Projet de résolution sur la situation politique actuelle

De Marxists-fr
Aller à la navigation Aller à la recherche


Le Projet de résolution sur la situation politique actuelle fut préparé par Lénine pour être présenté à la réunion plénière du Comité central du Parti bolchevique, qu'une décision du C.C. avait fixée au 3 (16) septembre 1917. Le jour dit, il y eut une séance restreinte du C.C., au cours de laquelle ce projet ne fut pas discuté. Les procès-verbaux du C.C. du P.O.S.D.(b)R. se rapportant à cette période, ne font aucune mention d'une discussion du projet par l'assemblée plénière du Comité central. [N.E.]

Se référant à la résolution sur la situation politique adoptée par le VIe congrès du P.O.S.D.R. (bolchevique) et l'appliquant à la situation présente, l'assemblée plénière du Comité central du P.O.S.D.R. constate que :

  1. Du 3 juillet au 3 septembre, en deux mois, la lutte des classes et le cours des événements politiques ont tellement fait progresser le pays entier, par suite de la rapidité incroyable de la révolution, que de longues années n'auraient pu, en temps de paix, sans révolution et sans guerre, le faire avancer de la sorte.
  2. Il apparaît de plus en plus clairement que les événements des 3-5 juillet ont marqué un tournant de la révolution tout entière. Sans une juste appréciation de ces événements, il est impossible d'apprécier avec justesse les tâches du prolétariat et la rapidité, indépendante de notre volonté, des événements révolutionnaires.
  3. Les calomnies répandues avec un zèle invraisemblable par la bourgeoisie contre les bolcheviks, et très largement diffusées par elle dans les masses populaires grâce aux millions placés dans la presse et dans les maisons d'édition capitalistes, sont de plus en plus rapidement et largement démasquées. Il devient toujours plus évident aux yeux des masses ouvrières de la capitale et des grandes villes d'abord, aux yeux des paysans ensuite, que les calomnies forgées contre les bolcheviks sont une des principales armes des grands propriétaires fonciers et des capitalistes dans la lutte contre les défenseurs des intérêts des ouvriers et paysans pauvres, c'est-à-dire contre les bolcheviks.
  4. La rébellion de Kornilov, c'est-à-dire des généraux et des officiers appuyés par les grands propriétaires fonciers et par les capitalistes avec à leur tête le parti cadet (parti de la « liberté du peuple »), a nettement tenté de se justifier en reprenant les vieilles calomnies contre les bolcheviks et a contribué par là à ouvrir définitivement les yeux aux larges masses populaires sur la signification réelle des diffamations répandues par la bourgeoisie contre le parti ouvrier bolchevique, parti des vrais défenseurs des pauvres.
  5. Si notre parti s'était refusé à soutenir le mouvement spontané des masses les 3 et 4 juillet, mouvement qui se produisit malgré les efforts que nous avions faits pour le contenir, cela eût été trahir manifestement et complètement le prolétariat, car le mouvement des masses naissait de l'indignation juste et légitime provoquée par la prolongation de la guerre impérialiste (c'est-à-dire d'une guerre de conquête et de rapine, faite dans l'intérêt des capitalistes) et par l'inaction du gouvernement et des Soviets en présence de la bourgeoisie qui accentue et aggrave le marasme économique et la famine.
  6. En dépit des efforts de la bourgeoisie et du gouvernement, en dépit de l'arrestation de centaines de bolcheviks, de la saisie de leurs papiers et de leurs documents ; en dépit des perquisitions faites dans les rédactions, etc., on n'a pas réussi et on ne réussira jamais à prouver la calomnie selon laquelle notre parti assignait au mouvement des 3 et 4 juillet un objectif quelconque, autre que celui d'une manifestation «pacifique et organisée», sous le mot d'ordre de la transmission de l'intégrité du pouvoir aux Soviets des députés ouvriers, soldats et paysans.
  7. Les bolcheviks auraient commis une erreur si, les 3 et 4 juillet, ils s'étaient assigné pour objectif la prise du pouvoir, car la majorité du peuple et même des ouvriers n'avait pas encore fait réellement l'expérience de la politique contre-révolutionnaire des généraux à l'armée, des grands propriétaires fonciers dans les campagnes, des capitalistes dans les villes, politique qui s'est révélée aux masses après le 5 juillet et qui est engendrée par l'entente des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks avec la bourgeoisie. Mais aucune des organisations centrales ou locales de notre parti n'a lancé ni oralement ni par écrit, les 3 et 4 juillet, le mot d'ordre de la prise du pouvoir ; aucune de nos organisations n'a même discuté de ce mot d'ordre.
  8. L'erreur réelle de notre parti, dans les journées des 3 et 4 juillet, erreur que les événements mettent aujourd'hui en lumière, a été seulement de considérer la situation générale comme moins révolutionnaire qu'elle ne l'était et de croire encore possible le développement pacifique des transformations politiques grâce à un changement de la politique des Soviets, alors qu'en fait les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires étaient déjà tellement liés par leur entente avec la bourgeoisie et placés de ce fait dans une situation si inextricable, la bourgeoisie était devenue si contre-révolutionnaire, qu'il ne pouvait plus être question d'aucun développement pacifique. Mais le parti ne pouvait revenir de cette erreur, uniquement entretenue par l'espoir d'un développement pas trop accéléré des événements, qu'en participant au mouvement des 3 et 4 juillet sous le mot d'ordre «Tout le pouvoir aux Soviets» et en essayant de conférer au mouvement un caractère pacifique et organisé.
  9. L'importance historique de la rébellion de Kornilov consiste précisément en ce qu'elle a démontré aux masses, avec une force extraordinaire, cette vérité cachée jusqu'à présent - et que l'on continue à cacher - par les phrases conciliatrices des socialistes-révolutionnaires et des mencheviks, à savoir que les grands propriétaires fonciers et la bourgeoisie, conduits par le parti cadet et par les généraux et les officiers qui sont de leur bord, se sont organisés et sont prêts à commettre et commettent les pires forfaits, à livrer Riga (et puis Petrograd) aux Allemands, à ouvrir le front aux Allemands, à faire fusiller les régiments bolcheviques, à s'insurger, à faire marcher sur la capitale des troupes, la « division sauvage »[1] en tête, à seule fin de concentrer entre les mains de la bourgeoisie la totalité du pouvoir, d'affermir l'autorité des grands propriétaires fonciers dans les campagnes et d'inonder le pays du sang des ouvriers et des paysans. La rébellion de Kornilov a prouvé pour la Russie ce que l'histoire a prouvé pour tous les pays, à savoir que la bourgeoisie trahira la patrie et ne reculera devant aucun crime pour défendre sa domination et ses revenus.
  10. Les ouvriers et les paysans de Russie n'ont, absolument aucune autre issue que la lutte la plus résolue et la victoire sur les grands propriétaires fonciers et la bourgeoisie, sur le parti cadet, sur les généraux et les officiers sympathisant avec ce parti. Seule la classe ouvrière des villes pourra conduire le peuple, c'est-à-dire l'ensemble des travailleurs, dans cette lutte et vers cette victoire, si elle prend possession du pouvoir d'Etat et si elle est soutenue par les paysans pauvres.
  11. Les événements de la révolution russe, surtout depuis le 6 mai et plus encore depuis le 3 juillet, se développent avec une rapidité d'ouragan si incroyable que la tâche du parti ne peut nullement être de les hâter ; tous nos efforts doivent tendre, au contraire, à ne pas retarder sur les événements, de façon à pouvoir éclairer au mieux les ouvriers et les travailleurs au fur et à mesure, sur les modifications de la situation et de la lutte des classes. Car telle est en ce moment la tâche principale du parti : expliquer aux masses que la situation est extrêmement critique, que toute action peut se terminer par une explosion, et qu'un soulèvement prématuré pourrait, par conséquent, faire le plus grand mal. En même temps, la situation critique conduit inéluctablement la classe ouvrière - et peut-être à une allure catastrophique - dans une situation où, par suite d'événements qui ne dépendent pas d'elle, elle se verra obligée d'affronter, en un combat décisif, la bourgeoisie contre-révolutionnaire et de conquérir le pouvoir.
  12. La rébellion de Kornilov a pleinement mis en lumière le fait que l'armée, toute l'armée déteste le Quartier général. Les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires qui ont, des mois durant, montré leur haine des bolcheviks et leur attachement à la politique d'entente des ouvriers et des paysans avec les grands propriétaires fonciers et la bourgeoisie, ont dû eux-mêmes en convenir. La haine de l'armée pour le Quartier général, loin d'être atténuée, sera accrue par l'attitude du gouvernement Kérenski, qui s'est borné à remplacer Kornilov par Alexéiev en laissant à leurs postes Klembovski et d'autres généraux dévoués à Kornilov, sans rien faire de sérieux pour la démocratisation de l'armée et l'élimination des contre-révolutionnaires du haut commandement. Les Soviets qui tolèrent et soutiennent cette politique dénuée de principes, faible et hésitante, d'un Kérenski, les Soviets qui ont une fois de plus laissé passer le moment de prendre pacifiquement le pouvoir lors de la liquidation du coup de force Kornilov, ces Soviets sont coupables de pratiquer une politique d'entente avec la bourgeoisie, mais aussi une politique d'entente criminelle avec celle-ci. L'armée, qui déteste le Quartier général et ne veut pas faire une guerre dont elle voit désormais les mobiles de conquête, est vouée inévitablement à de nouvelles catastrophes.
  13. Seule la classe ouvrière pourra, quand elle aura conquis le pouvoir, mener une politique de paix en réalité et pas seulement en paroles, comme le font les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires qui soutiennent en fait la bourgeoisie et ses traités secrets. Précisons : quelle que soit la situation militaire, même si les généraux de la bande Kornilov livrent Petrograd aux Allemands après avoir livré Riga, la classe ouvrière proposera immédiatement et publiquement à tous les peuples des conditions de paix nettes, claires et équitables. Les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks se leurrent eux-mêmes et leurrent le peuple en parlant depuis des mois de cette paix. La classe ouvrière au pouvoir la proposera à tous sans perdre un seul jour.
    Les capitalistes de tous les pays ont tant de mal à contenir la révolution ouvrière partout grandissante contre la guerre que, si la révolution russe passe des vœux de paix impuissants et pitoyables à une proposition directe de paix, divulguant et déchirant en même temps les traités secrets, etc., il y a quatre-vingt-dix-neuf chances sur cent pour que la paix soit promptement faite et que les capitalistes ne puissent s'y opposer.
    Dans l'hypothèse la moins probable, si les capitalistes repoussaient, malgré la volonté de leurs peuples, les conditions de paix du gouvernement ouvrier de la Russie, la révolution en serait cent fois rapprochée en Europe, et l'armée de nos ouvriers et de nos paysans, s'étant choisi des chefs et des capitaines qu'elle respecterait au lieu de les détester, se convaincrait, après la proposition de paix, après l'annulation des traités secrets, après la rupture avec les grands propriétaires fonciers et la bourgeoisie, après la remise de la terre aux paysans, de la nécessité d'une guerre juste. Alors seulement la guerre deviendrait, du côté de la Russie, une guerre juste ; alors seulement les ouvriers et les paysans se battraient non plus sous la trique, mais de leur plein gré, et cette guerre ne ferait que rapprocher dans les pays avancés l'inévitable révolution ouvrière.
  14. La classe ouvrière, ayant conquis le pouvoir, pourra seule assurer la remise immédiate aux paysans, sans indemnité, de toutes les terres des grands propriétaires fonciers. Cette mesure ne peut être différée. L'Assemblée constituante la légalisera, mais les paysans ne sont pas responsables des retards apportés à la réunion de la Constituante. Les paysans se convainquent chaque jour davantage qu'ils ne peuvent obtenir la terre par une entente avec les grands propriétaires fonciers et les capitalistes. La terre ne peut être obtenue qu'au moyen d'une alliance fraternelle et dévouée des paysans pauvres et des ouvriers.
    La sortie de Tchernov du gouvernement, où il s'est efforcé, des mois durant, de défendre les intérêts des paysans en faisant des concessions grandes et petites aux propriétaires fonciers du parti cadet, et où tous ses efforts se sont terminés par des échecs, a mis en lumière la vanité de la politique d'entente. Et les paysans dans les campagnes voient et savent, sentent et comprennent que, depuis le 5 juillet, les grands propriétaires fonciers y ont redoublé d'arrogance et que la nécessité s'impose de les mater et de les mettre hors d'état de nuire.
  15. La classe ouvrière, ayant conquis le pouvoir, pourra seule mettre un terme à la débâcle économique et à la menace de famine. Le gouvernement promet depuis le 6 mai le contrôle et encore le contrôle, mais il n'a rien fait et ne pouvait rien faire, car les capitalistes et les grands propriétaires fonciers ont réduit à néant tout ce qu'on a réalisé dans ce sens. Le chômage grandit, la famine approche, la monnaie se déprécie ; la démission de Péchékhonov après que les prix taxés ont été doublés ne fera qu'aggraver la crise et prouve une fois de plus la débilité, l'impuissance du gouvernement. Le contrôle ouvrier de la production et de la répartition peut seul sauver la situation. Seul le gouvernement ouvrier mettra les capitalistes à la raison, incitera tous les travailleurs à soutenir héroïquement les efforts du pouvoir, fera régner l'ordre et organisera l'échange régulier du blé contre des articles manufacturés.
  16. La confiance des paysans pauvres envers la classe ouvrière des villes, confiance momentanément ébranlée par les calomnies de la bourgeoisie et par les espoirs fondés sur la politique de coalition, se rétablit, surtout depuis que les arrestations dans les campagnes, la persécution des travailleurs après le 5 juillet, puis le coup de force Kornilov ont ouvert les yeux au peuple. Les deux principaux partis qui ont introduit et pratiqué jusqu'au bout cette politique d'entente avec la bourgeoisie - les partis socialiste-révolutionnaire et menchevique - voient croître dans leur sein, surtout depuis le 5 juillet, le mécontentement contre la politique de conciliation, mécontentement incarné par une opposition qui, au dernier «Conseil» du parti socialiste-révolutionnaire et au dernier congrès du parti menchevique, atteignait 2/5 (40%). C'est là un des indices que la foi dans l'entente avec les capitalistes se perd.
  17. Tout le cours des événements, toutes les conditions économiques et politiques, tous les incidents qui se produisent dans l'armée préparent de plus en plus vite la conquête du pouvoir par la classe ouvrière, qui donnera la paix, le pain, la liberté et hâtera aussi la victoire de la révolution prolétarienne dans les autres pays.
  1. La division sauvage avait été formée pendant la première guerre mondiale avec des volontaires issus des tribus montagnardes du Caucase du Nord. Le général Kornilov tenta d'utiliser cette unité en qualité de troupe de choc pendant sa tentative de putsch contre-révolutionnaire. [N.E.]