Préface à "Qui dirige aujourd'hui l'Internationale communiste ?"

De Marxists-fr
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Une année s'est écoulée depuis que cette brochure, consacrée au caractère de l'I.C., a été rédigée. Pendant cette période relativement courte il y a eu des changements considérables dans l'appareil dirigeant de l'I.C. Néanmoins ce travail n'est pas dépassé. Il y a eu un virage aigu à gauche dans la ligne politique. Les visages ont changé. Mais le système demeure. Plus, les aspects les plus pernicieux du système se sont maintenant manifestés avec plus de clarté encore qu'ils ne s'étaient manifestés il y a un an.

Boukharine était formellement le dirigeant au VIème congrès de l'I.C. Au nom du bureau politique du P.C.U.S., une déclaration affirmant qu'il n'existait pas de désaccords au sein du comité central russe a été distribuée à tous les délégués de ce congrès. En même temps, sous le couvert officiel du congrès, se tenait un autre congrès - un congrès officieux, ou ce qu'on appelle un congrès de "couloirs" - dans lequel on achevait le travail de préparation pour la chute de Boukharine, et de toute l'aile droite en général. Même quand le congrès eut lieu, l'appareil de la majorité s'était assuré ce dont il avait besoin pour cette opération. Cela pas empêché les organes de presse de noter le tonnerre d'ovation reçu par Boukharine à chacun de ses innombrables discours. La duplicité de la direction bureaucratique recevait là sa plus haute expression. La lutte idéologique ne sert que d'accompagnement musical à la pantomime organisationnelle. Dans le congrès on parle, mais dans les couloirs on marchande. Boukharine a été éliminé peu après le congrès même où l'on avait annoncé que Staline et lui étaient en total accord. Après la liquidation organisationnelle de Boukharine, c'est ses funérailles "théoriques" qu'on a commencé. On a soudain révélé que Boukharine qui avait dirigé pendant six ans la lutte théorique contre le trotskyste, n'avait en réalité fait que commettre des erreurs sa vie durant. En ce moment même à Moscou, les jeunes "professeurs rouges" qui ne valent guère mieux que les professeurs blancs, noirs ou jaunes, sont en train d'écrire sur ce thème des centaines d'articles.

Le nouveau coup politique dans l'I.C. a provoqué un regroupement dans la direction de nombre de partis communistes et surtout dans l'appareil de l'I.C. elle-même. Pepper, qui, seulement quelques jours auparavant, tranchait du destin de plusieurs partis, a été aujourd'hui exclu de l'I.C. comme l'ont été l'américain Lovestone et les dirigeants d'hier en Tchécoslovaquie, Suède et un certain nombre d'autres pays. Qui a émergé pour les remplacer ? Ceux qui étaient zinoviévistes quand Zinoviev était en cour, boukhariniens quand Boukharine était en cour et qui sont devenus molotovistes[1] en temps opportun.

Oui, l'actuel dirigeant de l'I.C. n'est autre que Molotov. C'est lui qui a fait le discours programmatique
au 10ème plénum du C.E. de l'I.C. Pour ceux qui connaissent Molotov le seul fait de cette nomination (on ne peut le qualifier autrement que de cauchemardesque) donne une image complète de la direction actuelle. Et ceux qui ne connaissent pas Molotov n'ont qu'à lire son discours.

Molotov est incontestablement l'incarnation la plus parfaite de la bureaucratie qui s'est élevée sur la base de la vague de réaction de 1924-1929 et il est pleinement convaincu que tous les problèmes peuvent être résolus par des mesures financières et administratives. Ces messieurs sont aveugles aux questions fondamentales du développement mondial. Mais ce sont des maîtres en manoeuvres de couloir. Par leur puissance administrative aveugle, ils ont déjà décapité plusieurs partis et plusieurs révolutions.

Après le renvoi de Boukharine, il n'est plus resté dans l'I.C. une seule personne qui ait eu quoi que ce soit à voir avec la direction de l'Internationale à l'époque de sa création et de ses quatre premiers congrès. La même chose est vraie pour toutes les sections de l'I.C. sans exception.

Il y a eu un renouvellement de 100% dans la direction.

La philosophie officielle de ce remplacement des révolutionnaires par des fonctionnaires est que, puisque l'Union soviétique est entrée dans une période de construction, on a besoin d'hommes pratiques, rompus aux affaires - pas de ceux qui vivent dans le rêve de la révolution "permanente", mais de ceux qui se tiennent solidement sur le terrain du socialisme national. C'est la typique idéologie de réaction suivant un turbulent bond en avant. Dans leur étroitesse d'esprit, les auteurs de cette philosophie constructionniste bureaucratique, sans le vouloir et même sans s'en apercevoir révèlent leur profond mépris pour l'Internationale communiste.

En fait, même si l'on admet qu'en U.R.S.S. le passage de la lutte pour le pouvoir au travail pratique de construction réclame un nouveau type de dirigeants, comment pourrait-ce être vrai pour l'I.C. où ce n'est pas la construction socialiste, mais, précisément, la lutte pour le pouvoir, qui est à l'ordre du jour ? Pire encore, dans tous les pays sans exception, la direction a été sélectionnée au cours de ces années sur le modèle de Staline et même de Molotov. Et ce processus de sélection a été à ce point fructueux que les délégués au 10ème plénum du C.E. de l'I.C. non seulement n'ont pas congédié Molotov avec mépris, après son prétentieux discours d'ignorant, mais au contraire l'ont récompensé par des applaudissements que le journal, par prudence, n'a pas qualifiés d'ovation.

Les caractéristiques individuelles n'éliminent pas, bien entendu, la question de l'orientation idéologique. Au contraire, c'est seulement à la lumière de l'orientation idéologique que les caractéristiques des individus prennent leur pleine signification. Le centrisme bureaucratique, pour protéger sa politique de zigzags brutaux des conflits internes et de l'opposition, doit choisir ses cadres parmi les fonctionnaires les plus obéissants, les plus accommodants, les plus dénués de colonne vertébrale et de principes,ou parmi les administrateurs cyniques. Les gens qui supportent avec déférence et lâcheté tous les virages de la direction, qu'ils soient pris alors qu'ils sont au courant ou sans qu'ils en aient connaissance, de telles gens, et il faut le comprendre, sont tout à fait incapables de trouver en eux-mêmes la capacité de diriger l'assaut des masses ouvrières contre la société bourgeoise.

Le problème de la direction n'est pas un problème indépendant. Il est étroitement lié à la politique et au régime. Néanmoins, il est très important. L'argument selon lequel la classe ouvrière doit administrer "sans dirigeants" a son origine dans une idéalisation inconsciente du capitalisme, dans la mesure où il présuppose que dans une société fondée sur l'esclavage salarial la classe la plus opprimée de la population est capable de s'élever à un niveau tel d'indépendance politique qu'elle n'a pas besoin d'être dirigée par ses éléments les plus clairvoyants, les plus expérimentés, les plus courageux et les plus trempés. Si la société bourgeoise était capable d'assurer un tel niveau de développement politique des masses prolétariennes, nous ne serions pas ses ennemis mortels. En outre, si le prolétariat dans son ensemble était capable d'atteindre sous le capitalisme un tel niveau de conscience, il pourrait accomplir la transformation de la société par des moyens totalement pacifiques.

La réalité est aussi loin de ces rêves éveillés que la terre l'est du ciel. C'est précisément afin d'arracher les masses populaires à l'arriération et à l'ignorance que la révolution est nécessaire. Et pour que la révolution soit victorieuse, les masses opprimées doivent lier leurs espoirs et leur lutte à un parti plus d'une fois éprouvé dans l'action, et pourvu d'une direction qui, à leurs yeux, soit devenu la personnification de leur propre lutte. Ni le parti, ni sa direction, n'improvisent pour répondre aux besoins de la révolution. Des gens comme le prêtre Gapone[2] ou les avocats Khrustalev[3] et Kerensky apparaissent et disparaissent comme l'écume dans les vagues. Une direction révolutionnaire réelle est façonnée par un long processus de sélection et d'éducation. C'est un problème d'une immense importance. Sans la solution juste, le prolétariat ne peut vaincre.

Ainsi, la question du cadre de direction est-elle indissolublement liée à la question de l'orientation politique générale de l'I.C. et sa capacité d'apprécier les circonstances, de prévoir ce qu'apportera demain, de tirer de chaque situation le maximum possible pour la cause de la libération de la classe ouvrière.

Pour reconstituer la direction, il faut changer la politique. Il faut remplacer le centrisme par le marxisme. C'est là que réside la tâche de l'Opposition internationale communiste de gauche.

  1. Vyavceslav M. Skrjabin, dit Molotov (1890-1986), vieux-bolchevik, était l'âme damnée de Staline et membre du bureau politique ainsi que du présidium de l'Internationale.
  2. Georgi Apollonovic Gapone (1870-1906), un pope, animateur des syndicats "Jaunes", avait dirigé vers le palais impérial la manifestation du "Dimanche rouge" du 9 janvier 1905. C'était un indicateur de police.
  3. Georgi Possar, dit Khrustalev (1879-1919), un avocat S.R., avait été président du soviet de Petrograd en 1905 (Trotsky étant vice-président et lui succédant à son arrestation en décembre).