Lettre de Karl Liebknecht à son fils

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Lettre de Karl Liebknecht à son fils

1/10/15. À Helmi.

Mon cher enfant,

Ta carte du 13, que j’ai reçue il y a quelques jours, m’a fait beaucoup de plaisir, mais tu aurais dû m’écrire une lettre. Pour cette fois, c’est trop tard, mais pour la prochaine fois n’oublie pas ! C’est trop tard, car avant que tu reçoives ceci, j’entendrai la cloche de la gare de Mitau et avant que ta lettre m’arrive, je te serrerai dans mes bras, en chair et en os.

Je suis quelque peu courbaturé à la suite de mes fatigues des derniers temps. De retour au secteur, je me rends aujourd’hui à l’hôpital, probablement à Mitau. Comme en septembre, le commandant de compagnie m’a fait visiter par le médecin du bataillon. Une nuit, comme nous travaillions dans la forêt (on sciait du bois), il faisait un froid de loup — je me suis évanoui. Une autre fois, après le repli russe au delà de la Düna, cela m’est arrivé sur le chemin de notre nouveau chantier. Nous allions à travers les anciennes positions russes — un labyrinthe souterrain, commode, bien construit, mais naturellement effondré, en partie. Les cadavres gisaient sur la terre glacée, tordus comme des vers ou bien avec de grands bras étendus, comme s’ils voulaient se cramponner à la terre ou au ciel pour se sauver, la face contre le sol ou levée. Déjà noire parfois. Et — mon Dieu — j’ai vu aussi là beaucoup de nos morts. J’ai aidé à les débarrasser de ce qu’ils portaient sur eux — ces derniers souvenirs, qu’on envoie à la femme et aux enfants.

L’histoire de cette guerre sera plus simple, vois-tu, mon fils, que l’histoire de beaucoup d’autres guerres plus anciennes, car les forces causales de cette guerre remontent brutalement à la surface. Pense aux Croisades, dont l’aspect religieux, culturel et légendaire, est si embrouillé : une apparence qui recouvre évidemment de simples raisons économiques, car les Croisades n’ont été que de grandes expéditions commerciales.

La monstruosité de la guerre actuelle dans sa mesure, ses moyens, ses buts, ne dissimule rien, mais au contraire — elle découvre, révèle. Nous en reparlerons — de cela et d’autres choses.

Tu me demandes ce que tu dois lire. Je te conseille d’abord une histoire de la littérature. Prends tout Schiller. Parcours-le. Lis-le. Relis-le à fond et relis-le encore. Et puis prends Kleist, Kœrner, quelques volumes de Gœthe, Shakespeare, Sophocle, Eschyle et Homère. Régale-toi de tout cela et puis arrête-toi et lis avec attention. Demeure seul avec tes livres pendant de longues heures. Ils deviendront ainsi tes amis et toi leur confident. Je ne voudrais en rien t’influencer. C’est une nécessité, et un devoir pour toi de chercher toi-même. Chacun doit prendre la route qui lui convient. D’ailleurs, le moment n’est pas loin où nous parlerons de cela de vive voix.

Je suis ravi du sort de vos chenilles. Continuez leur élevage avec tous les soins les plus scientifiques.

Je dois achever. Nous attendons l’auto qui doit nous conduire au lazaret. Mon sac est à faire.

Je t’embrasse, mon petit, ne t’inquiète pas pour moi. Prends l’air le plus souvent possible. Bonjour à tous.

Ton Papa.»