Ni guerre, ni paix ! Discours au CC exécutif des Soviets

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Discours du Commissaire du Peuple aux Affaires Etrangères

Ni guerre, ni paix ! Discours au CC exécutif des Soviets, 14.02.1918

" Citoyens, le Gouvernement des Soviets russes n'a pas aujourd'hui seulement à reconstruire, mais il doit encore liquider les vieux comptes et, dans une certaine mesure, – qui est même très importante, – à payer les vieilles dettes : en premier lieu, les comptes de cette guerre, qui a duré trois ans et demi.>

" La guerre a été la pierre de touche de la puissance économique des pays belligérants. Le destin de la Russie, étant le pays le plus pauvre et le plus arriéré de tous, était, dans une guerre d'une aussi longue durée, marqué d'avance. Vu le rôle capital du matériel de guerre, le facteur décisif de la lutte était, en dernière analyse, la capacité qu'avait chaque pays d'adapter son industrie aux exigences de la guerre, de la transformer le plus rapidement possible et de remplacer toujours plus vite les instruments de destruction, dont, au milieu de ce carnage des peuples. il se faisait une consommation toujours plus intense.

" Chaque pays, ou presque, et même le plus arriéré, pouvait, au début de la guerre, disposer des instruments de destruction les plus puissants, c'est-à-dire il pouvait les faire venir de l'étranger. C'était là le cas de tous les pays arriérés, et aussi celui de la Russie. Mais la guerre use vite son capital mort et exige sans cesse de nouvelles fabrications. La capacité militaire de chaque pays entraîné dans le tourbillon du massacre universel pouvait en réalité se mesurer à la capacité qu'il avait de fabriquer lui-même, pendant la guerre, d'une façon toujours renouvelée, des canons, des munitions et tout l'outillage analogue de destruction.

" Si la guerre avait résolu le problème de la proportion des forces dans un temps relativement court, la Russie aurait pu, théoriquement, conserver derrière les tranchées une position équivalant à la victoire. Mais la guerre a traîné trop longtemps. Et cela n'est pas dû au hasard. Le seul fait que toute la politique internationale des cinquante dernières années tendait à la création de ce qu'on appelait l' " équilibre européen ", c'est-à-dire à la constitution d'une balance à peu près égale entre les forces ennemies, ce seul fait, – si l'on considère la puissance et la richesse des nations modernes soumises au régime bourgeois, – devait donner à la guerre un caractère de longue durée. Et cela signifiait, d'autre part, l'épuisement prématuré des pays les plus faibles et les moins développés du point de vue économique.

" Au point de vue militaire, le plus fort, c'était l'Allemagne, grâce à la puissance de son industrie et grâce à l'organisation moderne, neuve et rationnelle de cette industrie, en dépit d'un régime politique depuis longtemps suranné. Il apparut que la France, avec son organisation économique en grande partie mesquinement bourgeoise, était restée bien en arrière de l'Allemagne, et même un empire colonial aussi puissant que l'Angleterre se trouva être, par suite du caractère plus conservateur et plus routinier de son industrie, inférieur à l'Allemagne.

" Lorsque la Révolution russe fut amenée par les événements à envisager la question des négociations de paix, nous n'avions aucun doute qu'il nous faudrait, dans ces négociations, solder l'addition de cette guerre de trois ans et demi, à moins que la force du prolétariat révolutionnaire international ne vienne d'un magistral coup de canif lacérer le contrat. Nous savions bien aussi que nous avions dans l'impérialisme allemand un adversaire qui était rempli – jusqu'au bout des griffes – de la conscience de sa force colossale, cette force qui s'est manifestée si nettement au cours de la guerre actuelle.

" Tous Ies arguments de la clique bourgeoise prétendant que nous aurions été infiniment plus forts si nous avions conduit ces négociations de concert avec nos alliés sont au fond illogiques. Pour pouvoir, dans un avenir indéterminé, négocier de concert avec nos alliés, il aurait fallu d'abord continuer la guerre de concert avec ces alliés ; mais, le pays étant épuisé et affaibli, c'est précisément la continuation de la guerre, et non la fin de celle-ci, qui devait encore plus affaiblir et épuiser le pays. Ainsi, nous aurions dû, plus tard, acquitter les frais de la guerre dans des conditions qui auraient été pour nous encore plus défavorables.

" Si même il était arrivé que le camp dans lequel la Russie avait été poussée par les combinaisons internationales du tzarisme et de la bourgeoisie, ce camp, à la tête duquel est la Grande-Bretagne, si même il était arrivé que ce camp sortît victorieux de la guerre, – admettons pour un instant cette issue peu probable – cela n'aurait nullement signifié, citoyens, que notre pays, lui, ait été victorieux. Car, en continuant la guerre, la Russie devait se trouver, même au sein du camp victorieux de l'Entente, encore plus épuisée et plus ravagée qu'elle ne l'est aujourd'hui.

" Les chefs de ce camp, c'est-à-dire l'Angleterre et l'Amérique, auraient employé, à l'égard de notre pays, exactement les mêmes méthodes que I'Allemagne a pratiquées pendant les négociations de paix. Etant donné ce qu'est la politique des pays impérialistes, ce serait une puérilité stupide et sotte que de se laisser diriger par des considérations autres que celles intérêts positifs et de la force brutale.

" Si donc notre pays est maintenant affaibli, à la face de l'impérialisme de l'univers, nous ne sommes pas affaiblis, parce que nous sommes sortis du cercle de feu de la guerre, ni parce que nous nous sommes libérés des liens des obligations militaires internationales ; non, nous sommes affaiblis par suite de la politique du tzarisme et des classes bourgeoises, cette politique contre laquelle nous avons combattu, comme parti révolutionnaire, aussi bien avant la guerre que pendant la guerre elle-même.

" Rappelez-vous, citoyens, dans quelles circonstances notre délégation s'était rendue la dernière fois à Brest-Litowsk, en sortant directement de l'une des séances du Troisième Congrès des Soviet de toutes les Russies. Alors nous vous rendîmes compte de l'état des négociations et des exigences de nos ennemis.

" Ces exigences, vous vous en souvenez, exprimaient le désir masqué, ou plus exacternent, à demi masqué, de réaliser des annexions : annexion de la Lithuanie, de la Courlande, d'une partie de la Livonie, les îles Moonsund et une contribution de guerre à demi dissimulée, que nous estimions alors à six ou huit et même jusqu'à dix milliards de roubles.

Au cours de la suspension des négociations, qui a duré à peu près dix jours, il s'est produit. en Autriche-Hongrie une fermentation considérable et les grèves ouvrières ont éclaté. Ces grèves ont été le premier résultat de la méthode employée par nous dans la conduite des négociations, le premier résultat atteint par nous auprès du prolé tariat. des Puissances Centrales, en présence des prétentions annexionnistes du militarisme allemand.

" Combien piteuses sont, à côté de cela, les affirmations de la presse bourgeoise disant qu'il nous avait fallu deux mois de conversation avec von Kühlmann pour savoir que l'impérialisme allemand nous imposerait des conditions rapaces ! Non, cela, nous le savions dès la première heure. Mais, dans cette " conversation " avec les représentants de l'impérialisme allemand, nous avons essayé de trouver un moyen d'accroître la force de ceux qui luttent contre l'impérialisme allemand. Nous ne pro-mettions pas des miracles, mais nous prétendions que notre méthode était la seule qui restât à la démocratie révolutionnaire, pour lui assurer la possibilité d'un plus vaste développement.

" On peut, naturellement, déplorer que le prolétariat de certains autres pays, et notamment celui des Puissances Centrales, marche trop lentement dans la voie de la lutte révolutionnaire franche et ouverte. Le rythme de son développement. doit être considéré comme trop lent ; toujours est-il qu'en Autriche-Hongrie il y a eu un mouvement qui s'est étendu à tout le pays et qui est un effet immédiat et direct des négociations de Brest-Litowsk.

" Lorsque je partis d'ici, nous disions que nous n'avions aucune raison de croire que Id vague gréviste balaierait le militarisme autrichien et allemand. Si nous l'avions cru, nous aurions, naturellement, donné très volontiers la promesse que certaines personnes attendaient de notre bouche – et qui était de ne conclure, en aucun cas, une paix séparée avec l'Allemagne. Alors, je disais déjà que nous ne pouvions pas faire une telle promesse – qui aurait équivalu à prendre l'engagement de vaincre le militarisme allemand. Car, le secret d'une pareille victoire, nous ne le possédons pas.

" Et, comme nous ne pouvions pas prendre sur nous de modifier à bref délai les proportions des forces internationales, nous déclarâmes franchement et loyalement qu'un gouvernement. révolutionnaire pouvait, dans certains cas, se voir contraint d'accepter une paix annexionniste. Le déclin de ce gouvernement devait commencer là où il aurait essayé de dissimuler à son propre peuple le véritable caractère de cette paix de brigandage, mais non pas là où, après le combat., il était forcé d'accepter une pareille paix.

" En même temps, nous faisions remarquer que nous nous rendions à Brest-Litowsk pour poursuivre les négociations de paix, dans des conditions qui manifestement s'amélioraient pour nous, alors qu'elles empiraient pour nos ennemis. Nous suivions de près le mouvement qui se produisait en Autriche-Hongrie et, il y avait beaucoup de raisons de croire – comme c'était, du reste, l'opinion des députés social-démocrates au Reichstag allemand – que l'Allemagne se trouvait, elle aussi, à la veille de pareils événements.

" C'est avec de telles espérances que nous partîmes. Et, dès les premiers jours de notre séjour à Brest-Litowsk, la télégraphie sans fil nous apportait de Wilna les premières nouvelles relatives au déclenchement à Berlin d'un formidable mouvement gréviste qui, comme en Autriche-Hongrie, se rattachait directement. et immédiatement à la marche des négociations de Brest-Litowsk.

" Mais, comme l'implique souvent la dialectique de la lutte des classes, les formidables dimensions de ce mouvement prolétarien -- tel que l'Allemagne n'en avait encore jamais vu de pareil – devaient précisément avoir pour effet de rendre plus étroite l'union des classes possédantes et de les animer d'un esprit d'intransigeance encore plus grand. Les classes dirigeantes en Allemagne sont douées d'un instinct de conservation assez solide pour se rendre compte que, dans la situation où elles se trouvaient – pressées comme elles l'étaient par les masses populaires – toute concession, même la moindre, serait une capitulation devant le spectre de la Révolution.

" Et c'est pour cette raison que von Kûhlmann – passé la première période de désarroi dans laquelle il retardait intentionnellement les négociations, ne fixait aucune séance ou les gaspillait en questions secondaires et de pure forme – dès que la grève fut liquidée et qu'il put se convaincre que, pour l'instant, aucun danger ne menaçait plus la vie de ses maîtres, reprit son ton de hautaine assurance et redoubla d'agressivité.

" Nos pourparlers se compliquèrent du fait de la participation de la Rada de Kiew. Nous l'avions déjà annoncé la fois précédente. La délégation de la Rada de Kiew parut au moment où la Rada possédait en Ukraine une organisation assez forte et où l'issue du combat ne se laissait pas encore prévoir. C'est précisément alors que nous proposâmes officiellement à la Rada de conclure avec nous un traité, comme conditions préalables duquel nous demandions à la Rada de qualifier Kaledin et Kornilow de contre-révolutionnaires et de ne pas s'opposer à notre lutte contre eux.

" La délégation de la Rada de Kiew arriva à Brest Litowsk au moment précis où nous espérions conclure avec elle un accord aussi bien ici que là-bas. Là-bas aussi nous déclarâmes que, tant qu'elle serait reconnue par le peuple de l'Ukraine, nous consentirions à l'admettre aux gociations en qualité de partie contractante autonome.

Plus se développaient les événements en Russie et Ukraine, plus l'antagonisme devenait aigu entre les couches populaires de l'Ukraine et de la Rada, et plus la Rada montrait de propension à conclure avec les gouvernements des Puissances Centrales le premier traité de paix venu et, en cas de besoin, à faire intervenir le militarisme allemand dans les affaires intérieures de la République russe, pour protéger la Rada contre la Révolution russe.

" C'est le 9 février (date du calendrier moderne) que, comme nous l'apprîmes, les négociations de paix poursuivies à notre insu entre la Rada et. les Puissances Centrales devaient être signées. Le 9 février est l'anniversaire de la naissance du roi Léopold de Bavière et., selon l'usage des pays monarchiques, c'est pour ce jour de fête qu'avait été fixée – j'ignore si c'est, avec l'assentiment de la Rada de Kiew – la solennité de cet acte historique. Le général Hoffmann fit tirer le canon en l'honneur de Léopold de Bavière, après avoir demandé à la délégation de Kiew de procéder à ce salut d'honneur – car le traité de paix attribuait Brest-Litowsk à l'Ukraine.

" Mais les événements prirent une telle tournure que, au moment où le général Hoffmann demandait à la Rada de Kiew l'autorisation de faire tirer le canon, il ne restait plus à la Rada, en dehors de Brest-Litowsk, beaucoup de territoires. Conformément aux dépêches que nous venions de recevoir de Pétrograd nous fîmes connaître officiellement aux délégations des Puissances Centrales que la Rada de Kiew n'existait plus – circonstance qui n'était nullement indifférente pour la marche des négociations de paix.

" Nous proposâmes au comte Czernin d'envoyer en Ukraine des représentants, accompagnés de nos officiers, afin de pouvoir constater de visu si son co-contractant, la Rada de Kiew, existait ou non. Le comte Czernin eut l'air d'accepter celle proposition ; niais, quand nous lui demandâmes si cela signifiait aussi que le traité avec la délégation de Kiew ne serait pas signé avant le retour de ses mandataires, il fut pris de doute et s'offrit à poser la question à von Kuhlmann. Mais, après avoir posé la question, il nous fit parvenir une réponse négative.

C'était le 8 février, et le 9, il fallait que le traité fût signé ; il n'y avait pas d'ajournement possible. Non seulement à cause de l'anniversaire de la naissance du roi Léopold de Bavière, mais aussi pour une raison plus importante, que von Kühlmann avait certainement fait comprendre au comte Czernin : " Si maintenant nous envoyions nos représentants en Ukraine, ils pourraient, en fait, finir par se convaincre que la Rada n'existe plus. Et alors nous aurions devant nous pour tout potage une seule délégation panrusse, ce qui réduirait nos chances dans les négociations... "

" De la part de la délégation austro-hongroise, on nous disait : " Quittez le terrain des principes, posez la question sur une base plus pratique, et alors vous pourrez causer avec la délégation allemande... II n'est pas possible que les Allemands continuent la guerre simplement à cause des îles Moonsund, pourvu que vous présentiez cela d'une façon concrète...

" Nous répondîmes : " Soit, nous sommes tout disposés à mettre à l'épreuve la condescendance de vos collègues de la délégation allemande. Jusqu'à présent, nous avons discuté sur le droit de libre disposition des Lithuaniens, des Polonais, des Livoniens, des Lettons, des Estoniens et autres, et nous avons établi pour tous ces pays qu'il ne saurait être question de libre disposition. Maintenant nous allons voir quelle est votre opinion à l'égard de la libre disposition d'un autre peuple, à savoir le peuple russe, et quelles sont vos intentions et les plans de stratégie militaire que vous dissimulez derrière l'occupation par vous des îles Moonsund. Car ces îles ont une importance défensive, soit qu'elles fassent partie de la République autonome d'Estonie, soit qu'elles appartiennent à la République fédérative de Russie ; mais, aux mains de l'Allemagne, elles acquièrent une valeur offensive et menacent le centre véritable de la vie de notre pays et, tout particulièrement, Pétrograd.

" Mais le général Hoffmann, naturellement, ne fit pas la moindre concession. Arriva l'heure de la décision. La guerre, nous ne pouvions pas la déclarer ; nous étions trop faibles L'armée avait perdu sa cohésion intérieure. Pour sauver notre pays, pour l'empêcher de se désagréger complètement, nous devions d'abord rétablir la liaison intérieure entre les masses des travailleurs. Ce lien psychologique ne peut être créé que par la voie d'un travail productif s'opérant aux champs, à la fabrique et à l'atelier.

" Nous devions réinstaller Ies masses travailleuses, qui ont tant souffert des maux inouïs et des épreuves épouvantables de la guerre, dans leurs champs et dans leurs fabriques, où elles se retrouveront et se fortifieront, grâce au travail, et c'est par ce seul moyen que nous pourrons créer une discipline intérieure. C'est là la seule ressource pour ce pays, qui expie maintenant les fautes du tzarisme et de la bourgeoisie.

" Nous sommes contraints de mettre fin à la guerre, et nous retirons l'armée du champ de carnage. Mais en même temps nous nous écrions à la face du militarisme allemand :

" La paix que vous nous imposez est une paix de violence et de rapine. Nous ne voulons pas permettre que vous, messieurs les diplomates, vous puissiez dire aux ouvriers allemands : -- Vous prétendiez que nos exigences étaient des conquêtes et des annexions, mais voyez, nous vous apportons sous ces exigences l'aval de la Révolution russe ! – Oui, nous sommes faibles ; nous ne pouvons pas maintenant faire la guerre ; mais nous possédons assez d'énergie révolutionnaire, pour montrer que, selon notre libre arbitre, nous ne mettons pas notre signature au bas d'un traité que vous écrivez avec votre sabre sur le corps de peuples vivants.

" Et nous avons refusé de signer. Je crois, camarades, que nous avons fait ce qu'il fallait faire.

" Camarades, je ne prétendrai pas qu'une attaque de l'Allemagne contre nous est impossible, – une telle affirmation serait trop risquée, quand on se représente quelle est la force du parti impérialiste en Allemagne. Mais je crois que l'attitude que nous avons prise dans cette question a, dans une large mesure, accru pour le militarisme allemand la difficulté de l'attaque.

" Cependant, qu'arriverait-il si l'Allemagne venait à nous attaquer ? A cela nous ne pouvons faire qu'une réponse : si dans notre pays, qui est épuisé, et dans un état désespéré, si dans notre pays on peut stimuler encore le courage des éléments révolutionnaires et capables de vivre, si chez nous la lutte pour la défense de notre Révolution et du foyer de cette Révolution est encore possible, – ce n'est là que la résultante de la situation que nous venons de créer, et l'effet de la décision par laquelle nous nous sommes retirés du combat tout en refusant de signer le traité de paix. "