Préface à la traduction russe du livre Lettres de J. Becker, J. Dietzgen, P. Engels, K. Marx, etc, à F.-A. Sorge et d'autres

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Le recueil de lettres de Marx, Engels, Dietzgen, Becker et autres chefs du mouvement ouvrier international du dernier siècle, que nous présentons au public russe, forme le complément nécessaire de notre littérature marxiste d'avant-garde.

Nous n'allons pas nous étendre ici sur l'importance que ces lettres ont pour l'histoire du socialisme et pour éclairer amplement l'activité de Marx et d'Engels. Ceci se passe de commentaires. Marquons seulement que pour l'intelligence des lettres que nous publions, il est nécessaire de connaître les travaux essentiels sur l'histoire de l'Internationale (voir Jaeckh : l'Internationale, traduction russe éditée par Znanié), et puis du mouvement ouvrier allemand et américain (voir Fr. Mehring : Histoire de la social-démocratie allemande, et Maurice Hillquit : Histoire du socialisme en Amérique), etc.

Nous n'avons pas l'intention non plus d'essayer de fournir un aperçu général du contenu de cette correspondance et l'appréciation des diverses périodes historiques auxquelles elle se rattache. Mehring s'en est parfaitement acquitté dans son article : Der Sorgesche Briefwechsel (Neue Zeit, 25. Jahrg., Nr. 1 und 2)[1], qui sera joint, probablement, par l'éditeur à îa présente traduction ou bien paraîtra en édition russe spéciale.

Ce qui offre un intérêt particulier pour les socialistes russes dans la période révolutionnaire que nous vivons, ce sont les enseignements que le prolétariat en lutte doit dégager de la connaissance des côtés intimes de l'activité de Marx et d'Engels, au long d'une période de près de trente ans (1867-1895). Rien d'étonnant, en conséquence, si dans notre littérature social-démocrate également, les premières tentatives de faire connaître aux lecteurs les lettres de Marx et d'Engels à Sorge, ont été faites en relation avec les questions « urgentes » de la tactique social-démocrate dans la révolution russe (la Sovrémennaïa Jizn de Plékhanov, les Otkliki des menchéviks). C'est sur l'analyse des passages de la correspondance, particulièrement importants du point de vue des tâches actuelles du parti ouvrier en Russie, que nous nous proposons de retenir l'attention du lecteur.

Dans leurs lettres, Marx et Engels ont le plus souvent parlé des questions d'actualité du mouvement ouvrier anglo-américain et allemand. Cela se conçoit : ils étaient des Allemands qui vivaient en ce temps en Angleterre et entretenaient une correspondance avec un camarade américain. Pour ce qui est du mouvement français et notamment de la Commune de Paris, Marx en a parlé beaucoup plus souvent et plus en détail dans les lettres qu'il écrivait au social-démocrate allemand Kugelmann.

La comparaison des points de vue émis par Marx et Engels sur les questions du mouvement ouvrier anglo-américain et allemand est singulièrement édifiante. Si l'on tient compte que l'Allemagne, d'une part, l'Angleterre et l'Amérique, de l'autre, représentent divers stades du développement capitaliste, diverses formes de la domination de la bourgeoisie, en tant que classe, dans toute la vie politique des pays en question — la comparaison que nous venons d'indiquer prend une importance toute particulière. Du point de vue scientifique, nous voyons ici un échantillon de la dialectique matérialiste, le don de mettre au premier plan et à faire valoir divers points, divers aspects de la question, en les adaptant aux particularités concrètes de telles ou telles conditions politiques et économiques. Du point de vue de la politique pratique et de la tactique du parti ouvrier, nous voyons ici un échantillon de la manière dont les créateurs du Manifeste du Parti communiste définissaient les tâches du prolétariat en lutte, en fonction des différentes étapes du mouvement ouvrier national des divers pays.

Ce que Marx et Engels critiquent le plus âprement dans le socialisme anglo-américain, c'est son isolement du mouvement ouvrier. Tout au long de leurs multiples appréciations émises sur la « Fédération social-démocrate » (Social-Democratic Fédération) en Angleterre et sur les socialistes américains apparaît, comme un trait rouge, l'accusation d'avoir transformé le marxisme en dogme, en « orthodoxie rigide » (starre), d'y voir un « credo et non un guide pour l'action », de ne pas savoir s'adapter au mouvement ouvrier désarmé au point de vue théorique, mais vivant, massif, puissant, qui marche à leur côté. « Où en serions-nous maintenant — s'exclame Engels dans sa lettre du 27 janvier 1887 — si de 1864 à 1873, nous avions persisté à ne vouloir agir de concert qu'avec ceux qui adoptaient ouvertement notre programme ? » Et dans une lettre précédente (28 décembre 1886), parlant de l'influence que les idées de Henry George exercent en Amérique sur la classe ouvrière, il écrit :

« Un ou deux millions de voix ouvrières en novembre- prochain pour un vrai (« bona fide ») parti ouvrier ont aujourd'hui infiniment plus de valeur qu'une centaine de mille voix en faveur d'un programme parfait au point de vue théorique. »

Ce sont des passages fort intéressants. Il s'est trouvé, chez nous, des social-démocrates qui se sont empressés de les utiliser pour défendre l'idée d'un « congrès ouvrier », ou quelque chose dans le genre du « large parti ouvrier » préconisé par Larine. Mais pourquoi pas pour la défense du « bloc de gauche » ? demanderons-nous à tous ces « utilisateurs » hâtifs d'Engels. Les lettres auxquelles nos citations sont empruntées remontent au temps où les ouvriers d'Amérique votaient aux élections pour Henry George. Mme Vichniévetskaïa, une Américaine mariée à un Russe et qui avait traduit les œuvres d'Engels, lui avait demandé, comme il ressort de la réponse de ce dernier, de critiquer à fond Henry George. Engels écrit (le 28 décembre 1886) que le temps n'est pas encore venu pour cela, car il vaut mieux qu'un parti ouvrier commence à se former, même sur un programme pas tout à fait pur. Par la suite les ouvriers comprendront eux-mêmes ce dont il s'agit, « leurs propres fautes leur serviront de leçon » ; mais « tout ce qui pourrait retarder ou empêcher cette consolidation nationale du parti ouvrier — sur quelque programme que ce soit — je le considérerais comme une grave erreur ».

Certes, Engels comprenait parfaitement et a maintes fois signalé toute l'absurdité et le caractère réactionnaire des idées de H. George du point de vue socialiste. Dans la correspondance avec Sorge on trouve une lettre des plus intéressantes de Karl Marx, en date du 20 juin 1881, dans laquelle il donne son jugement sur H. George, comme idéologue de la bourgeoisie radicale. « Théoriquement, H. George est totalement arriéré », écrivait Marx. Et c'est en compagnie de ce véritable socialiste-réactionnaire que F. Engels ne craignait pas d'aller aux élections, pourvu qu'il y eût des gens capables de prédire aux masses « les conséquences de leurs propres erreurs » (Engels, lettre du 29 novembre 1886).

En ce qui concerne les « chevaliers du travail » (Knights of Labor), organisation des ouvriers américains de l'époque, Engels écrivait dans cette même lettre : « Le côté le plus faible des Chevaliers du travail (textuellement le plus pourri, faulste) a été leur neutralité politique »... « Le premier grand pas qui importe dans tout pays entrant nouvellement dans le mouvement est toujours la constitution des ouvriers en parti politique indépendant, peu importe comment, pourvu qu'il soit un parti ouvrier distinct. » Il est évident que de ces paroles on ne saurait rien tirer pour justifier le bond à accomplir depuis la social-démocratie jusqu'au congrès ouvrier sans-parti, etc. En revanche, chacun doit en déduire la nécessité de tolérer parfois une campagne électorale commune avec les « social-réactionnaires » radicaux, s'il ne veut pas être accusé par Engels de vouloir ravaler le marxisme jusqu'au niveau d'un « dogme », d'une « orthodoxie », d'un « sectarisme », etc.

Mais il est intéressant, certes, de s'arrêter moins sur ces parallèles américano-russes (nous devions en toucher un mot pour répondre à nos adversaires), que sur les traits essentiels du mouvement ouvrier anglo-américain. Ces traits sont : absence de tâches démocratiques tant soit peu importantes, à l'échelle nationale, qui se posent au prolétariat ; subordination totale du prolétariat à la politique bourgeoise ; isolement sectaire des groupuscules, des poignées de socialistes d'avec le prolétariat ; pas le moindre succès des socialistes aux élections auprès des masses ouvrières, etc. Quiconque oublie ces conditions fondamentales et se charge de tirer de vastes conclusions des « parallèles américano-russes » fait preuve d'un esprit extrêmement superficiel.

Si Engels insiste à ce point sur les organisations économiques des ouvriers dans de pareilles conditions, c'est qu'il est question du régime démocratique le plus solidement établi, qui assigne au prolétariat des tâches purement socialistes. Si Engels insiste sur l'importance d'un parti ouvrier indépendant, même avec un mauvais programme, c'est qu'il est question de pays où il n'y avait pas, jusque-là, le moindre soupçon d'indépendance politique des ouvriers, — où, en politique, les ouvriers se traînaient et continuent de se traîner surtout derrière la bourgeoisie.

Chercher à généraliser les déductions inspirées de semblables raisonnements aux pays ou bien aux moments historiques où le prolétariat a créé son parti plus tôt que les bourgeois libéraux, où le prolétariat n'a pas les moindres traditions de vote en faveur des politiciens bourgeois, où des tâches non socialistes, mais démocratiques bourgeoises sont à l'ordre du jour, — vouloir faire cela, c'est se moquer de la méthode historique de Marx.

Notre pensée deviendra encore plus claire au lecteur, si nous comparons l'appréciation d'Engels sur le mouvement anglo-américain à celle qu'il donne du mouvement allemand. Dans la correspondance que nous publions, ces appréciations sont également nombreuses et fort intéressantes. On y entrevoit, tel un trait rouge, quelque chose d'absolument différent : la mise en garde contre l'« aile droite » du parti ouvrier, la guerre implacable (parfois — comme chez Marx en 1877-1879 —furieuse) à l'opportunisme au sein de la social-démocratie.

Nous tenons d'abord à confirmer ces assertions par des passages empruntés aux lettres, nous nous arrêterons ensuite à l'analyse de cet état de faits.

Avant tout, il faut signaler ici le jugement de Karl Marx sur Hoechberg et consorts. Fr. Mehring, dans son article Der Sorgesche Briefwechsel, cherche à atténuer les attaques de Marx, comme aussi les attaques postérieures d'Engels contre les opportunistes — et il s'y attache, selon nous, avec quelque exagération. En particulier, en ce qui touche Hoechberg et consorts, Mehring s'en tient à son opinion sur l'appréciation inexacte selon lui que Marx donne de Lassalle et des lassalliens. Mais ce qui nous intéresse ici, nous le répétons, ce n'est pas l'analyse historique de l'exactitude ou de l'exagération des attaques de Marx contre tels socialistes précisément, mais l'appréciation de principe qu'il porte sur des courants bien déterminés, dans le socialisme en général.

Réprouvant les compromis des social-démocrates allemands avec les lassalliens et avec Dûhring (lettre du 19 octobre 1877), Marx condamne également le compromis « avec toute une bande d'étudiants à peine en l'âge de raison et de docteurs d'extrême sagesse » (« docteur », en allemand, grade universitaire correspondant à notre « candidat » ou bien « ayant terminé ses études universitaires avec mention Ire catégorie »), « qui veulent donner au socialisme une orientation « idéaliste supérieure », c'est-à-dire substituer à sa base matérialiste (demandant, pour qu'on puisse en user, une étude objective sérieuse) une mythologie moderne, avec ses déesses de la justice, de la liberté, de l'égalité et de la fraternité. Le docteur Hoechberg, éditeur de la revue Zukunft, représente cette tendance, et il s'est « acheté l'entrée » au parti, avec les « plus nobles » intentions peut-être, mais je me moque des « intentions ». Rarement vit le jour quelque chose de plus pitoyable, avec de plus « modestes prétentions » que le programme de sa Zukunft » (lettre n° 70).

Dans une autre lettre écrite environ deux ans après (le 19 septembre 1879), Marx dément les commérages tendant à faire croire qu'Engels et lui sont derrière J. Most ; il expose en détail à Sorge son attitude à l'égard des opportunistes dans le Parti social-démocrate allemand. La revue Zukunft était dirigée par Hoechberg, Schramm et Ed. Bernstein. Marx et Engels avaient refusé de collaborer à une telle publication ; et lorsqu'il fut question de fonder, avec le concours et l'aide pécuniaire de ce même Hoechberg, un nouvel organe du parti, Marx et Engels exigèrent d'abord, pour exercer le contrôle sur cette « mixture de docteurs, d'étudiants et de socialistes de la chaire » qu'on engageât Hirsch, rédacteur responsable désigné par eux ; puis, ils envoyèrent une circulaire directement à Bebel, Liebknecht et aux autres chefs du Parti social-démocrate, les avertissant qu'ils combattraient ouvertement un « tel avilissement [Verluderung est un terme encore plus fort en allemand] de la théorie et du parti », si l'orientation de Hoechberg, Schramm, Bernstein ne changeait pas.

Ce fut, dans le Parti social-démocrate allemand, l'époque que Mehring évoquait dans son Histoire comme une « année de troubles » (Ein Jahr der Verwirrung). Après la « loi d'exception », le parti ne trouva pas du premier coup la bonne voie, donna d'abord dans l'anarchisme de Most et dans l'opportunisme de Hoechberg et consorts. « Ces gens, écrit Marx, à propos de ce dernier, qui au point de vue théorique sont des zéros, inutilisables au point de vue pratique, veulent briser les dents au socialisme (qu'ils accommodent selon les formules universitaires), et, notamment, au parti socialdémocrate, éclairer les ouvriers ou, comme ils disent, leur inoculer des « éléments d'instruction », n'ayant eux-mêmes qu'un confus demi-savoir, et avant tout rendre respectable le parti aux yeux de la petite bourgeoisie. Ce sont de pauvres moulins à paroles contre-révolutionnaires. »

L'attaque « furieuse » de Marx a abouti au fait que les opportunistes ont reculé et... se sont effacés. Dans sa lettre du 19 novembre 1879, Marx fait savoir que l'on a écarté Hoechberg du conseil de rédaction, et que tous les leaders influents du Parti — Bebel, Liebknecht, Bracke, etc. — ont répudié ses idées. L'organe du Parti social-démocrate, le Social-Démocrate, commença à paraître sous la rédaction de Vollmar, qui se trouvait alors à l'aile révolutionnaire du Parti. Un an plus tard (le 5 novembre 1880), Marx raconte qu'ils ont, Engels et lui, toujours combattu la « misérable » tenue de ce Social-Démocrate, et qu'ils l'ont combattue souvent avec âpreté (« wobei’s oft scharf hergeht »).

Liebknecht était allé trouver Marx en 1880 et lui avait promis qu'une « amélioration » se produirait à tous égards.

La paix fut rétablie et la guerre ne se manifesta pas à la surface. Hoechberg se retira, et Bernstein devint un social-démocrate révolutionnaire ... tout au moins jusqu'à la mort d'Engels, en 1895. Engels écrit à Sorge le 20 juin 1882, lui retraçant cette lutte comme une chose passée : « Somme toute, les affaires vont très bien en Allemagne. Messieurs les littérateurs du parti ont bien essayé d'accomplir un tournant réactionnaire... mais il a lamentablement échoué... Les infamies auxquelles sont partout exposés les ouvriers social-démocrates les ont rendus encore beaucoup plus révolutionnaires qu'ils ne l'étaient il y a trois ans... Ces gens (les littérateurs du Parti) voudraient à tout prix, à force de douceur et de mansuétude, de servilité rampante et de docilité soumise, obtenir l'abolition de la loi contre les socialistes, qui en use sans façon avec leur gagne-pain littéraire. Dès la loi abolie... la scission va vraisemblablement se manifester, et les Viereck, Hoechberg formeront une aile droite à part, avec laquelle on pourra alors négocier dans tel ou tel cas jusqu'à ce qu'ils finissent par tomber sur le c... définitivement. Nous avons déjà formulé cette opinion dès la promulgation de la loi contre les socialistes, lorsque Hoechberg et Schramm publièrent dans l'Annuaire une appréciation, tout à fait infâme dans les circonstances, de l'activité du parti et qu'ils demandaient un comportement du parti de meilleur ton (« jebildetes » au lieu de gebildetes. Engels évoque l'accent berlinois des littérateurs allemands), bienséant, digne des salons. »

La prédiction de la bernsteiniade, faite en 1882, s'est remarquablement vérifiée en 1898 et dans les années postérieures.

Et depuis, après la mort de Marx notamment, Engels, peut-on dire sans exagération, redresse constamment la ligne faussée par les opportunistes allemands.

Fin de 1884. On condamne les « préjugés petits-bourgeois » des députés social-démocrates allemands du Reichstag, qui ont voté des crédits à la Compagnie de navigation (« Dampfersubvention », voir l'Histoire de Mehring). Engels informe Sorge qu'il entretient à ce sujet une correspondance nourrie (lettre du 31 décembre 1884).

Année 1885. En émettant son jugement sur l'affaire de la « Dampfersubvention », Engels écrit (3 juin) que « l'on en vint presque à la scission ». Le « philistinisme » des députés social-démocrates a été « colossal ». « Une fraction socialiste petite-bourgeoise est inévitable dans un pays tel que l'Allemagne », dit Engels.

Année 1887. Engels répond à Sorge, qui lui écrivait que le parti se couvrait de honte en élisant comme députés des gens comme Viereck (social-démocrate dans le genre de Hoechberg). Rien à faire, dit Engels pour se justifier, où voulez-vous que le parti ouvrier prenne de bons députés pour le Reichstag ? « Ces messieurs de l'aile droite savent bien qu'on ne les tolère qu'à cause de la loi contre les socialistes, et qu'au premier jour où le parti retrouvera sa liberté de mouvement, ils en seront chassés. »

Au reste, il est préférable, en général, « que le parti soit meilleur que ses héros parlementaires, plutôt que l'inverse » (3 mars 1887). Liebknecht est un conciliateur, se plaint Engels : toutes les divergences, il les couvre de phrases. Mais quand on en viendra à la scission, il sera avec nous au moment décisif.

Année 1889. Deux congrès social-démocrates internationaux à Paris. Les opportunistes (avec, en tête, les possibilistes français) se sont séparés des social-démocrates révolutionnaires. Engels (alors âgé de 68 ans) se jette au combat comme un jeune homme. Une série de lettres (depuis le 12 janvier jusqu'au 20 juillet 1889) sont consacrées à la lutte contre les opportunistes. Engels ne s'en prend pas seulement à ces derniers, mais aussi aux Allemands — à Liebknecht, à Bebel et aux autres — pour leur esprit de conciliation.

Les possibilistes se sont vendus au gouvernement, écrit Engels le 12 janvier 1889. Quant aux membres de la « Fédération social-démocrate » anglaise (S.D.F.), il les convainc d'intelligence avec les possibilistes. « L'énorme correspondance et les courses au sujet de ce maudit congrès m'empêchent de rien faire d'autre» (11 mai 1889). Pendant que les possibilistes font diligence, les nôtres ne font que dormir, se fâche Engels. Aujourd'hui, même Auer et Schippel exigent que nous nous rendions au congrès des possibilistes. Ceci a « enfin » ouvert les yeux à Liebknecht. Engels écrit avec Bernstein des pamphlets (signés de Bernstein, — Engels les appelle : « Nos pamphlets ») contre les opportunistes.

« La Fédération social-démocrate mise à part, les possibilistes n'ont pas derrière eux une seule organisation socialiste dans toute l'Europe (8 juin 1889). C'est pourquoi ils en reviennent aux trade-unions non socialistes » (que nos admirateurs d'un large parti ouvrier, d'un congrès ouvrier, etc., en prennent note !). « D'Amérique, ils recevront un seul délégué des Chevaliers du travail ». L'adversaire est le même que dans la lutte contre les bakouninistes : « avec cette seule différence que le drapeau des anarchistes est échangé contre celui des possibilistes : on vend les principes à la bourgeoisie contre des concessions dans le détail, et notamment contre des sinécures pour les dirigeants (Conseil municipal, Bourse du travail, etc.) ». Brousse (chef des possibilistes) et Hyndman (chef de la Fédération socialiste démocratique qui a fusionné avec les possibilistes) attaquent le « marxisme autoritaire » et veulent former le «noyau d'une nouvelle Internationale».

« Tu n'as aucune idée de la naïveté des Allemands. Cela m'a coûté infiniment de peine pour faire comprendre même à Bebel, de quoi il s'agissait proprement » (8 juin 1889). Et lorsque les deux congrès ont lieu, lorsque les social-démocrates révolutionnaires dépassent en nombre les possibilistes (unifiés avec les traâe-unionistes, la S.D.F., une partie des Autrichiens, etc.), Engels exulte (17 juillet 1889). Il est heureux que les plans de conciliation et les propositions de Liebknecht et d'autres aient échoué (20 juillet 1889). « Mais il est bon que notre confrérie de conciliateurs sentimentaux ait reçu pour toutes ses protestations d'amitié, ce rude coup de pied au derrière. » « Cela les guérira sans doute pour quelque temps. »... Mehring a raison (« Der Sorgesche Briefwechsel ») de dire que Marx et Engels n'entendaient pas grand-chose au « bon ton » : « s'ils ne pesaient pas longtemps tous les coups qu'ils envoyaient, ils ne pleurnichaient pas non plus au sujet de chaque coup qu'ils recevaient ». « Si vous croyez, écrivait un jour Engels, que vos piqûres d'épingles peuvent traverser mon vieux cuir épais et bien tanné, vous vous trompez. » Et cette insensibilité qu'ils avaient acquise, écrit Mehring à propos de Marx et d'Engels, ils la supposaient aussi chez les autres.

Année 1893. Règlement de comptes avec les « fabiens », qui s'impose de lui-même... pour juger les bernsteiniens (ce n'est pas pour rien que Bernstein a « formé » : son opportunisme en Angleterre, en s'inspirant des « fabiens »). « Les fabiens représentent ici, à Londres, une bande d'arrivistes, qui ont assez de bon sens pour comprendre que la révolution sociale est inévitable, mais qui ne sauraient confier ce travail gigantesque au seul prolétariat grossier, et pour cette raison, condescendent à se mettre à sa tête. La peur de la révolution est leur principe essentiel. Ils sont des « gens cultivés » par excellence. Leur socialisme est du socialisme municipal ; la commune, et non la nation, doit, pour un temps du moins, devenir la propriétaire des moyens de production. Ils présentent ce socialisme qui leur est propre, comme une conséquence extrême, mais inéluctable, du libéralisme bourgeois ; de là leur tactique ; ne pas combattre résolument les libéraux en tant qu'adversaires, mais les pousser à tirer des conclusions socialistes, donc tricher avec eux, « imprégner le libéralisme de socialisme » ; ne pas opposer aux libéraux des candidats socialistes, mais les leur faire avaler par la pression et, éventuellement, par le mensonge... Mais que, en cette affaire, ou bien ils seront trompés eux-mêmes, ou ils tromperont le socialisme, cela, naturellement, ils ne le comprennent pas.

Ils ont publié aussi avec beaucoup d'application, parmi de la camelote de toute sorte, quelques bons écrits de propagande, et réalisé vraiment ce que les Anglais ont fait de mieux dans ce domaine. Mais dès qu'ils reviennent à leur tactique spécifique : estomper la lutte de classe, cela sent mauvais. De là aussi—à cause de la lutte de classe— leur haine fanatique contre Marx et nous tous.

Les fabiens ont naturellement beaucoup de partisans bourgeois et par conséquent de l'argent »...

L'APPRECIATION CLASSIQUE DE L'OPPORTUNISME INTELLECTUEL DANS LA SOCIAL-DEMOCRATIE

Année 1894. Question paysanne. « Sur le continent, écrit Engels le 10 novembre 1894, augmente avec les succès, le désir de plus grands succès encore, et la chasse aux paysans, au sens littéral du mot, devient de mode. D'abord les Français déclarent par la bouche de Lafargue, à Nantes, non seulement... que'nous ne sommes pas disposés par une intervention directe de notre part, à précipiter la ruine du petit paysan, ce dont le capitalisme se charge pour nous, mais aussi qu'il faut défendre directement le petit paysan contre le fisc, les usuriers et les gros propriétaires fonciers. Mais cela, nous ne pouvons aucunement l'accepter, d'abord parce que c'est stupide, et deuxièmement, parce que c'est impossible.

Puis voilà Vollmar qui vient à Francfort et veut corrompre le paysan en général ; or, le paysan auquel il a affaire en Haute-Bavière n'est pas le petit paysan rhénan écrasé de dettes, mais le paysan moyen et le gros paysan indépendant, qui exploite valets et servantes et vend bétail et céréales. Et cela ne se fait pas sans renoncer à tous les principes. »

Année 1894, 4 décembre : ... « Les Bavarois qui sont devenus très, très opportunistes et sont déjà presque un simple parti populaire (je parle de la plupart des chefs et de nombreux nouveaux adhérents au Parti) avaient voté au Landtag bavarois pour l'ensemble du budget ; Vollmar, notamment, avait organisé l'agitation parmi les paysans pour capter les gros cultivateurs de la Haute-Bavière — gens possédant de 25 à 80 acres de terres (de 10 à 30 ha), c'est-à-dire ne pouvant aucunement se passer de salariés — et non leurs domestiques. » Ainsi nous voyons que, pendant plus de dix ans, Marx et Engels luttèrent constamment, sans défaillance, contre l'opportunisme dans le Parti social-démocrate allemand, et qu'ils poursuivirent le philistinisme d'intellectuels et l'esprit petit-bourgeois dans le socialisme. C'est là un fait extrêmement important. Le grand public sait que la social-démocratie allemande est considérée comme le modèle de la politique et de la tactique marxistes du prolétariat ; mais ce qu'il ne sait pas, c'est la lutte incessante que les fondateurs du marxisme eurent à mener contre l'« aile droite » (expression d'Engels) de ce parti. Que peu après la mort d'Engels cette guerre, de secrète qu'elle était, soit devenue patente, ce n'est pas un effet du hasard. C'est le résultat certain de dizaines d'années d'évolution historique de la social-démocratie allemande.

Et maintenant nous voyons apparaître avec relief les deux lignes des conseils, indications, amendements, menaces et recommandations d'Engels (et de Marx). Ils appelaient avec le plus d'insistance les socialistes anglo-américains à se fondre avec le mouvement ouvrier, à éliminer du sein de leurs organisations l'esprit sectaire, étroit et routinier. Ils ont enseigné avec le plus d'insistance aux social-démocrates allemands à ne pas se laisser aller au philistinisme, au « crétinisme parlementaire » (expression de Marx dans la lettre du 19 septembre 1879), à l'opportunisme d'intellectuels petitsbourgeois.

N'est-il pas caractéristique que nos commères social-démocrates aient fait grand bruit au sujet des conseils de la première catégorie, et qu'elles aient serré les lèvres, pour passer sous silence les conseils de la seconde catégorie ? Un tel caractère unilatéral de l'appréciation des lettres de Marx et d'Engels n'est-il pas le meilleur indice du caractère « unilatéral » dans une certaine mesure de nos social-démocrates russes ?

Aujourd'hui que le mouvement ouvrier international manifeste les symptômes d'une effervescence profonde et de flottements ; que les extrêmes de l'opportunisme, du « crétinisme parlementaire » et du réformisme philistin ont suscité les extrêmes contraires, ceux du syndicalisme révolutionnaire, — aujourd'hui la ligne générale des « amendements » apportés par Marx et Engels au socialisme angloaméricain et allemand prend une importance exceptionnelle.

Dans les pays où il n'y a pas de Parti ouvrier social-démocrate, où il n'y a pas de députés so'cial-démocrates dans les parlements, où il n'y a aucune politique social-démocrate suivie, cohérente, ni aux élections, ni dans la presse, etc., dans ces pays Marx et Engels enseignaient aux socialistes à briser, coûte que coûte, le sectarisme étroit, et à rallier le mouvement ouvrier, pour secouer politiquement le prolétariat. Car en Angleterre comme en Amérique le prolétariat n'a manifesté, au cours du dernier tiers du XIXe siècle, presque aucune indépendance politique. L'arène politique, dans ces pays, en l'absence presque absolue de tâches historiques bourgeoises-démocratiques, était entièrement occupée par la bourgeoisie triomphante et satisfaite d'elle-même, qui n'a pas sa pareille au monde dans l'art de duper, de corrompre et de suborner les ouvriers.

Croire que ces conseils de Marx et d'Engels à l'intention du mouvement ouvrier anglo-américain peuvent être simplement et directement appliqués aux conditions russes, revient à mettre à contribution le marxisme non pour s'en assimiler la méthode, ni pour étudier les particularités historiques concrètes du mouvement ouvrier dans des pays déterminés, mais pour permettre aux intellectuels de régler leurs petits comptes de fractions.

Au contraire, dans un pays où la révolution bourgeoise-démocratique est restée inachevée ; où a régné et règne encore le « despotisme militaire... avec un enjolivement de formes parlementaires » (expression de Marx dans sa Critique du programme de Gotha) ; où le prolétariat est depuis longtemps déjà entraîné dans la politique et réalise la politique social-démocrate, dans un tel pays Marx et Engels craignaient le plus la banalisation parlementaire, l'avilissement philistin des tâches et de l'envergure du mouvement ouvrier.

Nous avons d'autant plus le devoir de souligner ce côté du marxisme et de le mettre au premier plan, à l'époque de la révolution bourgeoise-démocratique en Russie, que la grande, « brillante » et riche presse bourgeoise libérale de chez nous, claironne par mille voix au prolétariat le loyalisme « exemplaire », la légalité parlementaire, la modestie et la modération du mouvement ouvrier allemand voisin.

Ce mensonge intéressé des traîtres bourgeois à la révolution russe n'est pas dû au hasard, non plus qu'à la dépravation personnelle de tels ou tels anciens ou futurs ministres du camp cadet. Il est dû aux profonds intérêts économiques des propriétaires fonciers libéraux et des bourgeois libéraux de Russie.

Et c'est dans la lutte contre ce mensonge, contre cet « abrutissement des masses » (« Massenverdummung » — expression d'Engels dans la lettre du 29 novembre 1886), que les lettres de Marx et d'Engels doivent être une arme précieuse pour tous les socialistes russes.

Le mensonge intéressé des bourgeois libéraux montre au peuple la « modestie » exemplaire des social-démocrates allemands. Les chefs de ces social-démocrates, les fondateurs de la théorie du marxisme nous disent :

« C'est le langage et l'action révolutionnaires des Français qui ont fait paraître les hypocrisies de Viereck et Ce (social-démocrates opportunistes de la fraction social-démocrate au Reichstag) sous un jour vraiment terne » (il s'agit de la formation d'un parti ouvrier à la Chambre des députés française et de la grève de Decazeville, qui a dissocié les radicaux français du prolétariat français), « de sorte que, au cours des derniers débats, seuls Liebknecht et Bebel ont pris la parole, et tous deux très bien. Avec ces débats, nous pouvons de nouveau nous montrer en bonne société, ce qu'on ne pouvait nullement faire avec tous les autres. Il est bon, en général, qu'on dispute la direction (du mouvement socialiste international) aux Allemands, surtout depuis qu'ils ont élu au Reichstag un si grand nombre d'éléments philistins (chose d'ailleurs inévitable). En Allemagne tout devient philistin en temps de calme, aussi l'aiguillon de la concurrence française est-il absolument nécessaire »... (Lettre du 29 avril 1886).

Tels sont les enseignements que doit surtout s'assimiler le Parti social-démocrate ouvrier russe qui se trouve dominé par l'influence idéologique de la social-démocratie allemande.

Ces leçons nous sont enseignées non par tel ou tel passage de la correspondance des plus grands hommes du XIXe siècle, mais par tout l'esprit et par tout le contenu de la critique fraternelle, franche, étrangère à toute diplomatie et aux calculs mesquins, qu'ils ont faite de l'expérience internationale du prolétariat.

A quel point toutes les lettres de Marx et d'Engels sont réellement pénétrées de cet esprit, les passages suivants, extrêmement caractéristiques encore que relativement particuliers, peuvent en faire foi.

En 1889, un mouvement jeune, frais, plein d'un nouvel esprit révolutionnaire commençait en Angleterre, parmi les simples ouvriers non spécialisés, non qualifiés (gaziers, cockers, etc.). Engels en est ravi. Il souligne avec triomphe le rôle de la fille de Marx, Tussy, qui a fait de l'agitation parmi eux.

« Ce qu'il y a de rebutant ici, écrit-il de Londres le 7 décembre 1889, c'est la « respectability » bourgeoise qui pénètre jusque dans la chair des ouvriers. La division de la société en d'innombrables subdivisions sociales reconnues incontestablement de tous, dont chacune a sa propre fierté, mais aussi son respect inné pour ses « meilleures » et ses « supérieures », est si ancienne et a des assises si fermes que les bourgeois peuvent encore facilement jeter leurs appâts ! Je ne suis pas du tout sûr, par exemple, que John Burns ne soit pas plus fier, dans son for intérieur, de sa popularité auprès du cardinal Man-ning, le lord-maire, et en général, auprès de la bourgeoisie que de celle qu'il a auprès de sa propre classe. Et Champion — lieutenant en retraite — a trafiqué il y a bien des années avec des bourgeois, surtout des conservateurs, il a prêché le socialisme, etc..., au congrès anglican-clérical. Et même Tom Mann que je considère comme le meilleur d'entre eux tous, dit volontiers qu'il déjeunera avec le lord-maire. Lorsqu'on compare cela aux Français, on voit ce que la révolution a de bon. »

Ceci se passe de commentaires.

Autre exemple. En 1891, il y avait danger de guerre européenne. Engels correspondait à ce sujet avec Bebel ; tous deux étaient d'accord que si la Russie attaquait l'Allemagne, les socialistes allemands devraient se battre avec acharnement contre les Russes et contre n'importe quels alliés de ces derniers.

« Si l'Allemagne est étouffée, nous le serons avec elle. Mais dans le cas le plus favorable, la lutte deviendra si violente que l'Allemagne ne pourra se maintenir que par des mesures révolutionnaires et que, par conséquent, nous serons, chose très possible, obligés de prendre le gouvernail et de jouer l'année 1793 » (lettre du 24 octobre 1891).

Pour la gouverne des opportunistes qui criaient par le monde que les perspectives « jacobines » qui s'étaient présentées au parti ouvrier russe en 1905 n'avaient rien de social-démocrate ! Engels indiquait expressément à Bebel qu'il était possible que les social-démocrates aient à participer au gouvernement provisoire.

Il est tout naturel qu'en professant un tel point de vue sur les tâches des partis ouvriers social-démocrates, Marx et Engels aient été pleins d'une foi radieuse en la révolution russe et en sa puissante portée mondiale. Durant une vingtaine d'années nous voyons apparaître dans cette correspondance cette attente passionnée de la révolution en Russie.

Voici la lettre de Marx du 27 septembre 1877. La crise en Orient provoque l'enthousiasme de Marx.

« La Russie... était depuis longtemps déjà à la veille d'une révolution, tous les éléments étaient prêts pour cela. Les braves Turcs ont hâté de beaucoup d'années l'explosion grâce aux coups qu'ils ont... dispersés à leur manière tout à fait personnelle. Le coup d'Etat commencera secundum artem (« selon toutes les règles de l'art ») par des coquetteries constitutionnelles, et il y aura un beau tapage. Si la mère nature nous favorise, nous assisterons à ce triomphe. » (Marx avait alors 59 ans.)

Or, la mère nature n'a pas permis à Marx — et ne le pouvait permettre du reste— de vivre jusqu'à « ce triomphe ». Quant aux « coquetteries constitutionnelles » il les avait prévues, et ses paroles semblent avoir été prononcées d'hier, à propos de la Ire et de la IIe Doumas russes. Or, l'avertissement donné au peuple à propos des « coquetteries constitutionnelles » formait précisément l'« âme vivante » de la tactique de boycottage tant haïe par les libéraux et les opportunistes...

Voici la lettre de Marx du 5 novembre 1880. Il exulte à l'occasion du succès du Capital en Russie, il se rallie aux côtés de la Narodndia Volia contre le groupe, récemment formé, des partisans du Partage noir. Les éléments anarchiques de leurs conceptions ont été exactement saisis par Marx ; ne connaissant pas et n'ayant pas eu la possibilité de connaître alors la conversion future des narodniks du Partage noir en social-démocrates, Marx attaque les partisans du Partage noir avec toute la force de son sarcasme cinglant :

« Ces messieurs sont contre toute action politique révolutionnaire. La Russie entrera par un saut périlleux dans le millénaire anarchiste-communiste-athéiste ! Cependant qu'ils préparent ce bond au moyen d'un doctrinarisme ennuyeux dont les soi-disant principes courent les rues depuis feu Bakounine. »

On peut voir d'ici comment Marx aurait jugé pour la Russie de 1905 et des années suivantes la portée de l'« action révolutionnaire politique » de la social-démocratie. [Au fait, si la mémoire ne me trahit pas, Plékhanov, ou V. Zassoulitch m'ont signalé, en 1900-1903, l'existence d'une lettre d'Engels à Plékhanov sur Nos divergences et le caractère de la révolution qui se prépare en Russie. Il serait intéressant de savoir exactement si cette lettre a existé, si elle s'est conservée et s'il ne serait pas temps de la publier.]

Voici une lettre d'Engels datée du 6 avril 1887 : « Par contre, la crise semble imminente en Russie. Les derniers attentats n'ont pas mal avancé l'affaire... » La lettre du 9 avril 1887 dit la même chose... « L'armée est pleine d'officiers mécontents qui conspirent » (Engels était alors sous l'impression de la lutte révolutionnaire des narodo-voltsy, il fondait ses espoirs sur les officiers et ne voyait pas encore l'esprit révolutionnaire que les soldats et matelots russes devaient manifester avec éclat dix-huit ans plus tard...). « ... Je ne pense pas que l'état actuel des choses se maintienne un an encore ; une fois que cela se déclenchera en Russie (« losgeht »), alors, hourra ! »

Lettre du 23 avril 1887 : « Les persécutions (contre les socialistes) se succèdent en Allemagne. Il semble que Bismarck veuille que tout soit prêt afin qu'à l'explosion de la révolution en Russie, qui n'est plus qu'une question de quelques mois, on puisse aussi en Allemagne partir immédiatement en lutte » (« losgeschlagen werden »).

Les mois se sont avérés excessivement longs. Il est hors de doute qu'il se trouvera des philistins qui, le front rembruni, les sourcils froncés, condamneront catégoriquement le « révolutionnarisme » d'Engels, ou qui riront avec condescendance des vieilles utopies du vieux révolutionnaire émigrant.

Oui, Marx et Engels se sont beaucoup et souvent trompés dans leurs pronostics sur la proximité de la révolution, dans leur espoir de la victoire de cette dernière (par exemple, en 1848, en Allemagne), dans leur foi en la proximité de la « République » allemande (« mourir pour la République», écrivait à propos de cette époque Engels, en songeant à son état d'esprit de participant à la campagne militaire pour la Constitution d'Empire, en 1848-1849). Ils se sont trompés en 1871, lorsqu'ils étaient occupés à « soulever le midi de la France, ce pour quoi ils (Becker écrit : « nous » en parlant de lui-même et de ses proches amis : lettre n° 14 du 21 juillet 1871) ont fait, sacrifié et risqué tout ce qui est humainement possible... » Dans cette même lettre : « Si en mars et en avril nous avions disposé d'un peu plus de ressources, nous aurions provoqué une levée de boucliers dans toute la France méridionale et sauvé la Commune de Paris » (p. 29). Mais de semblables erreurs des géants de la pensée révolutionnaire, qui travaillèrent à élever et ont élevé le prolétariat du monde entier au-dessus du niveau des petites tâches quotidiennes d'un sou, — sont mille fois plus nobles, plus sublimes, historiquement plus précieuses et plus proches de la vérité, que la plate sagesse du libéralisme officiel qui chante, évoque, clame et proclame la vanité des vanités révolutionnaires, la vanité de la lutte révolutionnaire, les charmes des fadaises « constitutionnelles » contre-révolutionnaires...

La classe ouvrière russe conquerra la liberté et donnera l'impulsion à l'Europe par ses actes révolutionnaires bien que pleins d'erreurs — laissons les plats personnages tirer vanité de l'infaillibilité de leur inaction révolutionnaire.

  1. Correspondance avec Sorge (Neue Zeit, 1925, n° 1 et 2). (N.R.).