Où va la République soviétique ?

De Marxists-fr
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Depuis la révolution d’Octobre, cette question n’a pas quitté les colonnes de la grande presse mondiale. Au moment présent, elle est discutée en liaison avec mon expulsion d’U.R.S.S., que les ennemis du bolchevisme considèrent comme un symptôme d’un dénouement longtemps attendu. Que mon expulsion ait un caractère qui n’est pas personnel, mais politique, ce n’est pas à moi de le nier. Cependant je ne conseillerais pas à quiconque de sauter à la conclusion sur ce point d’un « commencement de la fin ».

Il est inutile de rappeler que les prédictions de l’histoire, à la différence de celles de l’astronomie, sont toujours conditionnelles, contenant options et alternatives. Il serait ridicule de prétendre à la capacité de prévision exacte, quand il s’agit d’une lutte entre forces vivantes. La tâche de prédiction historique consiste à différencier le possible de l’impossible et à séparer les variables les plus probables de toutes celles qui sont théoriquement possibles.

Pour être bien fondée, toute réponse à la question de savoir où va la révolution soviétique devrait résulter d’une analyse de toutes ses forces internes et de la situation mondiale dans laquelle se trouve la révolution elle-même. Une telle étude devrait constituer un livre. A Alma-Ata, j’ai commencé à travailler sur un livre semblable et j’espère l’achever dans un proche avenir.

Je ne puis ici qu’indiquer les lignes sur lesquelles il faut chercher la réponse. Est-il vrai que l’Union soviétique soit sur le bord d’être détruite ? Ses ressources internes sont-elles épuisées ? Qu’est-ce qui lui succédera, si elle est détruite — la démocratie, la dictature ou la restauration de la monarchie ?

Le cours du processus révolutionnaire est infiniment plus complexe que celui d’un torrent de montagne. Mais, dans les deux cas, ce qui peut apparaître comme un changement de direction très paradoxal est en réalité tout à fait normal, c’est-à- dire conforme aux lois naturelles. Il n’y a aucune raison d’attendre une conformité schématique ou superficielle avec de telles lois. On doit partir du caractère normal de sa nature tel qu’il est déterminé par la masse du flot, le relief géologique local, les conditions de vents qui dominent, etc. En politique, cela signifie être capable de voir au-delà des sommets les plus élevés de la révolution, de prévoir la possibilité et même la probabilité de périodes soudaines, parfois prolongées de recul et, d’un autre côté, aux époques de plus profond déclin, par exemple pendant la contre-révolution de Stolypine, d’être capable de distinguer quelles sont les préconditions d’une nouvelle montée.

Les trois révolutions que la Russie a expérimentées dans le dernier quart de siècle constituent en fait des étapes d’une seule et même révolution. Douze ans se sont écoulés entre la première et la seconde; entre la seconde et la troisième, neuf mois seulement.

Les onze années de la révolution russe à leur tour peuvent être décomposées en une série d’étapes, deux principales, la maladie de Lénine et l’ouverture de la lutte contre le « trotskysme » pouvant être prises en gros comme la ligne de partage entre elles. Dans la première période, les masses jouaient le rôle décisif. L’histoire n’a connu aucune autre révolution mettant en mouvement d’aussi grandes masses que la révolution d’Octobre. Il y a pourtant encore aujourd’hui des excentriques qui considèrent Octobre comme une aventure. Raisonnant de cette façon, ils réduisent d’ailleurs à néant ce qu’ils défendent eux-mêmes. Car que vaut un système social qui peut être renversé par une « aventure » ? En réalité, le succès de la révolution d’Octobre — le fait même qu’elle ait tenu dans les années les plus critiques contre tant d’ennemis — a été assuré par l’intervention active et l’initiative des masses de la ville et de la campagne par millions. Ce ne fut que sur cette base qu’on a pu improviser un appareil de gouvernement et une Armée rouge. Telle est en tout cas la conclusion principale que je tire de mon expérience dans ce domaine.

La seconde période, qui a amené un profond changement dans la direction est caractérisée par une indiscutable diminution du niveau de l’intervention directe des masses. Le courant est une fois de plus contenu dans ses rives. Sur les masses, et au- dessus d’elles, s’élève de plus en plus l’appareil administratif centralisé. L’État soviétique, comme l’armée, se bureaucratise. La distance entre la couche gouvernante et les masses s’accroît. L’appareil acquiert une toujours plus grande autosuffisance. Le gouvernement officiel a de plus en plus la conviction que la révolution d’Octobre a été faite précisément pour concentrer le pouvoir entre ses mains et lui assurer une position privilégiée.

Il n’est pas nécessaire, je pense, d’expliquer que les contradictions réelles, vivantes, dans le développement de l’État soviétique, que nous soulignons, ne peuvent en aucun cas servir d’arguments en faveur d’un « rejet » anarchiste de l’État, c’est-à- dire d’un « rejet » sans fard et bien inutile de l’État en général.

Dans une lettre remarquable qui traitait de phénomène de dégénérescence de l’appareil d’État et du parti, mon vieil ami Rakovsky a démontré de façon frappante qu’après la conquête du pouvoir une bureaucratie indépendante se différenciait du milieu de la classe ouvrière et que cette différenciation était d’abord seulement fonctionnelle, puis devenait sociale3-. Naturellement le processus à l’intérieur de la bureaucratie s’est développé en relation avec le processus très profond en cours dans le pays. Sur la base de la Nep, une large couche de petite- bourgeoisie a reparu dans les villes ou a été créée. Les professions libérales ont ressuscité. Dans les campagne, le paysan riche, le koulak, a relevé la tête. De larges secteurs de fonctionnaires, précisément parce qu’ils se sont élevés au-dessus des masses, se sont rapprochés des couches bourgeoises et ont noué avec elle des liens de famille. De plus en plus, l’initiative ou la critique de la part des masses a été considérée par l’appareil comme une ingérence. L’appareil a pu exercer une pression sur les masses, d’autant plus facilement que, comme on l’a dit, le sentiment de réaction dans la psychologie des masses elles-mêmes s’exprimait par une diminution indiscutable du niveau de leur activité politique. Il s’est produit fréquemment, dans les dernières années, que des ouvriers entendent des bureaucrates ou des nouveaux possédants leur crier de façon péremptoire : « Ce n’est plus 1918 ! » En d’autres termes, le rapport de forces s’est modifié au détriment du prolétariat.

Correspondant à ces processus, il s’est produit des changements internes dans le parti dirigeant lui-même. Il ne faut jamais oublier que l’écrasante majorité des millions de membres du parti d’aujourd’hui n’ont qu’une vague idée de ce qu’était le parti dans la première période de la révolution pour ne pas parler de la clandestinité d’avant la révolution. Il suffit d’indiquer que de 75 à 80 % des membres du parti n’ont adhéré qu’après 1923. Le nombre de ceux qui ont des services avant la révolution est inférieur à 1 %. A partir de 1923, le parti a été dilué dans une masses de recrues à moitié brutes, dont le rôle était de servir de matériau docile aux mains des professionnels de l’appareil. Il fallait noyer ce noyau révolutionnaire du parti comme condition préalable à la victoire de l’appareil sur le « trotskysme ».

Remarquons à ce point que la bureaucratisation du parti et du gouvernement a produit d’importantes conséquences sur le plan de la corruption et de l’arbitraire. Nos adversaires les soulignent non sans ironie. Il ne serait pas naturel pour eux d’agir autrement. Mais quand ils essaient d’expliquer ces phénomènes par l’absence de démocratie parlementaire, il suffit de répondre en soulignant les longues séries de « Panamas » à commencer par celui qui, bien qu’il ne fût pas le premier, est devenu le terme péjoratif pour toute affaire de ce genre et en terminant par le dernier « Panama » où sont impliqués la Gazette de Paris et l’ancien ministre français KIotz. Si quelqu’un devait nous dire que la France constitue une exception et que, par exemple aux États-Unis, la corruption est inconnue chez les politiciens ou les fonctionnaires du gouvernement, nous trouverions très difficile de le croire.

Mais revenons à notre sujet. La majorité de ces fonctionnaires qui se sont élevés au-dessus des masses est profondément conservatrice. Elle incline à penser que tout ce qui est nécessaire au bien-être de l’humanité a déjà été fait, et considère comme un ennemi quiconque ne le reconnaît pas. L’attitude de ces éléments vis-à-vis de l’Opposition est celle de la haine organique : ils l’accusent de semer le mécontentement à leur égard dans les masses en exprimant des critiques, en sapant la stabilité du régime, et de menacer les conquêtes d’Octobre par le spectre de la « révolution permanente ». Cette couche conservatrice, qui constitue le soutien le plus puissant de Staline dans sa lutte contre l’Opposition, tend à aller plus loin à droite, dans la direction des nouveaux propriétaires, que Staline lui-même ou le noyau principal de sa fraction. D’où la lutte actuelle entre Staline et la droite ; d’où aussi la perspective d’une nouvelle purge dans le parti, non seulement des « trotskystes », dont le nombre a crû considérablement depuis les exclusions et les déportations, mais aussi des éléments les plus dégénérés de la bureaucratie. Ainsi la politique indécise de Staline s’est-elle développée dans une série de zigzags, avec cette conséquence que les deux ailes du parti, la gauche et la droite, ont grandi — aux dépens de la fraction gouvernante du centre.

Bien que la lutte contre la droite n’ait pas été retirée de l’ordre du jour, pour Staline, l’ennemi principal demeure, comme avant, la gauche. Il n’est plus nécessaire aujourd’hui de le prouver. Pour l’Opposition, c’est devenu évident il y a quelque temps. Dès les premières semaines de la campagne contre la droite, dans une lettre à mes camarades d’Alma-Ata le 10 novembre de l’année dernière, j’écrivais que l’objectif tactique de Staline était, quand le moment était arrivé, « quand la droite serait suffisamment terrorisée, de tourner brutalement son feu contre la gauche. La campagne contre la droite sert seulement à construire une force d’élan pour un nouveau massacre contre la gauche. Celui qui ne le comprenait pas, ne comprend rien. » Cette prédiction a été vérifiée plus tôt et plus complètement qu’on ne pouvait s’y attendre.

Quand quelqu’un qui joue un rôle dans une révolution commence à reculer, sans rompre avec la base sociale qui soutient cette révolution, celui qui recule est obligé d’appeler le déclin une montée et de faire passer la droite pour la gauche. C’est précisément pour cette raison que les staliniens accusent l’Opposition de « contre-révolution » et font des efforts désespérés pour jeter au panier ensemble leurs opposants de droite et de gauche. Ce sont les mêmes objectifs que recherche désormais l’emploi du mot « émigré ». En réalité, il y a aujourd’hui deux types d’émigrés, l’un qui a été chassé par le soulèvement de masse de la révolution et l’autre qui sert d’indice du succès remporté par les forces hostiles à la révolution.

Quand l’Opposition parle de Thermidor en s’appuyant sur l’analogie de la révolution classique de la fin du XVIII siècle, elle a, à l’esprit, le danger que, devant les phénomènes et tendances ci- dessus mentionnées, la lutte des staliniens contre la gauche puisse devenir le point de départ d’un changement dissimulé dans la nature sociale du pouvoir soviétique.

La question de Thermidor qui a joué un rôle si important dans la lutte entre l’Opposition et la fraction dirigeante, exige quelques explications supplémentaires.

L’ancien président du Conseil français Herriot, a récemment exprimé l’opinion que le régime soviétique, qui s’est appuyé sur la violence dans les dix dernières années, a par là même porté jugement contre lui. Au cours de sa visite à Moscou en 1924, Herriot, ainsi que je l’ai compris à l’époque, a essayé d’aborder les soviets de façon plus sympathique, bien que pas encore très claire. Mais maintenant qu’une décennie s’est écoulée, il estime qu’il est juste d’ôter son crédit à la révolution d’Octobre. J’avoue n’avoir pas très bien compris la pensée politique des radicaux. Les révolutions n’ont jamais donné à quiconque des effets à court terme. Il a fallu dix ans à la grande révolution française pour, non pas installer la démocratie, mais livrer le pays au bonapartisme. Il reste néanmoins indiscutable que si les Jacobins n’avaient pas réprimé les Girondins et n’avaient pas donné au monde l’exemple de la façon dont il faut traiter l’ordre ancien, toute l’humanité d’aujourd’hui serait plus courte d’une tête.

les révolutions n’ont pas encore passé sans laisser de traces sur le destin de l’humanité. Mais en même temps elles n’ont pas toujours préservé les conquêtes acquises au moment de leur apogée. Après que certaines classes, groupes ou individus ont fait une révolution, d’autres commencent à en tirer profit. Seul un sycophante sans espoir pourrait nier la signification historique mondiale de la grande révolution française, bien que la réaction qui l’a suivie ait été si profonde qu’elle amena la restauration des Bourbons. La première étape sur la voie de la restauration a été Thermidor. Les nouveaux fonctionnaires et les nouveaux propriétaires voulaient jouir en paix des fruits de la révolution. Les vieux Jacobins constituaient pour eux un obstacle. Les nouvelles couches de possédants n’osaient pas encore apparaître sous leur propre drapeau. Elles avaient besoin d’une couverture provenant du milieu jacobin lui-même. Elles cherchaient quelques dirigeants pour le court terme en la personne de certains Jacobins de second ou troisième ordre. Nageant dans le courant, ces Jacobins ont préparé la voie pour la venue de Bonaparte, lequel, avec ses baïonnettes et son code civil, a consolidé le nouveau système de propriété.

Des éléments d’un processus thermidorien, bien entendu tout à fait différent, peuvent être découverts dans le pays des soviets. Ils sont devenus évidents de façon frappante dans les dernières années. Ceux qui sont aujourd’hui au pouvoir ou bien ont joué un rôle secondaire dans les événements décisifs de la première période de la révolution ou étaient des adversaires résolus de la révolution qu’ils n’ont ralliée qu’après sa victoire. Ils servent maintenant, dans leur plus grande partie, de camouflage pour ces couches et groupes qui, hostiles au socialisme, sont trop faibles pour un soulèvement contre-révolutionnaire et sont donc à la recherche d’un retour en arrière thermidorien pacifique sur la voie qui mène à la société bourgeoise : ils cherchent à redescendre avec les freins serrés comme l’a dit un de leurs idéologues.

Ce serait cependant une immense erreur que de considérer tous ces processus comme achevés. Heureusement pour les uns et malheureusement pour les autres, ce point est encore fort éloigné. L’analogie historique est une méthode tentante et pour cette raison dangereuse. Supposer qu’il existe une loi particulière, cyclique, des révolutions, qui les oblige toujours à passer d’anciens Bourbons à de nouveaux à travers une étape bonapartiste, serait penser de façon trop superficielle. Le cours de toute révolution est déterminé par la combinaison unique de forces sur la scène nationale et dans l’ensemble de la situation internationale. Il n’en demeure pas moins vrai qu’il existe certains traits communs à toutes les révolutions qui permettent l’analogie et en fait l’exigent de façon impérative si l’on veut se baser sur les leçons du passé et non pas recommencer l’histoire à zéro à chaque nouvelle étape. Il est possible d’exprimer en terme sociologiques pourquoi la tendance à Thermidor, au bonapartisme et à la Restauration se trouve dans toute révolution victorieuse digne de ce nom.

Le cœur de la question réside dans la force de ces tendances, la façon dont elles se combinent, les conditions dans lesquelles elles se développent. Quand nous parlons de la menace de bonapartisme, nous n’avons nullement en vue une conclusion donnée d’avance, déterminée par quelque loi historique abstraite. Le destin ultérieur de la révolution sera tranché par le cours de la lutte elle-même comme la livreront les forces vives de la société. Il y aura encore des flux et des reflux, dont la durée dépendra dans une large mesure de la situation en Europe et dans le monde. A une époque comme la nôtre, un courant politique peut être considéré comme réduit en miettes, sans espoir, s’il ne comprend pas seulement les causes objectives de sa défaite et se sent comme un débris de bois dans le flot — si toutefois un morceau de bois peut être considéré comme ayant des sentiments.