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Réponse à un contradicteur bienveillant
Cher camarade,
J'ai reçu votre lettre du 6 Août, datée du Zaporojé où vous séjournez provisoirement. Je n'ai pas de raison de douter qu'elle vous ait été inspirée par les meilleures intentions. Mais je crois non moins fermement que c'est de ces mêmes intentions que sont pavées les voies conduisant de la façon la plus directe à Thermidor. Aujourd'hui, l'on travaille bien plus énergiquement à améliorer les voies thermidoriennes que nos routes vicinales russes.
Vous voulez me convaincre du dommage causé par l'Opposition en général, par la « superindustrialisation » en particulier ; pour cela vous utilisez comme exemple la leçon qui se dégage du Dnieprostroï [1] sur les lieux duquel vous vous trouvez à présent. Vous écrivez :
« Comme preuve éclatante de ceci (c'est-à-dire de la nocivité d'une industrialisation exagérée) on peut se servir de votre décision (?) de hâter la marche du Dnieprostroï, dont, pendant longtemps encore, on n'aura pas besoin et qui, de plus, est construit d'après un projet absolument ignare... »
Vous développez ensuite un grand nombre d'autres considérations en les accumulant les unes sur les autres et en donnant ainsi à toute la lettre (permettez-moi de vous le dire franchement) un caractère passablement confus. Et chaque fois vous revenez à ce même Dnieprostroï qui, selon vous, « se présente comme une pierre de touche, comme un moyen d'analyser infailliblement, ce que vous (c'est-à-dire moi) proposez de faire ».
Je réponds à votre lettre parce qu'elle me paraît être au plus haut point le produit typique d'une façon courante de penser existant dans le Parti et se caractérisant par ces deux traits : incapacité théorique d'être logique et, par suite, attitude négligente envers les faits.
Le mode de pensée des marxistes est infiniment rigoureux, il est exigeant : il n'admet pas de lacunes, pas de fossés, pas d'ajustage grossier des pièces. C'est justement pour cela qu'il tient si strictement compte des faits ; il ne se fie pas à l'ouïe, ni à la mémoire, il contrôle d'après les sources. La façon de penser du citoyen moyen est triviale, approximative, elle erre, elle tâtonne sans regarder devant soi ; point ne lui est besoin d'une rigoureuse exactitude du point de vue des faits.
Cela est surtout vrai en politique ; c'est encore plus vrai dans la politique de fraction. Pris en flagrant délit, on peut aussi toujours se référer à un compère qu'on a entendu parler de ses propres oreilles. Votre lettre, hélas, fait partie de cette dernière catégorie...
Visiblement, tout ce que vous dites du Dnieprostroi vous l'avez entendu dire par un compère dont le manque de sérieux est patent. Vous écrivez qu'on « réalise ma décision de hâter la marche du Dnieprostroï ». De quelle décision s'agit-il ? En quelle qualité et avec quelle autorité pouvais-je adopter une pareille résolution ? Comment eussé-je pu le faire, en 1925 surtout, alors que toutes les décisions étaient prises derrière mon dos par le Septemvirat fractionnel [2] et passaient ensuite, simplement pour la forme, par le Bureau Politique ?
Écoutez : voici comment, en réalité, les choses se sont passées. Au cours de l'été 1925, le Conseil de la Défense et du Travail prit un arrêté — où je ne participai en aucune façon — nommant une Commission du Dnieprostroï sous ma présidence.
Le principe même de la construction d'une centrale hydroélectrique avait été tranché deux ou trois ans auparavant.
L'organisation qui en fut chargée fit de grands travaux de calculs et de préparations. Je restai absolument étranger à tout cela. Ma Commission, d'après l'arrêté du Conseil de la Défense et du Travail, avait pour tâche de vérifier le projet et les calculs en deux ou trois mois, afin de pouvoir introduire dans le budget prévu pour 1925-26 les premiers crédits destinés à cette construction. Dans ce cas comme dans bien d'autres, je défendis un point de vue d'après lequel il valait mieux, étant donné notre misère, calculer et vérifier deux ans de plus que de prolonger inutilement de deux mois l'exécution même des travaux. C'est justement en défendant ce point de vue que, grâce à certaines démarches, j'obtins que le délai fixé pour les travaux de la Commission fût encore prolongé d'un an.
Ainsi que vous le voyez, cela ne ressemble guère à de la « hâte ». Les meilleures compétences du pays et du monde furent amenées à travailler à la vérification du projet. Un large échange de vues se fit dans la presse entre techniciens et économistes. De ma part, aucune pression ne fut exercée ni sur la Commission, où étaient représentées toutes les institutions économiques, ni, à plus forte raison, sur la presse ; je n'aurais d'ailleurs pu en exercer aucune vu l'ensemble de la situation qui s'était créée dans les sphères supérieures du Parti et des Soviets : cela se passait en 1925-26, l'Histoire du Parti et de la Révolution d'Octobre avait déjà été refaite à neuf, Molotov s'était fait théoricien et Kaganovitch administrait l'Ukraine...
Il est vrai que j'étais intervenu dans la presse ainsi qu'au cours des séances du Comité Central contre des généralisations inspirées de l'intelligence pure du citoyen moyen, pour affirmer que, dans l'ensemble, le Dniéprostroï n'est pas dans nos moyens. C'est avec des arguments de ce genre que des « amis du peuple » désuets se dressèrent naguère contre la construction du Transsibérien, qui, soit dit en passant, était pour la Russie d'alors une entreprise infiniment plus difficile que le Dniéprostroï ne peut l'être pour nous. Toutefois, la solution à donner à la question générale de l'allure de l'industrialisation ne devait nullement résoudre le problème particulier consistant à savoir quand et dans quelles proportions il fallait construire le Dnieprostroï, et, en général s'il fallait l'aborder. La Commission que je dirigeais ne devait préparer que les éléments permettant de donner une solution à cette question. Les choses n'en sont pas même arrivées là. La lutte contre le « trotskysme » se transformait, dans une de ses ramifications, en lutte contre le Dniéprostroï. Les dirigeants des diverses institutions et surtout ceux des chemins de fer, dont vous parlez d'une façon si peu élogieuse, crurent de leur devoir de saboter par tous les moyens le travail de la Commission. L'unique règle qui guide certains sages d'État consiste, ainsi que vous le savez sans doute, à dire « rasé » lorsque je dis « tondu». Or, étant donné qu'en raison du peu d'avancement des travaux je n'avais pas émis d'opinion définitive sur le projet et les délais dans lesquels le Dnieprostroï devait être achevé, les institutions traînaient simplement en longueur, mettaient en échec, sabotaient et lançaient des bruits ». Je finis par demander à être libéré des fonctions de président de la Commission. On y consentit. Après cela, dans un délai extraordinairement court, littéralement en quelques semaines, la Commission effectua tout le travail, formula ses conclusions et les fit adopter par le Conseil de la Défense et du Travail. Il est fort possible que la Commission se laissa guider par le noble désir de montrer qu'elle aussi était compétente.
Sans doute lui avait-on transmis d'en haut une parole vivifiante. En effet, les choses marchèrent à une allure « forcée ».
Mais je n'ai rien eu à voir avec la vérification définitive des chiffres et des plans, ni à plus forte raison avec les délais fixés.
Tant que je fus président de la Commission, Staline, et par conséquent Molotov, intervinrent en adversaires résolus du Dniéprostroï. Parlant sur le ton des « philosophes paysans », Staline émettait des axiomes dans le genre de ceux qui consistent à dire que construire le Dniéprostroï, pour nous c'est comme qui dirait un paysan pauvre achetant un phonographe.
Lorsqu'après ma démission il se produisit un revirement à 180°, devant lequel j'exprimai mon étonnement lors d'une séance du Comité Central, Staline expliqua qu'il s'agissait autrefois d'un demi-milliard tandis qu'il n'était plus question alors que de cent quarante millions. Tout cela est enregistré dans les procès-verbaux d'un des Plenum du Comité Central. Staline montra tout simplement par là qu'il ne comprenait rien au fond même du problème et que l'intérêt qu'il montrait envers le Dniéprostroï se limitait à des considérations de combinaisons personnelles. On avait parlé du demi-milliard au sujet d'usines nouvelles qui devaient consommer l'énergie du Dniéprostroï. En chiffres ronds, leur prix de revient avait été fixé à l'époque à 200-300 millions. En y ajoutant le Dniéprostroï, cela atteignait environ le demi-milliard. Mais ces établissements par eux-mêmes faisaient partie des plans de construction des branches respectives de l'industrie. Ce n'est pas le Dniéprostoï qui avait besoin d'eux, mais eux au contraire qui avaient besoin du Dniéprostroï.
Le dernier mot au sujet de ces usines nouvelles devait être dit par l'industrie chimique, le centre de l'industrie métallurgique, etc. De mon temps, la Commission abordait seulement la vérification de ce problème. Dès que je fus parti, il fut résolu en deux temps trois mouvements ; on eût dit que quelqu'un avait infusé de la vie à la Commission.
D'après cette brève esquisse, qu'il est aisé de contrôle textes en mains, on voit clairement avec quelle légèreté d'esprit vous êtes entré dans la voie de la création de certains mythes.
Il n'y a cependant pas de raison pour que vous en soyez spécialement honteux. Vous n'êtes pas le premier, vous ne serez pas le dernier. Il y a des dizaines et des centaines d'autres... créateurs de légendes. L'échantillon le plus marquant — l'échantillon classique, pourrait-on dire — est le mythe de l'usine Poutilov. Presque toute l'humanité cultivée sait maintenant qu'en 1923, j'ai voulu « fermer » cet établissement.
En apparence ce crime a un caractère opposé à celui dont vous m'accusez : sur le Dniepr j'aurais décidé de construire ce dont nous n'avions pas besoin, sur la Neva j'étais décidé à fermer ce qui nous était indispensable. Vous savez, je pense, que la question Poutilov joua un rôle énorme dans tout ce que l'on appela la lutte contre le trotskysme, surtout au cours de sa première phase. Bien des rapports et des résolutions non seulement de nos Congrès et Conférences, mais aussi de ceux de l'Internationale Communiste contiennent des allusions à ce sujet. L'ors du Ve Congrès, la délégation française, venant s'entretenir avec moi, m'interrogea aux fins de savoir pourquoi j'avais voulu fermer une usine constituant un des remparts de fer de la dictature du prolétariat. La résolution du XVe Congrès mentionne elle-même à nouveau l'usine Poutilov.
En réalité, voilà ce qui se passa. Rykov, qui, en 1923, fut à nouveau nommé Président du Conseil Supérieur de l'Économie nationale — Rykov et non pas moi — intervint auprès du Bureau Politique en proposant de fermer cet établissement ; d'après les calculs du Conseil Supérieur de l'Économie Nationale, disait-il, cette usine ne servirait à rien au cours de la prochaine décade ; elle serait par conséquent un fardeau que notre industrie métallurgique n'aurait pas la force de supporter. Le Bureau Politique vota pour la fermeture. Je n'étais rien, ni dans le Conseil Supérieur de l'Économie Nationale, ni dans le Plan d'état, ni dans l'industrie de Leningrad.
Je ne déposai sur ce point aucune proposition m'appartenant en propre. En tant que membre du Bureau Politique, j'étais obligé de trancher la question en me basant sur le rapport de Rykov. Le problème général de l'industrialisation ne résout nullement par lui-même pas plus la question particulière de Poutilov que celle du Dniéprostroï. Staline, ayant entendu le rapport de Rykov, vota lui aussi la fermeture. Ensuite, sur protestation de Zinoviev, ce problème reçut une solution nouvelle en dehors du Bureau Politique par la voie fractionnelle. En tout cas, lors d'une des séances qui suivirent, Rykov, au Bureau Politique, accusa Staline d'avoir conclu un compromis avec Zinoviev en se laissant guider par des considérations d'un tout autre ordre que celui des affaires.
Voilà comment se produisit mon attentat contre l'usine Poutilov. L'admirable, c'est que la résolution du XVe Congrès répétant la légende
de l'usine Poutilov fut adoptée sur proposition de Rykov. Mon crime se borna cependant à voter une proposition émise par lui, Rykov. C'est incroyable, direz-vous. Mais il s'en est passé bien d'autres...
Au moment où j'écris cette lettre, j'ouvre par hasard une brochure publiée par les Éditions d'État, écrite par un certain Chestakov et intitulée : Aux paysans. Sur les résolutions du XVe Congrès. J’y apprends, à la page 49, que Trotsky, « remit en son temps, une déclaration au Comité Central du Parti, exigeant la fermeture des immenses usines Poutilov et de Briansk. » Il n'est pas dit pourquoi il l'exigeait. Le fait lui- même est cité pour démasquer le soi-disant « amour de l'Opposition pour l'ouvrier ». « Voilà comment ils sont, ces super-industrialisateurs ; pour faire du tort aux ouvriers ils exigent la fermeture des « immenses usines Poutilov et de Briansk ». En ce qui concerne Poutilov, j'ai raconté plus haut ce que je sais. Quant à Briansk, n'étant pas informé, je ne puis rien vous communiquer. Peut-être l'a-t-on simplement ajouté pour compléter la collection. En général, il serait difficile de concevoir libelle plus insolent, plus audacieux que cette brochure officieuse sur les résolutions du XVe Congrès. Il a surgi maintenant une quantité d'hommes à tout faire, flibustiers de la littérature. En 1882, Engels écrivait à Bernstein :
« Tels sont nos messieurs les li1érateurs. À l'instar des gens de le1res bourgeois, ils estiment qu'ils ont le privilège de ne rien étudier et de discuter de tout. Ils nous ont créé une li1érature qui, par son ignorance de l'économie, son utopisme fraîchement émoulu et son insolence, n'a pas d'égale. » Ceci est d'une actualité terrible. Les Chestakov ont même laissé loin derrière eux les littérateurs de cette époque tant par leur ignorance que par leur utopisme officiel et surtout par leur arrogance. Au moment du danger, ces messieurs sans honneur ni conscience seront les premiers à trahir ; en cas de défaite du prolétariat, dans le même style fleurant la pitance officielle, ils chanteront des louanges aux vainqueurs.
Intervenant contre de grandes mesures de vaste envergure, vous écrivez
— non sans ironie : « Notre époque n'est pas celle des grands problèmes.
« Il n'y a pour le moment de grandes réformes que dans les chemins de fer où nous donnons ainsi le coup de grâce à la voie, aux locomotives et où nous sommes en train d'achever les wagons... Tout cela s'appelle « expédition dépersonnalisée,[3] » centralisation des ateliers, etc...
D'après le texte de votre lettre, on pourrait conclure qu'ici aussi le coupable c'est... l'Opposition. Comme dans la chanson, vous vous souvenez : « C'est la faute à Voltaire ». Soit. Nous sommes rendus responsables de la fermeture ou de la quasi-fermeture de Poutilov et même des usines de Briansk. Nous portons aussi la responsabilité de l'inauguration ou de la quasi-inauguration du Dnieprostroi. Mais comment peut-on nous rendre responsables de la réforme de Roudzoutak ? Ne pourrait-on pas, en cela aussi, trouver quelque lien de parenté avec l'arrêté N° 1042 dont Lénine et Djerzinsky dirent en leur temps qu'il avait sauvé les locomotives et les wagons, mais qui, en 1924, c'est-à-dire quatre ans après, fut dénoncé comme ayant — ou presque
— causé la destruction des chemins de fer ? Ne pourrait-ou pas prouver que c'est moi qui « entraîna » l'inexpérimenté Roudzoutak sur le chemin de l'expédition dépersonnalisée ? Si vos propres ressources ne suffisent pas à résoudre ce problème d'histoire et de philosophie, adressez-vous à Yaroslavsky, à Goussev et aux autres gardiens de la loi ; ils vous fourniront directement tout ce dont vous avez besoin — et au-delà !
Étant donné que vous tentez d'aborder les questions économiques générales en prenant comme point de départ des cas particuliers (je ne fais pas d'objections à cette méthode du point de vue principe) je vous propose de fixer encore votre attention sur un exemple. L'industrialisation est intimement liée à la politique des concessions. Lénine accordait à cette dernière une importance énorme. En fait, les résultats obtenus furent plus que modestes. Il y a évidemment à cela des causes objectives. Mais, dans ce domaine également, les méthodes de direction jouent un rôle qui n'est pas mince et qui n'est sans doute pas le moins important. Voici un exemple que je vous conseille de bien analyser (mieux que vous ne l'avez fait pour le Dniéprostroi) et, mettant à profit l'ère de l'autocritique, de soumettre au jugement du Parti. Il faudra d'ailleurs vous hâter : déjà l'autocritique en est à son dernier soupir...
Mon exemple se rapporte à notre extraction du manganèse.
Nos gisements les plus importants de ce métal, ceux de Tchiatoury, sont, vous le savez, cédés en concession à l'américain Harrimann. Quant à ceux de Nikopol, nous les exploitons nous-mêmes. En tant qu'homme familier avec les choses de la métallurgie, vous savez probablement que le manganèse a une application très unilatérale et qu'en raison même de ce fait, son marché est strictement limité. Le manganèse de Nikopol est infiniment moins bon comme qualité, beaucoup plus difficile à extraire et il entraîne de grands frais de transport. D'après des calculs approximatifs que j'ai faits en mon temps avec la participation des meilleures compétences en la matière, le bénéfice différentiel par tonne de manganèse avec celui de Tchiatoury atteint environ 8 à 10 roubles. Cela signifie que lorsqu'une tonne de Tchiatoury donne 4 à 5 roubles de bénéfices, une tonne de Nikopol entraîne environ 4 à 5 roubles de perte.
Conformément au contrat de la concession, nous recevons un prix fixé d'avance pour chaque tonne vendue par le concessionnaire. Chaque tonne de Nikopol que nous vendons correspond pour nous à une perte. Si l'État estime nécessaire de garder entièrement l'industrie du manganèse entre ses mains sans la remettre en concession (le feu Krassine défendait cette thèse, il se peut qu'il ait eu raison), il faut alors réduire au minimum l'exploitation du Nikopol et développer au maximum celle de Tchiatoury. Nous sommes alors certains d'obtenir de gros bénéfices. Or, nous avons agi complètement à l'inverse : après avoir remis Tchiatoury en concession, nous avons commencé à développer Nikopol en y investissant des millions dont, chacun le sait, nous avons plein les poches. Nous atteignons ainsi un double but : nous vendons le manganèse de Nikopol à perte et en éliminant du marché, grâce à une exportation déficitaire, le manganèse de Tchiatoury, nous réduisons notre bénéfice sur chaque tonne vendue par le concessionnaire. En un mot, au prix d'une perte à Nikopol nous en causons une autre à Tchiatoury.
D'où provient donc ce système savant d'auto-sabotage ?
En pareil cas, on parle beaucoup chez nous d'erreurs de calcul : il se trouve toujours quelque parent éloigné, un malingre autant que possible, qui est coupable. Ici pourtant il n'y eut pas d'erreur. Tous les calculs avaient été faits à l'avance. Toutes les institutions avaient été averties. Les documents relatifs à cette question, avec les données précises, existent dans les archives respectives. C'est le féodalisme « soviétique » qui joua ici un rôle fatal ; ainsi qu'on nous l'enseigne à propos de la Chine, ce féodalisme se soude inévitablement avec le bureaucratisme, avec le mandarinisme qui, parfois, en est l'origine. Tchoubar et d'autres mandarins de l'Ukraine développaient le manganèse de Nikopol en l'examinant sous leur « propre » point de vue local. Le point de vue de Kharkov entra en contradiction avec celui de l'État en général. Dans un régime de dictature du prolétariat centralisée, la question eût pu être assez facilement résolue pour le bien de toute l'Union et par voie de conséquence pour celui de l'Ukraine. Mais en appliquant les méthodes du féodalisme bureaucratique, tout se trouve renversé sens dessus-dessous. Pour des considérations d'ordre n'ayant rien à voir avec le manganèse, il apparut tout à fait impossible de faire de la peine à Tchoubar, cela eût pu entraîner un changement dans les « rapports de forces ». Il y eut ici non pas une erreur d'appréciation économique, mais bien un calcul politique qui n'avait qu'un défaut : celui d'être profondément pourri.
Je n'ai actuellement aucune donnée sur le travail de Nikopol et sur les rapports de celui-ci avec Tchiatoury. Mais, pour autant que je puisse comprendre, je doute que la situation générale du marché mondial ait apporté à Nikopol les miracles sur lesquels comptait, en dépit du bon sens, la direction de Kharkov. Or, cela ne peut correspondre qu'à des millions perdus. Ce n'est là qu'une supposition de ma part. Peut-être la contrôlerez-vous et publierez-vous les résultats obtenus ? S'il arrive que je me sois trompé, je serais le premier à en être heureux.
Mais revenons au Dniéprostroï. Étant donné votre négligence à disposer des faits, je n'ai aucune raison de vous croire lorsque vous dites que le Dniéprostroï a montré que sa construction était prématurée. Votre seconde affirmation qu'on le construirait mal est beaucoup plus vraisemblable. Mais qu'y puis-je pour ma part ? N'accourez pas avant les Goussev, les Koussinen, les Manouilsky, les Pepper, les Liadov et autres pique-assiettes politique qui démontreront que je suis responsable non seulement des fautes commises au Dniéprostroï, mais aussi de celles de la construction du chemin de fer Turkestan-Sibérie, dans le voisinage duquel j'habite actuellement.
Vous ne cessez de dire : « Songez-y, réfléchissez au Dniéprostroï et relisez votre programme de l'industrialisation vers lequel vous avez malheureusement entraîné le Parti. » « Entraîné ? » Comment cela ? La superindustrialisation a été condamnée dans toutes les assises du Parti. Le Parti s'est prononcé contre elle avec le monolithisme nécessaire.
Les pique-assiettes de la littérature ont écrit à ce sujet des centaines de brochures. Des montagnes de documents, dans le genre de ceux que se passent les écoliers qui trichent aux examens, ont été propagés dans tout le pays et l'on peut dire dans le monde entier. Et cela toujours sur le même thème: le trotskysme équivaut à piller le paysan au profit de la superindustrialisation. Maintenant, tout à coup, il se trouve que c'est Trotsky qui « malheureusement » a entraîné le Parti vers ce programme criminel. Permettez-moi de vous demander : Que pensez-vous donc du Parti et surtout de sa Direction, vous autres adversaires de l'Opposition ? Comment pouvez-vous accorder un vote de confiance à une semblable Direction ?
Vous écrivez plus loin : « On a essayé de parler votre langage au paysan. Qu'en est-il résulté ? L'alliance entre paysans et ouvriers est ébranlée pour des années, alors que l'armée est paysanne, le pays paysan, la collectivisation est un paravent permettant de recevoir des subsides ; un siècle sera nécessaire pour l'industrialisation. »
Ces quelques lignes sincères contiennent tout un programme, plus que cela même : toute une conception du monde.
Seulement... quel vent a bien pu vous amener avec de telles convictions dans le parti de Marx et de Lénine ? Mais tranquillisez-vous ; vous êtes presque un héros de l'époque. Vous avez au bout de votre plume ce que des dizaines de milliers de camarades appartenant aux couches supérieures ont dans l'âme. Un grand déplacement s'est produit dans le Parti de Marx et de Lénine, et votre lettre réactionnaire de citoyen moyen n'en est qu'une des manifestations innombrables.
« On a essayé de parler votre langage au paysan. » Qui a essayé ? Le Comité Central. Alors, permettez-moi de vous demander : pourquoi a-t-il
« essayé » ? Il a commencé par condamner, par rejeter, par bannir, par déporter et puis il se serait dit : « Si j'essayais » Mais alors, laissez-moi vous le dire, à quoi réduisez-vous le Comité Central ?
Comment appréciez-vous sa politique ? Sa morale politique ? Elle n'est pas belle votre position. Ou bien est-ce celle du Comité Central qui n'est pas belle ? C'est là précisément ce que nous disons.
Vous demandez : « On a essayé de parler votre langage au paysan ; qu'est-ce que cela a donné ? L'alliance entre paysans et ouvriers est ébranlée pour des années. » Permettez : c'est justement sur la question de l'alliance que roulait toute notre discussion. C'est pourtant bien l'Opposition « qui ne veut pas d'alliance avec le paysan ». Le premier Manouilsky venu pourrait le prouver. Et, tout d'un coup, il se trouve que la Direction aurait ébranlé cette alliance pour des années, simplement parce qu'elle a voulu s'abreuver de « trotskysme ». Qu'est-ce que cette confusion ?
Votre malheur c'est qu'à force d'être « travaillé » continuellement et de la façon la plus monotone, sans aucune base de principe, vous avez désappris la réflexion, la précision, la bonne foi. De même que la chaîne fordiste détruit le système nerveux, de même la chaîne de documents émanant d'écoliers tricheurs désagrège les centres pensants. Vous complétez la confusion de votre politique par le galimatias des commentaires.
Car, enfin, l'Opposition a tout de même publié une plate-forme et des contre-thèses pour le XVe Congrès. Toutes ces questions ont été
analysées très clairement et d'une façon aussi concrète que le permet une plate-forme. Or, vous nous attribuez, en fait de programme, des « mesures » appliquées dans un sentiment de panique et d'extase administrative et causées par le caractère erroné de tout le cours précédent. Il n'en serait pas ainsi ?
Alors, par quoi ont-elles été causées ? Si l'on admet qu'à la suite d'un cours socialiste, il fallait exactement dix ans après Octobre, recourir à un arbitraire destructeur (appelé je ne sais pourquoi « communisme de guerre »), cela signifie qu'en général il n'y a pas d'issue à la situation. Alors c'est la condamnation de la dictature du prolétariat dans son ensemble et des méthodes socialistes de gestion. C'est remettre les cartes aux mains des menchéviks et aux larbins de la bourgeoisie en général. C'est justement à cela qu'aboutit, en dépit de ses intentions, toute la caste des parasites idéologiques. Pour eux, tout va bien, tout va merveilleusement bien jusqu'au moment où, brusquement, tout va tout à fait mal. Pourquoi le mal surgit-il ainsi brusquement du bien, pourquoi, à la suite d'une alliance entre paysans et ouvriers se consolidant systématiquement, des mesures apparaissent-elles, qui ébranlent cette « union » pour « des années » ? Les pique-assiettes ne se soucient pas de cette question. C'est pourtant elle qui décide du sort du socialisme.
Vous dites des absurdités, Monsieur, quand vous affirmez qu'on a essayé de parler notre langage au paysan. Les mesures désespérées n'étaient pas déduites de notre plate-forme, mais du fait qu'on ne l'a pas prise en considération en temps voulu.
Et il se trouve encore des maniaques de la parole, des saligauds qui racontent aux ouvriers que « l'Opposition a fait obstacle » au stockage des blés, qu'elle aurait « détourné l'attention ».
De quoi a-t-elle détourné l'attention ? Du stockage des blés ?
Mais c'est pourtant bien elle qui en parlait, c'est pourtant bien vous qui détourniez l'attention du Parti avec l'histoire de l'officier wrangélien ? Prenez garde que, demain, vous ne soyez forcé de répéter cette « manœuvre » en lui donnant une extension infiniment plus grande !
« L'armée est paysanne, le pays paysan, la collectivisation est un paravent permettant de recevoir des subsides ; un siècle sera nécessaire pour l'industrialisation. » Dans ces seules paroles tout votre fond remonte au jour. Pourquoi n'achevez-vous pas votre pensée ? La conclusion devrait être la suivante : « Vous vous êtes mis en tête passablement tôt, bien tôt, beaucoup trop tôt, de faire la Révolution d'Octobre. Il aurait fallu attendre encore à peu près un siècle. Créer le pouvoir des Soviets pour entretenir tout simplement une armée paysanne dans un pays paysan et pour que la collectivisation serve de paravent permettant d'obtenir des subsides :
Et bien non, les dépenses effectuées pour arriver à un pareil résultat sont démesurées. Vous avez été trop vite, vous avez été trop pressés de faire Octobre. » Voilà ce qui sort de vous par tous les pores lorsque vous rejetez le fatras de documents des écoliers tricheurs et commencez à laisser parler votre nature.
Conformément à toute votre façon de penser vous ajoutez immédiatement : « Je pense que maintenant vous doutez vous-même que les prémisses nécessaires à l'établissement du pouvoir des Soviets en Chine existent déjà. » Là-dessus je ne puis vous répondre qu'une
chose : le citoyen moyen a pris de l'audace, il se gratte le ventre en public. Certes, cet esprit moyen n'avait pas été complètement éliminé chez beaucoup de révolutionnaires, non seulement d'après Octobre, mais même aussi d'avant Octobre.
Seulement autrefois il se cachait, maintenant il remonte à la surface non seulement chez les intellectuels, mais aussi chez beaucoup d'anciens ouvriers qui se sont élevés au-dessus de la masse, qui ont reçu un titre et se sont fait un nom et peuvent regarder la masse de haut aussi bien en Russie qu'en Chine.
« Mais est-ce qu'on peut traiter notre peuple autrement ? Quelle industrialisation voulez-vous faire avec le moujik ?
Est-ce que le Chinois a une tête à avoir le pouvoir des Soviets ? »
Le citoyen moyen réactionnaire a dévoré le révolutionnaire, il n'en a laissé que la peau et les os, parfois bien moins encore.
Vous êtes en train de répéter, honorable camarade, les sages maximes qui nous furent présentées des milliers et des milliers de fois, non seulement avant la Révolution d'Octobre, non seulement dix ou douze ans avant celle-ci, lorsque nous affirmions que dans la Russie tsariste, esclave, moujik, arriérée, la Révolution pourrait amener au pouvoir le prolétariat plus tôt que dans les pays capitalistes les plus avancés ; mais même en 1917, après Février, à la veille d'Octobre, pendant Octobre, et au cours des premières années pénibles qui suivirent. Comptez donc sur vos doigts : les neuf dixièmes des dirigeants « optimistes » actuels, des constructeurs du « socialisme intégral » ne croyaient même pas à la possibilité de la dictature du prolétariat en Russie ; et pour baser leur manque de foi, ils arguaient de l'ignorance du moujik russe exactement comme vous le faites pour l'industrialisation et les Soviets en Chine.
Savez-vous comment cela s'appelle ? Comment, d'un mot, on peut le qualifier ? C'est de la dégénérescence. Pour d'autres, pour beaucoup d'autres, c'est une renaissance, c'est un retour à leur fond naturel de petit bourgeois momentanément trituré par le marteau du coup d'État d'Octobre.
Le petit bourgeois ne peut pas mener de politique sans y ajouter des mythes, des légendes, voire même des cancans.
Invariablement les faits se tournent vers lui en présentant leur aspect le plus inattendu, le plus désagréable ; de par sa nature, il est totalement incapable d'embrasser de grandes idées ; il n'a aucune cohérence ; alors, il s'applique à boucher les trous, par des suppositions, des fictions et des mythes. Lorsqu'on glisse de la ligne de conduite prolétarienne pour passer à celle de la petite bourgeoisie, il est encore bien plus indispensable de créer des légendes : c'est qu'il s'agit alors de travailler sans trêve au camouflage, de raccorder la journée d'hier avec celle d'aujourd'hui, de fouler aux pieds les traditions tout en faisant semblant de les observer. C'est au cours de pareilles périodes que se créent des théories faites pour compromettre les adversaires d'idées au point de vue personnel ; des maîtres en cet art surgissent en même temps. La foi en la toute-puissance politique de l'intrigue s'épanouit. Les cancans se multiplient, se surpassent, adoptent une classification, sont canonisés. Il se crée un corps d'auteurs de documents analogues à ceux des écoliers tricheurs, forts d'une confiance en leur propre irresponsabilité. Au point de vue extérieur tout cela donne des résultats vraiment miraculeux. En réalité, ceux-ci sont dus à la pression des autres classes, transmise par l'intermédiaire des « maîtres » de l'Appareil, des intrigants et des auteurs de documents scolastiques troublant la conscience de leur propre classe et diminuant ainsi sa force de résistance.
J'ai retrouvé, par hasard, des lignes que j'avais écrites il y a presque vingt ans (en 1909) : « Lorsque la courbe de l'évolution historique monte, la pensée sociale devient plus perspicace, plus hardie, plus intelligente. Elle apprend à distinguer immédiatement l'essentiel de l'insignifiant et à évaluer d'un coup d'œil les proportions de la réalité. Elle attrape les faits au vol en plein essor, et elle les relie par le fil de la généralisation... Mais quand la courbe de la politique descend, la bêtise s'installe dans la pensée sociale. Il est vrai que dans la vie commune persistent encore des débris de phrases générales qui sont des reflets d'événements passés... Mais le contenu intérieur de ces phrases s'est envolé au vent ; le précieux talent de la généralisation politique a disparu on ne sait plus où, sans laisser de traces. La bêtise devient insolente ; montrant ses dents cariées, elle se moque de toute tentative sérieuse de généralisation. Sentant que le champ de bataille lui appartient, elle commence à œuvrer par ses propres moyens. » (L. Trotsky, vol. XX, La Culture du vieux monde, page 310).
Il ne faut pas m'en vouloir si votre lettre a fait naître en moi cette association d'idées. Mais une chanson perd son sens si l'on en supprime un mot.
Pour expliquer son confusionnisme, ses bévues et ses erreurs, le petit bourgeois a non seulement besoin de mythes en général, mais aussi d'une source donnant continuellement naissance à une espèce de force démoniaque. Vous savez probablement que cette force est l'incarnation mythologique de notre propre faiblesse humaine. Qui est plus faible au point de vue idéologique, dans la situation actuelle du monde, que le petit bourgeois ?
Il voit la force démoniaque en diverses choses qui dépendent de ses conditions nationales, de son passé historique, de la place que le destin lui a fixée. Lorsqu'il est, si l'on peut s'exprimer ainsi, un bourgeois sans mélange, la source de tout le mal est pour lui le communiste qui veut spolier les paysans et les honnêtes travailleurs en général. Si c'est un philistin démocrate, le mal universel apparaît pour lui dans le fascisme.
Dans un troisième cas, ce sont les boches, les étrangers, les métèques, comme on dit en France. Dans un quatrième cas se sont les juifs, etc., et ainsi de suite à l'infini. Chez nous, pour l'homme moyen de l'appareil, pour le petit bourgeois armé de sa serviette, cette source universelle du mal est le « trotskysme ». Personnellement vous représentez simplement une variété « bienveillante » de ce type. Si l'on construit mal le Dniéprostroï ; si Roudzoutak se laisse entraîner par ses convois à vide; si en corrigeant à la hâte par l'article 107 des erreurs commises pendant toute une série d'années, on crée des imbroglios dangereux : c'est le « trotskysme » le coupable. Qui serait-ce d'autre ?
- c'est le « trotskysme » le coupable. Qui serait-ce d'autre ?
Engels a écrit autrefois que l'antisémitisme est le socialisme des imbéciles. En appliquant ce terme à nos conditions : l'anti-trotskysme est le communisme de... gens qui ne sont pas très perspicaces. Autrement dit, les auteurs de la mythologie anti-trotskyste savent parfaitement où le bât les blesse, mais ils comptent sur les simples, dont on peut détourner l'attention des fautes commises par la Direction en attirant cette attention vers la source universelle du mal à travers le monde, c'est-à-dire vers le trotskysme. Quelle place occupez-vous personnellement dans cet engrenage de trompeurs et de trompés ?
— Vous êtes quelque part, au milieu d'eux, - faisant fonction de chaînon de transmission.
Vous écrivez :
« En tant qu'ami je vous exhorte ardemment à en finir.
Ne soyez pas plus intelligent que le Parti. Trompez-vous avec sa majorité, avec ce1e même majorité de fonctionnaires, de gens de l'appareil, de citoyens moyens, corrompus et dégénérés ; même si ce1e majorité en est arrivée réellement là, de toute façon vous ne sauriez ni la transformer, ni la remplacer par rien d'autre. »
Quelles lignes merveilleuses ! On ne saurait en imaginer de meilleures. D'ailleurs, vous n'avez même pas eu la peine de les inventer. Vous avez simplement laissé parler votre fond de citoyen moyen du Parti.
Permettez-moi donc- de vous rappeler que l'esprit révolutionnaire collectif est une chose, et que celui du troupeau des citoyens moyens en est une autre. L'esprit collectif doit chaque fois être conquis; l'esprit moutonnier est livré tout 'achevé, fabriqué de la veille.
Vous avez certainement entendu des bavardages sur « l'individualisme », « l'aristocratie », etc. ? C'est ainsi que s'exprime en potins rageurs l'esprit de troupeau des citoyens moyens d'une part, le commérage des fonctionnaires de l'autre.
Avant tout, le Parti a besoin d'une ligne de conduite juste. Il faut savoir et oser défendre celle-ci au besoin contre la majorité du Parti, même contre sa majorité réelle et l'aider ainsi à réparer ses erreurs. En prenant les choses au pire, il n'est même pas si honteux de se tromper avec la majorité si celle-ci se trompe d'elle-même, contrôle son expérience et apprend. Mais c'est justement ce dont il n'est pas même question. Depuis longtemps déjà, l'appareil se trompe à la place de la majorité et ne permet pas à celle-ci de le corriger.
C'est en cela que consiste la quintessence de la « direction » actuelle ; c'est cela, l'âme du stalinisme.
Vous estimez qu'il faut simplement prendre la majorité existante telle qu'elle est. Si le Parti avait été pénétré de cet esprit, eût-il pu accomplir la Révolution d'Octobre ? Eût-il pu seulement y songer ? Non, cet esprit est le produit du dernier lustre. Avant le coup d'État d'Octobre, les éléments de collaborationnisme, de conciliation, d'adaptation, d'esprit petit bourgeois vermoulu et salace s'accrochaient à d'autres forces : au mouvement culturel libéral, à l'éducationnisme légal, au patriotisme de l'époque de la guerre, à la défense nationale révolutionnaire de Février. À présent tout cela monte en poussée sous l'étendard du « bolchévisme » de l'appareil, tout cela se groupe et s'entraîne en traquant l'Opposition, autrement dit le bolchévisme prolétarien. Comptez combien de défenseurs actuels, vénérables, d'Octobre, le protégeant contre « l'Opposition anti-soviétique » furent à cette époque de l'autre côté de la barricade, et ensuite, pendant les années de la guerre civile, disparurent on ne sait où. L'opportunisme cherche invariablement à s'appuyer sur une force déjà constituée. Le pouvoir des Soviets est une force. Tout opportuniste, petit bourgeois, citoyen moyen tend à s'appuyer sur lui, non pas tant parce qu'il est soviétique que parce qu'il est le pouvoir:
Des pseudo-révolutionnaires de toute l'Europe, d'anciens révolutionnaires dévorés par le citoyen moyen qui sommeillait en eux, d'anciens ouvriers devenus des dignitaires vaniteux, les Martynov et les Koussinen passés et présents, peuvent, en se cramponnant à ce qui existe, intervenir en tant qu'héritiers directs d'Octobre et même avoir le sentiment d'être ceux-ci.
Parmi toutes sortes de « ci-devant » une place particulièrement considérable est prise maintenant par les ex bolcheviks.
Il serait bon, un jour, d'en faire te recensement. Ce sont les mêmes qui, en qualité de démocrates-révolutionnaires, adhérèrent vers 1905 au bolchevisme. Lors de la contre-révolution ils se séparèrent du Parti ; ils tentèrent avec un certain succès de s'installer dans le régime du 3 Juin ; ils devinrent de grands ingénieurs, des médecins, des brasseurs d'affaires ; ils se firent les compères et les parents de la bourgeoisie ; avec elle, patriotes, ils entrèrent dans la guerre impérialiste ; la vague des défaites militaires les amena à la Révolution de Février ; ils s'efforcèrent de se faire la place la plus large possible dans le régime de la « démocratie » ; ils montrèrent les dents aux bolcheviks qui empêchaient l' « ordre » de s'établir ; ils furent de furieux ennemis d'Octobre ; ils mirent leurs espoirs en l'Assemblée Constituante ; et lorsque, malgré tout, le régime bolchevik commença à se constituer, ils se souvinrent brusquement de 1905, renouvelèrent leur « stage dans le Parti », se chargèrent de la défense de l'ordre nouveau et des traditions anciennes ; ils insultent maintenant l'Opposition en se servant des mêmes expressions qu'ils appliquèrent en 1917 aux bolcheviks. Ils sont beaucoup comme cela. Voyez seulement la « Société des vieux bolcheviks » : elle est constituée pour une bonne moitié, pour ne pas dire plus, par des « militants » intransigeants ayant derrière eux un léger intérim d'environ huit, dix ou douze ans, passé au sein de la bourgeoisie.
Tous ces bureaucrates stabilisés, alourdis, quelque peu abrutis, ne supportent surtout pas l'idée de la « révolution permanente ». Il ne s'agit certes pas pour eux de 1905, ni de rendre artificiellement la vie à d'anciennes querelles de fractions depuis longtemps reléguées aux archives. Peu leur importe Hécube ! Il s'agit bel et bien de notre époque, d'un aujourd'hui bien isolé de l'enchaînement des ébranlements du monde, il s'agit de se garantir par une « sage » politique extérieure, de construire ce qui se laisse construire, et d'appeler tout ceci le socialisme dans un seul pays. Le citoyen moyen veut de l'ordre, de la tranquillité, une allure modérée, aussi bien en économique qu'en politique. Plus doucement, plus lentement. Ne vous emballez donc pas, nous arriverons toujours à temps. Ne sautez donc pas les étapes. Le pays est paysan, en Chine il y a 400 millions de paysannerie « ignorante ». Il faut un siècle pour l'industrialisation. Cela vaut-il la peine qu'on se casse la tête sur des plates-formes? Vis et laisse vivre autrui. Voilà le substratum de la haine éprouvée envers la « révolution permanente». Lorsque Staline disait que les neuf dixièmes du socialisme étaient déjà construits chez nous, il donnait ainsi une satisfaction suprême à la bureaucratie bornée et contente d'elle : nous avons construit les neuf dixièmes ; quant au dixième qui reste, nous l'achèverons certainement. Au cours des dernières années de sa vie, Lénine craignait par-dessus tout cette responsabilité collective des gens de l'appareil et des fonctionnaires armés de toutes les ressources du Parti dirigeant et de l'appareil de l'État.
Et vous nous invitez à capituler devant ces éléments pénétrés de l'esprit du citoyen moyen, devant cet énorme vomissement de l'Histoire, faisant suite à la Révolution d'Octobre encore mal digérée ? Et bien, vous vous êtes trompés d'adresse. « Réfléchissez à nouveau. » Nous avons déjà réfléchi à nouveau. Votre lettre ne fait que révéler une fois de plus l'immense avantage historique que quelques milliers de bolcheviks- léninistes persécutés ont sur la masse friable, informe, sans idées, de fonctionnaires, de serviteurs zélés et simplement de pique-assiettes. Si nous en étions arrivés à votre conclusion qu'on ne peut pas transformer », nous ne nous serions pas résignés ; nous aurions reconstruit à neuf, c'est-à-dire que nous aurions retiré les bonnes briques des vieux murs, nous en aurions cuit au four de nouvelles, et avec elles, nous aurions érigé un nouvel édifice sur une place nouvelle. Mais par bonheur pour la Révolution, vos succès n'en sont pas encore là. Nous saurons trouver les moyens de faire l'alliance avec le noyau prolétarien du Parti, avec la classe ouvrière ; peu importe que vous nous persécutiez, que vous dressiez autour de nous des barrières. Nous ne vous abandonnons ni les traditions bolcheviks, ni les cadres prolétariens du bolchévisme.
À propos : un jour ou deux avant mon départ de Moscou, je reçus la visite d'un digne citoyen moyen qui voulait m'exprimer en quelque sorte sa sympathie et ses condoléances, ou qui, plutôt, cherchait à donner une issue à son impuissance et à sa maladresse congénitale de moyen, en face des processus menaçants s'effectuant dans le Parti et dans le pays. Ce digne militant du Parti me déclara, dans notre conversation d'adieu, qu'il considérait comme juste toute la politique du Comité Central ; quant au régime existant au sein du Parti, il n'était pas, selon lui, dépourvu de fautes. « Cela, disait-il, c'est vrai. Et la déportation est tout à fait scandaleuse ». C'est ainsi que s'exprima à peu près un brave officiel. D'ailleurs, il faut bien le dire, il n'y avait pas de témoins. Lorsque je lui posai cette question : « Comment donc une bonne politique a-t- elle amené un mauvais régime ? », mon hôte répondit : « Voyez-vous, il a eu des bévues isolées, mais nous corrigerons cette affaire. Tous, vraiment tous ceux avec qui j'ai pu parler », me confiait le dignitaire,
« condamnent certes l'Opposition, mais ils sont indignés des déportations. Nous arriverons à les faire rapporter ». Je me moquai de mon visiteur et lui adressai, je crois m'en souvenir, quelques paroles dures dans le genre de celles que vous m'avez obligé à employer envers vous. « Vous n'obtiendrez rien du tout, et demain vous approuverez les déportations, car il ne vous reste rien dans l'âme. »
Naturellement les choses se passèrent ainsi.
J'ai reçu récemment une lettre d'un autre « officiel » un peu moins important ;
voyez-vous, se plaint de ce que je n'entretiens pas avec lui une correspondance amicale, quoiqu'il ne soit pas « d’accord » avec moi, mais, d'après lui, ce n'est pas une raison. Là-dessus il change de conversation pour raconter quelles sont les modifications qui se sont produites dans ses services, et qu'Ivan Kirylovitch a grossi et joue du violon. Enfin, une « officielle » bienveillante m'a transmis ses conseils en profitant d'une occasion favorable : les hommes ne vivent qu'une seule vie et il ne faut donc pas, par toutes sortes d'oppositions, en venir à se faire exiler ! Les femmes des ex-jacobins de l'époque du Directoire raisonnaient — plutôt, il est vrai, par les cuisses que par la tête — exactement de la même façon. Si vous dites à cette « officielle » qui n'a qu'une « seule vie », qu'elle pue Thermidor, elle vous récitera une si belle citation littéraire que Yaroslavsky lui-même en sera attendri.
Et voilà maintenant que vous apparaissez, vous qui dans votre genre parlez le plus « idéologiquement » et même avec un certain élan : vous voulez me corriger d'un seul coup en vous basant sur le Dniéprostroi. Et vous tous, car votre nom est légion, semblez oublier tout à fait que c'est vous, justement vous, qui avez envoyé dans les prisons et en exil des centaines de mes amis d'idées et moi-même. Si l'on vous disait cela en face, vous ouvririez de grands yeux. « Oui ! Certainement nous avons voté quelque chose ; certes, nous n'avons pas protesté... » Le citoyen moyen du Parti préfère en pareil cas jouer le rôle de Ponce Pilate en se fourrant les doigts dans le nez d'un air bienveillant. Si des centaines de révolutionnaires excellents, d'idées fermes, conséquents, pour la plupart héros de la guerre civile, ont franchi récemment la porte des prisons, s'ils remplissent les mêmes chambrées que les prévaricateurs, les agioteurs et la plus sinistre canaille, si maintenant ils réchauffent de leurs corps les anciens lieux de l'exil tsariste, c'est simplement selon vous une triste circonstance, une imperfection du mécanisme, un malentendu, un excès de zèle des exécuteurs. Non, chers amis, vous n'y échapperez pas! C'est vous qui répondez de cela et qui aurez encore à en répondre.
Nous, Opposition, nous sommes en train de former maintenant une nouvelle levée historique des véritables bolcheviks. Et vous, par la calomnie malhonnête, par la répression, vous les soumettez à l'épreuve en nous aidant à faire la sélection. Il en est qui ont peur de passer dans la même cellule que les concussionnaires et les agioteurs. Ceux-là « se repentent », reconnaissent leurs erreurs et à ceux-là les gardiens ouvrent les portes. Sont-ce là les meilleurs éléments ? Sont-ce là des révolutionnaires ? Sont-ce là des bolcheviks ? Et pourtant ce sont eux qui vont occuper les postes d'où sont arrachés des révolutionnaires authentiques. Il se produit de plus en plus dans le Parti une sélection des « adaptés ». L'Opposition est abandonnée par les sceptiques, les gens vidés, les hommes de peu de foi, les diplomates à bon marché ou tout simplement par les gens accablés de famille. Ils vont grossir le nombre des hypocrites et des cyniques qui pensent une chose et qui tout haut en disent une autre. Les uns justifient cela par une nécessité d'État ». D'autres, simplement attelés au char, continuent à tirer, empoisonnés pour toujours par l'impossibilité d'exprimer leur opinion dans leur propre Parti. Entre temps, Yaroslavsky et les autres fossoyeurs dressent la statistique de la « bolchévisation ». Or la véritable masse ouvrière, dans le Parti et en dehors de lui, s'éloigne intellectuellement de l'appareil, s'enferme en elle-même, se durcifie. C'est là le processus le plus menaçant, le principal, le processus décisif.
La fraction stalinienne travaille, actuellement surtout, en faveur des menchéviks et des anarcho-syndicalistes en leur préparant le terrain dans le prolétariat. C'est œuvrer sans aucune chance de réussite que de tenter de garder les ouvriers acquis à l'appareil en leur présentant une fois par an une cuillerée à café d'autocritique. Seule l'Opposition qui combat jusqu'à la mort non seulement le menchevisme et l'anarcho- syndicalisme (il est même superflu de le dire), mais aussi le centrisme stalinien et l'esprit officiel de l'appareil, est capable d'exprimer d'une façon bolchévique les besoins et les aspirations de la meilleure partie de la classe ouvrière en maintenant celle-ci sous l'étendard de Lénine.
Vous avez certainement connaissance de l'affaire Malakhov, membre de la Commission Centrale de Contrôle qui, pendant plusieurs années, se livra à des vols et reçut des pots de vin fabuleux. Cela arrive dans les meilleures familles, direz-vous.
Vraiment, quand il se met à raisonner, le citoyen moyen s'en tire toujours par des proverbes dans les cas difficiles. Je me permets pourtant de croire que la Commission Centrale de Contrôle telle qu'elle fut conçue, est une famille trop distinguée pour expliquer aussi facilement le séjour aussi prolongé dans son sein d'un « monstre » aussi exceptionnel. Mais il ne s'agit pas seulement de cela. Car enfin tout le trust de la Kardolenta, tout au moins toutes les sommités de celui-ci, connaissaient les exploits artistiques de Malakhov. Ceux qui étaient liés avec lui dans la vie quotidienne en avaient aussi connaissance. Ainsi, vraiment Malakhov n'avait donc ni amis, ni relations, ni intimes à la Commission Centrale de Contrôle ? Comment, dans ce cas, a-t-il pu arriver jusqu'à cette institution si élevée ? Il n'y est pourtant pas tombé du ciel ? Il y en avait donc qui savaient et qui se taisaient, et ils étaient assez nombreux. Les collègues et les subordonnés se taisaient : les uns en profitaient, les autres avaient peur.
Ils avaient doublement peur, car Malakhov est membre de la Commission Centrale de Contrôle. Et c'est lui qui décide. Malakhov avait par conséquent la possibilité de voler aussi longtemps, avec autant de variété et de succès qu'il le voulait, précisément parce qu'il était membre du Tribunal suprême jugeant les mœurs du Parti. La voilà bien la dialectique du bureaucratisme ! Or, savez-vous que c'est ce même Malakhov qui nous a jugés et exclus, nous les oppositionnels ? Entre un pot de vin de plusieurs milliers de roubles et le déchaînement d'une orgie en compagnie de spéculateurs, il participait au jugement contre Rakovsky, I. N. Smirnov, Préobrajensky, Mratchkovsky, Serebriakov, Mouralov, Sosuovsky, Beloborodov, Radek, Grünstein et beaucoup d'autres, et les qualifiait de « traîtres à la cause du prolétariat ». C'est également Malakhov qui a exclu Zinoviev et Kamenev et qui, après leur repentir, les gracia et les envoya au Centrosoyous. [4] Voilà le tour que prend la « dialectique ! » Je ne doute guère que, tandis qu'on jugeait Rakovski ou Mratchkovsky comme traîtres au prolétariat, c'est Malakhov qui formulait les interventions les plus avides de sang. Déjà, au XIVe Congrès, assis au Présidium, tout en observant Moïseenko qui avait été placé, avec quelques autres ventriloques ukrainiens, sur le premier banc, pour saboter de ses hurlements les discours des oppositionnels de Leningrad, j'exprimai à mon voisin Kalinine l'hypothèse suivante : « Je ne sais pourquoi, celui-là (Moïseenko) montre tant de zèle ; je crains bien qu'il n'ait quelque chose à se reprocher ! » Ce n'était alors qu'une supposition bien risquée, par la suite, après contrôle, il se trouva qu'il en était bien ainsi ; Moïseenko, qui a enrichi les procès-verbaux des Conférences et des Plenum par des phrases ordurières lancées contre l'Opposition, fait bien partie de la même religion malakhoviste. Plus d'une fois, au cours des dernières années, en me laissant guider par la supposition psychologique que j'indique plus haut, j'ai réussi à toucher le fond des choses.
Si un homme de l'appareil braille avec trop d'arrogance, ment, calomnie et tend le poing vers l'Opposition, dans neuf cas sur dix c'est un malakhoviste qui bluffe pour dissimuler son affaire. Voilà ce que c'est que la dialectique...
Vous avez l'audace d'affirmer que les choses resteront dans l'état où elles sont : « Ce n'est pas nous qui avons commencé, ce n'est pas avec nous que cela finira. » Eh bien non !
C'est nous qui avons commencé. Ou plus exactement vous, c'est-à-dire le régime du Parti que vous soutenez. C'est le régime du bureaucratisme se suffisant à lui-même, brutal et déloyal. Vous souvenez-vous qui a donné cette définition ?
Ce n'est pas quelque moraliste impuissant, mais bien le plus grand révolutionnaire de notre siècle. Le régime déloyal, voilà le plus grand des dangers. Certes, nous ne connaissons pas de normes de moralité immuables ni imposé du dehors.
La fin justifie les moyens. Mais la fin doit être une fin de classe, révolutionnaire, historique ; alors les moyens ne peuvent pas non plus être déloyaux, malhonnêtes, répugnants. Car la déloyauté, la mauvaise foi, la malhonnêteté peuvent donner pour un temps des effets très « utiles » ; mais si elles sont appliquées pendant une longue période, elles rongent la base même de la force révolutionnaire de la classe, la confiance à l'intérieur de son avant-garde. On passe ainsi des citations truquées et de la mise sous le boisseau de documents authentiques, à l'officier wrangelien et à l'article 58. Il s'agit ici de nouveau de politique, avant tout de sauver le « prestige » politique ébranlé par toute une série de faillites opportunistes. Dans le trust de la Kardolenta, l'enjeu est moindre et les moyens sont proportionnés au but fixé. Mais si le Malakhov de la Kardolenta se protège en dévorant les autorités des yeux : « Vois-tu, je n'hésiterais pas à donner ma vie pour toi, mais toi protège-moi aussi. » La graine de la brutalité et de la déloyauté, si on la sème avec tant de méthode, finit par germer. Qui sème l'officier wrangélien récolte les Malakhov. Et si encore il n'en poussait qu'un seul ! Mais cette récolte rend au centuple et même davantage...
Lorsque vous aurez pensé à tout cela, quand vous aurez compris tout cela, nous pourrons alors causer d'une autre façon.
Puisque vous avez fait preuve de tant d'intérêt envers ma situation par rapport au Parti, permettez-moi de m'intéresser quelque peu à la vôtre. Vous parlez tout le temps du Parti, de sa majorité. Mais les pensées que vous exposez vous-même sont celles d'une fraction clandestine. Vous accusez le Comité Central d'avoir entraîné l'industrialisation sur le chemin trotskyste. C'est la voix de la fraction rykoviste, celle de droite. Vous affirmez que dans la politique agraire, le Comité Central a parlé au début de cette année le langage de l'Opposition. C'est ainsi que s'exprime Rykov en personne.
Vous estimez que des fantaisies comme celle du Dniéprostroï constituent « une destruction criminelle de nos ressources ».
Mais c'est le Comité Central, c'est-à-dire sa majorité qui ont à répondre de ces « fantaisies ». Les mesures exceptionnelles appliquées à la campagne ont d'après vous ébranlé l'alliance entre paysans et ouvriers pour toute une série d'années. Donc la politique de la majorité actuelle du Comité Central ne vaut absolument rien. En d'autres termes vous sapez en plein la direction du Parti. Seulement votre sape conduit vers la droite, dans l'esprit des hommes politiques que Staline commence à désigner vaguement sous le terme de « philosophes paysans ». Je ne sais pas si vous faites partie, officiellement, de cette fraction. Mais tout homme adulte ne doutera pas que votre lettre soit entièrement pénétrée des opinions et de l'état d'esprit de ce groupement et qu'elle est tout à fait oppositionnelle, c'est-à-dire oppositionnelle de droite. Vous êtes un rykoviste. En tant que rykoviste, vous attaquez l'Opposition, mais vous visez Staline. Comme dit le proverbe :
« Frappez l'un pour atteindre l'autre. »
Comment vous figurez-vous donc le développement ultérieur des rapports existant entre la fraction rykovienne des « philosophes paysans », profondément enracinée dans le pays, et la fraction stalinienne du milieu détenant entre ses mains l'appareil ? La polémique secrète de Staline contre Froumkine rappelle les premiers pas de la lutte entre les gauches et le bloc centre-droite. Naturellement, au point de vue officiel, c'est l'unanimité qui règne. On raconte même que pour en donner la preuve, on aurait distribué aux délégations du Congrès un avertissement expliquant que les bruits concernant les « prétendues » divergences au sein du Bureau Politique sont inventés par les trotskystes. Mais ce n'est là qu'une copie d'écoliers singeant des modèles illustres. En Avril 1925, le Comité Central envoya à toutes les organisations du Parti une circulaire avertissant que les bruits de divergences au sujet de la question paysanne au sein du « noyau léniniste » sont mis en circulation toujours par les mêmes trotskystes.
Pourtant, la majorité des oppositionnels n'a compris que par cette circulaire qu'il existait certains différents biens sérieux puisqu'il fallait les démentir par cette voie.
L'auteur de cette circulaire fut, me semble-t-il, Zinoviev qui, à peine quelques mois plus tard, eut à signer des documents d'un tout autre genre. Ne pensez-vous pas qu'ici aussi l'histoire peut se répéter un peu ? Un certain homme intelligent a dit un jour que lorsque l'histoire se donne la peine de se répéter, elle substitue d'ordinaire la comédie au drame, ou tout au moins introduit dans celui-ci des éléments burlesques.
Il faut bien dire que si dramatique que soit l'ambiance générale, les assertions réchauffées faites au sujet du monolithisme résonnent comme une comédie assez piteuse, à laquelle personne ne croit, ni acteurs, ni spectateurs. D'autant plus que le dénouement doit se produire d'ici quelques mois qui ne sont pas tellement éloignés. La fraction des « philosophes paysans » est forte clans le pays, mais elle craint le Parti, son noyau prolétarien. Elle ne parle pas à haute voix, tout au moins publiquement. Jusqu’à présent, les thermidoriens ne prennent cette liberté qu'en conversation particulière ou dans des lettres, la vôtre par exemple.
Je ne sais si, dans un avenir proche, la bataille éclatera au grand jour, ou si, en attendant, elle se développera sous le boisseau dans un ordre monolithique et bureaucratique.
C'est pour cela aussi que je ne me charge pas de deviner quelle sera « la majorité » qui se formera à la prochaine étape.
Mais vous, prenez-vous l'obligation de vous aligner d'avance d'après n'importe quelle a majorité », si même celle-ci ébranlait l'alliance entre paysans et ouvriers pour des années ? Ou bien avez-vous l'intention de lutter sérieusement contre la superindustrialisation, même au risque de changer brusquement de résidence ? Car les Yaroslavsky sont là. Ils ont entre leurs mains de grandes ressources, non pas certes dans le domaine des idées, mains des ressources qui en leur genre sont aussi efficaces, tout au moins jusqu'à nouvel ordre. Ils tenteront de vous étrangler, en appliquant au fond votre propre politique, en retardant simplement l'échéance fatale. Dans cette voie-là, contre vous ou bien avec vous, ils pourraient peut-être s'attendre à un succès complet si l'Opposition n'existait pas.
Mais elle existe. Et vous aurez plus d'une occasion de vous en apercevoir.
Vous me demanderez : « Mais quelles sont donc vos conclusions » ? Nous avons exposé ailleurs les conclusions essentielles ; je ne les répéterai pas ici. Mais je ferai ici même quelques déductions particulières.
Le régime existant dans le Parti au cours des dernières années a ramené pour ainsi dire celui-ci tout entier à l'état d'illégalité. La fraction stalinienne arrange clandestinement les affaires les plus importantes du Parti. Votre fraction, celle de Rykov, agit par les mêmes méthodes illégales. Quant à l'Opposition, inutile d'en parler puisqu'elle est Opposition.
Les seuls saints qui soient restés maintenant dans la légalité du Parti sont probablement Zinoviev et Safarov... Si ce sont là des saints, que sont les pécheurs ? Mais si, en unissant nos efforts, nous ramenions le Parti dirigeant à une situation légale ? Vous demanderez : par quel moyen ? Très simplement : en rendant au Parti ses droits.
Il faut commencer par réduire brutalement (environ de vingt fois) le budget du Parti qui s'est monstrueusement accru, et qui est devenu la base financière de l'arbitraire bureaucratique dominant le Parti. Il faut que celui-ci ait un budget propre qui soit sévèrement contrôlé et dont il rende compte. Les dépenses révolutionnaires secrètes doivent être vérifiées chaque année par une Commission spéciale du Congrès.
Il faut préparer le XVIe Congrès de telle façon que, se distinguant par-là du XVe, du XIV° et du XIII°, il soit un Congrès du Parti et non pas le Congrès d'un appareil fractionnel. Avant le Congrès, le Parti doit entendre toutes les fractions entre lesquelles il est éparpillé grâce au régime des dernières années. Les siffleurs, les destructeurs, les fascistes doivent être, d'un commun accord, envoyés pour travailler dans les nouveaux domaines soviétiques, mais sans leur appliquer l'article 58. Puisqu'il y a encore bien du chemin à faire avant d'arriver à la véritable libération du Parti, il faut introduire le vote secret dans toutes les élections préparant le XVIe Congrès.
Voici les propositions strictement pratiques dont la réalisation donnerait au noyau prolétarien la possibilité de faire comparaître à la barre, non seulement les droitiers, mais aussi les centristes qui constituent le soutien principal de l'opportunisme dans le Parti.
Vous voyez, maintenant quelles conséquences inattendues découlent du... Dnieprostroï.
ALMA-ATA, LE 12 SEPTEMBRE 1928.
- ↑ Importante Centrale électrique devant desservir le bassin du Dniepr.
- ↑ Le Septemvirat est le groupe fractionnel qui s'était formé au Bureau Politique pour combattre Trotsky, et qui, après le départ de celui-ci, est resté le Bureau Politique lui-même.
- ↑ Par « expédition dépersonnalisée », ou entend l'organisation des transports qui évite la circulation d'une même marchandise en deux sens opposés, par exemple : expédition de blé de Moscou à Leningrad en même temps que de Leningrad à Moscou. L’application de cette formule à Roudzoutak est une allusion à ses voyages aussi fréquents qu'inutiles, et qui sont la risée générale. (L. T.)
- ↑ Organe central des coopératives.