12 %, en 1926-27 à 21 %, en 1927-28 à 23 %. Le poids spécifique de l’industrie s’accroît de façon extrêmement rapide dans toute l’économie nationale ainsi que le poids spécifique des moyens de production au sein du secteur industriel, etc. Ce qui est caractéristique, c’est que les recettes de la paysannerie d’après les enquêtes les plus récentes, consistent pour près de la moitié en recettes industrielles (artisanat, construction, travail du bois, etc.)[1].

Tout ceci montre la rapidité avec laquelle le processus d’industrialisation du pays se poursuit et avec quelle clarté apparaît en même temps le processus de socialisation de toute son économie. Les chiffres qui se rapportent à l’évincement des éléments de l’économie privée sont connus de tout le monde. Le trafic des marchandises s’accroît dans tout le pays, en particulier le trafic entre la ville et la campagne. Le transport des marchandises s’accroît. Le budget s’accroît. D’année en année, la force numérique de la classe ouvrière augmente, et son niveau de vie matériel et culturel s’élève, etc.

Mais, en même temps, l’accroissement de notre économie et l’accroissement indiscutable du socialisme sont accompagnés de « crises » spéciales qui, en dépit de toutes la différence décisive entre les lois de notre développement et celles du développement capitaliste, « reproduisent » en apparence les crises du capitalisme, il est vrai, comme dans un miroir déformé. Ici comme là-bas, il y a disproportion entre la production et la consommation. Mais, chez nous, cette disproportion est « renversée ». (Là-bas il y a surproduction, ici famine de marchandises ; là-bas la demande de la part des masses est considérablement moindre que l’offre, ici la demande est plus grande que l’offre.) Ici comme là-bas, des investissements de capital formidables qui sont liés à des crises spécifiques (sous le capitalisme) et à des « difficultés » (chez nous). Mais, chez nous, cette situation est aussi « renversée » (là-bas suraccumulation, ici manque de capital). Ici comme là-bas, disproportion entre les différentes sphères de la production.

Mais, chez nous, ce qui est typique, c’est la famine de métal. Chez nous, il y a chômage, parallèlement à une augmentation systématique des ouvriers occupés. Même la « crise agraire » offre chez nous un tableau « renversé » (offre insuffisante de blé). En un mot, l’année écoulée, en particulier, a soulevé à nos yeux le problème de nos « crises » qui surgissent dans les périodes de début de l’économie de transition dans notre pays à population petite-bourgeoise rétrograde avec périphérie hostile. Marx, comme on sait, a donné une théorie des crises capitalistes. Il a fait découler cette crise de l’absence générale de plan (« anarchie ») de la production capitaliste, de l’impossibilité de proportions justes entre les différents éléments du processus de reproduction pendant le capitalisme, entre autres aussi entre la production et la consommation, ou en d’autres termes de l’incapacité du capitalisme à maintenir en équilibre les différents éléments de la production. Cela ne signifie naturellement pas que Marx a éludé le problème des classes et de la lutte des classes.

La consommation des masses, son niveau, la valeur de la force de travail elle-même renferment aussi, d’après Marx, le moment de la lutte de classes. Dans toute la mécanique des contradictions qui se développent entre la production et la consommation, entre l’accroissement de la production et la situation de la répartition, cette lutte de classes qui apparaît sous la forme de catégories économiques est déjà incluse. L’économiste bourgeois bien connu Tougan-Baranovski a tenté de détacher les classes et la lutte de classes des rapports économiques. Dans sa « théorie sociale de la distribution [répartition ?] », il n’a souligné que le moment de la « lutte de classes », jetant pardessus bord sa détermination économique, alors que dans sa théorie des crises il écarte le moment de la consommation des masses et par cela même aussi complètement le mouvement de la lutte des classes. Mais la seule théorie juste est la théorie de Marx et non la théorie bourgeoise de Tougan-Baranovski. C’est pourquoi nous pouvons et devons traiter la question de nos « crises » au moyen de la méthodologie de Marx et non avec la « théorie sociale de la distribution » de Tougan-Baranovski, même si celle-ci semble « être basée » en apparence sur le principe des « classes ». Il est, d’autre part difficile d’accuser les schémas de la reproduction, dans le chapitre 2 du Capital, de laisser de côté le problème des classes. Si on le faisait, cela signifierait que l’on ne comprend ni la théorie des luttes de classes ni la théorie de la reproduction de Marx.

Dans la période de transition « du capitalisme au socialisme », les classes subsistent et même pour un instant la lutte de classes s’accentue. Mais la société de la période de transition a eu en même temps aussi une certaine unité, bien que ce soit une unité contradictoire. C’est pourquoi on peut, par analogie avec le deuxième tome du Capital, déterminer pour cette société aussi (même quand il s’agit de cela, avec un « droit » beaucoup plus grand) les schémas de la reproduction, c’est-à-dire les conditions d’une coordination exacte des différentes sphères de la production et de la consommation, et des différentes sphères de la production entre elles, ou en d’autres termes établir les conditions de l’équilibre économique dynamique. C’est en cela que consiste essentiellement la tâche de l’élaboration d’un plan de l’économie nationale qui ressemble de plus en plus à un bilan de toute l’économie nationale, d’un plan tracé consciemment et qui soit en même temps un pronostic et une directive.

Mais passons maintenant à la prochaine question : si les « crises » ont chez nous, en apparence, le caractère des crises capitalistes « renversées », si la demande effective des masses précède chez nous la production, la question se pose de savoir si la « disette de marchandises » ne constitue pas peut-être une loi générale de notre développement. Ne sommes-nous pas peut- être condamnés à des « crises » périodiques sur une base contraire, sur la base d’un rapport différent entre la production et la consommation. Ces difficultés « critiques » ne constituent-elles pas peut-être la loi de fer de notre développement ?

Déjà cette façon de poser la question est fausse à la base. On confond ici deux choses tout à fait différentes. D’une part, le retard — à tout moment donné — des forces productives qui se développent, vis-à-vis des besoins qui croissent encore plus rapidement (vis-à-vis de la « demande » au sens plus large de ce mot), et d’autre part, une forme de « crises » spécifiques aiguës, la forme de disette de marchandises (où il s’agit d’une demande numérique).

Le premier phénomène ne fait qu’exprimer le fait que la société va réellement au socialisme, que l’accroissement des besoins constitue le ressort immédiat de son développement économique, que la production devient un moyen, etc. Mais les moments de crises qui troublent le processus de production sont quelque chose de tout à fait différent, ils ne peuvent consister que dans le bouleversement des conditions de l’équilibre économique, c’est-à-dire qu’ils ne peuvent que sortir d’une coordination fausse des éléments de la reproduction (y compris aussi du moment de la consommation). Le caractère « de bouleversement » par rapport au capitalisme des « crises » est déterminé par un rapport de principes vraiment nouveau entre les besoins des masses et la production. Mais ce besoin n’est pas un antagonisme qui se développe. (Au contraire, la production rattrape toujours davantage la consommation des masses qui va de l’avant comme ressort principa1 de tout le développement. C’est pourquoi il n’y a pas ici de base pour une loi des «crises », pour une loi de crises inévitables. Mais il peut y avoir ici des « crises » qui proviennent de l’anarchie relative, c’est-à-dire de l’absence relative du plan de l’économie de la période de transition.

L’absence relative de plan ou la présence relative de plan dans l’économie de la période de transition repose sur l’existence de petites économies, sous la forme de liaisons du marché, c’est-à-dire d’éléments anarchiques importants. C’est pourquoi le plan lui-même a sa nature propre : il est loin d’être un plan plus ou moins « accompli » d’une société socialiste développée. Il y a dans ce plan beaucoup d’éléments de l’approximation du facteur anarchique (par exemple, chiffres approximatifs de la récolte, de la quantité de blé, de la quantité de produits de la production paysanne en général; et par suite des prix), et c’est cette approximation qui devient le point de départ de telle ou telle directive. C’est précisément pour cela que chez nous un plan idéal est « impossible ». C’est précisément pour cela qu’il peut y avoir ici des fautes jusqu’à un certain degré. Mais une faute que l’on peut expliquer, même une faute inévitable, ne cesse pas, parce qu’elle est inévitable, d’être une faute. C’est la première chose. La deuxième, c’est que des violations grossières des proportions fondamentales (comme ce fut le cas chez nous dans l’économie du blé) et les faux calculs qui en résultèrent sont loin d’être inévitables. La troisième chose, c’est que si le bon plan n’est pas tout-puissant, « un mauvais plan » et une mauvaise manœuvre économique peuvent détruire une bonne chose.

Dans l’ancienne polémique contre les trotskystes, nous avons eu l’occasion de prouver que l’on ne doit pas surestimer les possibilités de l’économie d’après un plan et qu’on n’a pas le droit d’oublier les éléments anarchiques importants. Il nous a fallu alors rabâcher cette vérité que la notion de la proportion entre les branches industrielles « en soi », c’est-à-dire sans relations avec le marché paysan, est une notion « absurde » et que, précisément à cause de cela, la force de notre plan est relative et sa structure particulière. Dans la polémique contre Préobrajenski (comparer « la question des lois de la période de transition»), nous avons dû expliquer que, dans l’analyse des lois de la période de transition, il ne faut pas faire abstraction de la politique économique de l’Etat prolétarien, car une partie énorme de l’économie est ici une économie d’Etat (et une économie coopérative liée à celle-ci), car les organisations les plus importantes de l’économie sont des organisations étatiques. C’est pourquoi le rôle de notre travail de l’économie d’après un plan est, d’après sa relativité, vraiment énorme. De graves fautes dans la direction de l’économie qui violent les proportions fondamentales de l’économie dans le pays peuvent faire surgir des regroupements de classes extrêmement défavorables pour le prolétariat. Le bouleversement de l’économie politique dans le pays est le revers de la médaille du bouleversement des proportions économiques nécessaires.

Du fait que la « disette de marchandises » n’est pas une loi absolue du développement de l’économie de transition, que les violations « sous forme de crises » dans les proportions fondamentales de l’économie ne sont pas inévitables, il s’ensuit que :

Pour obtenir un cours aussi favorable que possible (exempt autant que possible de crises) de la reproduction sociale et de l’accroissement systématique du socialisme, et par conséquent aussi un rapport des forces de classes aussi avantageux que possible pour le prolétariat, il faut s’efforcer de trouver une combinaison aussi juste que possible des éléments de base de l’économie nationale, il faut les mettre en équilibre, en disposer de la façon la plus judicieuse possible, il faut qu’on influe activement sur le processus de la vie économique et de la lutte de classes.

Toutes les fois qu’on renonce à cette tâche, la plus importante et la plus essentielle, on capitule devant l’anarchie petite-bourgeoise, on incarne les fameux mots d’ordre historiques de l’indécision petite-bourgeoise : « ça ira bien d’une façon ou de l’autre », « il en sortira bien quelque chose ». D’ailleurs, il est superflu et ridicule de prouver cet axiome. Mais le conservatisme et la routine de notre appareil bureaucratique sont si grands qu’il faut le « prouver » pourtant, car il règne encore toujours dans cet appareil cette idéologie étrange : comme il y aura toujours sans cela des difficultés, alors : les mains dans les poches !

Il

La période de reconstruction exige de la direction de l’économie qu’elle réfléchisse soigneusement au problème de la politique courante. Voilà qu’à nouveau la « maudite » question des rapports entre la ville et la campagne revient au premier plan et qu’on nous sert à nouveau les vieux « remèdes » réchauffés qui doivent nous guérir de tous nos maux : les ventriloques trotskystes et les chevaliers petits-bourgeois de « l’agriculteur fort » qui se plaignent et se lamentent de « l’agression forcée contre le koulak », tous ont été excités par les difficultés du stockage du blé, ils se sont réveillés. Ils ont recommencé à mettre en avant leurs panacées et ils sont arrivés — pour la je ne sais combien de fois ! — avec leurs désirs, leurs demandes, leurs avertissements et leurs menaces. Nous voulons nous aussi étudier encore une fois maintenant, à la lumière d’un examen critique, ce « problème des problèmes ».

Nous avons tiré une ligne de démarcation historique entre le monde capitaliste et le monde de la dictature prolétarienne. Mais il est utile pour nous d’utiliser les expériences historiques du monde capitaliste. Il est utile d’utiliser ces expériences aussi du point de vue des problèmes qui nous intéressent, d’autant plus que nous nous rappelons les paroles de Marx : « Les types différents des rapports entre la ville et la campagne caractérisent les époques historiques entières. »

Dans le cadre du capitalisme, il n’est pas difficile de distinguer trois types fondamentaux de ces rapports :

Le premier type est l’agriculture arriérée, semi-féodale, le paysan paupérisé, le fermage de famine, l’exploitation impitoyable du paysan, la faible capacité d’absorption du marché intérieur (l’exemple de la Russie d’avant la révolution).

Le deuxième type : Beaucoup moins de vestiges de servage. Le propriétaire foncier est déjà dans une mesure considérable un capitaliste, il y a quelque paysannerie aisée, une plus grande capacité d’absorption du marché paysan.

Le troisième type est le type américain : absence presque complète de rapports féodaux, un pays « libre » au commencement du développement, absence complète de rente foncière des fermiers aisés et un grand marché intérieur pour l’industrie.

Et que voyons-nous ? Il n’est pas difficile de voir que la force et l’ampleur du développement industriel, que la force et l’ampleur du développement des forces productives ont atteint leur maximum, précisément aux Etats-Unis.

Les trotskystes qui posèrent le problème de l’extraction « maximum » des ressources pour l’industrie chez les paysans (tout prendre ce qui est « accessible techniquement, prendre plus que le tsarisme n’a pris) veulent mettre dans la catégorie de l’ancienne Russie l’Union soviétique, alors qu’il faut la mettre dans celle des Etats-Unis. Mais si les Etats-Unis arrivent en général au sein du cadre du capitalisme, au développement le plus rapide de l’agriculture et au développement le plus rapide des forces productives, sur la base socialiste, sur la base de la lutte décisive contre tous les éléments capitalistes, nous devons progresser encore plus rapidement dans une alliance étroite avec les masses décisives de la paysannerie.

Dans leur naïveté, les idéologues du trotskysme admettent que c’est en arrachant chaque année le maximum de ressources à la paysannerie pour les mettre dans l’industrie qu’on assurera le rythme maximum de développement de l’industrie en général. Mais, il est clair que c’est faux. Le rythme permanent le plus grand sera obtenu par nous par une combinaison où l’industrie grandira sur la base d’une économie s’accroissant rapidement. C’est précisément dans ce cas que l’industrie marquera des chiffres records dans son développement. Or, cela suppose la possibilité d’une accumulation rapide réelle dans l’agriculture, et par conséquent c’est bien loin de la politique du trotskysme. La période de transition ouvre une nouvelle époque dans les rapports entre la ville et la campagne, une époque qui met fin au retard systématique du village, à 1’« idiotie de la vie villageoise », qui crée la base du cours pour la suppression de l’opposition entre la ville et la campagne, qui fait faire à l’industrie elle-même « face à la campagne », qui l’industrialise et qui la fait passer de l’arrière-cour de l’histoire sur le front de l’histoire économique. Donc, les trotskystes ne comprennent pas que le développement de l’industrie dépend du développement de l’agriculture.

Il y a, d’autre part, les chevaliers petits-bourgeois qui défendent qu’on demande aux agriculteurs aucune charge en faveur de l’industrie, en se plaçant essentiellement au point de vue de l’éternité de la petite économie, de sa tactique lamentable, de sa structure familiale, de son horizon culturel étroit. Profondément conservateurs au fond, ces idéologues du « fermier » voient dans la ferme le commencement et la fin de la technique de l’agronomie, de l’économie, et ils défendent la routine et l’individualisme dans une époque qui écrit sur son drapeau la transformation révolutionnaire et le collectivisme, ils frayent véritablement la voie aux vrais éléments koulaks. Si les trotskystes ne comprennent pas que le développement de l’industrie dépend du développement de l’agriculture, les idéologues du conservatisme petit-bourgeois ne comprennent pas que le développement de l’agriculture dépend de l’industrie, c’est-à-dire que l’agriculture, sans tracteurs, sans engrais chimiques, sans électrification, est condamnée à la stagnation. Ils ne comprennent pas que c’est précisément l’industrie qui est le levier de la transformation radicale de l’agriculture, et que sans l’hégémonie de l’industrie il est impossible de venir à bout du caractère arriéré, barbare et misérable du village.

Il nous faut partir de la nécessité qu’il y a de venir à bout de ces deux ailes « de l’idée sociale » et résoudre déjà maintenant la question concrète des rapports entre l’industrie et l’agriculture chez nous, en Union soviétique, dans la période donnée. Les faits fondamentaux qui crèvent les yeux sont : étant donné un accroissement général du trafic entre la ville et la campagne, il règne une disette de marchandises, c’est-à-dire une couverture insuffisante (très insuffisante) de la demande au village et, par conséquent, en apparence un retard de l’industrie par rapport à l’agriculture. D’autre part, il existe des difficultés concernant le blé, une offre insuffisante de blé par rapport à la demande, un retard de l’agriculture ; un accroissement formidable de la production industrielle et une augmentation formidable des investissements de capital en même temps qu’un déficit extrêmement important de marchandises. Il faut que tous ces « paradoxes » de notre vie économique trouvent leur solution. C’est de cette solution que dépendent aussi les directives fondamentales de notre politique.

Dans sa déclaration à l’I.C. (« L’Assemblée plénière de juillet et le danger de droite »), document calomnieux et charlatanesque inouï, Trotsky essaye d’argumenter çà et là lorsqu’il laisse une minute ses plaintes continuelles. Les points les plus importants de son argumentation sont :

1. « Le caractère rétrograde de l’agriculture est la cause de toutes les difficultés », ce qui est évidemment indiscutable.

2. « Suivant son type, l’agriculture actuelle est énormément en retard, même en comparaison de notre industrie tout à fait rétrograde. »

Mais :

3. « Malgré son type incomparablement supérieur par rapport à l’agriculture, notre industrie ne s’est pas développée au point de jouer un rôle dirigeant et transformateur, c’est-à dire vraiment socialiste à l’égard du village, et elle ne satisfait même pas les besoins courants du marché, entravant ainsi le développement même de l’agriculture.

4. « Elever l’agriculture en haut [comme si on pouvait l’élever en bas]. On ne peut le faire que par l’industrie. Il n’y a pas d’autre levier... Mélanger ces deux questions : la question du caractère régressif historique général du village par rapport à la ville et celle du retard de la ville par rapport aux exigences du marché du village d’aujourd’hui signifie supprimer l’hégémonie de la ville sur le marché. »

De ces considérations, on tire les conclusions suivantes : le parti a depuis le XIIe congrès (!) une politique de droite, la politique d’industrialisation insuffisante et par conséquent aussi de perte de temps. De là est née la crise de stockage du blé. Le parti — prétend Trotsky — a reconnu en février le caractère rétrograde de l’industrie, mais maintenant (après l’assemblée plénière de juillet et la suppression des mesures extraordinaires) le parti est retombé dans ses anciennes erreurs, etc. La conclusion générale est : il est nécessaire de former l’industrialisation au-delà de ce qui est fait actuellement. (Nous n’avons pas de place ici pour parler des autres conclusions de l’auteur.)

Dans ces considérations, on ne sera pas seulement surpris du fait qu’elles sont en contradiction criante avec cette « musique du socialisme » que l’auteur de La Révolution permanente a entendu se dégager des premiers chiffres du contrôle qui ont paru, comme on sait, bien après le XIIe Congrès du parti. Dans ces considérations, ce qui surprend surtout, c’est le manque absolu d’analyse de la dynamique du développement. Ni la question de possibilité de base de l’industrie par rapport aux possibilités de base de l’agriculture, ni la question de la production industrielle et agricole, ni la question du mouvement de ces proportions n’intéressent l’auteur. Cependant, ces faits parlent même aux gens qui sont trois fois rendus sourds par les mensonges bourgeois sur l’Union soviétique.

Ces faits s’expriment par les chiffres suivants[2]:

A. Accroissement de la fortune de base (en % de l’année précédente)[modifier le wikicode]

I

1925/26 1926/27 1927/28
Industrie d’Etat + 8,0% +10,7% +13,1%
Electrification +21,3% +44,1% +44,0%
Indust. d’Etat et électrific. +8,6% +12,4% +15,1%

II

Tout le secteur socialisé

(industrie d’Etat + élec. + transports +

construction de logement et économie

communale + coopération)

1925/26



+ 3,5%

1926/27



+ 5,5%

1927/28



+ 7,6%

III

Agriculture (total) + 4,6% + 4,3% + 4,7%
Agriculture privée + 4,5% + 4,0% + 4,3%

B. Accroissement de la production brute[modifier le wikicode]

Industrie totale (calculée sur la base des

prix d’avant-guerre)

+ 39,3% + 13,7% + 13,4
Industrie contrôlée seule + 13,4 + 15,1% + 14,3%
En particulier l’industrie sous la direction

du Conseil supérieur de l’économie

nationale (par rapport aux prix de fabrique

au 1er octobre 1926)

+ 19,6% + 23,1%

III [sic]

Agriculture (sans l'économie forestière,

la pêche et la chasse ; prix d’avant-guerre)

+ 20,6% + 3,9% + 3,0%
En particulier les céréales + 32,4% + 3,8% - 1,9%

C. Accroissement de la production de marchandises[modifier le wikicode]

I

Industrie totale (prix d'avant-guerre) + 38,5% + 13,5% + 13,9%
Industrie contrôlée + 45,2% + 15,0% + 15,1%
Industrie sous la direction du Conseil

supérieur de l'économie nationale (d'après

les prix de fabrique du 1er octobre 1926)

+ 15,1% + 17,6%

II

Agriculture (sans l’économie forestière, la pêche et la chasse ; prix d'avant-guerre) + 11,3% + 8,1% + 8,9%
Céréales + 30,8% + 10,2% + 6,8%

Il ressort des chiffres records de l’industrie qu’il ne s’agit pas simplement du « type technique de production » de l’industrie qui est bien plus élevé que le « type » de l’agriculture (cette vérité sacrée a à peine besoin d’être mentionnée), et que non seulement le « type » mais aussi la dynamique concrète du développement montrent une prépondérance gigantesque de l’industrie et du secteur socialisé en général. Il ressort aussi de ces chiffres records que le fond de l’explication, du fait que notre industrie ne couvre pas la demande du village, ne réside pas dans un rythme « infime » du développement (étant donné les moyens et les possibilités). Le rythme de développement de notre industrie est incomparablement plus élevé que dans les pays capitalistes. (Même la production des marchandises de l’industrie s’accroît de façon considérablement plus rapide que la production des marchandises de l’agriculture.) Le tableau montre qu’il ne s’agit nullement d’un retard de l’industrie par rapport à l’agriculture. En conséquence, il est nécessaire de trouver une autre explication quelconque, moins élémentaire mais plus conforme à la réalité.

Il est caractéristique que Trotsky et les trotskystes non seulement ne s’intéressent pas aux faits cités plus haut (en 1925, ils se sont bien intéressés à des faits semblables, mais du point de vue « de la musique », il est vrai), mais qu’ils ne remarquent pas non plus d’autres faits extrêmement importants. Trotsky, en établissant que la demande du village n’est pas couverte, fournit l’apparence d’un argument dans son livre, mais il ne se donne pas la peine de clarifier la question de savoir quel caractère a cette demande, quelle structure a, en général, la demande de marchandises industrielles, etc. Cependant ces questions, comme nous le verrons bientôt, ont une importance décisive.

Premièrement, pourquoi les « surindustrialistes » de l’acabit de Trotsky identifient-ils la demande du village avec la demande de l’agriculture et en particulier avec la demande de la part de l’économie du blé, c’est-à-dire avec une demande qui repose sur le mouvement de la production agricole correspondante ou même de la production du blé ? Pourquoi ne font-ils aucune tentative pour analyser la demande de la part du village ?

Nous lisons cependant déjà dans les chiffres de contrôle pour l’année 1927-28 que la somme des recettes non spécialement agricoles de la population campagnarde atteint presque la même hauteur que la somme des recettes provenant de la vente des produits agricoles.

En 1927-28, le revenu de la population villageoise provenant de la réalisation de la production agricole (en dehors du village) s’éleva à 2 400 millions de roubles (chiffre du contrôle pour 1927-28, p. 468).

Près de la moitié des revenus de la paysannerie (et par conséquent près de la moitié de la demande du village) a sa source non dans l’agriculture, mais dans d’autres revenus, et en premier lieu dans les revenus qui sont liés à l’industrie elle- même (travaux de construction). Par conséquent, c’est une absurdité, du fait que la demande du village n’est pas couverte, de tirer la conclusion que l’industrie reste en retard sur l’agriculture. Deuxièmement, il est absolument stupide de tirer cette conclusion lorsqu’on la lie (comme le font aussi MM. les critiques) à la crise du stockage du blé, c’est-à-dire aux problèmes de l’économie du blé. Aujourd’hui, chaque enfant sait que les légendes de l’opposition concernant les stocks de blé « d’une énormité effrayante », à la campagne, toutes les légendes des 900 millions de pouds de stocks de blé ont éclaté comme une bulle de savon, ont éclaté une fois pour toutes. Personne ne croit plus à ces légendes. Au contraire, il devient de plus en plus clair que chez nous on produit en général peu de blé, que dans nos calculs les recettes croissantes du village, ses recettes totales, ont été confondues avec les recettes provenant de la vente du blé, c’est-à-dire qu’on a tiré de la croissance de la somme totale des recettes du village des conclusions fausses concernant le mouvement de la production du blé.

Même dans les données initiales des chiffres de contrôle pour l’année 1927, d’où il ressortait qu’ils exagéraient la production en blé, on signalait la régression de la récolte brute en blé. D’après ces données, la récolte de blé, en l’année 1926-27, s’élevait à 3 779 millions de roubles d’avant-guerre et, dans l’année 1927-28, à 3 708 millions. En pourcentages par rapport à l’année précédente, la récolte en blé augmentait, en 1926-27, de 3,8 % ; en 1927-28, elle régressait par contre de 1,9 %. En roubles tchervonets, les deux années marquent une régression : en 1926- 27, de15,5 % et, en 1927-28, de 0,6 %.

Etant donné un accroissement tumultueux de l’industrie, étant donné un accroissement considérable de population, étant donné un accroissement continuel des besoins de cette population, la quantité de blé reste stagnante. Il est clair que l’indifférence à l’égard du problème du blé en pareille situation serait un véritable crime. Il est clair que la façon de poser la question par Trotsky et sa « solution trotskyste » amènerait un effondrement réel et non pas un effondrement imaginaire.

La crise de stockage du blé n’est nullement l’expression d’un « excédent de blé, étant donné une disette de marchandises industrielles. Cette « explication » ne résiste pas à la moindre critique. La crise du blé a été au contraire préparée — dans la situation d’une économie paysanne dispersée — par la stabilité ou même par la régression de l’économie du blé, et elle s’est manifestée : 1. par une disproportion croissante entre les prix du blé et les prix des cultures techniques ; 2. par un accroissement des recettes de la population paysanne provenant de sources non agricoles ; 3. par une augmentation insuffisante des impôts sur les économies koulaks ; 4. par une livraison insuffisante au village de marchandises industrielles ; 5. par l’influence économique croissante des koulaks au village.

Cette crise est liée essentiellement à une fausse politique de prix, à une disproportion formidable entre les prix du blé et les prix des autres produits agricoles. Le résultat a été un regroupement des forces productives au détriment de l’économie du blé, une fuite « relative » de ces forces, loin de l’économie du blé. Il est évident que ce processus s’exprime de la façon la plus claire dans les régions d’excédents (ce sont les régions dont la production en blé dépasse leurs propres besoins en blé). Un exemple criant (non typique, mais exemple quand même) d’une manœuvre fausse dans la politique du blé nous est offert dans le Caucase du Nord. La récolte en blé atteignait là-bas, de 1925 à 1926, 69,9 pouds par déciatine, de 1926 à 1927, 37,9 pouds, de 1927 à 1928 29,8 pouds. Etant donné la récolte de 69,9 pouds, les organes de stockage ont fixé un prix de 1,15 rouble, et par contre, avec la récolte de 37,9 pouds, le prix fixé fut de 1,02. Le résultat fut que le paysan a gagné, par déciatine, de 1925 à 1926, 72 roubles, de 1926 à 1927, 32 roubles et, de 1927 à 1928, 24 roubles. Même si l’on admet que ces données ne sont pas tout à fait exactes, elles caractérisent néanmoins de façon tout à fait claire une tendance déterminée. Naturellement, c’est un cas exceptionnel. On ne peut pas apprécier là-dessus, la situation générale. Mais il indique de grandes fautes, non seulement de la part de notre activité générale conforme au plan (faux calculs du blé à l’échelle nationale), mais aussi concernant la manœuvre à l’échelle régionale.

Si la stagnation (et même la régression) de l’économie du blé s’exprime de la façon la plus brutale dans les régions d’excédents, elle ne peut manquer de s’exprimer en dernière analyse aussi dans les régions déficitaires : l’alimentation insuffisante en blé de ces régions doit amener la croissance des tendances à l’économie naturelle.

A cette occasion, quelques mots sur l’importance sur [de ?] la loi de la valeur. Avec la frivolité de Préobrajenski, les idéologues du trotskysme s’imaginent que la loi de l’accumulation socialiste doit nécessairement violer de plus en plus la loi de la valeur, car c’est, disent-ils, une loi d’équilibre de la production des marchandises. Ce serait dépasser les cadres de ces articles que de montrer toute l’absurdité de cette allégation. Signalons seulement qu’opposer la loi de la valeur comme loi de la production de marchandises et la loi de l’accumulation socialiste comme remplaçant la loi de la valeur et lui succédant, c’est déjà stupide par le simple fait qu’au sein du capitalisme il existait aussi une loi de l’accumulation qui produisait son effet sur la base de la loi de la valeur. C’est pourquoi la loi de la valeur peut, dans notre situation, se transformer en tout ce que l’on veut, sauf en loi de l’accumulation. La loi de l’accumulation suppose l’existence d’une autre loi sur la base de laquelle elle « agit ». Que ce soit la loi de la dépense du travail ou quelque chose d’autre — c’est dans ce cas, pour nous, indifférent —, une chose est claire : lorsqu’une branche de production quelconque ne retrouve pas systématiquement les frais de production plus un certain excédent qui réponde à une partie de la plus-value et qui puisse servir de source à la reproduction élargie, elle est stagnante ou elle régresse. Cette loi vaut aussi pour l’économie du blé. Si ces branches agricoles voisines se trouvent en meilleure situation, il se produit alors un processus de regroupement des forces productives. Lorsque ceci n’est pas le cas, il s’accomplit dans notre situation un processus général dans la direction de l’économie naturelle. Celui qui croit que l’accroissement de l’économie d’après un plan renferme la possibilité (sur la base de laquelle la loi de la valeur disparaît) d’agir à sa guise, celui-là ne comprend pas l’a b c de la science économique. Ces considérations suffisent pour mettre un terme à la « pressuration » (de ressources dans l’économie paysanne en faveur de l’industrie. N.D.L.R.). Mais, dans ce cas, l’allure de l’industrialisation devient plus lente. Les trotskystes sont pour « la pressuration » dans le cadre de ce qui est « accessible techniquement » (c’est-àdire qu’ils sont partisans de dépasser même les limites de la plus-value). Il est clair que, dans ce cas, on ne saurait parler d’un développement de l’agriculture ou de sa branche de céréales qui constitue, de son côté, les prémices au développement de l’industrie. La vérité est ici dans un juste milieu.

Mais le développement (précisément le développement, c’est-à-dire l’élargissement de la production) de l’agriculture en général (y compris aussi bien la production des matières premières que celle du blé) est nécessaire aussi du point de vue de l’exportation et de l’importation. Il nous faut payer pour l’importation de machines, et il en est de même pour l’importation de matières premières. Ce serait à faire dresser les cheveux sur la tête si, après un échec dans l’exportation de blé du fait de la crise du blé, nous prenions la décision générale de renoncer une fois pour toutes à cette exportation. C’est bien déjà suffisant que nous soyons provisoirement dans la dépendance de l’étranger sur la ligne de l’importation des machines. On ne saurait imaginer que nous puissions être en même temps sous la dépendance de l’étranger sur la ligne des machines, sur la ligne des matières premières et sur la ligne du blé. Il nous faut nous appuyer sur notre base agricole, utiliser sa production et payer pour les machines importées avec « de la monnaie agricole » (ce qui n’exclut naturellement pas la nécessité de l’augmentation de l’exportation industrielle). Il nous faut développer notre industrie lourde, il nous faut nous libérer aussi de la dépendance sur la ligne des machines et nous mettre de plus en plus de cette façon sur nos propres pieds (ce qui n’exclut évidemment pas la nécessité d’une utilisation ultérieure des liaisons économiques internationales).

Troisièmement, pourquoi les trotskystes ne disent-ils mot de la demande en dehors du village ? Notre production couvre-t-elle la demande en marchandises industrielles (métal, combustible et matériaux de construction) de la part des autres branches de l’économie socialisée (transports, construction de logements, etc.). Il faut pourtant comprendre de quelle énorme importance sont chez nous ces faits si nous voulons saisir les causes de la famine de marchandises et saisir les causes du cours du processus de reproduction.

Nous n’avons, il est vrai, dans ce domaine aucune donnée statistique raisonnable. Nos organes économiques n’ont pas encore compris la nécessité absolument impérieuse d’une étude attentive et réfléchie de la structure de la demande de marchandises industrielles, bien que l’importance de cette étude soit extrêmement grande du point de vue de l’analyse de la reproduction. D’après les calculs extrêmement grossiers et seulement approximatifs que quelques camarades ont entrepris sur ma demande et qui donnent une idée moins des proportions exactes que de l’ordre des grandeurs qui nous intéressent, la chose se présente de la façon suivante :

En % de la demande totale de marchandises industrielles
1. Demande de marchandises industrielles de la part de l'industrie, elle-même (pour la production courante comme pour les investissements de capital) 37-39
2. Demande de la part des autres branches de l'économie socialisée Demande de toute l'économie socialisée (sans les salaires) 15-16

52-55

3. Demande de la part des salariés 15-16
4. Demande de la part du reste de la population citadine environ 5
5. Demande de la part de la paysannerie

6. Exportation industrielle

23-25

20-21

D’où il ressort que la demande en vue d’investissements de capital socialisé (y compris les salaires des ouvriers du bâtiment) s’élève vraisemblablement à environ 16 à 17 % de la demande totale des marchandises industrielles.

Ces calculs approximatifs sur la structure de la demande de marchandises industrielles dans l’année économique de 1928-29 montrent que la demande de la campagne, même dans sa totalité, ne représente qu’un cinquième ou tout au plus un quart de toute la demande de marchandises industrielles.

En ce qui concerne les autres parties constitutives de la demande (c’est-à-dire 3/4 ou même 4/5 de sa totalité), il existe bien ici un « retard » ! En particulier l’industrie elle-même qui se développe à une allure record tumultueuse présente aussi une demande de marchandises industrielles également tumultueuse, mais elle ne peut pas la satisfaire. Lorsque Trotsky dit que l’industrie reste en arrière de l’accroissement de la demande de la part de la campagne, en arrière de l’accroissement de l’agriculture, cet argument ne peut être convaincant qu’à première vue: Mais il ressort d’une analyse attentive que l’industrie « reste en retard » vis-à-vis d’elle-même. Comment doit-on comprendre cette formule ? Elle signifie que l’industrie dans son développement, se heurte aux limites de ce développement. Telle est la conclusion que le « super-industrialiste » Trotsky élude et qu’il essaie de dissimuler par des considérations sur la demande de la campagne sous la forme de marchandises industrielles (considérée à part de la demande totale de marchandises industrielles).

Mais si le développement industriel « se heurte » à ses limites, cela signifie : premièrement, que manifestement on n’a pas choisi des proportions tout à fait justes entre les différentes branches de l’industrie elle-même (par exemple, le fort retard de la métallurgie). Deuxièmement, que manifestement on n’a pas choisi des proportions tout à fait justes entre l’accroissement de la production courante de l’industrie et l’accroissement des investissements de capital (aussi bien de l’industrie que tout le secteur socialisé). S’il n’y a pas assez de tuiles ou si on ne peut en produire dans la saison donnée (pour des raisons techniques) plus d’une quantité déterminée, on ne peut pas non plus établir de programme de construction dépassant cette limite et provoquer une demande qui ne puisse être couverte. Car quand bien même on forcerait davantage l’activité dans la construction, on ne peut pas bâtir des fabriques et des logements avec de l’air (nous reviendrons encore à cette question quand nous discuterons le problème des investissements de capital). Troisièmement, de plus, il est clair que les limites du développement de la production de matières premières sont déterminées (le coton, le cuir, la laine ne peuvent pas non plus être tirés de l’air). Or, chacun sait que ces objets sont des produits de l’agriculture et que leur absence est une raison de l’insuffisance du développement de toute la production de l’industrie qui, à son tour, ne peut couvrir complètement ni la demande de la population citadine, ni la demande de la population villageoise. Si, par conséquent, il y a un manque de matières premières, plus un manque de blé (et ceci signifie entre autres également un « manque » d’exportation et d’importation), plus un manque de matériaux de construction, il faut être vraiment un homme qui coupe les cheveux en quatre pour exiger encore un « programme sur-industrialisé ».

En résumé, II faut dire : 1. En ce qui concerne la fortune fondamentale, la production totale et la production des marchandises, le rythme de développement de l’industrie dépasse de façon extrêmement forte le rythme de développement de l’agriculture ; 2. l’économie du blé qui a été mise dans une situation extrêmement défavorable reste de façon dangereuse en arrière du rythme minimum nécessaire ; 3. la demande de la part de la population villageoise constitue pour une moitié, une demande qui n’est pas agricole et elle est produite dans une mesure considérable par le développement de la grande industrie, de l’économie socialisée ; 4. une accélération nouvelle du rythme de développement de l’industrie dépend, dans une mesure considérable, de la production agricole de matières premières et de l’exportation agricole ; 5. de plus, il est clair qu’étant donné la répartition des ressources au sein de l’industrie (et en ce qui concerne les investissements de capital au sein du secteur socialisé) il faut s’efforcer de calculer tous les facteurs qui garantissent un « développement qui se passera plus ou moins sans crise» (résolution du XVe Congrès), une coordination plus exacte des diverses branches industrielles et des diverses branches des secteurs socialisés.

Du complexe de problèmes en jeu, le problème des investissements de capital et de l’économie du blé passe au premier plan. En ce qui concerne cette dernière question, le parti a souligné de façon particulière son importance tout à fait considérable dans ses différentes résolutions. De là la juste position de la politique des prix, de la nécessité d’efforts pratiques plus grands dans ce domaine. Naturellement, si l’économie du blé ne restait pas de façon menaçante en arrière des besoins, si elle n’était pas disséminée, si son caractère d’économie marchande n’était pas en régression, Il serait judicieux d’investir les sommes employées pour les biens soviétiques, disons, par exemple, dans la métallurgie noire, le facteur de notre industrie qui en a le plus besoin. Mais les super-industrialistes n’osent pas même attaquer les biens soviétiques. Or, c’est précisément le caractère régressif de l’économie du blé qui saute aux yeux. Le point de vue de la production « pure », c’est-à-dire le point de vue de l’« augmentation de la production » (Lénine), coïncide ici avec le point de vue du « remplacement de classe », avec le remplacement progressif des éléments capitalistes de l’agriculture par la collectivisation croissante des économies individuelles des paysans pauvres et des paysans moyens, par la transformation de la production agricole sur la base de la grande entreprise et par sa collectivisation. C’est un nouveau problème formidable qui est loin de supposer de la négligence à l’égard de l’économie individuelle de la paysannerie laborieuse, mais qu’il faut solutionner au contraire sur la base de l’essor des économies individuelles (c’est ainsi et ce n’est pas autrement que Lénine a posé la question). Ce problème exige une attention et une tension particulières des forces, parce que c’est vraiment un nouveau problème. Cette tâche consiste, jusqu’à un certain degré, en de grands investissements de capital dans l’agriculture, ce qui exige une nouvelle technique (tractorisation, mécanisation, chimisation, etc.) aussi bien que de nouveaux cadres qualifiés ; l’essor de l’économie paysanne individuelle, en particulier de l’économie du blé, la limitation de l’économie paysanne, la création de nouveaux biens soviétiques et d’économies collectives, avec une juste politique de prix, avec l’union des masses paysannes par la coopération sont appelés à supprimer la plus grande disproportion économique qui s’exprime dans la stagnation et même dans la régression de la culture du blé et, en général, dans le faible développement de l’agriculture. Au fond, il nous faut, pour établir nos plans, nous souvenir des directives du XVe Congrès du parti :

« Il est faux de partir de la demande d’une extraction maximum de ressources de la sphère de la paysannerie pour les faire passer dans la sphère de l’industrie, car cette demande ne signifie pas seulement une rupture politique avec la paysannerie, mais aussi un travail de sape contre la base de matières premières de l’industrie elle-même, un travail de sape contre le marché intérieur, un travail de sape contre l’exportation et un ébranlement de l’équilibre de tout le système économique. D’autre part, il serait faux de renoncer à faire appel aux ressources de la campagne pour l’identification de l’industrie ; cela signifierait à l’heure actuelle le ralentissement du rythme de développement et un ébranlement de l’équilibre au préjudice de l’industrialisation du pays. »

III

L’axe de tous nos calculs d’après un plan [de planification ?] de toute la politique économique doit être la sollicitude pour l’industrialisation du pays en développement continuel, et le parti doit combattre tous ceux qui songent à nous détourner de cette voie. De tous les points de vue (développement des forces productives, développement de l’agriculture, rôle croissant du socialisme, affermissement de la cohésion au sein du pays, augmentation de notre poids spécifique économique International, capacité de défense, accroissement des besoins des masses, etc.), l’industrialisation de l’Union soviétique est notre loi. C’est pourquoi il nous faut toujours considérer que notre industrialisation socialiste doit se différencier de l’industrialisation capitaliste, qu’elle est réalisée par le prolétariat dans l’intérêt du socialisme, qu’elle agit de façon différente sur l’économie paysanne et qu’elle « se comporte » autrement en général à l’égard de l’agriculture. Le capitalisme a amené la décadence de l’agriculture. Or, l’industrialisation socialiste n’est pas un processus parasitaire à l’égard de la campagne (sous le capitalisme, il existe, en dépit du développement de l’agriculture, des éléments d’un parasitisme de ce genre sous l’influence de l’industrie), mais au contraire un moyen de transformation grandiose et d’essor prodigieux de l’agriculture. C’est pourquoi l’industrialisation du pays signifie aussi l’industrialisation de l’agriculture et, par conséquent, elle prépare la suppression de l’opposition entre la ville et la campagne. Il est compréhensible que le processus d’industrialisation ne puisse pas se produire régulièrement et sans friction à tous les degrés du développement. Il est compréhensible aussi qu’il pose devant nous des problèmes extrêmement difficiles : dans un pays de pauvreté énorme, il nous faut utiliser des sommes formidables de « capital » nouveau, et les utiliser de façon productive, et les transformer en une nouvelle technique, en de nouveaux bâtiments, etc. C’est pourquoi le problème des investissements de capital passe au premier plan. Nous nous heurtons ici à des tâches extrêmement difficiles et compliquées qui ne sauraient être solutionnées par des cris, par de l’« intuition », ou par d’autres qualités analogues. Une étude réfléchie du problème est nécessaire. Le dilettantisme n’est pas de mise. Nous avons besoin ici de travailler collectivement à la question. Il nous faut ici faire des calculs.

Il faut nous efforcer d’avoir un rythme aussi rapide que possible d’industrialisation. Cela signifie-t-il qu’il faille tout employer en investissements de capital ? La question est assez insensée, mais cette question insensée en cache une autre, une question tout à fait « sensée », à savoir la question des limites de l’accumulation, la question de la limite supérieure des investissements de capital.

Dans l’établissement du programme des investissements de capital, ce qu’il nous faut avoir surtout devant les yeux, ce sont les directives du parti sur les réserves (réserves de devises, réserves d’argent, de céréales et de marchandises). Ces derniers temps, la mode fut de ne dire mot de la politique des réserves.

« Le silence est d’or », il est vrai, mais bien que nous ayons peu d’or, on ne peut pourtant pas jouer au mutisme. Non seulement nous n’avons pas de réserves, mais nous avons des difficultés dans l’approvisionnement. Les « queues » sont devenues une « forme de notre vie » qui désorganise considérablement aussi la vie de notre production.

Nous disons que les fautes de la direction de l’économie d’après un plan [planification ?] sont, dans une certaine mesure, inévitables, que nous avons de grandes difficultés, que la situation internationale est tendue. Peut-on travailler dans cette situation sans réserves ? Une politique qui travaillerait constamment sans réserves sentirait l’aventure. C’est précisément pour cela que le parti a mis au premier plan le problème des réserves.

Mais ces directives ont été appliquées jusqu’ici de façon assez insuffisante. Il faut ici un revirement énergique. Les résolutions du parti ne sont pas un jeu d’enfant. Nous n’avons pas actuellement de raison de réviser les décisions des XIVe et XVe Congrès du parti sur les réserves. Au contraire. Toute la situation exige de nous impérieusement l’exécution de ces résolutions. Nous nous sommes intéressés particulièrement à la question de savoir où nous en sommes de l’exécution de ces directives dans l’établissement de nos plans de perspectives. Prenons, par exemple, nos derniers projets d’établissement du plan quinquennal de l’industrie. J’ai l’impression que, dans l’établissement du plan quinquennal, le Conseil supérieur de l’économie nationale n’a même pas pensé à la politique des réserves. C’est ainsi qu’on remarque, dans le rapport de l’Economicheskaia Jizn, que les exigences par trop grandes du plan quinquennal à l’égard du budget mettent en question son caractère réel. Et lorsque quelque chose est irréel, c’est une faute assez « sérieuse ».

Il est compréhensible que la question des réserves soit dans un rapport tout à fait étroit aussi bien avec la question de la consommation productive (y compris les investissements de capital) qu’avec la question de la consommation personnelle (consommation personnelle de masses). Tout le monde sait que, chez nous, il y a une tension très forte dans ce domaine. Il est impossible de tendre encore davantage l’arc, d’accentuer encore davantage la disette de marchandises. Le XVe Congrès du parti a donné ici des directives tout à fait justes :

« On ne doit partir ni de l’intérêt unilatéral de l’accumulation dans la période actuelle (ainsi que le réclamait Trotsky), ni de l’intérêt unilatéral de la consommation. »

Malheureusement, nous avons, en ce qui concerne la question de la famine de marchandises, dans les projets de perspectives de cinq ans pour l’industrie, un tableau analogue à celui de la question des réserves. Le rapport de l’Economicheskaia Jizn dit du plan pour cinq ans de l’industrie que la balance de la demande et de l’offre y manque (comparer le discours du camarade Mechlauk). Si un plan qui est fait dans la période de crise d’approvisionnement n’est pas analysé du point de vue de la balance de l’offre et de la demande, ce n’est évidemment pas une lacune « extérieure », une omission « formelle », mais une lourde faute intérieure. L’acuité de la disette de marchandises doit être énergiquement diminuée, et non pas dans une perspective éloignée, mais dans les années les plus prochaines. Il faut donc que les premiers pas dans cette direction soient faits immédiatement.

De plus, il est nécessaire de développer la question des éléments matériels des investissements de capital. Du fait que l’industrialisation du pays est exécutée réellement et ne reste pas sur le papier, du fait que l’investissement de capital devient une réalité et ne reste pas un « jeu de chiffres » bureaucratique (Lénine), ce n’est pas une raison pour assurer seulement l’argent nécessaire pour la demande de matériaux de construction, mais aussi une offre correspondante de ces matériaux de construction, l’existence naturelle physique de celle-ci, son existence pure et simple, son existence actuelle et non future, car on ne peut pas construire une fabrique « réelle » avec des « briques » futures.

Or, chez nous, il règne encore très souvent je ne sais quel point de vue étrange, une espèce de « fétichisme » de l’argent. On croit que si on a de l’argent, on aura bien tout le reste. Or, en réalité, l’argent ne sert à rien lorsque telle ou telle matière (en tenant compte de l’économie) n’existe pas en quantité suffisante et lorsque, pour sa fabrication, il faut un temps qui dépasse le cadre du délai où il peut être employé productivement. On peut se frapper la poitrine, on peut jurer sur l’industrialisation, maudire tous ses ennemis, mais la chose n’en est pas améliorée.

Comment sommes-nous placés dans cette question pour l’année qui vient ? Le tableau suivant répond à cette question.

Balance des matériaux de construction pour l’année 1928-29
Capacité d’absorption Production Déficit ou excédent Déficit en %
Ciment (par 1 000 tonneaux) 15 100,0 13 460,0 — 1 640,0 — 10,8
Briques (par millions) 2 677,0 2 445,0 — 232,0 — 8,7
Albâtre (par 1 000 t.) 335,0 281,0 — 54,0
Chaux (par 1 000 t.) 734,0 700,0 — 34,0
Craie (par 1 000 t.) 250,0 252,0 + 2,0
Matériaux ignifuges (par 1 000 tonnes) 758,0 683,0 — 45,0
Bois scié (par 1 000 m3) 10 368,0 10 191,0 — 177,0
Verre à vitre (1 000 t.) 184,8 158,2 — 32,0 — 17,4
Poutres, solives(1 000 tonnes) 208,8 147,0 — 61,8 — 29,7
Fil de fer laminé (1 000 tonnes) 157,3 122,0 — 35,3 — 22,4
Fers assortis et à façon, acier (par 1 000 tonnes) 1 246,6 958,0 — 288,6 — 23,2

Ces chiffres montrent que si des mesures quelconques ont été prises en ce qui concerne les briques et le ciment (bien que 8,6 et éventuellement 10,8 % constituent déjà un déficit plus que « moyen »), le déficit pour le verre, les poutres, les fils de fer, les différentes sortes de fer et d’acier, n’en est pas moins extrêmement élevé. Malheureusement, l’auteur de l’article (Barski, « L’Industrie des matériaux de construction », Economicheskaia Jizn, n°22), auquel nous empruntons ces chiffres, n’a pas expliqué sur quelle base il calcule l’accroissement physique de la construction. Mais si ce calcul du déficit est juste, nous sommes en présence d’une tâche assez compliquée : comment devons-nous, pratiquement, construire, si nous avons 20 % de moins de matériaux de construction qu’il nous faut ? Ne pouvons-nous pas établir des calculs et un programme plus exacts qui soient basés sur des poutres et des fers réels et non imaginaires ?

Il est intéressant d’examiner la situation sur le front le plus arriéré de notre grande industrie, sur le front de notre métallurgie noire. Les chiffres de contrôle de la balance des métaux noirs pour l’année 1928-29 nous donnent le tableau suivant pour un développement de trois années :

Satisfaction des besoins en %
1926/27 1927-28 1928-29
Transports 95,1 91,0 87,0
Commissariat du peuple et autorités 97,5 96,0 78,5
Industrie métallurgique centralisée par l’Etat 91,5 87,4 77,2
Industrie métallurgique locale 75,2 87,2 66,0
Autres branches d'industrie 81,3 81,8 77,5
Economie communale et construction 79,4 73,6 57,7
Industrie à domicile, artisanat 62,4 67,8 48,5
Besoins personnels en ville et à la campagne 68,2 60,5 56,6
Total 82,3 80,0 71,0

Donc, le déficit (déficit !) s’accroît rapidement (s’accroît !) dans toutes les catégories de la consommation. Pour comprendre comment un pareil paradoxe peut arriver sur toutes les lignes — aussi bien dans la consommation personnelle que dans la consommation productive — et que nous ayons un accroissement de déficit qui va en s’aggravant en 1928-29, il nous faut rechercher quels furent les chiffres prévisionnels de l’accroissement des investissements de capital.

Quelles directives le XVe Congrès du parti a-t-il données sous ce rapport ?

« Dans la question du rythme de développement [...], la complexité extrême de la tâche doit entrer en considération. Nous n’avons pas le droit de partir du maximum du rythme de l’accumulation pour l’année prochaine ou pour quelques années, mais d’une proportion telle qu’elle garantisse, de façon durable, le rythme le plus rapide du développement.

« Dans le domaine des rapports entre le développement de l’industrie lourde et de l’industrie légère, il nous faut partir également de la combinaison maximum des deux facteurs. En considérant comme juste le déplacement du poids spécifique vers l’industrie lourde, il nous faut tenir compte en même temps du danger qu’il y a à lier trop étroitement le capital d’Etat à la grande construction de grandes entreprises qui ne pourront être réalisées sur le marché que dans quelques années. D’autre part, il nous faut tenir compte qu’une circulation plus rapide des produits de l’industrie légère (production de masses d’articles de consommation courante) permet à celle-ci d’employer ses capitaux pour l’édification de l’industrie lourde dans la situation d’un développement de l’industrie légère. »

Comme nous le voyons le XVe Congrès du parti a été très prudent. Dans la question du rythme, il s’est prononcé directement contre une exagération brutale du rythme dans les premières années et contre une régression qui s’ensuivrait inévitablement. Comment est réalisée pratiquement cette « directive du parti » ? Nous n’avons malheureusement pas de documentation récente sur les propositions d’investissement de capital de l’ensemble du secteur socialisé, mais seulement les chiffres qui suivent sur les projets d’investissement de capital dans l’industrie (c’est-à-dire environ 30 % de toute l’activité de la construction socialisée).

L’augmentation des investissements de capital par rapport à l’année précédente d’après le plan quinquennal (qui heureusement a été refusé par le Conseil supérieur de l’économie nationale) s’élève en pourcentage :

1920-30 1930-31 1931-32 1932-33
+ 29,6 % + 7,3 % — 1 % — 8,3 %

Ainsi, on agit de façon exactement contraire. En 1929-30, il y a un accroissement par bond d’environ 40 %, puis ce chiffre tombe ensuite à 7, et ensuite à — 1, et ensuite à — 8 %. N’estil pas clair que ce projet ne tient aucun compte de la situation ? Quelles conditions préalables furent à la base de ce saut périlleux acrobatique dans une affaire aussi sérieuse que celle des investissements de capital ? A ces questions, on ne peut obtenir aucune réponse qui soit le moins du monde satisfaisante.

Ne peut-on donc pas exiger ici, dans la question du rythme, l’exécution précise des résolutions du XVe Congrès ?

L’exagération des assignements de capital : 1. ne serait pas accompagnée d’une activité réelle de construction de même ampleur ; 2. elle amènera au bout de quelque temps un arrêt des travaux déjà commencés ; 3. elle aura une répercussion extrêmement défavorable sur d’autres branches de construction ; 4. elle aggravera la disette de marchandises sur toutes les lignes ; et 5. elle ralentira en définitive le rythme du développement.

Tout communiste voit clairement qu’il faut aller de l’avant aussi rapidement qu’il est possible. Naturellement, il est tout à fait indésirable de ralentir le rythme déjà atteint, le rythme que nous avons déjà atteint au prix d’une tension extrême du budget, d’un manque de réserves, au prix de la diminution d’une quote-part de la consommation, etc. Nous travaillons avec une tension formidable, et il faut comprendre que si nous voulons maintenir (et non pas enfler) ce rythme, et si nous devons en même temps, premièrement, diminuer la disette de marchandises, deuxièmement, pousser de l’avant l’affaire des réserves, troisièmement, assurer un développement avec moins de crises, il nous faut prendre les mesures les plus décisives pour assurer une activité plus grande de la construction, une plus grande productivité de toutes les unités de la production et une plus grande productivité des nouvelles entreprises, une efficacité et une productivité dépassant sérieusement dans ce domaine les exigences d’aujourd’hui.

Les recherches concrètes de l’inspection ouvrière et paysanne ont montré qu’il y a chez nous un nombre effroyable de dépenses improductives. Il faut réduire au minimum ces faux frais qui dépendent d’une série de questions d’organisation. Il faut concentrer toutes les forces sur la diminution de l’index des matériaux de construction, il faut diminuer le temps de production (ce qui demande en Amérique deux mois est construit chez nous en deux ans seulement). Il faut changer fortement le type de construction (édifice beaucoup trop lourd). Nous avons besoin d’économiser beaucoup plus dans la dépense de matériaux (il faut chez nous une fois et demie à deux fois plus de matériaux qu’il n’est nécessaire). Tout ceci réuni peut fournir des économies gigantesques si l’on tient compte que les investissements de capital dans l’industrie ne constituent qu’un tiers de tous les investissements du secteur socialisé.

Il faut utiliser les sommes ainsi devenues disponibles : 1. pour diminuer sur le marché la tension qui a un effet préjudiciable sur l’industrie et sur toute l’économie socialisée, sur les ouvriers et paysans (comme nous l’avons vu plus haut par l’analyse de la structure de la demande), ainsi que sur notre système monétaire ; 2. pour former des réserves ; 3. pour maintenir le rythme atteint réellement.

Il faut en même temps élever de toute façon la productivité de nos entreprises et diminuer les frais de production (il faut assurer une production véritable de masse). Les inventions les plus récentes, les conquêtes techniques en général, un travail sérieux de rationalisation, l’appel aux masses, l’utilisation et le développement de la science dont il faut multiplier maintenant l’importance, tout cela doit être au centre de notre attention. Il nous faut en finir avec le provincialisme russe, suivre attentivement les idées scientifiques et techniques en France et en Amérique, et utiliser tous leurs progrès réels. Il nous faut établir sur une base scientifique, avec tout ce qui surcharge le système de notre gestion économique. Il nous faut apprendre à administrer dans les conditions compliquées de la période de reconstruction. Nous ne pouvons solutionner ces tâches que si nous avons compris cela : nous n’avons pas encore regroupé nos rangs comme l’exige la reconstruction.

Nous sommes par trop sur-centralisés. Ne pourrions-nous pas faire quelques pas dans la direction de l’Etat de communes de Lénine ? Cela ne veut pas dire qu’il faut « lâcher la bride ». Au contraire, la direction fondamentale, les questions les plus importantes doivent être réglées encore plus strictement « au centre ». Mais, dans le cadre strict de ces décisions, les organes de base sont responsables pour leur sphère propre.

La crise du stockage du blé nous a révélé de grands dangers. Ces dangers ne sont pas encore surmontés. Il faudra encore pour cela un grand travail. Dans le pays, il rôde incontestablement des forces hostiles : les koulaks à la campagne, les derniers vestiges de l’ancienne bourgeoisie et de groupes de nouvelle bourgeoisie en ville. Dans les pores de notre appareil gigantesque sont nichés des éléments de dégénérescence bureaucratique absolument indifférents aux intérêts des masses, à leur vie, à leurs intérêts matériels et culturels. Si les idéologues actifs de la petite et moyenne bourgeoisie allongent leurs antennes et essaient peu à peu d’ébranler notre ligne politique, les fonctionnaires sont prêts à élaborer n’importe quel plan — même sur-industrialisé — quitte à se moquer de nous demain en « cercle étroit » et à tendre la main après-demain à nos adversaires.

Mais la classe ouvrière a beaucoup d’atouts en mains. Dans la lutte contre les ennemis de classe qui augmentent leur pouvoir politique, le prolétariat s’appuiera sur les paysans pauvres, organisera ses forces contre les koulaks, élargira courageusement dans ses rangs l’autocritique et triomphera ainsi de ses propres défectuosités. Nous nous accroissons, et nous pouvons nous accroître et nous nous accroîtrons, avec peu de secousses, en ayant plus de culture et en apprenant à mieux administrer. C’est précisément cela que Lénine nous a dit dans les derniers moments de sa vie.

  1. Comparer les chiffres de contrôle de la Commission de l’économie d’après un plan [sic, pour GOSPLAN ?] pour l’année 1927-28, p. 221-222.
  2. Je les emprunte aux chiffres de contrôle de la Commission de l’économie d’après un plan non pas pour l’année 1925-26 (comme Trotsky l'a fait en 1925), mais pour l’année 1927-28. Les pourcentages ont été calculés par moi, excepté les chiffres sur l'industrie qui est dirigée par le Conseil supérieur de l’économie nationale, que j'emprunte au projet de bilan industriel et financier pour l'année 1927-28. Il faut tenir compte que les chiffres de la Commission de l'économie d’après un plan ont sous-estimé la production industrielle et un peu surestimé la production agricole. Les camarades pourront trouver de nouveaux chiffres dans ceux de contrôle de la Commission de l'économie d'après un plan pour l’année 1928-29 qui seront vraisemblablement publiés bientôt.