Ma première rencontre avec Lénine en 1920

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L’entrée du bureau du président du Conseil des Commissaires du peuple était gardée par une armée de secrétaires dirigées par une femme âgée. D’un tempérament effacé, d’une apparence banale et d’une tenue plutôt négligée, elle faisait preuve d’une autorité discrète et efficace. Un silence de plomb régnait dans la grande pièce occupée par le secrétariat personnel de Lénine, composée d’une douzaine de personnes. La cheffe aux cheveux gris s’y déplaçait silencieusement d’un bureau à l’autre lorsqu’elle voulait parler à l’un de ses subordonnés. Tous se parlaient en chuchotant le plus bas possible. Personne d’autre que la cheffe n’avait le privilège d’entrer dans le bureau de Lénine. Aucune personne ordinaire ne pouvait occuper une position de si grande confiance. Le calme et plutôt incolore Saint-Pierre du paradis bolchevique était un vieux membre du parti, une figure bien connue à Moscou et respectée de tous.

Le chemin vers le Secrétariat de Lénine passait par une antichambre bien aménagée qui était toujours vide. On n’y faisait jamais languir un visiteur. Lénine ne partageait pas le proverbial mépris russe pour le temps, un trait de caractère national dont les bolcheviks avaient hérité. La ponctualité semblait être mise à l’index comme un abominable préjugé petit-bourgeois. Le mépris du temps était d’autant plus grand que le dirigeant était éminent. Il se justifiait par ses multiples devoirs et engagements. Zinoviev battait tous les records. Il lui arrivait de faire attendre pendant des heures les sessions d’un congrès de l’Internationale communiste ou les réunions de son Comité exécutif.

Lénine était la seule exception. En ce qui concerne son attitude à l’égard du temps, il était très peu Russe. Cela expliquait le vide de l’antichambre d’un homme qui recevait chaque jour de nombreux visiteurs. En général, les entretiens étaient brefs, souvent limités à des fractions de temps inhabituelles, comme neuf ou treize minutes, et la limitation du temps était appliquée de manière rigide. Quelques minutes avant la fin d’un entretien, la camarade Maria (cheffe du secrétariat) [1] appuyait sur un bouton et une petite ampoule électrique clignotait sur le bureau de Lénine. Mais ce dernier ne risquait jamais d’écorner sa réputation de ponctualité. Après avoir donné le signal, la camarade Maria faisait entrer l’interlocuteur suivant ; et s’il n’y en avait aucun qui suivait immédiatement, elle apparaissait elle-même avec un papier qu’elle déposait devant Lénine. Dans les cercles restreint du sommet, on disait en plaisantant que la camarade Maria traitait Ilitch comme un écolier.

Après avoir traversé l’antichambre vide, je fus escorté dans le Secrétariat. Pris par leurs préoccupations respectives, les membres du personnel ne me remarquèrent pas. Mais le Saint-Pierre du ciel bolchevique était toujours sur le qui-vive. Elle se leva, regarda la grande horloge sur le mur, et s’avança silencieusement pour prendre la relève du collaborateur qui m’avait escorté depuis l’entrée du Kremlin. Elle me conduisit vers une grande porte argentée et dorée, la poussa doucement, juste assez pour qu’une personne puisse passer, et d’un geste de la tête me fit entrer. Je fis un pas, et la porte se referma silencieusement derrière moi.

C’était une vaste pièce rectangulaire, avec une rangée de hautes fenêtres donnant sur une cour spacieuse entourée d’autres ailes du palais. Le plafond était si haut qu’il touchait presque le ciel. La pièce était pratiquement nue ; seul le sol était recouvert d’un épais tapis. Mon attention fut immédiatement attirée par le dôme chauve d’une tête se penchant très bas sur un grand bureau placée au milieu de la pièce. J’étais nerveux et je me suis dirigée vers ce bureau, ne sachant pas trop quoi faire d’autre. En étouffant mes pas, l’épais tapis s’accordait avec mon anxiété de ne pas causer la moindre perturbation. Il y avait une sacrée distance entre la porte et le bureau. Avant que je puisse en couvrir à peine la moitié, le propriétaire de la tête remarquable était sur ses pieds et s’avançait vivement, la main droite tendue. J’étais en présence de Lénine.

Plus petit d’une tête, il inclina sa barbichette rousse presque à l’horizontale pour regarder mon visage d’un air perplexe. J’étais embarrassé, je ne savais pas quoi dire. Il vint à mon aide en plaisantant : « Vous êtes si jeune ! Je m’attendais à un sage à barbe grise venu de l’Orient ! » La glace de la nervosité initiale brisée, je trouvai les mots pour protester contre le dénigrement de mes vingt-sept ans. Lénine se mit à rire, manifestement pour mettre à l’aise un admirateur stupéfait. Bien que trop accablé par l’expérience de vivre un grand évènement pour en observer tous les détails, je fus frappé par le regard espiègle qui atténuait souvent la sévérité de l’expression du fanatique. Il démentait l’opinion largement répandue selon laquelle, dans la personnalité de Lénine, le cœur était étouffé par la poigne de fer d’une tête froide et que le grand révolutionnaire était une machine inflexible sans la moindre touche d’humanité. Le sourire malicieux ne trahissait pas le moindre cynisme.

Lénine était l’incarnation de l’optimiste le plus absolu. Non seulement il était convaincu de manière inébranlable que le marxisme était la vérité ultime, mais il croyait tout aussi fermement à son triomphe inévitable. Il combinait la ferveur du prophète avec la dévotion de l’évangéliste. Sans cela, il n’aurait pas pu préconiser la prise du pouvoir, en solitaire, contre l’opposition obstinée de tous ses camarades, alors qu’il semblait y avoir très peu de chances pour les bolcheviks de le conserver au-delà de quelques jours ou de quelques semaines. À ce moment-là, Lénine était davantage guidé par la foi que par la raison, non pas par la Providence séculaire du déterminisme historique, mais par la capacité illimitée de l’homme à faire l’histoire. Au moment le plus crucial de sa vie et de l’histoire contemporaine, Lénine a agi comme un romantique ; et cet acte d’audace extraordinaire l’a élevé au sommet de la grandeur et lui a valu une place parmi les immortels de l’histoire humaine.

Danton et Lénine sont les deux plus grands révolutionnaires des temps modernes, et Danton était lui aussi un romantique. L’âme de la grande Révolution française a été tuée lorsque la jalousie du grand prêtre hypocrite de la Raison a envoyé Danton à la guillotine. Comme son grand prédécesseur, Lénine a également eu l’audace d’appeler à la modération avant que la coupe ne soit bue jusqu’à la lie, avant qu’il ne soit trop tard. Il n’avait pas de rival, même si Trotsky aurait pu prétendre imiter le fanatisme de Robespierre après la mort de Lénine, s’il en avait eu l’occasion. Par conséquent, si la destinée cruelle d’une mort naturelle ne l’avait pas emporté prématurément, Lénine aurait pu orienter le cours de la révolution dans une direction plus fructueuse. La nouvelle politique économique en était le signal. Son déploiement aurait pu éviter la rechute ultérieure dans le terrorisme et la contrainte, qui a détruit l’idéal utopique du communisme. Mais l’opposition de gauche de Trotsky a poussé Staline à tuer l’esprit dantoniste de Lénine. Les deux prétendants à la succession de Lénine ont fait ensemble pour la Révolution russe ce que Robespierre avait fait pour la Révolution française.

Ces idées sur la personnalité de Lénine et sa place dans l’histoire de la révolution ont pris forme dans mon esprit progressivement, des années après l’avoir rencontré pour la première fois. Mais leurs racines remontent à cette première impression. L’homme dont l’ombre inquiétante se projetait sur le monde capitaliste n’était en réalité pas du tout à la hauteur de son effroyable réputation. La couronne du pouvoir dictatorial était très légère sur sa tête. Il n’y avait rien d’un dictateur dans son apparence physique ou dans sa façon de parler. Sa remarquable modestie n’était pas non plus une affectation – une démonstration répugnante de la conscience de sa supériorité. Il était sincère dans ses propos et amical dans son comportement.

Pendant des années, il fut le chef incontesté du parti bolchevique. Plus d’une fois, la majorité du comité central du parti fut en désaccord avec lui. Mais personne ne songeait à le remplacer à la tête du parti. Il était plus qu’un leader, il était le précepteur – le grand prêtre du bolchevisme. Il était l’ami et le philosophe des vieux cadres du parti. Ils l’aimaient.

Dès les premières années de sa carrière politique, Lénine avait livré d’âpres luttes de factions au sein du parti social-démocrate russe et de la Deuxième Internationale. Ses polémiques contre les dirigeants de droite étaient chargées de soufre et de flammes. Il exposait la dangereuse théorie selon laquelle le parti du prolétariat doit être une cohorte de fer de révolutionnaires professionnels. Mais son comportement à l’intérieur du parti bolchevique était toujours démocratique. Chaque fois qu’il ne parvenait pas à persuader le Comité central de se rallier à son point de vue, il soumettait la question à la base du parti, et à cette époque, il n’y avait pas de mécanisme bureaucratique pour manipuler le parti et fabriquer une adhésion de la base en faveur de l’opinion du chef. En juillet 1917, une majorité du comité central du parti bolchevique rejeta la proposition de Lénine d’appeler à une insurrection armée pour prendre le pouvoir. Lénine retourna dans sa cachette en Finlande et écrivit une série d’articles dans l’organe du parti, la Pravda, exposant sa thèse. En l’espace de quelques mois, le Soviet panrusse des députés ouvriers, paysans et soldats se réunit pour lancer le mot d’ordre « Tout le pouvoir aux soviets ».

Dans les discussions au sein du parti, Lénine avait l’habitude d’enfoncer le clou avec des arguments pittoresques. Il soutenait son opinion selon laquelle le nouveau gouvernement soviétique devait signer le traité de Brest-Litovsk[2] en arguant que les soldats avaient voté pour la paix avec leurs pieds.

Comment ? En désertant le front. Tout en défendant la nouvelle politique économique au Congrès panrusse du Soviet, il plaida : « Nous devons maintenant apprendre le travail ménager de la Révolution. » Tout en exposant au deuxième congrès mondial sa thèse selon laquelle le mouvement de libération des peuples coloniaux constituait une force révolutionnaire, il mettait en garde : « Mais ne peignez pas le nationalisme en rouge ! ».

Après m’avoir aidé à sortir de l’embarras et de la nervosité du début, Lénine retourna à son siège de bureau et me demanda de prendre une chaise devant lui. Lorsqu’il se retourna pour rejoindre son siège, j’ai pu mieux l’observer. J’avais alors retrouvé mes esprits et mon calme. La hauteur de la pièce accentuait la petite taille de l’homme, à tel point qu’il ressemblait presque à un nain. Sa grosse tête était tout à fait appropriée à cette image. Mais image trompeuse, car Lénine n’était pas un nain, il mesurait bien plus d’un mètre cinquante (il mesurait 5 pieds et 4 pouces, je crois). Une autre habitude le faisait paraître plus petit qu’il ne l’était réellement. Il marchait courbé, sans tourner la tête ni à gauche ni à droite, ni lever les yeux pour voir ce qui était devant lui. Cette posture donnait à penser qu’il était plongé dans ses réflexions, même en marchant, et la rapidité de ses pas semblait se synchroniser avec le rythme rapide de son esprit. Il semblait toujours très pressé, comme s’il avait une conscience aiguë de l’ampleur de sa mission et du peu de temps dont il disposait. On peut se demander s’il n’avait pas la prémonition d’une mort précoce.

Il était si impatient de faire les choses rapidement qu’il limitait le temps de parole des membres du tout-puissant Bureau politique. À son époque, celui-ci ne comptait que sept membres. Lors de ses réunions hebdomadaires, aucun n’était autorisé à prendre la parole plus de deux fois, quinze minutes pour la première fois et cinq pour la seconde. Bien que sa pensée était rapide, son débit de paroles était posé et parfois même lent. Sauf lorsqu’il s’adressait aux masses, il parlait comme un professeur donnant un cours dans une salle de classe ou comme un avocat plaidant une cause dans un tribunal.

Ayant repris son siège, Lénine se pencha en avant sur son bureau et fixa sur mon visage ses yeux scintillants en forme d’amande. Un sourire malicieux éclairait son visage, je me sentais complètement à l’aise, comme si j’avais l’habitude de m’asseoir près de ce bureau, non pas en présence d’un grand homme, d’un puissant dictateur, mais en l’agréable compagnie d’un vieil ami. En fait, ce pourrait être celle d’un père bienveillant qui sourit avec bonté à un fils qui a fait de bonnes choses et promet de faire encore mieux. Le souvenir des félicitations de Balabanova me donnait un peu le vertige, mais son admonestation maternelle était également fraîche dans ma mémoire.

La voix de Lénine troubla mon introspection. Borodine lui avait rendu compte de mes activités au Mexique[3]. Je devais en faire un compte-rendu plus détaillé. C’était une expérience très intéressante de stratégie reévolutionnaire. Bien sur, il était réticent à l’idée de laisser un travail si bien commencé. Mais il y avait des tâches révolutionnaires plus urgentes qui devaient avoir la priorité. Il faudra attendre longtemps avant que les révolutions puissent réussir dans le Nouveau Monde. Les conditions pourraient mûrir au Mexique et dans d’autres pays d’Amérique latine dans un avenir proche. Mais l’impérialisme américain était sur le qui-vive pour intervenir comme il l’avait fait dans le passé. Nous devions pour le moment nous concentrer sur l’Ancien monde et les masses opprimées et exploitées d’Asie doivent être mobilisées dans un gigantesque mouvement révolutionnaire. Mon expérience au Mexique était donc extrêmement précieuse à cet égard. J’avais anticipé en pratique la théorie de la stratégie révolutionnaire dans les pays coloniaux et semi-coloniaux exposée dans les projets de thèses pour le deuxième Congrès mondial. Les avais-je lues ? Non, m’excusais-je. Car les documents m’avaient été remis juste avant que je ne voie leur auteur ; mais je les étudierais dès que j’en aurais le temps. Nous devrions nous réunir à nouveau pour en discuter ajouta Lénine. Et il commença à invoquer son ignorance des conditions dans les pays coloniaux. Il avait donc besoin de ma coopération pour la préparation d’un document qui était destiné à faire date dans l’histoire du mouvement révolutionnaire. Ma compréhension du marxisme allait certainement jeter une lumière nouvelle sur l’histoire et les conditions actuelles des pays coloniaux.

La petite ampoule électrique donna le signal ; Lénine se redressa et fit remarquer que l’entretien devait se terminer sur ordre de Maria. Le sourire malicieux réapparu dans ses yeux. Je me levai pour prendre congé et trouvai Lénine à mes côtés. Il me prit par le bras et me conduisit vers la porte qui s’ouvrit pour laisser entrer un homme aux cheveux noirs, au visage expressif et un peu bedonnant. Il était vêtu d’un large pantalon et d’une chemise blanche souple, dont le col était maintenu par une ficelle de soie noire à la place de la cravate. Il portait un gros porte-documents en cuir sous un bras. Lénine me présenta le nouveau venu. C’était le camarade Zinoviev, qui prit ma main dans une poigne plutôt molle. La sienne était petite et douce comme celle d’une femme. Il prononça quelques mots d’une voix aiguë et me demanda de le revoir bientôt.

À l’extérieur, dans le Secrétariat, un jeune homme montait la garde sur trois grandes valises, dont chacune contenait, comme je le sus plus tard, des papiers importants relatifs à l’une des trois hautes fonctions occupées par Zinoviev[4].

  1. Il s’agit du pseudonyme militant de Lydia Fotiéva.
  2. Traité de paix signé le 3 mars 1918 dans la ville de Brest-Litovsk (aujourd’hui en Biélorussie) entre la Russie et les puissances de la Quadruple Alliance (Allemagne, Autriche-Hongrie, Bulgarie, Turquie), mettant fin à la participation russe à la Première guerre mondiale. Le traité de paix initial, négocié depuis décembre 1917, divisait profondément les bolcheviques entre les partisans d’une signature immédiate (Lénine) et ceux d’une « guerre révolutionnaire » (les « communistes de gauche », dont Boukharine). Trotsky suivit un moyen terme en déclarant le 10 février que la Russie ne signait pas la paix mais refusait de continuer la guerre et démobilisait son armée, espérant ainsi accélérer la révolution en Allemagne. Mais les Allemands ayant rapidement repris l’offensive, Lénine imposa de justesse son point de vue.
  3. Séjournant au Mexique depuis 1917, Roy y participa activement avec Borodine à l’organisation d’un Parti communiste, qui fut le premier créé à l’étranger à la suite de la Révolution d’Octobre en Russie.
  4. Zinoviev occupait les postes de Président des Comités exécutifs de l’Internationale communiste et du Soviet de Pétrograd et était membre du Bureau politique du Parti communiste.