Perspectives et tâches en Orient

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Discours pour le 3° anniversaire de l’Université Communiste des peuples d’Orient

Camarades, j’ai reçu du bureau de votre cellule les documents résumant les trois années de travail de votre université. A ma demande, les camarades du bureau avaient marqué tous les points essentiels en rouge, ce qui a considérablement facilité mon travail de familiarisation avec ces documents, car, je ne sais trop comment le dire, à mon grand embarras ou à ma grande honte, je n’avais pas pu suivre de près le travail de votre université, ni au jour le jour, ni même mois par mois : un travail d’une importance exceptionnelle, et, sans du tout exagérer, comme c’est l’habitude pour les anniversaires, d’une portée historique mondiale.

Camarades, bien qu’il ne soit pas habituel pour les réunions d’anniversaire de s’occuper de théorie, permettez-moi tout de même de présenter quelques observations de caractère général, afin de donner de la substance à ma déclaration selon laquelle votre université n’est pas simplement un établissement d’éducation, même révolutionnaire, mais constitue un outil d’importance mondiale.... Le mouvement politique et culturel actuel repose entièrement sur le capitalisme, à partir duquel il s’est développé, se développe, et qu’il a commencé à dépasser. Mais le capitalisme a, schématiquement parlant, deux faces différentes : le capitalisme des métropoles et le capitalisme des colonies. Le modèle classique de la métropole est la Grande-Bretagne. A l’heure actuelle, elle est gouvernée par le gouvernement soit-disant "travailliste" de MacDonald. Pour ce qui est des colonies, j’hésiterais avant de dire laquelle est la plus typique : peut-être l’Inde, colonie au sens formel, ou la Chine, qui conserve l’apparence de l’indépendance, mais qui, de par sa situation dans le monde et le cours de son développement, appartient au type colonial. C’est en Grande-Bretagne que l’on trouve le capitalisme classique. Marx a écrit son "Capital" à Londres, en observant directement le développement du pays le plus avancé - vous devez bien le savoir, même si je ne me rappelle pas en quelle année vous étudiez cela... Dans les colonies, le capitalisme se développe, non pas à partir de ses propres éléments, mais en tant qu’intrusion du capital étranger. C’est ce qui crée ces deux types différents. Pourquoi MacDonald est-il, pour le dire d’une façon pas très scientifique, mais en termes tout à fait précis, cela revient au même, pourquoi donc est-il si conservateur, si borné et si stupide ?

Parce que la Grande-Bretagne est un pays capitaliste typique, parce que le capitalisme s’y est développé organiquement, de l’artisanat à l’industrie moderne en passant par la manufacture, étape par étape, par un cheminement évolutif, de sorte que dans le crâne de MacDonald, vous pourrez retrouver les préjugés d’hier et ceux d’avant-hier, les préjugés du passé et ceux des siècles antérieurs, tout les déchets idéologiques des époques révolues [Applaudissements]. A première vue, il y a là une espèce de contradiction historique : pourquoi Marx est-il apparu dans l’Allemagne arriérée, dans le plus arriéré des grands pays d’Europe de la première moitié du 19° siècle, la Russie bien sûr mise à part ? Pourquoi Marx est-il apparu en Allemagne, pourquoi Lénine est-il apparu en Russie à la limite des 19° et 20° siècles ? Une contradiction évidente ! Mais de quelle nature ? D’une nature qui peut être expliquée par ce qu’on appelle la dialectique du développement historique. Sous la forme de la mécanisation de la Grande-Bretagne et sous la forme de l’industrie cotonnière britannique, l’histoire a créé le facteur de développement le plus révolutionnaire. Mais cette mécanisation, cette industrie cotonnière ont été élaborées et créées au cours d’une transition historique lente et de longue haleine, un pas après l’autre, pendant que la conscience humaine restait en général terriblement conservatrice.

Lorsque le développement économique a lieu lentement et systématiquement, il lui est assez difficile de pénétrer les crânes des hommes. Les subjectivistes et les idéalistes en général disent que la conscience humaine, la pensée critique etc. etc., tire l’histoire en avant comme un remorqueur halant une péniche derrière lui. C’est inexact. Vous et moi, nous sommes des marxistes, et nous savons que la force motrice de l’histoire se trouve dans les forces productives qui jusqu’à maintenant ont pris forme sans maîtrise humaine consciente et qui ont du mal à atteindre le cerveau conservateur de l’homme, afin d’y produire l’étincelle d’une nouvelle idée politique, particulièrement, je le répète, si le développement a lieu lentement, organiquement et imperceptiblement. Mais, lorsque les forces productives d’une métropole, d’un pays capitaliste classique, comme la Grande-Bretagne, envahissent un pays plus arriéré, comme l’Allemagne dans la première moitié du 19° siècle, comme la Russie à la limite du 19° et du 20° siècle, comme l’Asie à l’heure actuelle ; quand les facteurs économiques font intrusion d’une façon révolutionnaire, brisant l’ancien système, quand le développement a lieu non pas graduellement, non pas "organiquement", mais par le moyen de chocs terribles, de glissements brutaux des anciennes couches sociales, alors la pensée critique trouve beaucoup plus facilement et rapidement son expression révolutionnaire , à condition, bien entendu, que les conditions théoriques préalables existent. C’est pourquoi Marx est apparu en Allemagne dans la première moitié du 19° siècle, c’est pourquoi Lénine est apparu ici, et c’est pourquoi nous pouvons observer le fait paradoxal à première vue que dans le pays du capitalisme le plus élevé, le plus ancien et le plus respecté d’Europe, la Grande-Bretagne, nous trouvions le parti "travailliste" le plus conservateur. Alors que par ailleurs, dans notre Union Soviétique, un pays extrêmement arriéré économiquement et culturellement parlant, nous avons, - et je le dis sans hésiter, car c’est un fait - le meilleur parti communiste du monde [Applaudissements]

Il faut dire qu’en ce qui concerne son développement économique, la Russie se trouve à mi-chemin entre une métropole classique comme la Grande-Bretagne et des pays coloniaux comme l’Inde et la Chine. Et ce qui distingue notre Union Soviétique de la Grande-Bretagne en ce qui concerne les voies et les formes du développement apparaît encore plus clairement dans le développement des pays d’Orient. Le capitalisme y pénètre sous la forme du capital financier étranger. Il y envoie des machines prêtes à fonctionner immédiatement, secouant et minant la vieille base économique et édifie sur ses ruines la Tour de Babel d’une économie capitaliste. L’action du capitalisme dans les pays d’Orient n’est ni graduelle, ni lente, ni "évolutionnaire" mais brutale, catastrophique, - de fait, dans de nombreux cas, bien plus catastrophique que ça n’a été le cas dans la Russie tsariste d’hier.

C’est à partir de ce point de vue fondamental, camarades, qu’il nous faut examiner le destin de l’Orient dans les années et les décennies à venir. Si vous prenez des livres aussi prosaïques que les rapports des banques britanniques et américaines pour les années 1921, 1922 et 1923, vous lirez dans les bilans des banques de Londres et de New-York le destin révolutionnaire tout proche de l’Orient . La Grande-Bretagne a encore une fois rétabli son rôle d’usurier mondial. Les Etats-Unis ont accumulé une incroyable quantité d’or : dans les caves de la Banque Centrale, est accumulé de l’or pour une valeur de 3 000 millions de dollars, soit 6 000 millions de roubles-or. Ce qui est une levier essentiel de l’économie des Etats-Unis. Si vous demandez : à qui la Grande-Bretagne et les Etats-Unis font ils des prêts ? - car, comme vous l’avez probablement entendu dire, à nous, à l’Union Soviétique, ils ne font pas encore de prêts, pas plus qu’à l’Allemagne, ils ont donné quelques misérables miettes à la France pour sauver le franc - alors à qui font-ils des prêts ? Pour la plus grande part, aux pays coloniaux ; ils financent le développement industriel de l’Asie, de l’Amérique du Sud et de l’Afrique du Sud. Je ne vous donnerai pas les chiffres que j’ai, cela allongerait excessivement mon propos ; il suffit de dire que jusqu’à la dernière guerre impérialiste, les pays coloniaux et semi-coloniaux recevaient des Etats-Unis et de la Grande-Bretagne environ la moitié des crédits reçus par les pays capitalistes développés, alors que maintenant les investissements financiers dans les pays coloniaux dépassent, et même de beaucoup, les investissements dans les anciens pays capitalistes. Pourquoi donc ? Les causes sont nombreuses, mais il y en a deux principales : le manque de confiance dans la vieille Europe, ruinée et saignée à blanc, avec en son cœur le furieux militarisme français - menace d’incessantes perturbations ; et d’un autre côté, le besoin de disposer des pays coloniaux comme fournisseurs de produits bruts et comme acheteurs des machines et des biens manufacturés produits en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis. Pendant la guerre, nous avons observé, et nous observons encore maintenant l’industrialisation très rapide des pays coloniaux, semi-coloniaux et des pays arriérés en général : le Japon, l’Inde, l’Amérique du Sud, l’Afrique du Sud, etc. Il n’y a aucun doute que si le parti chinois du Kuomintang réussit à unifier la Chine sous un régime national-démocratique, le développement capitaliste de la Chine progressera à pas de géant. Et pourtant tout cela prépare la mobilisation des masses prolétariennes innombrables qui, d’un seul coup, sortiront d’un état préhistorique, semi-barbare et se jetteront dans le creuset industriel, l’usine. En conséquence, il n’y aura pas assez de temps pour préserver et entasser les déchets des époques passées dans la conscience des travailleurs ; un couperet tranchera à travers leur conscience actuelle, séparant le passé du futur et les obligeant à chercher de nouvelles idées, de nouvelles formes et de nouveaux chemins pour la vie et la lutte. De sorte que les partis marxistes-léninistes d’Orient entreront en scène dans certains pays, et dans d’autres, ils se développeront largement et hardiment : les communistes japonais, les communistes chinois, turcs, indiens etc.

Camarades travailleurs des pays d’Orient ! Le groupe russe "Emancipation du Travail" a été formé en Suisse en 1883. Est-ce que cela fait très longtemps ? De 1883 à 1900, 17 ans se sont écoulés et encore 17 de 1900 à 1917, 34 ans en tout - le tiers d’un siècle, une génération : de l’organisation du premier cercle d’étude et de propagande des idées marxistes, sous le règne d’Alexandre III, jusqu’à la conquête de la Russie tsariste par le prolétariat, il s’est écoulé, en tout et pour tout, le tiers d’un siècle !

Pour quiconque a vécu tout cela, cela semble une période longue et pénible. Mais à l’échelle de l’histoire, cela a représenté un rythme furieux et sauvage, sans aucun précédent. Pourtant, dans les pays d’Orient, le rythme de développement sera, selon toutes les indications, encore plus rapide. Alors, qu’est-ce donc que votre Université Communiste des peuples d’Orient, considérée à la lumière des perspectives que nous avons tracées ? Qu’est-elle au juste ? Elle est la pépinière des groupes "Emancipation du Travail" pour les pays d’Orient. [Applaudissements tumultueux]

Il est vrai, et il ne faut pas fermer les yeux là-dessus, que les dangers auxquels se trouvent confrontés les jeunes marxistes d’Orient sont grands. Nous savons, et vous saurez, que le Parti Bolchevique s’est formé à travers une dure lutte externe mais aussi interne. Vous savez que le Marxisme, émasculé et falsifié, fut dans les années 1890 une école de formation politique générale de l’intelligentsia bourgeoise, des Strouvéistes qui par la suite devinrent des suppôts politiques de la bourgeoisie, des cadets, beaucoup allèrent même jusqu’aux Octobristes et même plus à droite. Arriérée sur le plan économique, la Russie n’était pas du point de vue politique, un pays différencié ni même complètement formé. Le marxisme parlait du caractère inéluctable du capitalisme et les éléments bourgeois-progressistes, qui voulaient le capitalisme non pas en vue du socialisme, mais pour lui-même, acceptaient le "marxisme", en lui retirant son aiguillon révolutionnaire. La même chose s’est aussi produite en Roumanie. La majorité des coquins actuellement à la tête de la Roumanie sont passés en leur temps par l’école édulcorée du marxisme ; en France, certains d’entre eux adhéraient au guesdisme. En Serbie, un grand nombre des politiciens conservateurs et réactionnaires actuels sont passés dans leur jeunesse par l’école du marxisme ou du bakouninisme.

Ceci s’observe moins fréquemment en Bulgarie. Mais, en général, cette exploitation temporaire du marxisme au profit des buts de la politique bourgeoise-progressiste caractérise les pays du sud-est balkanique, comme ce fut le cas dans notre pays. Un tel danger menace-t-il le marxisme en Orient ? En partie. Pourquoi ? Parce que le mouvement national en Orient est un facteur de progrès dans l’histoire. La lutte pour l’indépendance de l’Inde est un mouvement profondément progressiste ; mais vous et moi savons que en même temps, cette lutte se borne aux tâches nationales-bourgeoises. La lutte pour la libération de la Chine et l’idéologie de Sun Yat-sen sont une lutte démocratique et une idéologie progressiste, mais bourgeoises. En Chine, nous sommes pour le soutien des communistes au Kuomintang, s’il le poussent vers l’avant. C’est essentiel, mais en même temps, il y a là un danger de dégénérescence. De même dans tous les pays d’Orient qui forment l’arène de la lutte nationale de libération de l’esclavage colonial. Le jeune prolétariat d’Orient doit s’appuyer sur ce mouvement progressiste ; mais il est absolument évident que dans la période à venir, il y a pour les jeunes marxistes d’Orient, un danger d’être séparé des groupes "Emancipation du Travail" et de se dissoudre dans l’idéologie nationaliste.

Où donc, cependant, réside votre avantage ? Votre avantage par rapport aux anciennes générations de marxistes russes, roumains et autres, c’est que vous vivez et travaillez à une époque postérieure non seulement à Marx, mais aussi à Lénine. Dans votre journal, que le bureau de votre cellule m’a si obligeamment envoyé, avec ses annotations, j’ai lu une polémique ardente à propos de Marx et Lénine. Vous polémiquez entre vous de façon très dure ; ceci dit, cependant, sans idée de reproche. La question était présentée comme si, selon certains, Marx était seulement un théoricien - c’est ainsi que le camp opposé a dépeint leur position, objectant : "Non, Marx était un politicien révolutionnaire, comme Lénine, et chez Marx comme chez Lénine la théorie et la pratique allaient la main dans la main." Si on formule les choses de façon aussi abstraite, c’est sans aucun doute exact et au delà de tout questionnement ; mais il y a tout de même une différence entre ces deux figures historiques ; une différence profonde qui résulte non seulement d’une différence de personnalité, mais aussi d’une différence d’époque. Le marxisme, bien sûr, n’est pas une doctrine académique, mais un moyen d’action révolutionnaire ; ce n’est pas pour rien que Marx disait : " Les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde de différentes manières, ce qui importe c'est de le transformer." Mais du temps de Marx, à l’époque de la Première Internationale, puis au temps de la Seconde Internationale, était-il possible pour le mouvement de la classe ouvrière d’utiliser le marxisme complètement et jusqu’au bout ? Est-ce que le marxisme a réussi à véritablement s’incarner dans l’action ? Non. Est-ce que Marx a eu la possibilité et la chance de diriger l’application de sa théorie révolutionnaire dans une action historique décisive : la conquête du pouvoir par le prolétariat ? Non. Bien sûr, Marx ne voulait pas créer une doctrine académique ; comme vous le savez, il est entièrement issu de la révolution, de l’examen et de la critique du déclin de la démocratie bourgeoise, il a écrit le "Manifeste Communiste" en 1847 et a été actif à l’aile gauche de la démocratie bourgeoise pendant la révolution de 1848, évaluant à la façon d’un marxiste, ou plutôt à la façon de Marx, tous les épisodes de cette révolution ; à Londres il a écrit le Capital ; il a été à la même époque le créateur de la Première Internationale, l’inspirateur de la politique des groupes les plus avancés de la classe ouvrière de tous les pays ; mais il n’était pas à la tête d’un parti capable de décider du destin du monde, pas même de celui d’un pays. Si nous voulons répondre brièvement à la question: qui était Marx ? nous dirons : "Marx est l’auteur du Capital". Et si nous nous demandons qui était Lénine , nous dirons : "Lénine est l’auteur de la révolution d’Octobre." [Applaudissements].

Lénine insistait plus que quiconque sur le fait qu’il n’avait pas l’intention de réviser, refaire ou revoir l’enseignement de Marx ; Lénine était venu, pour parler avec les vieux mots des évangiles, non pas pour altérer la loi de Marx, mais pour l’accomplir. Lui-même, plus que personne d’autre, insistait là-dessus ; mais à cette époque, il avait besoin de libérer Marx de tous les sédiments des générations qui séparent Lénine de Marx ; les sédiments du kautskisme, du MacDonaldisme, le conservatisme des chefs travaillistes, et de la bureaucratie réformiste et nationaliste et d’appliquer totalement l’outil du marxisme authentique, une fois nettoyé de ces sédiments, additions et falsifications, à la grande action historique. Ainsi, votre grand avantage en tant que génération plus jeune est que vous avez directement ou indirectement participé à ce travail, que vous l’avez observé, que vous vivez dans l’environnement politique et idéologique du léninisme et que vous vous imprégnez de cette théorie qui correspond à la pratique à l’Université des peuples d’Orient. C’est pour vous un avantage énorme et inestimable, vous devez en avoir conscience. Marx lui-même pouvait avec sa théorie embrasser le cours du développement de décennies et de siècles entiers, mais, dans la lutte de tous les jours, sa doctrine était éparpillée entre ses éléments séparés et, de plus, était, pour une part, assimilée d’une façon déformée. Lénine arriva et rétablit l’unité du marxisme, et dans des conditions nouvelles, montra que cette doctrine pouvait avoir une action à l’échelle historique la plus grande. Vous avez été témoins de cette action et vous vous êtes attachés à elle : ceci vous soumet à une obligation et l’Université Communiste des peuples d’Orient a été édifiée sur cette obligation .

C’est pourquoi, camarades, le danger d’une dégénérescence nationale-démocratique, qui bien sûr existe, qui s’emparera de quelques personnes et les éloignera, il ne peut pas en aller autrement, je pense que ce danger est fortement réduit du fait même de l’existence de l’Union Soviétique et de la Troisième Internationale. Il y a toutes les raisons d’espérer que le noyau de base qui émergera de l’Université Communiste des peuples d’Orient occupera la place qu’il mérite en tant que levain de classe, un levain marxiste, un levain léniniste pour le mouvement prolétarien des pays d’Orient. Le besoin qu’on a de vous, camarades, apparaît gigantesque et il se manifeste, comme je l’ai déjà dit, non pas graduellement mais d’un seul coup, et, à sa manière, "catastrophiquement". Relisez un des derniers articles de Lénine "Moins mais mieux" : apparemment, il est consacré à un problème particulier d’organisation, mais en même temps, il embrasse les perspectives du développement des pays d’Orient en relation avec celui de l’Europe. Quelle est l’idée principale qui sous-tend cet article ? L’idée fondamentale est que le développement de la révolution à l’Ouest peut être contenu. Comment peut-il être contenu ? Par le MacDonaldisme, car, en Europe, la force la plus conservatrice est effectivement le MacDonaldisme. Nous voyons que la Turquie a aboli le Califat, et que MacDonald le ressuscite. Ceci n’est-il pas un exemple frappant qui oppose dans les faits le menchévisme contre-révolutionnaire de l’Occident à la démocratie progressiste nationale-bourgeoise de l’Orient ?

En ce moment, des événements véritablement dramatiques ont lieu en Afghanistan : la Grande-Bretagne de MacDonald est en train de renverser l’aile gauche nationale bourgeoise, qui cherche à européaniser l’Afghanistan indépendant et d’essayer d’y ramener au pouvoir les éléments réactionnaires les plus noirs, imprégnés des pires préjugés du panislamisme, le Califat, etc. Si vous examinez ces deux forces dans leur conflit vital, la raison pour laquelle l’Orient gravitera de plus en plus autour de nous, Union Soviétique et Troisième Internationale, devient immédiatement claire . Nous voyons que l’Europe, dont le développement passé a préservé le monstrueux conservatisme des chefs de la classe ouvrière, est de plus en plus soumise à une désintégration économique. Il n’y a pas d’issue pour elle. Ceci se traduit, en particulier, par le fait que l’Amérique ne lui fait pas de prêts, n’ayant pas confiance dans sa viabilité économique, à juste titre d’ailleurs. D’un autre côté, nous voyons, aussi, que cette même Amérique et cette même Grande-Bretagne sont contraintes de financer le développement économique des pays coloniaux, les conduisant par là même à un rythme frénétique sur le chemin de la révolution . Et si l’Europe doit rester dans son présent état de putréfaction du MacDonaldisme borné, paroissial, aristocratique, privilégié des chefs travaillistes, le centre de gravité du mouvement révolutionnaire passera en totalité en Orient. Alors, il apparaîtra que, bien qu’il ait fallu plusieurs décennies de développement capitaliste en Grande-Bretagne avant qu’il agisse comme facteur révolutionnaire, pour remettre notre vieille Russie et notre vieil Orient sur leurs pieds, il faudra que la révolution de l’Orient revienne en Grande-Bretagne pour percer ou, si nécessaire, démolir quelques crânes épais et donner une impulsion à la révolution du prolétariat européen. [Applaudissements]. C’est une possibilité historique. Il faut la garder à l’esprit.

Dans les documents que vous m’avez fournis, j’ai lu quelque chose à propos de l’impression énorme qu’a faite à Kazan une étudiante de votre université, une jeune fille turque : les femmes, certaines âgées et illettrées, formaient des rassemblements autour d’elle. Ce n’est qu’un petit épisode, mais il constitue un indice de profonde signification historique. Le sens, la force et l’essence du bolchevisme résident en ce qu’il s’adresse non pas aux chefs travaillistes mais à la foule, aux laissés-pour-compte, aux masses innombrables et aux plus opprimés parmi les opprimés.

C’est pourquoi ce n’est pas à cause de son contenu théorique, qui est encore loin d’être assimilé, ou pleinement pensé, mais à cause de son souffle vital libérateur qu’il est devenu la doctrine favorite dans les pays d’Orient. Dans votre journal, on lit des confirmations renouvelées du fait que Lénine est bien connu non seulement dans les saklias du Caucase, mais aussi dans les profondeurs de l’Inde. Nous savons qu’en Chine, des travailleurs, qui n’ont probablement jamais lu de leur vie un seul des articles de Lénine, sont fortement attirés par le bolchevisme, car telle est la puissance du souffle de l’histoire ! Ils ont bien senti qu’il s’agit d’une doctrine qui s’adresse aux parias, aux opprimés, aux écrasés, aux millions et aux dizaines et aux centaines de millions de gens pour qui il n’existe pas d’autre solution historique, pour qui il n’y a pas d’autre voie de salut. C’est la raison pour laquelle le léninisme suscite une aussi fervente réponse dans le cœur des femmes travailleuses - c’est qu’il n’y a pas de catégorie plus opprimée sur terre que la femme travailleuse ! En lisant comment l’étudiante de votre université parlait à Kazan et comment les femmes tatares illettrées se rassemblaient autour d’elle, je me suis rappelé mon récent et bref séjour à Bakou, où pour la première fois j’ai vu et entendu une jeune communiste du Turkestan, où j’ai pu observer dans la salle de réunion plusieurs dizaines, peut-être plusieurs centaines de jeunes filles communistes du Turkestan, voir et entendre leur enthousiasme, la passion de celle, hier encore esclave d’esclaves, qui a entendu les nouveaux mots de libération et s’est éveillée à une vie nouvelle, où pour la première fois, j’en suis venu à une conclusion tout à fait claire en me disant que dans le mouvement des peuples d’Orient la femme jouera un plus grand rôle qu’en Europe et ici [Applaudissements]. Pourquoi ? Très précisément parce que la femme d’Orient est incommensurablement plus entravée, écrasée et embrouillée par les préjugés que ne l’est l’homme d’Orient, parce que de nouvelles relations économiques et de nouveaux courants historiques l’arracheront aux anciennes relations immuables avec une force et une brutalité encore plus grande que pour l’homme. Même aujourd’hui, nous pouvons constater que l’Orient est encore dominé par l’Islam, par les anciens préjugés, croyances et coutumes, mais tout cela se transformera de plus en plus en poussière et en cendre. Tout comme une pièce de tissu moisissante, si vous la regardez d’une certaine distance ; elle semble complète : le motif entier y est, et tous les plis subsistent, mais il suffit d’un mouvement de la main ou d’un courant d’air pour que le tout tombe en poussière. Et de même , en Orient, les vieilles croyances, qui semblent être si profondément enracinées, ne sont en vérité rien d’autre qu’une ombre du passé : en Turquie, le califat a été aboli, et ceux qui ont porté la main dessus n’ont pas perdu un seul de leurs cheveux ; ce qui signifie que les anciennes croyances ont moisi et qu’elles ne représenteront pas un obstacle sérieux pour le mouvement historique des masses travailleuses. Cela signifie, de plus, que la femme d’Orient, qui est la plus bridée dans sa vie, dans ses habitudes et dans sa créativité, esclave d’esclaves, ayant comme l’exigent les nouvelles relations économiques retiré son voile se sentira immédiatement dépourvue de tout appui religieux ; elle aura une soif passionnée de nouvelles idées, une nouvelle conscience qui lui permettra d’apprécier sa nouvelle position sociale. Et il n’y aura pas de meilleur communiste en Orient, pas de meilleur combattant pour les idées de la révolution et pour les idées du communisme que la femme travailleuse émancipée [Applaudissements].

Camarades, c’est pour cela que votre Université est d’une importance historique universelle. En utilisant l’expérience idéologique et politique de l’Occident, elle prépare un grand levain révolutionnaire pour l’Orient. Votre heure sonnera bientôt. Le capital financier de Grande-Bretagne et d’Amérique est en train d’ébranler les fondements économiques de l’Orient, jetant les catégories sociales les unes contre les autres, fissurant l’ancien et donnant naissance à une exigence de nouveau. Vous apparaîtrez comme venant semer les idées de communisme et la productivité révolutionnaire de votre travail sera sans commune mesure avec celle des anciennes générations marxistes d’Europe.

Cependant, camarades, je ne voudrais pas que mes propos vous conduisent à adopter une sorte d’arrogance orientale [rire]. Je constate qu’aucun de vous ne m’a compris de cette façon.... Car si l’un de vous devait être se laisser imprégné d’une telle arrogance messianique, d’un tel dédain pour l’Occident, ce serait le moyen le plus court et le plus rapide pour se dissoudre dans l’idéologie nationaliste démocratique. Non, dans cette Université, les communistes révolutionnaires d’Orient doivent apprendre à étudier le mouvement mondial en Orient et en Occident dans son ensemble, en juxtaposant et en reliant les forces et l’objectif. Vous devez savoir comment unir le soulèvement des paysans de l’Indus, la grève des coolies dans un port chinois, la propagande politique de la démocratie bourgeoise du Kuomintang, la lutte des Coréens pour l’indépendance, la renaissance démocratique-bourgeoise de la Turquie et le travail économique, culturel et éducatif dans la République Soviétique de Transcaucasie ; vous devez savoir comment, à la fois idéologiquement et pratiquement, lier tout cela avec le travail et la lutte de l’Internationale Communiste en Europe et en particulier en Grande-Bretagne, où la taupe du communisme britannique est en train de creuser, lentement, — plus lentement que beaucoup d’entre nous le souhaiteraient — sous le bastion conservateur de MacDonald [Applaudissements]. Ce troisième anniversaire est bien sûr en lui-même un anniversaire modeste. Beaucoup d’entre vous sont simplement sur le seuil du marxisme. Mais votre avantage sur l’ancienne génération réside, je le répète, dans le fait que vous étudiez l’ABC du marxisme non pas dans des cercles d’émigrés, coupés de la vie dans des pays régis par le capitalisme, comme ce fut notre cas, mais sur une terre conquise par le léninisme, sur une terre nourrie par le léninisme et enveloppée par l’atmosphère idéologique du léninisme. Vous n’étudiez pas le marxisme seulement à partir de brochures, vous avez la possibilité de le respirer dans l’atmosphère politique de ce pays. Ceci s’applique non seulement à ceux qui sont arrivés ici en provenance des républiques orientales qui sont une partie de l’Union Soviétique, mais aussi à ceux — dont l’importance n’est bien sûr absolument pas moindre ! — qui ont fait leur apparition ici venant des pays coloniaux opprimés. Est-ce que la phase finale de la lutte révolutionnaire contre l’impérialisme se développera sur une, deux, trois ou cinq années, nous ne le savons pas ; mais nous savons bien que chaque année produira une nouvelle récolte de l’Université Communiste d’Orient. Chaque année produira un nouveau noyau de communistes qui connaîtront l’ABC du léninisme et auront vu comment cet ABC s’applique en pratique. Si une année passe avant les événements décisifs, alors nous aurons une récolte, si deux années passent, alors, nous en aurons deux, si trois années passent, nous auront trois récoltes. Et au moment des événements décisifs, les étudiants de l’Université Communiste des peuples d’Orient diront : "Nous sommes présents. Nous avons appris une chose. Nous savons non seulement comment traduire les idées du marxisme et du léninisme dans les langues de Chine, d’Inde, de Turquie et de Corée ; nous avons aussi appris comment traduire les souffrances, les passions, les besoins et les espoirs des masses travailleuses d’Orient dans le langage du marxisme."

"Qui vous a appris cela ?" leur demandera-t-on.

"L’Université Communiste des peuples d’Orient !" Alors, ils diront ce que je vous dirai aujourd’hui, jour de votre troisième anniversaire : "Gloire, gloire, gloire à l’Université Communiste des peuples d’Orient" [ovation bruyante, puis l’Internationale].