Notes sur la récente réglementation de la censure prussienne

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Nous ne sommes pas de ces mécontents qui, dès avant la publication du nouvel édit prussien sur la censure, s’écrient : timeo Danaos et dona ferentes[1]. Au contraire, puisque la nouvelle instruction autorise l’examen des lois déjà en vigueur, le résultat dût-il n’être pas au gré du gouvernement, c’est par elle que nous allons commencer sans plus tarder. La censure est la critique officielle; ses normes sont des normes critiques; rien ne doit les soustraire à la critique, avec laquelle elles entrent en lice.

Personne ne désapprouvera la tendance générale for­mulée dans le préambule de l’instruction : « Pour affran­chir, dès maintenant, la presse des limitations inoppor­tunes et nullement conformes à ses très hautes intentions, S. M. le roi a bien voulu, par un ordre d’en haut, adressé le 10 de ce mois au ministère royal, désapprouver expres­sément toute contrainte indûment imposée à l’activité littéraire et, reconnaissant la valeur et le besoin d’une publicité franche et honnête, nous autoriser à rappeler de nouveau les censeurs au respect convenable de l’ar­ticle II de l’édit de censure du 18 octobre 1819 . »

Oui, certes ! La censure une fois reconnue comme une nécessité, la censure franche et libérale est encore plus nécessaire.

Ce qui pourrait immédiatement provoquer un certain étonnement, c’est la date de la loi mentionnée; elle est datée du 18 octobre 1819[2]. Comment? S’agit-il d’une loi à laquelle il a fallu déroger, vu les circonstances ? Il semble que non, puisque les censeurs sont simplement invités de nouveau à s’y conformer. Donc, la loi a existé jusqu’en 1842, mais elle n’a pas été observée, puisque afin d’affranchir dès maintenant la presse des limitations inopportunes contraires aux intentions suprêmes, on la rappelle à nos mémoires.

Conséquence directe de ce préambule : jusqu’à ce jour, la presse a été soumise, en dépit de la loi, à des limi­tations inopportunes.

Ce fait témoigne-t-il contre la loi ou contre les censeurs ?

Contre les censeurs ? Nous n’allons tout de même pas affirmer chose pareille. Pendant vingt-deux années, des actes illégaux ont été commis par une autorité qui tient sous sa tutelle le bien suprême des citoyens, leur esprit; une autorité qui, plus encore que les censeurs romains, réglemente non seulement le comportement de chaque citoyen, mais même celui de l’esprit public. est-il pos­sible que, dans l’État prussien si bien organisé et si fier de son administration, les plus hauts fonctionnaires publics se conduisent avec cette absence de scrupules, avec cette déloyauté systématique ? Ou bien, frappé de cécité permanente, l’État aurait-il choisi pour les postes les plus difficiles les individus les moins capables ? Ou enfin, le sujet de l’État prussien n’a-t-il pas la pos­sibilité de protester contre des procédés illégaux ? Les écrivains prussiens sont-ils à ce point incultes et inin­telligents qu’ils ignorent les lois concernant leur exis­tence, ou bien sont-ils trop lâches pour en exiger l’application ?

Si nous imputons la faute aux censeurs, ce n’est pas seulement leur propre honneur qui est compromis, mais celui de l’État prussien, des écrivains prussiens.

En outre, les censeurs, qui ont agi au mépris des lois pendant plus de vingt années, ont prouvé, en bravant les lois, par argumentum ad hominem, que la presse a besoin d’autres garanties que ces dispositions générales pour ces individus irresponsables; la preuve serait administrée que l’essence de la censure est entachée d’un vice fondamental, auquel aucune loi ne saurait remédier.

Que si les censeurs étaient gens de mérite, et si la loi ne valait rien, pourquoi exiger d’elle derechef un remède au mal qu’elle a causé ?

Ou bien s’agit-il d’imputer à des individus les fautes objectives d’une institution afin d’obtenir subrepticement et sans amélioration d’essence l’apparence d’une amélio­ration ? C’est la manière du pseudo-libéralisme, qui se laisse arracher des concessions, de sacrifier les personnes, les instruments, tout en conservant l’objet, l’institution. Ainsi trompe-t-on la vigilance d’un public superficiel.

D’objective, l’exaspération devient personnelle. En changeant les personnes, on croit aboutir au changement de la réalité. De la censure, le regard se détourne vers tel censeur, et les plumitifs du progrès de commande manient contre les censeurs tombés en disgrâce des hardiesses mesquines qui sont autant d’hommages rendus au gouvernement.

Une autre difficulté encore arrête nos pas.

Certains correspondants de presse confondent l’instruction sur la censure avec le nouvel édit de censure. Ils se sont trompés, mais leur erreur est pardonnable. L’édit de censure du 18 octobre 1819 ne devait avoir qu’une validité provisoire jusqu’en l’an 1824, et… il serait resté provisoire jusqu’à ce jour, si la présente instruction ne nous avait appris qu’il n’a jamais été appliqué[3].

L’édit de 1819 était, lui aussi, une mesure intérimaire, mais l’attente y était expressément limitée à cinq années, alors que dans la nouvelle instruction elle ne connaît pas de limite, à ceci près que l’objet de l’attente d’alors ce furent des lois de la liberté de la presse, celui de l’attente actuelle étant des lois de la censure.

D’autres correspondants de presse considèrent que instruction sur la censure ne fait que redonner vie à l’ancien édit. Leur erreur est réfutée par instruction elle-même.

Nous considérons que l’instruction sur la censure anticipe en esprit la présumée loi de censure. Ce en quoi nous nous rattachons strictement à l’esprit de l’édit de censure de 1819 dans lequel les lois provinciales et les ordonnances ont pour la presse la même portée. (Voir l’édit mentionné, article XVI, n° 2.)

Revenons-en à l’instruction.

« D’après cette loi », à savoir l’article II, « la censure ne doit ni empêcher la recherche sérieuse et modeste de la vérité, ni imposer aux auteurs une contrainte indue, ni entraver le libre commerce de la librairie. »

La recherche de la vérité, que la censure ne doit pas empêcher, est qualifiée de sérieuse et de mode fie. Ces deux attributs assignent à la recherche non pas son contenu, mais plutôt quelque chose qui se trouve en dehors de son contenu. Ils dissocient d’emblée la recherche et la vérité, en enjoignant à la première d’avoir des égards pour un tiers inconnu. Constamment attentive à ce tiers que la loi remplit d’une juste irritabilité, la recherche n’en perdra-t-elle pas de vue la vérité ? Or, le premier devoir de celui qui cherche la vérité n’est-il pas de foncer droit sur elle, sans regarder à droite ni à gauche ? N’ou­blierai-je pas de dire le fond, si je dois moins encore oublier de le dire dans la forme prescrite ?

La vérité est aussi peu modeste que la lumière; et envers qui devrait-elle l’être ? Envers elle-même ? Verum index sui et falsi[4]. Donc, envers la contre-vérité ?

Si la modestie constitue le caractère de la recherche, elle trahit la peur de la vérité plutôt que de la contre-vérité. Elle agit comme un frein à chaque pas que je fais pour avancer. Elle est une peur, infligée à celui qui cherche, de trou­ver le résultat ; c’est un préservatif contre la vérité. En outre, la vérité est universelle, elle ne m’appartient pas, elle me possède, je ne la possède pas. Mon bien, c’est la forme, elle est mon individualité spirituelle. *Le style, c’est l’homme[5]. Et comment! La loi me permet d’écrire, mais elle exige que j’écrive dans un autre Style que le mien! Je peux montrer le visage de mon esprit, mais je dois auparavant lui imposer les plis prescrits! Quel homme d’honneur ne rougirait pas devant cette prétention et ne préférerait pas cacher sa tête sous la toge! Sous la toge du moins, on peut deviner une tête de Jupiter. Les plis prescrits ne signifient qu’une chose : *bonne mine à mauvais jeu.

Vous admirez la diversité enchanteresse, la richesse inépuisable de la nature. Vous ne demandez pas à la rose d’avoir le parfum de la violette, mais vous voudriez que ce qu’il y a de plus riche, l’esprit, ne puisse exister que d’une seule manière ? Je suis humoriste, mais la loi commande d’écrire avec gravité. Je suis hardi, mais la loi ordonne que mon Style soit modeste. Gris sur gris,voilà la seule couleur, la couleur autorisée de la liberté. Un rayon de soleil fait scintiller chaque goutte de rosée, y fait jouer une infinité de couleurs; mais le soleil de l’esprit, quelque nombreux que soient les individus, quelque variés que soient les objets où il se reflète, ne devrait produire qu’une seule couleur, la couleur offi­cielle ! L’esprit est essentiellement gaieté, lumière, et vous faites de Y ombre la seule manifestation appropriée; vous ne le voulez que vêtu de noir, et pourtant, entre toutes les fleurs, il n’en est point de noire. L’essence de l’esprit, c’est la vérité toujours elle-même, mais pour vous, quelle est cette essence ? La modestie. Seul le gueux est modeste, dit Goethe[6], et vous voulez que l’esprit soit ce gueux-là ? Ou s’agit-il de la modestie propre à l’homme de génie dont parle Schiller[7], commencez donc par changer tous vos citoyens, et surtout vos censeurs, en hommes de génie. Au demeurant, la modestie du génie ne consiste nullement à parler sans accent et à se méfier du dialecte, comme il convient au langage cultivé, mais avec l’accent du réel et dans le dialecte de sa nature. Elle consiste à oublier modestie et arrogance et à faire ressortir le réel. La modestie générale de l’esprit, c’est la raison, cette munificence universelle qui respecte dans chaque nature ce qu’elle a d’essentiel.

En outre, si l’on ne veut pas entendre par gravité, comme le fait Tristram Shandy, une attitude hypocrite du corps destinée à masquer les vices de l’âme[8], si, au contraire, on entend par là le sérieux objectif, toute la prescription se réduit à néant. C’est quand je traite le ridicule de manière ridicule que je le traite sérieusement, et l’immodestie la plus grave de l’esprit consiste à être modeste en face de l’immodestie.

Sérieux et modeste! Notions bien vagues et relatives ! Où cesse le sérieux, où commence la plaisanterie ? Où cesse la modestie, où commence l’immodestie ? On nous renvoie au tempérament du censeur. Il serait aussi injuste de prescrire au censeur son tempérament qu’à l’écrivain son Style. Si vous voulez être logiques dans votre critique esthétique, gardez-vous de rechercher la vérité trop sérieusement et trop modestement, car le comble du ridicule, c’est le sérieux excessif, et l’excès de modestie est l’ironie la plus amère.

Enfin, on part d’une conception totalement erronée et abstraite de la vérité elle-même. On range tous les objets de l’activité littéraire sous l’idée générale de vérité. Eh bien, faisons abstraction de l’élément subjectif, c’est-à-dire de ce que le même objet se reflète différemment dans les différents individus et qu’il transpose ses divers aspects en autant de caractères spirituels; le caractère de l’objet ne doit-il exercer nulle influence, vraiment pas la moindre, sur la recherche ? La vérité englobe non seulement le résultat, mais aussi le chemin. La recherche de la vérité doit elle-même être vraie, la vraie recherche est la vérité épanouie dont les membres épars se réunis­sent dans le résultat. Et l’on voudrait que le mode de recherche ne change pas selon son objet! Quand l’objet est riant, on voudrait que la recherche ait l’air sérieux, et quand il est gênant, on voudrait qu’elle soit modeste. Par conséquent, vous violez le droit de l’objet, quand vous violez le droit du sujet. Vous vous faites une idée abstraite de la vérité, et vous faites de l’esprit un juge d’instruction qui en dresse sèchement le procès-verbal.

Mais à quoi bon tous ces tourments métaphysiques ? La vérité n’est-elle pas tout simplement ce que le gouver­nement ordonne, la recherche n’étant qu’un tiers superflu et importun, mais qu’il faut se garder de désavouer complètement, à came de l’étiquette ? On le dirait presque. En effet, conçue d’emblée par opposition à la vérité, la recherche apparaît forcément en la compagnie suspecte et officielle de la gravité et de la modestie qu’il sied, certes, au laïque d’observer en présence du prêtre. La seule raison d’État, c’est l’esprit gouvernemental. Dans certaines circonstances, il est vrai, il faut faire quelques concessions à l’autre esprit et à son bavardage, mais, modeste et soumis, grave et ennuyeux, il doit se mon­trer conscient d’avoir obtenu une faveur et d’être, au fond, un hors-la-loi. Si Voltaire dit : « *Tom les genres sont bons, hors le genre ennuyeux[9] », reconnaissons que le genre ennuyeux devient ici le genre exclusif, comme le prouve à satiété le renvoi aux « débats des Diètes rhé­nanes ». Pourquoi ne préférerait-on pas le bon vieux Style de la curie germanique ? Écrivez librement, mais veillez à ce que chaque mot soit en même temps une révérence devant la censure libérale qui laisse passer vos vœux aussi sérieux que modestes. Surtout, ne perdez pas la conscience de la dévotion !

La loi met l’accent non pas sur la vérité, mais sur la modestie et la gravité. Par conséquent, tout donne à réfléchir, la gravité, la modestie et, avant tout, la vérité dont l’étendue indéterminée semble cacher une vérité bien déterminée, bien douteuse.

L’instruction dit encore : « D’aucune manière, la censure ne doit être exercée dans un esprit étroit outre­passant la présente loi. »

Par présente loi, il faut entendre en premier lieu l’ar­ticle II de l’édit de 1819; mais plus loin, l’instruction renvoie à l’ « esprit » de l’édit de censure tout court. Les deux dispositions se concilient facilement. L’article II, c’est la quintessence de l’édit de censure, dont l’articula­tion et la spécification se trouvent dans les autres articles. Nous ne pouvons pas, semble-t-il, mieux caractériser ledit esprit qu’en citant les dispositions suivantes :

Article VII. « La dispense de censure accordée jus­qu’ici à l’Académie des sciences et aux universités est suspendue pour une durée de cinq ans. »

§ 10. « Le présent décret provisoire restera en vigueur pendant cinq ans à dater de ce jour. Avant l’expiration de ce délai, la Diète fédérale recherchera sérieusement les voies et les moyens par lesquels pourraient être mises en application les dispositions conformes relatives à la liberté de la presse telles que les préconise l’article 18 de l’acte fédératif, et une décision définitive sera prise pro­chainement pour fixer les limites légitimes de la liberté de la presse en Allemagne. »

Une loi qui suspend la liberté de la presse là où elle existait encore, et qui la rend superflue par la censure là où il faudrait lui assurer l’existence, ne peut pas pré­cisément être qualifiée de favorable à la presse. D ailleurs, le paragraphe 10 reconnaît sans ambages qu’au lieu de la liberté de la presse proposée par l’article 18 de l’acte fédératif, et qu’il faudrait peut-être un jour mettre à exécution, on donne provisoirement une loi de censure[10] . Ce quiproquo démontre pour le moins que le caractère de l’époque commandait les limitations de la presse et que la défiance à l’égard de la presse est à l’origine de l’édit. On va jusqu’à excuser ce contretemps en le décla­rant provisoire, sa validité étant limitée à cinq ans ; malheureusement, il en a duré vingt-deux.

Nous voyons que, dès la ligne suivante, l’instruction se contredit; elle exige, d’une part, que la censure ne soit pas exercée dans un esprit outrepassant l’édit, et elle lui prescrit en même temps d’outrepasser ces limites : « Le censeur peut fort bien autoriser la discussion franche, même des affaires intérieures. » Le censeur peut, il n’y est pas obligé, ce n’est pas une nécessité; toutefois, même ce libéralisme prudent va certainement non seulement au-delà de l’esprit, mais au-delà des exigences précises de l’édit de censure. Dans l’article II cité par l’instruc­tion, l’ancien édit ne se contente pas d’interdire la discussion franche des affaires prussiennes; il n’autorise même pas celle des affaires chinoises. « Cette catégorie (à savoir, dit le commentaire, les atteintes à la sûreté de l’État prussien et des États confédérés d’Allemagne) englobe toutes les tentatives de représenter sous un jour favorable des partis qui, dans un pays quelconque, travaillent à renverser la constitution. » Est-on autorisé, dans ces conditions, à discuter franchement des affaires intérieures de la Chine ou de la Turquie ? Et si des relations aussi lointaines menacent la sécurité vulnérable de la Confé­dération germanique, que dire de toute parole de désap­probation à propos des affaires internes ?

Si, de la sorte, l’instruction pousse dans le sens libéral, jusqu’à dépasser l’esprit de l’article II de l’édit de censure — un dépassement dont le contenu se révélera plus loin, mais qui, au plan formel, est déjà suspensif dans la mesure où il se donne pour une conséquence de l’article II, dont l’instruction ne cite prudemment que la première moitié, alors que le censeur est en même temps renvoyé à l’article lui-même —, elle dépasse tout autant l’édit de censure par son côté antilibéral et ajoute de nouvelles restrictions à la presse en plus des anciennes.

On lit dans l’article II, déjà cité, de l’édit de censure : « Elle (la censure) a pour but d’empêcher tout ce qui est contraire aux principes généraux de la religion, sans se soucier des opinions et des doctrines des divers partis confessionnels et des diverses sectes tolérées dans l’État[11] ». En l’an 1819 régnait encore le rationalisme qui entendait par religion en général la religion dite naturelle. Ce point de vue rationalise est aussi celui de l’édit de cen­sure qui, au demeurant, commet l’illogisme d’adopter un point de vue irréligieux, alors que son but est de proté­ger la religion. Au vrai, il y a une chose qui est contraire aux principes généraux de la religion : c’est de séparer lesdits principes généraux du contenu positif de la reli­gion et de son caractère déterminé, car toute religion croit se distinguer des autres religions particulières qui, de leur côté, entretiennent la même illusion; et elle croit, précisément à cause de son caractère déterminé, être la vraie religion. En citant l’article II, la nouvelle instruc­tion sur la censure omet la suite qui fait restriction, en excluant de l’inviolabilité les divers partis religieux et les diverses sectes, mais elle ne s’y arrête pas, puisqu’elle offre le commentaire suivant : « Rien ne sera toléré qui sera dirigé de manière frivole ou hostile contre la religion chrétienne en général ou contre une doctrine déterminée. » L’ancien édit de censure ne souffle mot de la religion chrétienne, il fait au contraire une distinction entre la religion d’une part, et tous les divers partis religieux et toutes les sectes d’autre part. La nouvelle instruction non seulement change « religion » en « religion chré­tienne », elle y ajoute encore la « doctrine déterminée ». Exquise trouvaille de notre science devenue chrétienne ! Qui osera, après cela, nier qu’elle a forgé à la presse de nouvelles chaînes ? On ne doit pas s’attaquer à la reli­gion, ni en général, ni en particulier. N’allez surtout pas croire que les mots frivole et hostile pourraient changer les nouvelles chaînes en guirlandes de roses ! Quelle habileté dans le choix des termes « frivole », « hostile »! L’adjectif « frivole » s’adresse à l’honorabilité du citoyen, c’est le mot exotérique destiné au monde, tandis que l’adjectif « hostile » est chuchoté à l’oreille du censeur, et c’est l’interprétation légale de la frivolité. Nous trou­verons encore dans cette instruction maints exemples de ce tact délicat, qui adresse au public un mot subjectif, un mot qui fait monter le rouge aux visages, et au censeur un mot objectif, un mot qui chasse le rouge du visage de l’écrivain. Ce procédé permet de mettre en musique des *lettres de cachet.

Et dans quelle étrange contradiction instruction sur la censure ne s’égare-t-elle pas! Seule est frivole l’at­taque partielle qui s’en tient à tel ou tel côté du phéno­mène, sans être assez profonde et sérieuse pour atteindre l’essence des choses; ce qui est frivole, c’est précisément de s’en prendre au seul côté particulier comme tel. Dès lors qu’il est interdit d’attaquer la religion chrétienne en général, il est seulement permis de l’attaquer de manière frivole. Inversement, est hostile toute attaque contre les principes généraux de la religion, contre son essence, contre ce qu’elle a de spécifique, en tant qu’il s’agit là de la manifestation de l’essence. La religion ne peut être attaquée que de deux manières, hostile ou frivole, il n’y en a pas de troisième. À vrai dire, cet illogisme où s’en­fonce instruction n’est qu’une illusion, puisqu’elle repose sur l’illusion qu’il est encore permis d’attaquer la reli­gion d’une quelconque manière. En fait, il suffit d’un regard non prévenu pour reconnaître qu’il y a illusion, et rien d’autre. La religion ne sera attaquée ni de façon hostile ni de façon frivole, ni en général ni en particulier : aucune attaque contre la religion n’est tolérée.[12]

Or, si l’instruction, en contradiction flagrante avec l’édit de censure de 1819, impose de nouvelles chaînes à la presse philosophique, elle devrait du moins être assez logique pour libérer la presse religieuse des vieilles chaînes dont l’édit rationaliste l’avait chargée. En effet, il assigne également à la censure le but « d’empêcher le fanatisme religieux de mêler des articles de foi à la poli-

tique, et partant, de semer la confusion dans les idées ». La nouvelle instruction est certes assez avisée pour ne pas mentionner cette disposition dans son commentaire, mais elle n’hésite pas à l’accueillir dans la citation de l’article II. Que le fanatisme mêle à la politique les articles de la foi religieuse, qu’est-ce que cela veut dire ? Cela veut dire qu’on laisse les articles de foi déterminer l’État selon leur nature spécifique, ériger la nature particulière de la religion en norme de l’état. Le vieil édit de censure pouvait à juste titre faire obstacle à cette confusion des idées, car il abandonne à la critique la religion particulière, le contenu spécifique de celle-ci. Toutefois, le vieil édit s’appuyait sur le rationalisme plat et superficiel que vous méprisez vous-mêmes. Mais vous qui fondez l’État jusque dans le détail sur la foi et le christianisme, vous qui voulez un État chrétien, comment pouvez-vous encore recommander à la censure d’obvier à cette confusion des idées ?

À la vérité, la confusion du principe politique et du principe chrétien-religieux est devenue la confession offi­cielle. Un mot suffira pour rendre cette confusion per­ceptible. Pour ne parler que de la religion chrétienne, la seule reconnue, vous avez dans votre État des catho­liques et des protestants. Les uns et les autres nourrissent envers l’État les mêmes prétentions, puisqu’ils ont envers lui les mêmes devoirs. Ils font abstraction de leurs dif­férences religieuses et exigent identiquement que l’État soit la réalisation de la raison politique et juridique. Vous, en revanche, vous voulez un État chrétien. Si votre État n’est que chrétien-luthérien, il devient pour le catholique une église dont il ne fait pas partie, qu’il est obligé de rejeter comme hérétique, et dont la nature intime lui répugne. L’inverse est également vrai, car si vous faites de l’esprit général du christianisme l’esprit particulier de votre État, vous décidez en fonction de votre for­mation protestante ce qui est l’esprit universel du chris­tianisme. Vous déterminez ce qu’est l’État chrétien, bien que l’époque récente vous ait appris que tels fonc­tionnaires publics sont incapables de tracer les frontières entre la religion et le monde, entre l’État et l’Église. Ce sont des diplomates, et non des censeurs, qui devraient négocier, et non point trancher, au sujet de cette confusion des idées[13]. Enfin, vous tombez dans l’hérésie, si vous rejetez comme inessentiel le dogme établi. En appelant votre État généralement chrétien, vous reconnaissez par une tournure diplomatique qu’il n’est pas chrétien. Bref, de deux choses l’une : interdisez que l’on mêle la religion en général à la politique —, or cela non plus, vous ne l’acceptez pas, car vous ne voulez pas fonder l’État sur la libre raison, mais sur la foi, la religion étant pour vous la sanction générale de ce qui est positif — ou bien permettez aussi que l’on s’emploie fanatiquement à mêler la religion à la politique. Laissez-la faire de la politique à sa manière ! Mais cela non plus, vous ne le voulez pas : la religion doit soutenir le pouvoir séculier, sans que celui-ci se soumette à la religion. Une fois que vous mêlez la religion à la politique, c’est une prétention insoutenable, irréligieuse, de vouloir séculièrement déter­miner comment la religion devrait agir en matière poli­tique. Quiconque veut, par religiosité, s’allier à la reli­gion, doit lui concéder un droit absolu de décision; ou bien, entendez-vous par religion le culte de votre propre autorité souveraine et sagesse gouvernementale ?

D’une autre façon encore, Y orthodoxie de la nouvelle instruction sur la censure entre en conflit avec le rationalisme. À la censure, ce dernier donne aussi pour objet de supprimer tout « ce qui offense la morale et les bonnes mœurs ». L’instruction mentionne ce passage comme s’il s’agissait d’une citation de l’article IL Or, si l’on trouve dans son commentaire des additions à l’endroit de la religion, on y constate des omissions relativement à la morale. L’outrage à la morale et aux bonnes mœurs devient une offense « à la discipline des mœurs et aux bienséances publiques ». On le voit, la morale comme telle, comme principe d’un monde qui obéit à ses propres lois, disparaît, et à la place de l’essence voici les dehors et les apparences, voici l’honnêteté par mesure de police, voici la bienséance de convention. À tout seigneur tout honneur : ici se montre la vraie logique! Le législateur spécifiquement chrétien ne saurait reconnaître la morale comme une sphère autonome, en soi sacrée, car c’est pour la religion qu’il revendique la nature intime et universelle de la morale. La morale autonome offense les principes généraux de la religion, et les idées particulières de la religion répugnent à la morale. La morale ne reconnaît que sa propre reli­gion universelle et rationnelle, et la religion ne reconnaît que sa morale particulière et positive. D’après cette instruction, la censure devra donc rejeter comme irré­ligieux les héros intellectuels de la morale tels que Kant, Fichte, Spinoza, par exemple, en les accusant de violer la discipline, les mœurs et la bienséance. Tous ces mora­listes partent du principe qu’il y a contradiction absolue entre la morale et la religion, parce que, à leurs yeux, la morale est fondée sur l’autonomie, la religion sur l’hétéronomie de l’esprit humain[14]. Mais laissons ces innovations peu réjouissantes de la censure — d’une part le relâ­chement de sa conscience morale, et d’autre part le renforcement de sa conscience religieuse — et tournons- nous vers des choses plus divertissantes, les concessions.

Il « s’ensuit en particulier que des écrits où l’on juge les mérites de l’administration publique dans son ensemble ou dans ses diverses sections, où l’on examine d’après leur valeur intrinsèque des lois promulguées ou en instance de promulgation, où l’on révèle des fautes et des abus, où l’on suggère ou propose des amendements, ne sont pas à condamner du seul fait qu’ils sont rédigés dans un esprit qui n’est pas gouvernemental, mais à la condition que la forme en soit décente et la tendance bien intentionnée ». La modestie et le sérieux de la recherche : cette exigence, la nouvelle instruction la partage avec l’édit de censure, mais elle ne se contente ni de la décence de la forme ni de la vérité du fond. Son critère principal, voire son idée directrice, c’est la ten­dance, alors que dans l’édit on ne trouve même pas le mot « tendance ». La nouvelle instruction ne nous dit pas non plus ce qu’elle entend par tendance, mais le passage suivant prouve l’importance qu’elle y attache : « Il est, en outre, indispensable que la tendance des avis formulés contre les mesures gouvernementales ne soit ni haineuse ni malveillante, mais bien intentionnée, et il faut exiger du censeur la bonne volonté et la compréhen­sion, afin qu’il sache distinguer devant quel cas il se trouve. En considération de quoi, les censeurs feront porter leur attention particulière sur la forme et le ton du langage des écrits à imprimer, et ils en interdiront l’impression chaque fois que leur tendance se révélera pernicieuse par la passion, la véhémence ou l’arrogance. » Voilà donc l’écrivain livré au terrorisme le plus redoutable, à la juridiction de la suspicion ! Des lois tendancieuses, des lois qui n’offrent pas de normes objectives, ce sont des lois du terrorisme telles que les ont inventées la détresse de l’État sous Robespierre et la corruption de l’État sous les empereurs romains. Des lois qui font non de l’acte comme tel, mais de la conviction de l’acteur, leurs critères principaux, ce sont tout bonnement des sanctions posi­tives de l’absence de lois. Mieux vaut, à l’instar du fameux tsar de Russie, faire couper la barbe à tout le monde par des cosaques officiels, que prendre pour critère de ce châtiment l’opinion qui me fait porter la barbe[15].

C’est seulement quand je m’extériorise, quand j’entre dans la sphère du réel, que j’entre dans la sphère du législateur. Pour la loi, je n’existe absolument pas, n’en suis nullement l’objet, sauf quand j’agis. Seuls mes actes lui donnent prise sur moi; en effet, ils sont la seule chose pour laquelle je revendique un droit à l’existence, un droit à la réalité, par quoi je tombe donc sous le coup du droit réel. Or, la loi tendancieuse ne punit pas seule­ment ce que je fais, mais encore ce que je pense en dehors de cet acte. C’est donc une insulte à l’honneur du citoyen, une loi vexatoire contre mon existence.

J’ai beau le tourner et retourner comme je veux, l’important, ce n’est jamais l’état de faits. On suspecte mon existence, mon être intime; mon individualité est considérée comme mauvaise, et je suis puni d’avoir telle opinion. La loi ne me punit pas pour le tort que je cause, mais pour le tort que je ne cause pas. À vrai dire, on me punit parce que mon acte n’est pas contraire à la loi, car c’est seulement ainsi que j’oblige le juge clément et bien intentionné à s’en tenir à mes mauvaises convictions, qui se gardent prudemment de s’afficher au grand jour.

La loi qui s en prend aux convictions n’est pas une loi de l’État faite pour les citoyens, mais une loi faite par un parti contre un autre parti. La loi tendancieuse supprime l’égalité des citoyens devant la loi. C’est une loi qui divise au lieu d’unir, et toutes les lois qui divisent sont réactionnaires. Ce n’est pas une loi, mais un privilège. Tel peut faire ce que tel autre n’a pas le droit de faire, non que ce dernier soit privé d’une capacité objective, comme l’enfant qui ne peut s’engager par contrat, mais uniquement parce qu’on soupçonne sa bonne foi, sa conviction. L’État moral suppose chez ses membres le sens de l’État, dussent-ils entrer en opposition avec un organe de l’État, avec le gouvernement. Mais voici une société où un seul organe se croit détenteur unique et exclusif de la raison d’État et de la moralité d’État; voici un gouvernement qui, par principe, s’oppose au peuple et, de ce fait, tient sa propre conviction anti­sociale pour la conviction générale et normale : la mau­vaise conscience de la faction invente des lois tendan­cieuses, des lois de vengeance, contre un état d’esprit qui habite les membres du gouvernement, et seulement ceux-ci[16]. Les lois qui s’en prennent aux convictions sont fondées sur l’absence de conviction, sur l’opinion immorale, matérielle, que l’on a de l’État. Elles sont le cri qui trahit la mauvaise conscience. Et comment faut-il exécuter une loi de ce genre ? Par un moyen plus révol­tant que la loi même, par des espions, ou en convenant préalablement que des écoles littéraires tout entières doivent être tenues pour suspectes, sous réserve, s’en­tend, de rechercher à quelle école appartient tel individu. De même que, dans la loi tendancieuse, la forme légale est en contradiction avec le fond, de même que le gouver­nement qui légifère s’élève contre ce qu’il est lui-même, contre la conviction antisociale, de même ce gouver­nement constitue en particulier, pour ainsi dire, le monde renversé par rapport à ses lois, car il a deux poids et deux mesures. Est juste d’un côté ce qui est injuste de l’autre. Ses lois sont déjà le contraire de tout ce qu’elles érigent en loi.

La nouvelle instruction de censure ne manque pas de s’embrouiller dans cette dialectique. Elle est cette contradiction qui consiste à pratiquer elle-même et à exiger des censeurs tout ce qu’elle condamne dans la presse comme antisocial.

Elle interdit ainsi aux écrivains de suspecter les convictions de personnes ou de classes entières de per­sonnes; et, tout d’une haleine, elle ordonne au censeur de diviser tous les citoyens en suspects et en non-suspects, en bien-pensants et en mal-pensants. La cri­tique retirée à la presse devient le devoir quotidien du critique gouvernemental. Encore ne s’en tient-on pas à ce renversement des rôles. Au sein de la presse, l’anti­social apparaissait, quant à son fond, comme un fait particulier, et quant à sa forme, c’était un fait général, c’est-à-dire livré au jugement général.

Or voici que le rapport s’inverse. Le fait particulier apparaît maintenant, quant à son fond, comme une chose autorisée, l’antisocial comme opinion de l’État, comme un droit public; comme un fait particulier quant à sa forme, inaccessible à la lumière générale, soustrait au grand jour de la publicité, relégué dans le bureau du critique officiel. Ainsi, tout en prétendant protéger la religion, l’instruction viole le principe le plus général de toutes les religions, le caractère sacré et inviolable de la conviction subjective. Elle érige le censeur, à la place de Dieu, en juge du cœur. Elle interdit ainsi les propos blessants et les jugements injurieux à l’adresse des personnes, mais elle vous expose chaque jour au jugement injurieux et désobligeant du censeur. Ainsi, l’instruction prétend empêcher les médisances provenant d’individus malveillants ou mal informés, et elle oblige le censeur à se fier à ces médisances et à les rechercher, à pratiquer l’espionnage, qu’elle confie à des individus mal informés et malveillants, en rabaissant le jugement de la sphère du contenu objectif dans la sphère de l’opi­nion subjective ou de l’arbitraire. Ainsi, il ne faut pas suspecter les intentions de l’État, mais l’instruction a pour principe la suspicion à l’égard de l’État. Ainsi, il ne faut pas cacher un mauvais esprit sous de belles apparences, mais l’instruction repose elle-même sur une fausse apparence. Ainsi, on veut relever le sentiment national, et on s’appuie sur une conception qui dégrade les nations. On exige un comportement conforme à la loi et le respect de la loi, mais on nous demande en même temps de vénérer des institutions qui nous mettent hors la loi et substituent l’arbitraire au droit. Il est de notre devoir de reconnaître le principe de la personnalité jusqu’à faire confiance au censeur malgré l’institution imparfaite de la censure, et vous violez le principe de la personnalité jusqu’à la faire juger non d’après ses actes, mais d’après l’opinion que l’on a de l’opinion sur ses actes. Vous exigez la modestie et vous commencez vous- mêmes par cette énorme immodestie de nommer tel et tel serviteur de l’État au rôle de mouchard du cœur, de savantissime, de philosophe, de théologien, de poli­tique, d’Apollon delphien. D’une part, vous nous faites un devoir de reconnaître l’immodestie, et vous nous défendez, d’autre part, d’être immodestes. Attribuer la perfection de l’espèce à des individus particuliers, voilà la vraie immodestie. Le censeur est un individu parti­culier, mais la presse s’élargit à l’espèce. Vous exigez notre confiance, mais vous donnez force de loi à la méfiance. Vous vous fiez à ce point à vos institutions d’État que vous les croyez en mesure de changer le faible mortel, le fonctionnaire, en un saint, et de lui rendre possible l’impossible. Mais vous avez si peu confiance en votre organisme d’État que vous craignez l’opinion isolée d’un homme privé; car vous traitez la presse comme s’il s’agissait d’un homme privé. Vous présumez que les fonctionnaires agiront de manière tout impersonnelle, sans haine ni passion, sans étroitesse d’esprit ni faiblesse humaine. En revanche, vous soup­çonnez l’impersonnel, les idées, de regorger d’intrigues personnelles et de bassesses subjectives. L’instruction exige une confiance illimitée dans le corps des fonc­tionnaires, et elle nourrit une méfiance sans bornes envers le corps des non-fonctionnaires. Pourquoi ne rendrions-nous pas la pareille ? Pourquoi le corps des fonctionnaires, précisément, n’éveillerait-il pas notre méfiance ? Cela vaut également pour le caractère.

L’homme sans parti pris aura d’emblée plus de respect pour le caractère du critique public que pour celui du critique secret.

Ce qui, tout compte fait, est mauvais, reste mauvais, quel que soit l’individu, critique privé ou critique au service du gouvernement, qui en porte la responsabi­lité, à cela près que, dans le second cas, le mal est auto­risé et considéré d’en haut comme une nécessité pour réaliser le bien d’en bas.

La censure de la tendance et la tendance de la censure sont un cadeau offert par la nouvelle instruction libérale. Personne ne nous en voudra, si nous abordons avec quelque défiance ses autres dispositions

« Des propos injurieux et des jugements diffamatoires à l’adresse de personnes ne se prêtent pas à l’impression. » Ne se prêtent pas à l’impression! Au lieu de cette atté­nuation de Style, il serait désirable que le jugement offensant et diffamatoire eût été défini par des critères objectifs.

« Cela s’applique pareillement à la suspicion jetée sur les convictions de personnes ou (un « ou » lourd de sens!) de classes tout entières, à l’utilisation de noms de partis et autres attaques personnelles. » Par consé­quent, défense de classer les gens par catégories, d’atta­quer des classes entières, d’user de noms de partis — et l’homme doit pourtant, à l’exemple d’Adam, donner un nom à chaque chose, afin que celle-ci existe pour lui; pour la presse politique, les noms de partis sont des catégories indispensables.

« Car, aux dires du docteur Sassafras, toute maladie doit, en premier lieu, recevoir un nom, afin d’être soignée avec bonheur[17]. » Wicland, Le Nouvel Amadis, II, ch. XVII

Tout cela fait partie des personnalités. Mais alors, com­ment s’y prendre ? Défense de s’attaquer à la personne, singulièrement, comme aussi à la classe, à la généralité, à la personne morale. L’État ne veut tolérer — en quoi il a raison — ni injures ni personnalités; mais au moyen d’un « ou » subtil, la généralité est, elle aussi, comprise parmi les personnalités. Par cet « ou », la généralité se situe au centre, et par un petit « et », nous apprenons finalement qu’il n’a été question que de personnalités.

Cependant, une conséquence bien simple en résulte : tout contrôle des fonctionnaires, comme de toute insti­tution constituant une classe d’individus, est interdit à la presse.

« Si la censure est exercée conformément à ces indica­tions dans l’esprit de l’édit de censure du 18 octobre 1819, une publicité franche et décente aura suffisamment de latitude, et l’on peut espérer que, de la sorte, sera éveillé un souci plus grand des intérêts de la patrie, et que le sentiment national s’en trouvera rehaussé. » Nous vou­lons bien admettre que, d’après ces indications, la publicité décente (au sens de la censure!) pourrait disposer d’une liberté de mouvement plus que suffi­sante — le terme Spielraum (espace de jeu) est, lui aussi, choisi avec bonheur, car l’espace est calculé pour une presse joueuse, qui se plaît aux cabrioles. L’est-il pour une publicité franche? Et où se situera son franc courage ? Nous laissons à la sagacité du lecteur le soin d’en juger. Quant aux espoirs dont parle l’instruction, il se peut bien que le sentiment national soit rehaussé de la même manière que le sentiment de la nationalité turque est rehaussé par l’envoi du cordon[18]. Savoir si c’est justement la presse aussi modeste que sérieuse qui éveillera le souci des intérêts de la patrie, c’est à la presse elle-même d’en juger; ce n’est pas en parlant de la Chine qu’une presse étique peut être remplumée. Mais peut-être nous sommes-nous fait une idée trop sérieuse de la période en question. Peut-être en saisirons-nous mieux le sens si nous la considérons comme un simple crampon dans la guirlande de roses. Peut-être ce crampon libéral fixe-t-il une perle d’une valeur très douteuse. Voyons cela de plus près : tout dépend du contexte. Le rehaus­sement du sentiment national et l’éveil du souci des intérêts de la patrie, qui s’expriment impérativement dans le passage précité, se transforment subrepticement en un ordre qui renferme une nouvelle contrainte pour la presse, imposée à nos pauvres quotidiens phtisiques.

« Par ce moyen, on peut espérer que la littérature politique et la presse quotidienne, elles aussi, compren­dront mieux leur vocation; que, disposant d’une matière plus riche, elles adopteront un ton plus digne et qu’elles dédaigneront désormais de spéculer sur la curiosité de leurs lecteurs, en répandant des nouvelles insipides empruntées de journaux étrangers ou lancées par des correspondants mal informés et en se livrant à des cancans et des personnalités — une tendance contre laquelle la censure a l’indubitable mission d’intervenir. »

Par le moyen signalé, on espère que la littérature poli­tique et les quotidiens politiques comprendront mieux leur vocation, etc. Seulement, la meilleure compréhension ne s’obtient pas sur commande; elle aussi, elle est un fruit que l’on doit encore attendre, et l’espoir vaut ce qu’il vaut. Mais l’instruction est bien trop pratique pour se contenter d’espérances et de vœux pieux. Tandis qu’elle accorde à la presse, comme un nouveau soulagement, l’espoir d’une amélioration future, la bienveillante instruction lui retire en même temps un droit présent. La presse perd ce qu’elle possède encore, l’espoir de son amélioration. Elle subit le sort du pauvre Sancho Pança à qui son médecin de cour soustrait tous les mets, de crainte qu’un mal d’estomac ne l’empêche de remplir les tâches que le duc lui a confiées[19].

En même temps, nous ne devons pas négliger l’occa­sion d’exhorter l’écrivain prussien à acquérir ce Style de l’espèce convenable. La première phrase débute ainsi : « Par ce moyen, on peut espérer que… » Ce « que » commande toute une série de prescriptions : que la littérature politique et la presse quotidienne compren­dront mieux leur vocation, qu’elles adopteront un ton plus digne, etc., qu’elles dédaigneront les informations insipides empruntées de journaux étrangers, etc. Toutes ces prescriptions sont encore sous le régime de l’espoir ; mais la fin, rattachée au reste par un tiret : « Une tendance contre laquelle la censure a l’indubitable mission d’in­tervenir », dispense le censeur de la tâche ennuyeuse d’attendre l’amélioration espérée de la presse quoti­dienne, et l’autorise même à biffer sans façon ce qui le choque. Le traitement interne a fait place à Y amputation.

« Pour mieux atteindre cet objectif, il convient d’user d’une grande circonspection dans l’agrément de nouveaux journaux et de nouveaux rédacteurs, afin que la presse quotidienne ne soit confiée qu’à des hommes absolu­ment intègres chez qui la compétence scientifique, le rang et le caractère garantissent le sérieux des aspirations et la loyauté des conceptions. » Avant d’entrer dans le détail, voici d’abord une remarque d’ordre général.

L’agrément de nouveaux rédacteurs, donc des futurs rédacteurs tout court, est confié entièrement à la « grande circonspection » — s’entend : des autorités officielles, de la censure —, alors que l’ancien édit laissait, du moins, sous certaines conditions, le choix du rédacteur à la discrétion de l’éditeur : « Art. IX. — L’autorité supérieure de censure est en droit de déclarer à l’éditeur d’un journal que le rédacteur proposé n’est pas de ceux qui inspirent la confiance nécessaire; dans ce cas, l’éditeur est obligé, soit d’engager un autre rédacteur, soit, s’il tient à conserver celui qu’il a choisi, de fournir une caution dont le montant sera fixé par Nos ministères mentionnés plus haut, sur proposition de ladite autorité supérieure de censure. »

Une tout autre profondeur, un romantisme de l’esprit, pourrait-on dire, s’exprime dans la nouvelle instruction sur la censure. Alors que l’ancien édit exige des cautions extérieures, prosaïques, donc également définissables, sous la garantie desquelles un rédacteur, même gênant, devrait être admis, l’instruction, au contraire, ôte à l’éditeur d’un journal toute initiative et renvoie à la sagesse préventive du gouvernement, la grande prudence et la profondeur d’esprit des autorités, aux qualités inté­rieures, subjectives, extérieurement indéterminables. Mais si l’indécision, l’intériorité délicate et l’exaltation subjective du romantisme, si tout cela prend soudain une forme purement extérieure, en ce sens seulement que les contingences extérieures apparaissent non plus dans leur netteté et leur limitation prosaïques, mais nimbées d’une gloire merveilleuse, d’une profondeur et d’une splendeur imaginaires — l’instruction, elle aussi, échappera difficile­ment à ce destin romantique.

On voudrait que les rédacteurs de la presse quoti­dienne, catégorie qui englobe l’ensemble du journalisme, soient des hommes absolument irréprochables. Comme garantie de cette intégrité absolue, on indique tout d’abord la « compétence scientifique », sans douter le moins du monde que le censeur puisse posséder cette compétence pour porter un jugement sur n’importe quelle sorte de compétence scientifique. Si la Prusse abrite une pareille foule de génies universels connus du gouvernement — chaque ville possède au moins un censeur — pourquoi ces cerveaux encyclopédiques ne se manifestent-ils pas comme écrivains ? Beaucoup mieux que par la censure, on viendrait à bout des égarements de la presse, si ces fonctionnaires, très puissants par leur nombre, et plus encore par leur science et par leur génie, s’élevaient d’un seul élan pour écraser de leur poids ces misérables écrivains spécialisés dans un seul genre, mais qui, même dans cette spécialité, ne possèdent aucune compétence officiellement reconnue. Pourquoi ces hommes avisés se taisent-ils, eux qui, telles les oies de Rome, pourraient, en cacardant, sauver le Capitole ? Ces hommes sont excessivement discrets. Ils sont inconnus du public scientifique, mais le gouvernement les connaît.

Et s’il s’agit d’hommes tels que nul État n’a su en trouver — car jamais État n’a connu de classes entière­ment composées de génies universels et de polymathes —, combien plus géniaux doivent être ceux qui choisissent ces hommes ! Quelle ne doit pas être leur science occulte pour qu’ils puissent délivrer, à des fonctionnaires inconnus dans la république des lettres, un certificat attestant leur universelle compétence scientifique! Plus nous montons dans cette bureaucratie de l’intelligence, et plus nous rencontrons de ces têtes merveilleuses. Un État qui possède de ces piliers d’une presse parfaite suit-il son intérêt et agit-il opportunément en faisant de ces hommes les gardiens d’une presse mal faite et en rabaissant la perfection à un moyen de l’imperfection ?

Autant vous embauchez de ces censeurs, autant vous enlevez de chances d’amendement au royaume de la presse. Vous privez votre armée des hommes bien por­tants pour en faire les médecins des mal-portants.

Tel Pompée, frappez du pied, et de chaque édifice gouvernemental jaillira une Pallas Athéna toute cuirassée. Devant la presse officielle, l’insipide presse quotidienne rentrera dans son néant. L’existence de la lumière suffit à réfuter les ténèbres. Faites briller votre lumière et ne la mettez pas sous le boisseau[20]. Au lieu d’une censure imparfaite dont vous mettez vous-mêmes en doute la pleine légitimité, donnez-nous une presse parfaite qu’il vous suffira de commander, et dont l’État chinois vous fournit le modèle séculaire.

Mais ériger la compétence scientifique en condition unique, nécessaire, pour les publicistes de la presse quotidienne, n’est-ce pas promouvoir l’esprit au lieu de favoriser le privilège et d’imposer des exigences conventionnelles ? N’est-ce pas une condition imposée par l’objet même et nullement par la personne ?

Malheureusement, instruction de censure nous arrête dans notre panégyrique. Outre la garantie que présente la compétence scientifique, il y a celle qu’offrent le rang et le caractère. Rang et caractère !

Le caractère, qui vient directement après le rang, paraît presque en être une simple émanation. C’est le rang que nous allons d’abord considérer. Il se trouve tellement écrasé entre la compétence scientifique et le caractère que l’on pourrait presque douter de sa bonne conscience.

Exiger en général la compétence scientifique, quel libéralisme! Exiger en particulier le rang social, quel anti- libéralisme! La compétence scientifique plus le rang, quel pseudo-libéralisme ! Compétence scientifique et caractère étant des notions très imprécises, et l’idée de rang, au contraire, très précise, pourquoi n’en conclurions-nous pas que l’indéterminé doit, par nécessité logique, trou­ver dans le déterminé contenu et soutien ? Le censeur commettrait-il donc une très grande erreur d’interpré­tation en affirmant que la forme extérieure sous laquelle la compétence scientifique et le caractère se manifestent, c’est le rang social, et cela d’autant plus que le corps dont il fait partie lui garantit cette manière de voir comme étant celle de l’État. Sans cette interprétation, il est pour le moins absolument incompréhensible que la compé­tence scientifique et le caractère ne soient pas des garan­ties suffisantes de l’écrivain et que le rang social soit la troisième condition nécessaire. Surtout, s’il arrivait au censeur d’être pris dans un dilemme, si ces garanties ne se trouvaient que rarement ou même jamais réunies, com­ment ferait-il son choix, puisque choisir il faut, puisqu’il faut bien que quelqu’un rédige revues et journaux ? Il se peut que la compétence scientifique et le caractère sans le rang paraissent problématiques au censeur, vu leur indétermination, comme d’ailleurs il doit s’étonner à bon droit que ces qualités existent séparément, sans lien avec le rang social. En revanche, le censeur est-il en droit de mettre en doute le caractère ou le savoir, toutes les fois que le rang social existe ? Dans ce cas, il accorderait à l’État moins de jugement qu’à lui-même, tandis

que, dans le cas contraire, il montrerait plus de confiance

dans l’écrivain que dans l’État.

Un censeur oserait-il manquer de tact à ce point, être à ce point mal pensant ? C’est peu probable et, assurément, personne ne s’y attend. Critère décisif en cas de doute, le rang social est en général ce qui décide absolument.

Nous voyons donc que si c’est d’abord par son orthodoxie que l’instruction entre en conflit avec l’édit de censure, c’est maintenant par son romantisme, qui est toujours, en même temps, poésie tendancieuse. Garantie prosaïque, véritable, la caution d’argent devient une garan­tie idéelle, et celle-ci se change en rang social très réel et individuel, lequel reçoit une signification magique, fictive. Pareillement, la garantie change de signification. Ce n’est plus à l’éditeur de choisir un rédacteur dont il se porte, lui, garant devant l’autorité; c’est à l’autorité de lui choisir à lui un rédacteur dont elle se porte garante devant elle-même. L’ancien édit attend les travaux du rédacteur dont répond la caution en argent versée par l’éditeur. L’instruction ne se préoccupe pas du travail, mais de la personne du rédacteur. Elle exige une individua­lité déterminée que l'argent de l’éditeur[21] devra lui procurer. La nouvelle instruction n’est pas moins superficielle que l’ancien édit; mais alors que celui-ci énonce et délimite la réalité prosaïque selon sa nature, celle-là prête à l’extrême contingence un esprit imaginaire et énonce le pur individuel avec le pathétique de l’universalité.

Cependant, si l’instruction romantique confère, quand il s’agit du rédacteur, à la précision la plus formelle le ton de l’imprécision la plus sentimentale, elle confère, quand il s’agit du censeur, à l’imprécision la plus vague le ton de la précision légale. « La même prudence sera observée dans la nomination des censeurs, afin que l’office de censeur ne soit confié qu’à des hommes de convictions et d’aptitudes éprouvées, qui répondent par­faitement à la confiance insigne attachée à cette pro­fession; des hommes qui, bien-pensants autant que pers­picaces, sachent distinguer la forme et le fond des choses et, avec sûreté de tact, surmonter leurs hésitations, quand le sens et la tendance d’un écrit ne justifient pas en soi ces hésitations. » Au lieu du rang et du caractère de l’écrivain, nous avons ici les convictions éprouvées, le rang allant de soi. Ce qui est plus significatif encore, c’est qu’on exige de l’écrivain la compétence scientifique, et du censeur des aptitudes tout court, sans autre pré­cision. D’inspiration rationaliste, sauf pour la politique, l’ancien édit réclame, à l’article III, des censeurs ayant une « culture scientifique », voire des censeurs « éclai­rés ». Aucun de ces attributs ne figure dans l’instruction, et la compétence de l’écrivain — c’est-à-dire une aptitude bien déterminée, perfectionnée, devenue réalité — fait place chez le censeur à une disposition naturelle pour la compétence, à l’aptitude tout court. C’est donc la disposition naturelle à l’aptitude qui est appelée à cen­surer la compétence réelle, alors que, de toute évidence, c’est l’inverse qui devrait se produire. Notons enfin, en passant, que l’aptitude du censeur n’est pas précisée quant à sa nature objective, ce qui ajoute, bien sûr, à son ambiguïté.

En outre, l’office du censeur doit être confié à des hommes « qui répondent parfaitement à la confiance insigne attachée à cette fonction ». Nous ne nous arrêterons pas plus longtemps à cette prescription fictive et pléonastique : choisir pour un office des hommes dont on admet qu’ils répondent parfaitement (à l’avenir ?) à la confiance insigne qu’on leur témoigne. Que voilà une confiance bien parfaite, en vérité!

Enfin, les censeurs doivent être des hommes « qui, bien-pensants autant que perspicaces, sachent distinguer la forme et le fond des choses et, avec sûreté de tact, surmonter leurs hésitations, quand le sens et la tendance d’un écrit ne justifient pas en soi ces hésitations ».

Or, un peu avant, l’instruction prescrit :

« À cet égard (à savoir l’examen de la tendance), les censeurs veilleront également et tout particulière­ment à la forme et au ton du langage des écrits destinés à l’impression, et ils en interdiront la publication, chaque fois que leur tendance se révélera nuisible par la passion, la véhémence et l’arrogance. » Par conséquent, le cen­seur doit tantôt juger la tendance d’après la forme, tantôt la forme d’après la tendance. Déjà le fond avait entièrement disparu en tant que critère de la censure, et voilà que la forme s’évanouit à son tour. Pour peu que la tendance soit bonne, les manquements à la forme ne tirent pas à conséquence. L’écrit peut n’être ni très sérieux, ni très modeste, il peut paraître violent, pas­sionné, présomptueux — qui sera intimidé par cet exté­rieur revêche ? Il convient de faire le départ entre la forme et le fond. Il fallait abandonner cette[22] apparence des qualifications; l’instruction devait aboutir à une contradiction totale avec elle-même. En effet, tout ce qui doit trahir la tendance ne reçoit, au contraire, sa quali­fication que de la tendance, et doit, à plus forte raison, être reconnu grâce à la tendance. La véhémence du patriote est une ardeur sacrée, sa passion est la sensibilité de l’amant, sa présomption un dévouement généreux, trop immense pour être modéré.

Toutes les normes objectives ont disparu, pour ne laisser qu’un rapport personnel et le tact du censeur peut être appelé une garantie. Qu’est-ce donc que le censeur peut blesser ? Le tact. Or, le manque de tact n’est pas un crime. Du côté de l’écrivain, qu’est-ce qui est menacé ? L’existence. Quel État a jamais fait dépendre l’existence de classes entières du tact de tel ou tel fonctionnaire ?

Répétons-le : toutes les normes objectives ont disparu; du côté de l’écrivain, la tendance est l’ultime fond qui soit exigé et prescrit, l’opinion sans forme en tant qu’objet; la tendance comme sujet, comme opinion au sujet de l’opinion, c’est le tact, et c’est le seul attribut du cen­seur.

Mais si l’arbitraire du censeur — car le droit de l’opi­nion seule est le droit de l’arbitraire — est une consé­quence qui était dissimulée sous le voile de critères objectifs, en revanche, l’instruction affirme tout à fait ouvertement l’arbitraire du présidium supérieur; celui-ci bénéficie d’une confiance sans réserve, et cette confiance accordée au Premier Président est l’ultime garantie de la presse. Ainsi, dans l’imagination présomptueuse de l’État poli­cier, la censure repose dans son essence sur ses fonctionnaires. On n’accorde pas la moindre confiance à l’intel­ligence et à la bonne volonté du public; mais tout doit être possible au fonctionnaire, même l’impossible.

Ce vice fondamental frappe toutes nos institutions. Ainsi, dans la procédure pénale, par exemple, juge, accusateur et défenseur sont réunis en une seule per­sonne. Ce cumul est contraire à toutes les lois de la psychologie. Mais le fonctionnaire est au-dessus des lois psychologiques, tout comme le public est au-dessous du fonctionnaire. On peut à la rigueur innocenter un principe d’État défectueux; ce qui est impardonnable, c’est que ce principe ne soit pas assez honnête pour être conséquent avec lui-même. La responsabilité des fonction­naires devrait être incomparablement supérieure à celle du public, tout autant que les fonctionnaires sont au-dessus du public; or, c’est précisément là où seule la conséquence pourrait justifier le principe et le rendre légitime dans sa propre sphère, qu’on l’abandonne, et c’est là précisément qu’on applique le principe contraire.

Le censeur est, lui aussi, accusateur, défenseur et juge en une seule personne; le censeur se voit confier l’administration de V esprit; le censeur est irresponsable.

La censure pourrait revêtir un caractère provisoire­ment loyal à condition d’être subordonnée aux tribunaux ordinaires, chose évidemment impossible tant qu’il n’existe pas de législation objective sur la censure. Mais le pire des remèdes est de rendre à son tour la censure justiciable de la censure, d’un Premier Président ou d’un Conseil supérieur de la censure, par exemple.

Tout ce qui vaut pour les rapports de la presse et de la censure vaut également pour les rapports de la censure et de la censure supérieure et pour les rapports de l’écri­vain et du censeur supérieur, bien qu’on ait introduit un chaînon intermédiaire. Ce sont les mêmes relations, mais à un échelon plus élevé, c’est l’erreur remarquable de conserver la chose et de vouloir en changer la nature en changeant les personnes. Si Y État coercitif voulait être loyal, il s’abolirait. Chaque point nécessiterait la même pression et la même contre-pression. La censure supé­rieure devrait être censurée à son tour. Pour échapper à ce cercle infernal, on se décide à être déloyal, l’illé­galité pouvant commencer à la troisième ou à la quatre- vingt-dix-neuvième couche sociale. Comme l’État des fonctionnaires ne ressent qu’obscurément la conscience de ces faits, il s’efforce tout au moins de placer assez haut la sphère de l’illégalité pour la dérober aux regards, et il croit alors qu’elle a disparu[23].

La vraie cure radicale que réclame la censure, c’est sa suppression, car l’institution est mauvaise, et les insti­tutions sont plus puissantes que les hommes. Pourtant, que notre opinion soit vraie ou non, les écrivains prus­siens gagnent en tout cas grâce à la nouvelle instruction, ou bien en liberté réelle, ou bien en liberté idéelle, en conscience.

Rara temporum felicitas, ubi quae velis sentire et quae sentias dicere licet.[24]

  1. Virgile, L’Énéide, II, 49. Promulguée le 24 décembre 1841 sur décision du roi Frédéric-Guillaume IV, l’ordonnance sur la censure parut le 27 décembre 1841 dans le journal d’information du gouvernement; elle ne fut diffusée par la presse prussienne qu’en janvier 1842.
  2. C’est Marx qui souligne. Le décret fut adopté par la Diète germanique le 20 septembre 1819 (Collection des Conflitutions…, 1821, p. 206 sq. et 137 sq.). Les mesures décrétées à la suite des décisions arrêtées à Karlsbad par les ministres des puissances de la Sainte Alliance sur proposition de Metternich reprennent, pour l’es­sentiel, les dispositions d’une loi du 17 décembre 1789 qui soumet­tait presque tous les écrits à la censure. Dans un article publié par la Rheinische Zeitung du 14 juillet 1842 (« Critique des lois prussiennes sur la presse »), F. Engels commente certains termes de ce texte législatif. Sur le décret de 1789, voir H. Brunschwig, 1947, p. 201.
  3. Cf. Collection…, 1821, p. 206.
  4. Spinoza, Éthique, II, proposition LXIII, scolie : Sane sicut lux se ipsam et tenebras manifestai, sic veritas norma et falsi est (« Tout comme la lumière fait paraître elle-même et les ténèbres, la vérité est sa propre norme et la norme du faux »).
  5. « La qualité des connaissances, la singularité des faits, la nouveauté même des découvertes ne sont pas de sûrs garants de l’immortalité… Ces choses sont hors de l’homme même, le Style est l’homme même » (Buffon, Discours sur le Style, 25 août 1753).
  6. Nur die Lumpe sind bescheiden, Brave freuen sicb der Tat (« Seuls les gueux sont modestes, les vaillants sont fiers d’agir »). Goethe, Rechenschaft, 1810.
  7. « Ce caractère enfantin que le génie imprime à ses œuvres, il le fait voir aussi dans sa vie privée et dans ses mœurs… Il est modeste et même timide, parce que le génie reste toujours un secret pour lui-même; il n’est point inquiet, parce qu’il ne connaît pas les dan­gers du chemin où il marche » (Schiller, À propos de la poésie naïve et sentimentale, dans Œuvres, trad. 1862, p. 352).
  8. Laurence Sterne, La Vie et les Opinions de Tristram Shandy, *759. vol* I, chap. xi.
  9. Voltaire, L’Enfant prodigue, Préface, 1738
  10. Le Congrès de Vienne (1815) avait dissous la Confédération du Rhin créée par Napoléon Ier; l’Allemagne devint la Confédéra­tion germanique ( Deutscher Bund) formée de trente-quatre États souverains. La Bundesakte, loi fondamentale adoptée le 8 juin 1815, prévoyait dans l’article 18 une réglementation de la « liberté de la presse », auquel se réfère l’article II du décret de 1819 renouvelé le 19 août 1824, le 10 novembre 1831, le 10 mai et le 28 juin 1832, par suite de l’activité des agitateurs « démagogiques » et des « abus » de la presse politique. Voir K. Koszyk, Histoire de la presse allemande…, 1966, p. 57 sq.
  11. Pour le rationalisme théologique, la source de la religion est la raison humaine. Développé en Allemagne dans le cadre du protes­tantisme, il s’attachait à une pure foi rationnelle autour des idées de Dieu, de liberté et d’immortalité. Son évolution s’achevait avec l’écrit de Kant, La Religion dans les limites de la seule raison. En philosophie, le rationalisme pose un monde concevable selon les principes mêmes de la pensée, voire de la science. Vernunftreligion, littéralement « religion de la raison », fait penser à l’idée de « reli­gion naturelle » telle que l’entendait, par exemple, Voltaire.
  12. Écrites pendant les premières semaines de 1842, ces lignes reflètent les préoccupations littéraires de Marx, qui devait collabo­rer au pamphlet athée de Bruno Bauer, La Trompette du jugement dernier… Voir les lettres de celui-ci à A. Ruge et à Marx, décembre 1841 et janvier 1842; Marx à Ruge, 5 mars 1842. Voir l’Introduction, p. lxxx sq.
  13. Allusion au conflit qui avait mis aux prises, en 1837, le gou­vernement prussien et l’église catholique; l’archevêque de Cologne avait été arrêté pour avoir refusé de se soumettre aux exigences du roi, hostile aux décisions du pape concernant la confession reli­gieuse des enfants nés d’un mariage mixte. Les pourparlers entre les diplomates prussiens et le pape aboutirent en 1842 à la capitula­tion du gouvernement prussien. Voir vicomte de Beaumont-Vassy, Histoire des États européens…, 1844, P- 287-309.
  14. Selon Kant, le principe de toute éthique est l’autonomie de la volonté : seule est moralement bonne la moralité obéissant à ses propres lois. Toute action au service de fins étrangères — du bonheur individuel ou du bien-être général — dégrade la vie morale au rang de moyen, la dépouille de sa dignité humaine, incompatible avec l’hétéronomie de la volonté. Cf. I. Kant, Fonde­ments de la métaphysique des mœurs (1785), 1904, p. 85 sq.
  15. En 1698, la révolte des streltsy — armée permanente d’anciens arquebusiers cantonnés dans les faubourgs de Moscou — obligea Pierre le Grand à interrompre son séjour à l’étranger et à rejoindre la capitale. « … recevant les boïards venus le saluer, il saisit des ciseaux, coupe les barbes, raccourcit les longues houppelandes et leur ordonne de porter dorénavant l’habit allemand » (G. Welter, 1963, p. 178). Montesquieu relate le fait dans De l’Esprit des lois, liv. XI, chap. 11.
  16. Cet « État moral » n’est certainement pas celui auquel Hegel accorde, en usant de subtilités dialectiques, le droit de maîtriser l’opinion publique et son moyen d’expression, la presse, à l’aide des « lois policières » et autres ordonnances juridiques. Cf. Hegel, 1821, § 319. Sur la « sagesse de censeur » dont Hegel fait preuve dans sa conception de la liberté de la presse, cf. R. Haym, 1857, p. 384. — Nous traduisons staatswidrig, ici et ailleurs, par « antiso­cial ».
  17. Cf. Wieland, L.e Nouvel Amadis, II, ch. XVII.
  18. « La mission d’un grand vizir était de courte durée et se ter­minait ordinairement par l’exil et parfois le lacet, supplice habituel­lement réservé à ces hauts dignitaires » (colonel Lamouche, 1953, p. 174).
  19. Cervantès, Don Quichotte, IV, chap. xlvii : « Où l’on continue de raconter comment Sancho se conduisait dans son gouverne­ment. » Nous avons tenu compte des corrections apportées par Marx sur l’exemplaire du journal préparé pour le recueil de 1851.
  20. Matthieu, v, 15.
  21. Dans les Gesammelte Aufsätze de 1851, le mot Unternehmers est remplacé par Internements « entreprise d’édition ».
  22. Dans la réédition de 1851 (voir la note précédente), on lit : Jener au lieu de Jeder, variante que nous adoptons.
  23. Le thème du beamtenstaat, de l’État bureaucratique, sera repris par Marx dans l’analyse fouillée de la philosophie politique de Hegel qu’il entreprendra après la suppression de la Rheinische Zeitung. Il s’y préparait déjà pendant qu’il rédigeait l’article primitive­ment destiné aux Deutsche Jahrbücher; c’est ce que semble indiquer sa lettre à Ruge du j mars 1842. Voir A. Cornu, I, 1955, p. 282 sq. Un an plus tôt, l’abolition de la censure et la promulgation d’une loi sanctionnant les délits de presse avaient été demandées par J. Jacoby dans une brochure (« Réponse à quelques questions par un prussien oriental ») qui servira de modèle au mouvement de pétitions qui a précédé les débats officiels de juillet au Landtag.
  24. « O temps heureux, où l’on peut penser ce qu’on veut, et dire ce que l’on pense » (Tacite, Histoires, I, chap. 1).