Où va la France ? (par Van Heijenoort)

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Le fait que les armées allemandes aient été si vite chassées de Fance n’est pas seulement dû à la supériorité militaire des Anglo-Américains, car la débâcle a été accélérée par le soulèvement du peuple français. A Paris et dans la deuxième ville de France, Marseille, les masses[1] se sont soulevées, ont pris le fusil, dressé des barricades et chassé troupes allemandes et fascistes français avant l’arrivée des troupes alliées. Cette action a été imitée dans plusieurs villes moins peuplées. Dans les campagnes, les bandes de guérillas, le « maquis » ou, ainsi qu’on les a respectablement baptisées, les FFI (Forces Françaises de l’Intérieur) avaient conquis des villes et des villages, des départements entiers.

Le soulèvement des masses françaises[modifier le wikicode]

A Paris (l’information sur les autres villes manque), l’insurrection a été précédée de grèves. Une grève des chemins de fer a commencé dès le 13 août.

Puis les postiers se sont mis en grève. Le 18, la CGT (Confédération générale du Travail), la centrale des syndicats français, rejointe par la CFTC (Confédération française des travailleurs chrétiens) a appelé à la grève générale. C’est peu après qu’ont éclaté les combats de rue.

De Gaulle et le commandement allié ont été pris de court par cette intervention indépendante des masses qu’ils n’avaient pas appelée.

Le 26 août, un correspondant du New York Times câblait d’Alger :

« Les dirigeants locaux ont précipité le soulèvement et le combat dans la capitale sans attendre l’approbation ni du général de Gaulle ni des Alliés, qui espéraient éviter cette bataille ».

C’est un très bon compte rendu sauf que l’insurrection n’a pas été « précipitée » par quelques dirigeants. Elle est venu d’une pression irrésistible des masses.

Dès que les ouvriers parisiens ont vu qu’avec l’avance des armées alliées, ils avaient quelque chance de se débarrasser des bourreaux allemands, ils se sont levés pour se battre. Ils ne pouvaient attendre les quelques jours qui les séparaient de l’arrivée des armées alliées. Ils devaient régler eux-mêmes leurs comptes avec le régime qui les avait persécutés pendant quatre ans. Quel exemple d’énergie indomptable et d’indépendance !

L’insurrection de Paris fut l’œuvre des ouvriers. C’est confirmé par Le Populaire, organe du Parti socialiste publié à Paris. Le 29 août, peu après l’événement, il assure :

« Pour chasser les nazis, les ouvriers ont su magnifiquement arrêter le travail, s’armer et défendre leurs barricades ».

Cette brève description coïncide avec le tableau qu’on peut reconstruire ici à travers les dépêches de presse. Sans aucun doute, les ouvriers parisiens ont entraîné avec eux de larges couches de la petite bourgeoisie, non seulement ses couches inférieures, mais aussi des fonctionnaires, des étudiants, fils et filles de familles bourgeoises. L’insurrection, dont l’objectif immédiat était de briser le joug allemand, a ainsi revêtu un aspect « populaire » et « unanime ». Avec ses illusions démocratiques et patriotiques, l’atmosphère rappelait un peu celle des révolutions du XIXe.

Le pouvoir est donc tombé aux mains des insurgés. Leur organisation militaire, les FFI, qui est formée essentiellement d’ouvriers et de fils d’ouvriers, a pris en mains l’ordre public dans la ville. Un correspondant câble de Paris au New York Times le 31 août :

« Les Forces Françaises de l’Intérieur, qui comptent pas mal de jeunes voyous, se sont emparés de la ville ».

(Seul un journaliste qui se sent plus à l’aise dans les salons réactionnaires que près des barricades peut traiter de « voyous » les Gavroches qui ont combattu et sont morts pour la liberté). Il continue :

« Leurs membres font des rondes armés de mitraillettes, de grenades et de fusils. Ils gardent les entrée et les sorties de Paris, ne permettant qu’aux militaires d’entrer et de sortir. C’est à eux que le peuple dénonce les collabos et c’est d’eux que ceux qui ont enduré quatre ans de souffrance sous l’occupation allemande attendent directives et ordres ».

Le 7 septembre, un autre correspondant câblait au même journal et relatait la façon dont était menée l’épuration des collabos :

« Il y a maintenant 5 000 internés à Drancy. La plupart y ont été conduits par des FFI pendant les excitants premiers jours de la libération de Paris ».

Des nouvelles identiques arrivent de province. Ainsi, un correspondant de l’UP câble de Rouen que les forces policières loyales à la République prennent des ordres des maquis(ards) et les aident ouvertement.

Les masses, écrasées sous les despotismes pendant quatre ans, relèvent la tête et se lancent en avant avec courage et espoir. A Paris, le Président du Tribunal d’Etat, qui avait envoyé à la guillotine tant de combattants anti-nazis, a été arrêté par son concierge.

Les bureaux et la grande imprimerie du Matin, un journal de droite devenu collabo, ont été saisis par le Parti socialiste. Dans les jours qui ont suivi l’insurrection, la circulation des journaux ouvriers ou du moins de ceux de ces journaux que les travailleurs considèrent comme tels, l’Humanité, organe du Parti communiste et Le Populaire, organe du Parti socialiste, a augmenté jusqu’à dix fois plus que celle de la presse bourgeoise, essentiellement gaulliste. Quelle est la situation dans les usines maintenant que les ouvriers sont retournés au travail ? Le peu d’information sur la France dans la presse américaine est encore plus marqué là-dessus. En fait ce serait un silence total s’il n’y avait pas eu une dépêche de David Anderson au New York Times le 9 septembre, qui fournit des informations qui nous illuminent.

Les ouvriers prennent les usines[modifier le wikicode]

M. Anderson écrit :

« Des rumeurs selon lesquelles les ouvriers ont saisi de grands établissements industriels dans la banlieue parisienne, “la ceinture rouge” du nord et de l’ouest, ont circulé pendant des jours. Ce matin j’ai réussi à en voir une quand j’ai visité l’usine Hispano-Suiza de Bois-Colombes pour une question tout à fait différente ». Bien que des rumeurs sur un fait aussi important que ces saisies aient circulé pendant des jours, ni le correspondant, ni semble-t-il, aucun de ses collègues ne l’a trouvé assez intéressant pour enquêter sur ces rumeurs afin de renseigner le monde extérieur. Cette situation a été révélée aux lecteurs américains seulement à cause d’une visite « sur une question tout à fait différente ».

Quel commentaire quant à l’objectivité de la presse bourgeoise ! Des milliers et des milliers de mots sont écrits, câblés, imprimés, sur le charme des boulevards à Paris, mais un fait aussi capital avec des conséquences très importantes pour l’avenir de la France, n’est révélé au public que par hasard. Ecoutons cependant M. Anderson, seulement pour cet accident.

Le 9 septembre, plus d’une semaine après l’arrêt des combats de rue, il écrit :

« Des comités gérés par la base de quelque-unes des plus grandes usines parisiennes se renforcent de jour en jour ».

Les comités croissent en même temps ; ainsi ce ne sont de toute évidence pas des organes momentanés de l’insurrection mais plutôt un produit de l’insurrection. En fait, ils examinent leurs tâches à venir :

« Les hommes qui en font partie s’appellent “les responsables” et affirment être les avant-coureurs de groupes permanents qui représenteront les ouvriers à la direction des usines après la guerre ».

Ce que veulent les ouvriers, c’est le contrôle sur la production des usines qu’ils ont maintenues en fonctionnement grâce à leur dur et long labeur. Ils en ont assez de la dictature incontrôlée des patrons. Comment expriment-ils cette volonté ? Ce n’est pas encore clair pour eux.

« Ils envisagent une division du pouvoir en trois, entre les travailleurs, les techniciens et les administrateurs ».

Les patrons ne partageront jamais le pouvoir de façon permanente. Ils peuvent être obligés de le faire pour un bref laps de temps quand ils sont menacés de tout perdre. Mais si cette menace ne se matérialise pas, ils recomposeront leurs forces, reprendront le pouvoir, plus dictatorialement que jamais. Une division permanente du pouvoir dans l’entreprise est impossible. Le pouvoir illimité du patron ne peut être « contrôlé » que d’une seule manière : en socialisant les usines. Qui va le faire ? Le gouvernement actuel ? Bien sûr que non. Seul un authentique gouvernement ouvrier peut le faire. C’est pourquoi il nous faut construire un tel gouvernement. La première condition sur cette voie est déjà là ; une volonté ferme chez les ouvriers de ne pas revenir au passé, un profond mépris pour les classes dirigeantes, une grande confiance dans leurs propres forces. C’est ce que signifie la simple existence des comités ouvriers. Ils vont peu à peu comprendre totalement les implications de leur position et en tirer les conclusions révolutionnaires. Les obstacles ne manqueront pas, les plus dangereux étant ceux de la politique traître du parti stalinien. Mais les ouvriers français sont en marche.

Comment le comité d’Hispano-Suiza étudié par M. Anderson a-t-il vu le jour ? L’usine produisait du matériel de guerre probablement des pièces d’avion pour les Allemands :

« L’administration régulière de la compagnie décampa le 18 août à la veille de la libération de Paris (...) La position de ceux d’Hispano-Suiza peut s’éclairer quand on a souligné que de nombreux dirigeants de firmes française jugèrent sage de se tenir à distance de leurs usines tant que la fièvre d’excitation de la libération ne s’était pas apaisée et pouvait expliquer pourquoi ils avaient si valablement aidé les Allemands pendant l’occupation ».

Quelle histoire parlant d’elle-même ! L’excitation à propos de la libération était exactement trop pour nombre de capitalistes ! L’explication du patron avait été dans le passé que la meilleure façon de saboter la machine de guerre allemande était de produire des armes pour elle. Comme rend compte M. Anderson : « Ce raisonnement n’était pas toujours compris ni accepté par la majorité des employés ».

Il était si peu compris et accepté que, quand les baïonnettes allemandes furent obligées de ne plus soutenir cette « explication », les patrons décampèrent, probablement à la recherche d’une nouvelle explication. Elle dût être difficile à trouver car, le 9 septembre, ils n’étaient pas encore revenus avec elle. Il n’est pas trop risqué d’affirmer après l’expérience italienne, que quelques fonctionnaires américains vont bientôt aider les malheureux administrateurs à « expliquer ». La façon dont le comité est apparu indique les sentiments nationalistes qui animaient les ouvriers. C’est confirmé par la déclaration du comité à M. Anderson selon laquelle « les ouvriers sont intéressés seulement par la production d’armes », apparemment pour la guerre contre l’Allemagne. Le mot « seulement », s’il a bien été rapporté, est probablement une sorte d’excuse que les ouvriers ont cru bon de donner à un journaliste américain. Mais on ne peut douter de l’existence de ce nationalisme. Dans les circonstances présentes, avec la soumission des patrons aux maîtres allemands, ce nationalisme contribuait à aiguiser la lutte de classe qui conduisit à la prise des usines. Dans d’autres circonstances, il peut jouer le rôle de frein à l’initiative révolutionnaire des ouvriers. Il serait dangereux de se fermer les yeux là-dessus.

Les FFI[modifier le wikicode]

La dépêche de M. Anderson est riche en informations. Entre autres, la suivante :

« Le porte-parole de l’usine (...) insista pour recevoir des visiteurs avec une demi-douzaine de ses camarades porteurs de brassards FFI ».

Dans le manque actuel d’informations, voilà de riches nouvelles en quelques lignes. Elles montrent que les ouvriers employés à ce moment-là étaient membres des FFI, ce qui est très important ; encore plus important est le fait que ces ouvriers portent le brassard de FFI dans leur usine où ils sont apparemment l’unique autorité. Cela signifie qu’on y considère leur groupe FFI non comme une organisation étrangère dans laquelle ils seraient mal à l’aise — mais dans ce cas des travailleurs conscients n’auraient sans doute pas conservé leur brassard sur leur lieu de travail — mais comme leur propre organisation. Il apparaît ainsi que certains groupes FFI sont des groupes d’ouvriers en armes ; ce sont, de fait, une milice ouvrière.

Sur le caractère de l’organisation FFI dans son ensemble, il est difficile de dire des choses générales, du fait de la minceur de l’information accessible à l’étranger. Les plus conservateurs les évaluent à 300 000 et ils sont sans doute plus nombreux. Bien des membres des FFI appartiennent à la génération de ceux qui étaient trop jeunes pour être mobilisés dans l’armée française de 1940. On parle souvent de soldats de 17 ans. Les rangs des FFI sont très loin d’être unis politiquement ou organisationnellement. En fait, ils ressemblent plutôt à un conglomérat de groupes et bandes semi-autonomes. On a peu d’informations sur ce qu’ils pensent de l’avenir. De Londres, un correspondant câble au New York Times du 26 août :

« Les FFI ont toutes les forces d’un peuple en armes et toutes les faiblesses d’une ligue de soldats improvisés liés par un désir sacré de libérer la France mais quelque peu divisés par les divers dogmes économiques, politiques et religieux de leurs membres ».

Quels sont ces « dogmes » ? Probablement de toutes sortes, de la revanche chauvine au socialisme prolétarien. Quel est le poids relatif des diverses tendances ? Aucune réponse précise n’est possible de loin. La tendance la plus forte est sans aucun doute la tendance stalinienne bien que tout le mouvement soit loin d’être entre les mains du parti stalinien. Dans l’ensemble, un esprit de gauche doit l’emporter — une grande soif de liberté, une profonde méfiance à l’égard des autorités, un mépris total des vieilles classes dirigeantes, avec leurs industriels et leurs banquiers compromis par la collaboration, un puissant désir de quelque chose de nouveau. Mais quoi exactement ? Ces aspirations doivent être restées plutôt vagues, la tâche immédiate étant jusqu’à présent la libération du pays. Mais les questions qui pouvaient attendre jusqu’à hier une réponse devront en recevoir une, rapidement et très précise.

Le programme de de Gaulle[modifier le wikicode]

Le programme de de Gaulle, c’est sur le plan national et sur le plan international la restauration de la France bourgeoise. Sur le plan national, son premier objectif est le rétablissement « de la loi et de l’ordre ». L’objectif actuel de de Gaulle est d’étrangler le soulèvement contre les nazis et Vichy dans le nœud coulant de la « légalité républicaine » — ce qui, bien sûr, n’empêchera pas le général, si nécessaire, d’utiliser pour cela à l’avenir le sabre bonapartiste. Il répond maintenant à l’opposition populaire à Vichy par la proclamation bruyante de sa loyauté à la République. Mais il reste à voir si, appelant à ses côtés Jeanneney[2], sénile président du sénile Sénat de la sénile IIIe République, il peut satisfaire les aspirations des masses à la liberté.

Aux ouvriers, qui ont tant souffert et si héroïquement combattu, de Gaulle n’a rien à donner, sauf de ridicules hausses de salaires (quand le coût de la vie a quintuplé ou décuplé), qui représentent à peine le minimum de ce qu’il était obligé de faire. Pour couvrir ce vide, il parle d’une « révolution légale » qui apportera « des changements sociaux » (?) dans les années qui viennent » Les travailleurs affamés et exaspérés vont bientôt regarder au-delà de ces creuses promesses.

Le gouvernement parle d’élections — quand la situation sera réglée, « dans neuf mois ou plus ». Entretemps de Gaulle place les hommes qu’il a sélectionnés comme préfets dans tous les départements et ils entendent bien gouverner à la bonne vieille manière bureaucratique. Ils vont inévitablement entrer en conflit avec les organisations qui ont jailli des masses, les comités de libération (CDL) départementaux, les groupes FFI, les comités ouvriers qui ont pris les usines.

Le gouvernement de Gaulle a déjà été plusieurs fois remanié au cours des trois dernières semaines. Le sens de ces remaniements n’est pas toujours clair. Des ministres qu’il a amenés d’Alger, une demi-douzaine ont été renvoyés pour faire la place à des hommes du mouvement de résistance en France. De ce mouvement, de Gaulle n’a pas bien entendu pris dans son gouvernement les jeunes « voyous » qui ont combattu le fusil à la main. Il choisit des gens « respectables », juges ou professeurs, qui, sous Vichy, aidaient financièrement ou autrement le mouvement de résistance, tout en conservant une façade bourgeoise et ne pensent maintenant à rien d’autre qu’au retour rapide à « la loi et l’ordre ».

Au total, le gouvernement de Gaulle est formé de personnalités de deuxième rang appartenant au personnel administratif de la IIIe République. Un socialiste, pas un dirigeant du parti et membre, semble-t-il, de son extrême droite, en fait partie. Il y avait à Alger deux ministres staliniens. Le 9 septembre l’un des deux a été remercié. Aucune raison n’a été donnée. Trois jours plus tard, on disait qu’il avait démissionné du gouvernement pour « retrouver sa liberté d’agitation pour la cause ».

Perspectives[modifier le wikicode]

Les relations entre les staliniens et de Gaulle demeurent instables. Si une telle supposition est permise, on peut dire que, si le gouvernement était sorti directement de l’insurrection et non venu de l’extérieur, il aurait été bien plus à gauche, probablement avec une majorité stalinienne ou socialiste.

Le parti stalinien essaie de canaliser les premières déceptions des masses dans une attaque contre « les gens d’Alger », qui ont conservé trop de postes ministériels et n’en ont pas cédé assez aux leaders de la clandestinité, entendez les staliniens.

L’influence des staliniens sur les ouvriers parisiens est très grande, dépassant de loin celle des socialistes. Le parti a de solides positions dans les FFI. En fait le parti stalinien est la force politique organisée la plus puissante en France. Il a évité la collaboration sans réserves avec de Gaulle et il est actuellement dans une sorte d’opposition, ce qui ne peut pas ne pas augmenter son influence.

Le mouvement de résistance et les FFI marchent vers une rapide polarisation. Les éléments conservateurs dont l’unique objectif était la lutte contre les Allemands, vont rapidement se séparer du cœur prolétarien et plébéien pour lesquels la lutte contre l’oppression allemande a été un tremplin pour une nouvelle lutte contre la société bourgeoise.

Après la première étape « populaire, unanime » du soulèvement, un problème se pose : que faire des armes qui ont apporté la victoire ? Aujourd’hui en France, des centaines de milliers, peut-être des millions d’hommes détiennent des armes ; le gouvernement de Gaulle ne peut pas supporter très longtemps cette situation lourde de dangers pour « la loi et l’ordre bourgeois ». Il peut et il va probablement essayer de faire deux choses : désarmer brutalement les FFI et les incorporer à l’armée régulière. Dans le second cas se posera la question de la discipline. Les FFI élisaient leurs chefs et ils devront obéir à des officiers imposés d’en-haut. Il y a déjà eu des conflits de ce type, mais les journalistes américains ne sont pas pressés d’en parler.

Le problème du désarmement de la population occupera une grande partie de l’arène politique dans la période qui vient. De Gaulle n’a certainement pas oublié l’histoire de la Commune : Thiers[3] en est venu à la conclusion que le désarmement et l’écrasement de la Garde nationale étaient un préliminaire nécessaire à la restauration de l’ordre. Par une nuit de mars, il envoya un de ses généraux pour s’emparer des canons de la Garde nationale parqués à

Montmartre. Les masses parisiennes se soulevèrent.

Il est évident que de Gaulle n’a pas aujourd’hui la force d’imiter Thiers. Sa première tâche est de regrouper la bourgeoisie. Il va éliminer ses représentants les plus discrédités et les plus haïs, apaiser ses divisions, essayer de lui rendre sa force et sa cohésion, renvoyer à plus tard les problèmes urgents... jusqu’à ce que la bourgeoisie se sente assez forte.

A la droite de de Gaulle, les fractions bourgeoises garderont pendant quelque temps un silence prudent, le mettront en avant comme meilleure couverture. Aujourd’hui une aventure Darlan-Giraud est impossible.

Une opposition de plus en plus bruyante contre de Gaulle viendra de sa gauche. Une variante possible est qu’il augmente le nombre de ministres staliniens ou socialistes. On peut même penser à un gouvernement stalinien socialiste avec de Gaulle relégué à un poste décoratif comme Président de la République.

Derrière de Gaulle, il y a bien entendu la puissance anglo-américaine avec ses diverses armes : la nourriture, l’espoir que les riches Américains aideront à la reconstruction économique et, si nécessaire, leur force militaire. Ce pouvoir est grand et peut pour quelque temps ralentir le rythme des événements politiques, mais seulement pour les rendre plus dramatiques à une étape ultérieure. car les ouvriers français ne sont pas seuls et demain ils auront des alliés dans toute l’Europe. Leur lutte rejoindra celle de millions en lutte pour leur émancipation. La victoire ne sera pas facile. mais les ouvriers français sont bien partis : sortant du primitivisme politique de l’oppression allemande, ils ont immédiatement déchaîné la tempête dans la société capitaliste. A eux les plus grands espoirs

  1. L'insurrection marseillaise est peu conue. Le livre de Jacqueline Cristofol, Batailles pour Marseille a rappelé opportunément qu'elle a été littéralement imposée par le dirigeant ouvrier Lucien Molino aux autorités de la Résistance, y compris FTP et parti communiste.
  2. Jules Jeanneney (1864-1957), président du Sénat, présida l’Assemblée nationale qui investit Pétain et fut ministre dans le premier gouvernement de Gaulle.
  3. Adolphe Thiers (1797-1877) écrasa dans le sang la Commune de Paris en 1871.