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Special pages :
Paix et revanche
Auteur·e(s) | Jean Jaurès |
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Écriture | 31 décembre 1887 |
Action socialiste, première série 1899 (p. 333-340).
La France veut la paix, sans humiliation et sans faiblesse, mais elle veut la paix. Elle en a besoin pour développer sa fortune, arrêtée, sinon atteinte, par une longue crise ; elle en a besoin pour mener à bien l’œuvre admirable qu’elle a entreprise : fonder dans un pays de révolutions contradictoires un régime définitif de liberté, et réaliser, par une série de tâtonnements, la formule de constitution qui convient à la France du suffrage universel. Une démocratie ardente s’agite en elle, cherchant sa voie et son équilibre, qu’elle ne trouverait peut-être pas au milieu des secousses extérieures. Il faut résoudre la question redoutable posée à la France par Paris, en qui se résument les grandeurs et aussi les difficultés de notre histoire. C’est seulement dans le calme et la tranquillité des esprits que nous pourrons faire leur part aux communes et à la nation. Nous avons, si je puis dire, les bras surchargés de problèmes, et comment, dans ces conditions, souhaiter la guerre ?
Quelques esprits inquiets disent parfois : « Nous l’aurons un jour ou l’autre, autant vaudrait tout de suite. » — Mais il serait criminel de devancer les événements. « L’Europe, ajoutent-ils, plie sous les armes, il faut en finir. » — Mais d’abord, quelque lourd que soit le fardeau militaire, l’Europe n’en est pas écrasée. Elle a eu sous sa cuirasse des années de prospérité merveilleuse. Les États modernes, par l’accroissement de la population, par la multiplication des capitaux, par l’intensité du travail, sont des colosses de vigueur. Longtemps encore ils pourront porter, non sans fatigue, mais sans péril, d’énormes budgets de défense nationale. D’ailleurs, est-il certain qu’une guerre nouvelle nous permettrait de désarmer ? Serions-nous sûrs, même victorieux, d’écraser à ce point notre adversaire, que nous n’ayons plus de précautions à prendre ? Donc nous devons nous tenir avec fermeté, avec suite, sans aucune crise de nervosité, à la politique de paix.
Mais nous n’avons pas seulement besoin de la paix ; nous avons besoin, pour reprendre notre travail, d’avoir confiance en la paix. La paix est-elle menacée ? Il semble difficile d’admettre que l’Allemagne veuille de gaieté de cœur se jeter sur nous. On dit, il est vrai, que M. de Bismarck aurait changé de sentiment, qu’effrayé du double péril extérieur et intérieur que la première génération de l’empire va léguer à la seconde, il voudrait liquider, avant la mort du vieil empereur, le péril extérieur par une grande guerre. C’est possible à la rigueur. Et voilà pourquoi nous devons toujours, calmes et armés, guetter l’horizon. Mais cette audace suprême n’est guère probable ; car le prestige même du vieil empereur, qu’elle escompte, pourrait s’évanouir aux premières émotions de la première bataille. Dans l’effort immense de M. de Bismarck pour combler, avec l’Italie, l’Angleterre, la Roumanie, le vide laissé par la Russie, je ne vois qu’une inquiétude défensive prodigieusement agissante.
Mais, au-dessus des résolutions plus ou moins pacifiques des deux peuples, il y a une cause aiguë de conflits toujours possible : c’est la question d’Alsace-Lorraine. Le noble pays de France, comme disaient nos aïeux, a été dépouillé de deux provinces, qui sont restées françaises de cœur, et qui doivent le redevenir de fait, Il est impossible à la démocratie française d’accepter cette mutilation. La République a débuté par un effort héroïque contre l’étranger ; elle n’est pas l’affaiblissement, elle est l’exaltation de l’idée de patrie. La démocratie se perdrait, si elle entrait dans le monde tête basse, si elle achetait d’un peu de terre française le repos et la liberté. Il y a au fond des consciences françaises deux sentiments également sincères : ni guerre, ni renoncement. Gambetta le comprenait bien, lorsqu’il parlait à la nation de la justice immanente. Il voyait que notre pays avait foi dans une réparation pacifique, sortie du mouvement même de l’histoire. Mais n’est-ce point un rêve énervant qu’il faut repousser ? N’y a-t-il point là un prétexte imaginé par notre faiblesse, qui ne veut pas prendre un parti, qui ne sait ni oublier ni reconquérir, et qui attend sans savoir quoi ?
Je conseille à ceux qui veulent connaître l’Allemagne de lire le livre si pénétrant et si vivant que M. Lavisse vient de publier sur l’Allemagne impériale. Deux vérités dominent tout. La première, c’est que l’unité allemande était attendue, espérée depuis longtemps par la nation, qu’elle était dans la logique des sentiments depuis que l’Allemagne avait pris par la pensée conscience de son unité morale, et dans la logique des faits depuis qu’au nord de l’Allemagne une puissance militaire redoutable s’était formée. Mais il y a une seconde vérité qu’il faut bien retenir, c’est que si l’Allemagne aime l’unité allemande, elle n’aime point la forme qu’a prise cette unité, c’est-à-dire la domination prussienne. Presque tous les membres de l’empire allemand sont, chose inouïe, des vaincus de date récente. Or, c’est le militarisme prussien, devenu, depuis 1870, le militarisme allemand, qui a été l’instrument de cette défaite et qui la perpétue ; le roi de Prusse tient toute l’Allemagne par l’armée dont il est le chef. Voilà pourquoi tous ceux, en Allemagne, qui veulent concilier l’unité allemande avec la dignité des peuples allemands et la liberté des individus, combattent surtout le militarisme. Et M. de Bismarck a besoin, pour le maintenir, de créer, si on peut le dire, la peur permanente. Il ne faut pas oublier qu’aux élections dernières le nombre des opposants à l’empire a été plus grand que le nombre des fidèles ou des apeurés. En tête de cette opposition, qui voyons-nous ? Les catholiques des États du Sud et les socialistes. On sait, du reste, pourquoi les États du Sud n’aiment point l’hégémonie militaire de la Prusse ; et quant aux socialistes, qui sont un million, ils font plus qu’attaquer le militarisme : ils dénoncent sans cesse, et à la tribune même du Reichstag, l’annexion violente de l’ Alsace-Lorraine comme la cause des terreurs allemandes et des dépenses monstrueuses de l’armée. Rappelons-nous que leurs chefs ont été emprisonnés au lendemain de la guerre pour avoir protesté ; que, depuis, leur influence n’a fait que grandir, et que le désarmement, dont une réconciliation avec la France est une condition première, sera le premier article de la démocratie allemande.
Toute la question d’Alsace-Lorraine se ramène donc à ceci : « Avons-nous foi dans l’avenir de la démocratie française ? avons-nous foi dans l’avenir de la démocratie allemande ? » Si elles grandissent toutes deux, il est impossible qu’un accord n’intervienne point, précédé d’une réparation. Il ne s’agira plus entre les deux peuples d’une misérable querelle d’amour-propre : nous avons eu nos victoires, comme ils ont eu les leurs ; et ceux qui, pour humilier les succès de M. de Moltke, publient dans les feuilles allemandes les triomphes de Napoléon, ne sont pas ceux contre lesquels nous avons une revanche à prendre. Le jour où ces deux démocraties également puissantes, également civilisées, également éprises d’idéal humain, auront vu qu’en se donnant la main elles peuvent consacrer deux milliards tous les ans à l’amélioration du sort de tous, l’œuvre inique de M. de Bismarck aura croulé.
Pour préparer cet accord possible, pour hâter cet avenir entrevu, notre devoir est d’abord d’affirmer notre foi dans la démocratie allemande et dans le triomphe pacifique de la justice, ensuite de travailler avec passion au développement de la démocratie française. Travailler pour la démocratie, c’est vraiment, au sens le plus élevé du mot, travailler pour la patrie. Le désarmement simultané que le comte de Paris indique dans son manifeste est une chimère criminelle : car le comte de Paris ne peut espérer, au moment où il étoufferait la démocratie en France, le triomphe de la démocratie allemande. Il n’entend donc pas désarmer devant la démocratie allemande ayant réparé l’injustice de M. de Bismarck, mais devant les continuateurs de M. de Bismarck continuant son injustice.
J’ai entendu dire à M. Jules Ferry un mot très juste : « Il ne faut pas faire avec l’Allemagne la politique du poing dans la poche. » Et rien, en effet, ne serait ridicule et dangereux comme de se donner l’air de préparer un mauvais coup auquel on ne songe point. Mais où M. Jules Ferry s’est trompé, et lourdement, c’est lorsque, dans une dépêche célèbre, il acceptait pour le règlement de la question franco-chinoise l’intervention de M. de Bismarck. Cela était aussi contraire à la dignité qu’à la véritable politique de la France. Nous n’avons pas à accepter de pourparlers avec les spoliateurs de la patrie. Le dialogue ne pourra recommencer que de peuple à peuple, et quand les deux nations ne seront plus séparées que par le pont de Kehl.
En réalité, il nous faut revenir à la politique extérieure de la Révolution française, j’entends à sa politique du début, avant les brigandages de Belgique et les campagnes de Bonaparte. C’est par le droit et par l’idée du droit que nous reprendrons en Europe notre place. Avec de la patience et cette clairvoyance de l’avenir, qui, pour un grand peuple, s’appelle l’espérance, nous verrons cette grande chose : l’intégrité de la patrie française dans la démocratie européenne.
Jusque là, nous devons garder les mains absolument libres. Il y a entre la France et la Russie des sympathies réciproques qui peuvent être utiles à l’une et à l’autre : c’est très bien. Mais de ces sympathies à une alliance véritable il y a loin. Comme M. John Lemoinne ne cesse de le répéter, on ne conçoit guère un contrat ferme entre la démocratie française et l’autocratie russe. Je dis plus, un tel contrat serait pour nous très onéreux. La Russie sait très bien que nous n’attaquerons point ; l’appui qu’elle nous prêterait serait purement défensif. Savons-nous au contraire si la Russie, au gré de ses intérêts propres dans les Balkans, n’attaquera point ? Ainsi une alliance ferme avec la Russie aurait sans doute pour premier effet de nous apporter la guerre à l’heure que nous n’aurions point choisie et à propos de quelque Bulgare. Au moment de l’affaire Schnœbélé, la Russie, qui ne se souciait point de se commettre pour nous, disait à nos ministres : « Prenez garde, messieurs, on ne se bat pas pour un commissaire. » — Peut-être nous serait-il permis de dire aussi : « On ne se bat point pour ou contre le prince Ferdinand. »
Donc, ne cessons point de nous appartenir à nous-mêmes. L’heure viendra où la revanche des démocraties pacifiques sur les autocraties militaires sera la revanche de la France libre sur les iniquités bismarckiennes.