Programme du parti radical-démocrate et de la gauche à Francfort

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Cologne, 6 juin

Nous avons hier donné connaissance à nos lecteurs du « manifeste motivé du parti radical-démocrate à l'Assemblée nationale constituante de Francfort-sur-le-Main[1] ». À la rubrique « Francfort », vous trouvez aujourd'hui le manifeste de la gauche. Les deux manifestes semblent à première vue ne se distinguer que par la forme, le parti radical-démocrate ayant pour rédacteur un maladroit, celui de la gauche étant habile. Un examen plus attentif fait apparaître des différences capitales. Le manifeste radical réclame une Assemblée nationale issue « d'élections directes et non censitaires », celui de la gauche, une Assemblée nationale issue du « libre vote de tous ». Le libre vote de tous exclut le cens mais nullement le suffrage indirect. Et pourquoi d'ailleurs cette expression imprécise et aux acceptions multiples ?

Nous rencontrons, une fois encore, cette plus grande extension et cette plus grande souplesse des revendications de la gauche, contrastant avec les revendications du parti radical. La gauche réclame « un pouvoir exécutif central élu pour un laps de temps déterminé par l'Assemblée nationale et responsable devant elle ». Elle ne précise pas si ce pouvoir central doit être issu du sein de l'Assemblée nationale comme le manifeste radical le définit expressément.

Le manifeste de la gauche exige enfin que soient immédiatement établis, proclamés et garantis les droits fondamentaux du peuple allemand face aux atteintes possibles des différents gouvernements. Le manifeste radical ne s'en tient pas là. Il déclare que :

« l'Assemblée détient encore l'ensemble des pouvoirs de l'État tout entier, qu'elle doit immédiatement faire entrer en vigueur les différents pouvoirs et structures politiques qu'elle est appelée à déterminer, et qu'elle doit prendre en main la politique intérieure et extérieure de l'État tout entier. »

Les deux manifestes sont d'accord sur un point : pour vouloir que « l'élaboration de la Constitution de l'Allemagne soit confiée à l'Assemblée nationale et à elle seule » et pour exclure la participation des gouvernements. Tous deux sont d'accord pour laisser à chaque État, « sans préjudice des droits du peuple que l'Assemblée nationale doit proclamer », le libre choix de leur régime, qu'il s'agisse de monarchie constitutionnelle ou de république. Tous deux sont enfin d'accord pour vouloir transformer l'Allemagne en État fédéral ou fédératif.

Le manifeste radical exprime du moins le caractère révolutionnaire de l'Assemblée nationale. Il fait appel à une activité révolutionnaire appropriée. La simple existence d'une Assemblée nationale constituante ne prouve-t-elle pas qu'il n'existe plus de Constitution ? Mais s'il n'existe plus de Constitution, il n'existe plus de gouvernement. S'il n'existe plus de gouvernement, c'est l'Assemblée nationale elle-même qui doit gouverner. Son premier signe de vie devait être nécessairement un décret en sept mots : « La Diète fédérale est dissoute pour toujours ».

Une Assemblée nationale constituante doit, avant tout, être une assemblée active, active au sens révolutionnaire. L'Assemblée de Francfort fait des exercices parlementaires scolaires et laisse les gouvernements agir. Admettons que ce savant concile réussisse, après très mûre réflexion, à élaborer le meilleur ordre du jour et la meilleure Constitution, à quoi bon le meilleur ordre du jour et la meilleure Constitution si, entre temps, les gouvernements ont mis les baïonnettes à l'ordre du jour ?

L'Assemblée nationale allemande, indépendamment du fait qu'elle est issue d'un suffrage indirect, souffre d'une maladie typiquement germanique. Elle réside à Francfort-sur-le-Main, et Francfort n'est qu'une capitale idéale; elle correspond à l'unité allemande jusque là idéale, c'est-à-dire seulement imaginaire. Francfort-sur-le-Main n'est pas non plus une grande ville avec une forte population révolutionnaire se tenant derrière l'Assemblée nationale, la protégeant d'une part, et la poussant en avant d'autre part. Pour la première fois dans l'histoire du monde, l'Assemblée constituante d'une grande nation réside dans une petite ville. C'est la conséquence de toute l'évolution de l'Allemagne jusqu'à aujourd'hui. Tandis que les Assemblées nationales françaises et anglaises siégeaient sur un volcan - Paris et Londres - l'Assemblée nationale allemande a pu s'estimer heureuse de trouver un terrain neutre, un terrain neutre où, en toute sérénité, elle peut méditer sur la meilleure Constitution et le meilleur ordre du jour. Pourtant l'état actuel de l'Allemagne lui offrait l'occasion de triompher de cette situation défavorable. Pour conquérir dans l'opinion populaire un pouvoir qui aurait fait voler en éclats toutes les baïonnettes et toutes les crosses de fusils, il lui suffisait de s'opposer partout par des mesures dictatoriales aux empiétements réactionnaires de gouvernements surannés. Au lieu de cela, elle abandonne sous ses propres yeux Mayence à l'arbitraire de la soldatesque, et des étrangers allemands[2] aux chicanes des petits bourgeois de Francfort. Elle ennuie le peuple allemand au lieu de l'entraîner avec elle ou de se laisser entraîner par lui. Il existe certes pour elle un public qui regarde encore avec un humour débonnaire les gesticulations burlesques du fantôme réveillé de la Diète du Saint-Empire romain germanique, mais il n'existe pas pour elle de peuple qui se retrouverait en elle. Bien loin d'être l'organe central du mouvement révolutionnaire, elle n'en a même pas jusqu'à présent été l'écho.

Si l'Assemblée nationale met sur pied un pouvoir central dont les hommes seront choisis parmi ses membres, étant donné sa composition actuelle et le fait qu'elle a laissé passer le moment favorable sans le mettre à profit, on ne peut rien attendre de bon de ce gouvernement provisoire. Si elle ne constitue pas de pouvoir central, elle a alors signé sa propre abdication et au moindre souffle révolutionnaire elle se dispersera à tous les vents.

Le programme de la gauche, comme du groupe radical, a le mérite d'avoir compris cette nécessité. Les deux programmes disent avec Heine :

Plus je réfléchis, plus je crois
Que nous pouvons bien nous passer d'empereur[3];

et la difficulté de savoir « qui doit être empereur », toutes les bonnes raisons en faveur d'un empereur élu et les tout aussi bonnes raisons qui militent pour un empereur héréditaire obligeront la majorité conservatrice de l'Assemblée à trancher le nœud gordien en n'élisant aucun empereur.

On ne peut concevoir comment le parti dit radical-démocrate a pu proclamer que la Constitution définitive de l'Allemagne serait une fédération de monarchies constitutionnelles, de poussières de principautés et de républiques, un État fédéral composé d'éléments aussi hétérogènes avec un gouvernement républicain à sa tête - car la commission centrale acceptée par la gauche n'est au fond rien de plus.

Aucun doute. Il faut d'abord que le gouvernement central de I'Allemagne, élu par l'Assemblée nationale, se dresse à côté des gouvernements qui existent encore en fait. Mais avec son existence commence déjà sa lutte contre les gouvernements de chaque État, et dans cette lutte, ou bien c'est le gouvernement commun à toute l'Allemagne et l'unité de l'Allemagne qui sombreront, ou bien ce seront les gouvernements de chaque État avec leurs princes constitutionnels ou leurs minuscules républiques.

Nous ne demandons pas, ce qui serait utopique, que soit proclamée a priori une République allemande une et indivisible, mais nous demandons au parti dit radical-démocrate de ne pas confondre le point de départ de la lutte et du mouvement révolutionnaire avec son point d'arrivée. L'unité allemande, ainsi que la Constitution allemande, ne peuvent être que le résultat d'un mouvement où conflits intérieurs et guerres avec l'Est pousseront à prendre une décision. L'organisation définitive ne peut pas être décrétée; elle va de pair avec le mouvement que nous avons à accomplir. Il ne s'agit pas de réaliser telle ou telle opinion, telle ou telle idée politique, il s'agit de bien comprendre l'évolution des événements. L'Assemblée nationale a comme unique tâche de faire dans l'immédiat les pas pratiquement possibles.

Bien qu'il nous assure que « tout homme est heureux de sortir de la confusion où il se trouve », rien de plus confus que l'idée du rédacteur du manifeste démocrate de vouloir tailler la Constitution allemande sur le modèle de l'État fédéral d'Amérique du Nord.

Les États-Unis d'Amérique du Nord, sans compter qu'ils sont tous constitués de la même façon, s'étendent sur un territoire aussi grand que l'Europe civilisée. Ce n'est que dans une fédération européenne que l'on pourrait trouver une analogie. Et pour que l'Allemagne se fédère avec d'autres pays, il faut avant tout qu'elle devienne un pays. En Allemagne, la lutte pour la centralisation contre un système fédératif, c'est la lutte entre la civilisation moderne et la féodalité. L'Allemagne est tombée dans un féodalisme embourgeoisé au moment même où se formaient les grandes monarchies de l'Occident, mais elle a été exclue aussi du marché mondial au moment même où celui-ci s'ouvrait à l'Europe occidentale. Elle s'appauvrit pendant que les autres s'enrichissaient. Elle resta un État agricole tandis que les autres se couvraient de grandes villes. Si la Russie n'exerçait pas une pression aux portes de l'Allemagne, les conditions économiques à elles seules contraindraient à la centralisation la plus poussée. Même envisagée uniquement du point de vue de la bourgeoisie, l'unité de l'Allemagne est, sans conteste, la condition première pour la sauver de la misère où elle s'est débattue jusqu'ici et pour créer la richesse nationale. Mais comment résoudre les problèmes sociaux de notre temps sur un territoire éparpillé en 39 petits pays ?

Le rédacteur du programme démocrate n'a d'ailleurs pas besoin de traiter en détail des conditions économiques et matérielles secondaires. Il s'en tient, dans son exposé des motifs, au concept de fédération. La fédération est l'union de partenaires libres et égaux. Donc l'Allemagne doit être un État fédéral. Les Allemands ne peuvent-ils se fédérer en un seul grand État sans pécher contre l'idée d'une union de partenaires libres et égaux ?

  1. À l'Assemblée nationale de Francfort la gauche comprenait deux fractions. Le dirigeant le plus marquant de la gauche proprement dite était Robert Blum. L'extrême-gauche, appelée parti radical. démocrate, comptait parmi ses députés Arnold Ruge, Zitz, Simon, Schlöffel, von Trützschler. La Nouvelle Gazette rhénane la soutenait tout en fustigeant son indécision et son manque d'énergie.
  2. Il s'agit d'Esselen, Pelz et Löwenstein expulsés de Francfort. Il n'existait pas à cette époque de nationalité allemande. Il n'y avait que des citoyens prussiens, saxons, des citoyens de la ville libre de Francfort, etc. Les trois expulsés n'étant pas francfortois, ils étaient étrangers; ils n'en étaient pas moins allemands.
  3. Heinrich Heine : L'Allemagne, « Un conte d’hiver » (1844), Chant XVI, strophe 24.