Propos de Lénine sur l’art

De Marxists-fr
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Le 3 avril 1917 j’étais à la gare de Finlande, à Petersbourg, au moment de l’arrivée de Lénine de l’étranger. J’ai vu Lénine se frayer un chemin jusqu’au parvis de la gare à travers la foule en ébullition, monter sur une auto blindée et, la main tendue vers les « masses populaires », leur adresser son premier discours.

La foule attendait Lénine. Mais moi pas. Au début de l’année 1917 j’avais lu le Le Capital de Karl Marx, livre qui se trouvait de plus en plus souvent au centre des discussions socio-politiques. Je le lisais principalement aux toilettes, où il était en permanence posé sur une petite étagère blanche absolument pas destinée aux livres. Le reste du temps j’étais occupé : je vaquais à mes affaires et lisais d’autres livres.

Il s’agissait d’une année jubilaire : Le Capital avait paru pour la première fois en Allemagne un demi-siècle plus tôt, en 1867. Le texte de Marx semblait tellement vieilli, tellement privé de fondement réel que je le lisais plutôt comme un roman ennuyeux que comme un livre prétendant à une actualité politique et de surcroît internationale. La machine à vapeur qui avait écrasé Anna Karénine en 1873 ne ressemblait plus du tout à la locomotive qui, quarante-quatre ans plus tard, ramenait en Russie dans un wagon plombé, aux frais de Guillaume II, Lénine et les autres « marxistes ». Toutes les conditions sociales de l’existence avaient depuis cette époque changé de nature et elles continuaient obstinément de changer, de progresser, de trouver des formes plus équitables. Le livre de Marx me paraissait un anachronisme. Voilà pourquoi le discours « historique » de Lénine, prononcé du toit d’un char militaire, m’intéressait peu.

En 1921, Annenkov retrouve Lénine dans de toutes autres conditions : il a reçu commande de son portrait.

Lénine était peu loquace. Les séances (il y en eut deux) se déroulaient en silence. Lénine semblait oublier (ou peut-être oubliait-il réellement) ma présence, tout en restant, par ailleurs, relativement immobile, si ce n’est que lorsque je lui demandais de lever la tête vers moi, il laissait poindre un invariable sourire. M’étant souvenu de son article « l’insurrection comme un art », je tentai d’engager la conversation sur l’art.

— Vous savez, je ne suis pas calé en art, dit Lénine - ayant vraisemblablement oublié son article [Note du Trad 1] et la phrase de Karl Marx -l’art c’est pour moi... quelque chose comme un appendice intellectuel, et lorsque son rôle de propagande, qui nous est indispensable, sera accompli, nous le couperons - clac-clac ! A cause de son inutilité. Par ailleurs, ajouta Lénine en souriant - parlez de ça avec Lounatcharsky [Note du Trad 2] : c’est un grand spécialiste. Il a même toutes sortes de petites idées là-dessus...

Lénine s’absorba de nouveau dans ses feuillets noircis puis, se tournant vers moi, prononça :

— En général, comme vous le savez certainement, je n’éprouve pas de grande sympathie pour ces intellectuels dont vous êtes, et il ne faut absolument pas interpréter notre slogan « liquider l’analphabétisme » comme volonté de donner naissance à une nouvelle intelligentsia. Il ne faut « liquider l’analphabétisme » que pour que chaque paysan, chaque ouvrier puisse lire de manière autonome, sans l’aide d’autrui, nos décrets, ordres et appels. Le but est tout à fait pratique. Et rien de plus. [...] Le révolutionnaire doit être réaliste. Lénine sourit de nouveau avec malice :

— Le peintre aussi, bien sûr. L’impressionnisme, le cubisme, le futurisme et autres espèces d’« ismes » défigurent l’art. L’art doit se passer d’« ismes ». L’art doit être réel.

Le thème banal du rôle négatif des « ismes » dans l’art a également été traité par Lénine dans ses articles. Avant ou après nos séances -je ne m’en souviens pas.

J’avais voulu demander à Lénine son opinion sur des « ismes » tels que le « socialisme », le « communisme », le « marxisme » et - dans l’avenir - le « léninisme », mais je me suis retenu et ai gardé le silence.

  1. Annenkov fait référence à la lettre de Lénine (alors réfugié en Finlande) au Comité Central du parti bolchevik datée du 14 septembre 1917, Marxisme et insurrection, où il reprend et développe l’analogie de Marx entre art et insurrection.
  2. Anatoli Lounatcharsky (1875-1933), intellectuel marxiste et vieux compagnon de Lénine, fut commissaire du peuple à l’Éducation d’octobre 1917 à 1929.