Notes sur la Guerre (mars-avril 1940)

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En ce moment, les livres à la mode dans le domaine militaire sont ceux qui disent que la défensive est la pire des erreurs. Nous avons sur le front Ouest le spectacle significatif de toutes les puissances militaires en train de se défendre contre un ennemi inexistant.

Sur mer, l’Allemagne est en train de mener une guérilla du faible contre le fort. Sur terre, de façon générale, il n’y a pas de guerre. Tout se passe comme si les masses innombrables, armées jusqu’aux dents, étaient intimidées et subjuguées par leur propre technique et les fortifications qu’elles ont construites. Cela pourrait au premier coup d’œil paraître la réalisation de la vieille prophétie pacifiste selon laquelle le développement des armes a atteint un niveau tel que cela rend la guerre impossible. Mais c’est là une fiction optimiste.

Mussolini n’a pas de stratégie politique internationale. Il vit au jour le jour. Des plans d’ensemble dépassent ses capacités. D’où les constants zigzags de son orientation et de sa propagande. Au tout début, il a essayé de repousser les avances de Hitler, mais à la fin il a cédé et commencé à suivre la direction de Hitler. Au début de la guerre soviéto-finnoise, Mussolini a fortement souligné son indépendance vis-à-vis de l’Allemagne en attaquant l’Union soviétique et en aidant spectaculairement la Finlande. Maintenant Mussolini se tourne de nouveau vers l’Union soviétique.

Staline non plus n’a pas de stratégie politique internationale. Il veut d’abord et avant tout se tenir en dehors de la guerre. C’est ce qui détermine ses manœuvres.

Les deux démocraties belligérantes essaient de se défendre. C’est à cela que tient leur politique mondiale. Tout le reste est discours et vague et creux, que personne ne croit.

Seul Hitler a un plan politique global. Ce plan conduira à la catastrophe non seulement le régime national-socialiste mais aussi le capitalisme allemand. Mais sur la route de la catastrophe, l’unité de la stratégie donne une force exceptionnelle à toute la politique de l’Allemagne. L’unique chef de gouvernement qui sait ce qu’il veut, c’est Hitler.

Toute la politique de Hitler est subordonnée à la lutte pour le Lebensraum, Cette exigence lui est dictée par le puissant développement de l’industrie allemande pour laquelle les frontières de l’État national sont devenues un insupportable carcan. Bien des journalistes excellent à prendre Hitler en contradiction avec lui-même quand des affirmations de son livre Mein Kampf diffèrent de ses discours d’actualité. Ces contradictions sont indéniables et nombreuses. Mais en définitive, elles sont tout de même superficielles.

Il est absolument évident, même pour Hitler, qu’il a surestimé la puissance militaire de la France et sous-estimé la capacité de résistance de l’Union soviétique. Cette analyse remonte à plus de dix ans. Il faut maintenant réévaluer bien des quantités. L’hégémonie de la France en Europe a été détruite, sans guerre. Hitler ne s’y attendait pas. La situation objective et le rapport des forces se sont révélés de façon importante plus favorables à ses plans qu’il ne l’avait calculé.

En ce qui concerne l’Union soviétique, les choses ont tourné différemment de ce que Hitler avait imaginé en 1926. La force révolutionnaire de Moscou n’a pas seulement reculé, elle a été complètement éliminée dans le récent passé. Hitler, mieux que personne, est à même d’apprécier la signification des procès où les dirigeants du bolchevisme et de la guerre civile, ses ennemis mortels, ont été décrits comme ses agents stipendiés. La légende de la domination de la république soviétique par les Juifs a été ébranlée par la croissance de l’antisémitisme dans la caste dirigeante et le fait qu’on a enlevé tous les Juifs des postes responsables (dans son livre, Hitler appelait le bolchevisme la progéniture de l’Enfer et définissait ainsi sa signification historique : « Il nous faut voir dans le bolchevisme russe une tentative des Juifs au XXe siècle pour prendre le pouvoir dans le monde »).

Finalement, au sens technique, l’Union soviétique a remporté d’importants succès. De nombreuses usines fabriquent maintenant des véhicules à moteur ; l’armement des militaires a atteint des sommets significatifs ; l’aviation a progressé ; et l’industrie de guerre est devenue une force considérable.

Il est possible que Hitler ait décidé de tourner dans la direction de Moscou, c’est-à-dire de changer radicalement de stratégie, d’abandonner la colonisation à l’Est et de tourner son attention vers les colonies. Il n’était pas facile d’opérer un tournant. Il a fallu un long intervalle de silence. Il est possible que ce soit cet intervalle par lequel le gouvernement nazi est en train de passer aujourd’hui. Dans tous ses discours et articles de journaux', il n’y a pratiquement pas de mention du Kremlin. Hitler n’a fait aucune mention de l’Est ou du gouvernement soviétique dans son discours programmatique du 28 avril dernier. On pourrait interpréter ce fait comme la préparation d’un changement radical de toute la politique allemande.

Dans un discours au Reichstag le 6 octobre, Hitler hurlait comme un furieux que « l’affirmation que l’Allemagne a préparé des plans d’expansion en Ukraine et en Roumanie, etc., est une fabrication ».

Pour Staline, l’alliance ou, plus précisément, le pacte avec l’Allemagne était nécessaire pour sauvegarder sa position de neutralité. Tout ce que Staline a donné à Hitler et tout ce qu’il peut lui offrir, c’est d’avoir les mains libres dans sa politique extérieure à l’Ouest et au Sud, c’est-à-dire dans la direction des colonies. Les protocoles de Moscou du 29 septembre visent à aider Hitler à obtenir la capitulation de la France et de l’Angleterre mais ne lient nullement les mains de Staline par une promesse d’aider Hitler militairement. Et ce n’est pas par hasard. Pour Hitler, cela ne suffit pas. Se lancer dans une guerre contre l’Angleterre et la France — et les États-Unis à la première occasion — avec l’Italie comme unique allié serait par trop léger. En Méditerranée, l’Italie pourrait être très vite mise hors du jeu. L’Allemagne resterait seule. Derrière elle, il y aurait une Russie neutre. Dans quelle mesure cette neutralité pourrait être tenue pour acquise ? Hitler ne peut pas poursuivre maintenant une telle combinaison, espérant obtenir plus, ultérieurement, quand il y aura sur Moscou une pression des événements. Cet état de choses transitoire explique la politique de Moscou à l’égard de Berlin, une politique qui consiste à flirter, à attendre son heure, à gagner du temps — et la politique de Berlin qu’on peut caractériser comme un intervalle de silence.

Peut-être Hitler n’a-t-il pas du tout abandonné son idée de marcher à l’Est et ne garde le silence maintenant que pour ne pas jeter l’Union soviétique dans les bras de l’Angleterre. Cette hypothèse serait plus crédible et convaincante si [la campagne de Hitler contre les Britanniques] n’avait pas pris un caractère aussi acharné et aussi provocateur. La question des colonies a été mise au premier plan. Les communications maritimes ont été coupées et Hitler a laissé clairement comprendre qu’il voulait éprouver ses forces sur mer contre l’Angleterre ; car ce qu’il a besoin de savoir, c’est que son front intérieur est sûr. En critiquant la politique extérieure allemande avant la guerre, Hitler a répété avec insistance que son échec avait été d’être incapable de trouver les alliés nécessaires. L’Allemagne a été battue parce qu’elle les a laissés à ses ennemis. Elle aurait dû trouver un langage commun avec la Grande-Bretagne ou au moins s’appuyer sur la Russie. Elle n’a fait ni l’un ni l’autre et ce fut là la pire des défaites. On ne peut supposer que Hitler a oublié toutes ces leçons et qu’il veut maintenant s’allier à Staline et défier le monde entier.

La campagne contre la Grande-Bretagne se mène aujourd’hui dans la presse allemande pratiquement sur le ton qui a toujours été utilisé dans le cours d’une guerre et pas avant. Au centre de cette campagne se trouve ce qu’on pourrait appeler l’histoire du pillage colonial britannique. Dans Arbeitertum, l’organe officiel du Front du Travail, on trouve une série d’articles qui dépeignent les cruautés des Anglais dans le cours de la colonisation des différentes parties du monde. On souligne le contraste entre le caractère princier des bâtiments officiels et la pauvreté des masses indiennes, on montre des photos de la pauvreté indienne, etc. En un mot, la race inférieure des Indiens n’a pas de meilleurs amis et les aristocrates anglo-saxons pas de critiques plus sévères que les nationaux-socialistes allemands.

Le gouvernement britannique a été si surpris par la propagande de l’Allemagne contre la Grande-Bretagne et contre les efforts de la Grande-Bretagne pour encercler et étrangler l’Allemagne, qu’il a pleinement révélé sa propre naïveté — il attendait la gratitude de Hitler pour les services qu’il lui avait rendus.

Hitler, dans son discours au Reichstag du 28 avril a assuré que sa lutte, son désir permanent d’amitié et de collaboration entre l’Allemagne et l’Angleterre étaient dictés par ses sentiments personnels. « Dans toute mon activité politique, je n’ai jamais cessé de défendre la nécessité d’une amitié étroite et d’une collaboration entre l’Allemagne et l’Angleterre. »

En Pologne, Hitler condamne simplement des millions d’êtres humains à l’annihilation physique afin de faire place nette pour les colonies aryennes... préparant ainsi une base élargie pour frapper à l’Est.

Dans l’alliance germano-italienne, l’Italie représente le côté incommensurablement le plus faible du fait de sa situation géographique comme du niveau de son développement économique. L’Italie va recevoir les coups les plus rudes et même dans le cas de succès, ne recevra que des miettes. En Espagne, le rôle de l’Italie a été beaucoup plus important que celui de l’Allemagne; mais maintenant, dans la répartition des bénéfices économiques qui en découlent, l’Allemagne laisse l’Italie loin derrière elle.

C’est pour cette raison que l’Espagne résiste de toutes ses forces et ne veut pas rejoindre l’Axe, car son rôle, si elle le faisait, serait de tirer les marrons du feu pour ses puissants alliés.

Bien sûr, l'U.R.S.S. peut venir à bout de la Finlande, mais le coup porté au prestige du Kremlin sous les yeux du monde sera dans une certaine mesure traduit à l’intérieur du pays.

Le sort de ce même pays, la Finlande, démontre qu’il n’est pas aujourd’hui si facile d’unifier l’Europe sous la poigne nazie. En outre, dans cette voie, l’Allemagne va dès ses premiers pas se heurter à une opposition irréconciliable des États-Unis. Une victoire de l’Allemagne et l’unification de l’Europe par elle ne signifieraient qu’un pas vers une lutte ouverte pour la domination du monde, y compris l’Amérique latine, avec le soutien des nazis à l’intérieur des États-Unis.

Dans quel pays peut-on attendre une révolution d’abord ? De toute évidence, dans ceux où une base économique plus faible sera détruite par la guerre avant qu’elle le soit dans les autres pays. C’était le cas de la Russie tsariste pendant la dernière guerre, et l’Autriche-Hongrie suivit après elle. Puis vint le tour de l’Allemagne : malgré sa productivité du travail élevée, son manque de matières premières sapa sa base économique déjà percée de nombreuses lacunes.

Sumner Welles s’en va en Europe le 17 février pour avoir des entretiens sur un monde à venir qui reposerait sur « une base ferme et stable ». C’est plus facile à dire qu’à faire.

Le sénateur républicain Johnson de Californie pense même qu’il n’y a pas de raison d’envoyer Sumner Welles en Europe. « Occupons-nous de nos affaires. » Malheureusement, M. Johnson n’indique pas où a été tracée la limite de ce qu’il appelle « nos affaires ». Les frontières de « nos affaires » incluent le même espace que Hitler appelle le Lebensraum des nazis. Les guerres se produisent parce que des nations différentes veulent tracer de façon différente les frontières de leur propre espace vital.

Le 16 février, le président du comité Républicain aux États-Unis, John Hamilton, disait :

« Aujourd’hui, il y a dans nos rues 9 millions de chômeurs. Dix autres millions dépendent du gouvernement pour leur nourriture et leur toit, enchaînés à un travail par le choix de l’accepter ou de mourir de faim. Et pourquoi ? Parce que les grands esprits du New Deal ont dit que notre système de libre entreprise américaine avait atteint le bout de sa route, que la loi de l’offre et de la demande avait été abrogée, que notre unique voie de salut était de singer les systèmes européens d’économie planifiée et d’abandonner la voie américaine qui nous a menée aux sommets que nous avons atteints dans un trajet de 150 ans... »

Le même Hamilton disait le 16 février :

« Quel pathétique spectacle que de voir tous ceux qui sont aux postes de direction prêcher la nécessité de sauver la démocratie partout sauf aux États-Unis ! »

Il est impossible d’avoir impunément l’industrie la plus puissante, plus des deux tiers de la réserve d’or mondiale et dix millions de chômeurs.

Des Américains d’origines politiques diverses viennent me rendre visite dans ma retraite. Je suis de près la presse des États-Unis. Mon impression générale est que la classe dirigeante de la grande république nord-américaine est désorientée. On peut autant qu’on veut jeter la pierre sur les étrangers. Mais cela ne suffit pas. Ce qu’il faut, c’est un programme pour sortir l’humanité de l’impasse où elle se trouve, d’autant plus qu’il s’agit d’une impasse qui se termine sur un gouffre. Il faut un programme. Je prétends que ni la classe dirigeante d’Europe ni celle d’Amérique n’a un semblable programme. Et c’est dans ce seul fait que réside la force des extrêmes. On peut, comme Hoover, identifier le bolchevisme et la peste. Mais les mots vigoureux ne suffisent pas à résoudre les grands problèmes historiques.

Un régime totalitaire ne signifie pas du tout que le peuple entier est soudain devenu fou. Il veut dire que la meilleure partie a été supprimée ou intimidée, mais n’a pas cessé de penser. Du côté opposé, une partie de la population a intérêt à maintenir le régime totalitaire. Entre ces deux extrêmes se trouve la masse désorientée du peuple, qui attend des développements nouveaux pour rejoindre l’un ou l’autre camp.

Bien entendu, l’Union soviétique sous sa forme actuelle n’est nullement une indication de la route que les peuples du monde doivent prendre à l’avenir. Cependant l’expérience de tous les autres pays, celle des pays les plus civilisés au moins depuis la guerre et la paix de Versailles, montrent clairement la voie à ne pas prendre.

Les actuelles convulsions du monde sont la confirmation tragique du pronostic de Marx et en même temps un signe infaillible que le dénouement approche. Après de terribles expériences historiques, l’humanité sortira sur une route nouvelle dont tous les développements antérieurs ont jeté les bases. Les XVIIe et XVIIIe siècles ont ouvert la voie à la raison dans les domaines technique et en partie dans celui du gouvernement. Mais la révolution bourgeoise s’est montrée incapable d’introduire la raison dans le domaine des rapports économiques. Dans ce domaine, la maîtrise absolue des forces aveugles du marché a continué. Pour délivrer l’humanité du chaos et de la folie, il faut que le règne de la raison ne soit pas restreint à la science et à la technique, mais soit solidement établi dans celui des rapports économiques. La société sera construite sur un modèle rationnel, comme les machines aujourd’hui. Les barrières d’État seront abattues. Les ressources naturelles commenceront à être exploitées conformément aux intérêts de l’humanité tout entière, comme fédération socialiste des peuples.