Lettre aux oppositionnels russes, septembre 1929

De Marxists-fr
Aller à la navigation Aller à la recherche


Chers amis

Vous avez raison d'insister sur la nécessité de faire un bilan de la période écoulée. Cela a commencé à être fait dans les thèses de Kh. G.[1] On ne peut évidemment pas s'arrêter là. Il faut surmonter les obstacles que fait naître l'isolement effroyable. Ici nous commençons seulement à recevoir Economitcheskaia Jizh (La Vie Economique). De plus nous avons été submergés par les problèmes d'Europe de l'Est, et avant tout par celui de la "troisième période". Ces questions constituent pourtant le fondement de notre plate-forme…

Néanmoins, tactiquement, la situation me semble parfaitement claire : la déclaration collective[2] a atteint la dernière limite dans les concessions à l'appareil. Celui qui fera un pas au-delà rompra avec l'opposition, et il n'est pas possible de rester sur place. Il faut resserrer l'opposition autour d'une adresse au parti. J'en esquisse le schéma ainsi :

– expliquer le sens de la déclaration au C.C et à la Commission Centrale de Contrôle et la réponse de ces derniers (dans l'esprit de l'introduction de l'article "Et après" – Bulletin nº6).

– Il est absurde de penser que le plan quinquennal modifiera, à lui tout seul et de façon automatique, le régime du parti. Au contraire, le changement de régime du parti est un préalable aujourd'hui non seulement à de nouveaux succès, mais aussi à la mise à l'écart des dangers qui grandissent plus vite que les succès.

– Il faut à tout prix soupeser le nouveau rapport de forces dans le pays et dans le parti lui-même avec au moins la même précision que lors du passage du communisme de guerre à la N.E.P.

Cependant, il ne reste pas un journal qui permette de juger de l'état d'esprit des différentes couches du prolétariat et du rapport des classes. Les statistiques à long terme, les chiffres de contrôle et autres ne le remplacent nullement.

Si l'on admet même que le B.P. reflète l'appareil dans son ensemble, on ne peut pas douter une minute qu'en cas de déferlement sérieux des éléments thermidorien, ce ne serait pas seulement les Boukharine et Rikov mais avant tout les Kalinine, Vorochilov, Roudzontak[3] qui lâcheraient les staliniens si ces derniers tentaient de s'opposer à ce déferlement et pas seulement à ses anticipations bureaucratique. Derrière les Kalinine se tiennent les Besedovsky et demi-Besedovsky. Quel pourcentage font-ils dans l'appareil ?

Quelle est la réaction de la classe ouvrière face aux fruits réels de la politique du gouvernement ? Les masses essaient-elles d'alléger leurs conditions d'existence ? Quel est le rapport entre contents et mécontents ?

Quels sont les rapports entre les différentes couches rurales ? Quelle force politique réelle les paysans pauvres représentent-ils ? Quelle part des paysans moyens est prête à se ranger du côté des paysans pauvres en cas de révolte koulak ouverte, laquelle ne pourrait évidemment pas ne pas se refléter sur l'armée ?

Les représailles contre la droite ont été menées par de telles méthodes qu'elles resserrent le nœud autour du cou du parti et des syndicats. Ce fait avec ses conséquences pèse plus lourd que l'avantage d'une rupture criarde, théâtrale, lourde mais pas profonde, avec les droitiers.

Le parti se maintient artificiellement dans un état d'anarchie idéologique et organisationnelle coiffé par l'appareil dont un fort pourcentage est à son tour désorienté par cette même anarchie.

En 1923, quand l'opposition réclamait l'élaboration d'une première esquisse de plan quinquennal, on nous a faussement accusé de fétichisme du plan. A présent, le plan enfin élaboré, on l'a transformé en fétiche placé au-dessus des rapports de classe réels et de l'état d'esprit des différentes couches du prolétariat. La réalisation du plan quinquennal est une tâche politique qui comporte en chemin des concessions probables ou inévitables aux ennemis de classe et implique la présence de l'arme essentielle de la politique prolétarienne, le parti.

Il faut trouver un nouveau fondement politique au plan quinquennal. Le fondement actuel, le mécontentement généralisé et l'incrédulité sont loin de convenir. La lutte contre les koulaks doit se mener dans le cadre d'un système économique pensé et non de la fureur bureaucratique. Mais il faut pour cela éprouver ses forces et celles des autres, non pas sur des a-priori ou par des statistiques, mais politiquement à travers les organisations vivantes et la démocratie prolétarienne. Partout les mots d'ordre de démocratie dans le parti, de démocratie ouvrière - dans les syndicats et les soviets - et d'union des paysans pauvres à la campagne sont les préalables de tout succès.

Sans une crise très profonde du parti, qui sera très vraisemblablement le résultat d'une poussée souterraine des forces thermidoriennes, le passage vers une nouvelle étape est à présent malheureusement impensable. Cette étape peut être celle du renouveau ou celle de Thermidor. La crise du parti s'accompagnera d'une nouvelle cristallisation du parti bolchevique hors de l'actuel chaos étouffant de l'appareil. Le renforcement de la pression de l'appareil est dû pas seulement et pas tant à la peur de l'opposition de gauche qu'à celle du chaos dans le parti même. Mais plus tôt s'ouvrira la crise dans le parti, mieux ce sera pour la révolution.

Dans la mesure où, par des déclarations sciemment mensongères, ils soutiennent l'autorité de l'appareil et l'emprise de la bureaucratie qui s'élève au-dessus du chaos du parti désorganisé, les capitulards aident à l'accumulation de matériaux sous le toit de l'appareil. Ce qui signifie que la crise du parti au lieu de précéder la crise de classe de la révolution, qui s'annonce, peut éclater en même temps et y dissoudre le parti, réduisant au minimum les chances de victoire.

La crise du parti sera avant tout celle du centrisme. Quelle ligne suivra la cristallisation du présent chaos ? Tout ce que vous voudrez, mais pas la ligne du centrisme.

La crise, dans toutes ses expressions, sera dirigée contre le régime stalinien, l'appareil stalinien, les hommes d'appareil staliniens. Sur eux sera reversée la responsabilité non seulement des erreurs et crimes qu'ils ont réellement commis, mais aussi de toutes les difficultés et contradictions. Il ne faut pas oublier que si l'élimination des oppositions de gauche puis de droite a donné une certaine issue au mécontentement du parti l'appareil centriste dénudé se trouve face à face avec la masse qui tait ses pensées, les problèmes non résolus, les contradictions croissantes et l'amoncellement des conséquences de ses propres erreurs.

Nous avons déclaré être prêts à aider le parti de l'intérieur, à mener l'épuration et le contrôle de ses rangs. L'appareil centriste nous a une fois de plus repoussés. Pouvons-nous dans ces conditions renoncer à l'activité fractionnelle ? En aucun cas. Suivons-nous la voie d'un deuxième parti ? Non. Comme avant, nous tenons et renforçons la base idéologique du noyau prolétarien du parti ; celui-ci devra, sous les coups de l'ennemi, sortir de la désorganisation, de l'étouffement et de la passivité actuels et prendre une position combattive. A l'instant du danger, le noyau prolétarien du parti nous trouvera toujours sur la ligne de la défense de la dictature du prolétariat. C'est précisément pour cela que nous serrons les rangs de l'opposition de gauche et que nous renforçons notre fraction à l'échelle soviétique et internationale.

C'est ce qu'il faut dire clairement, ouvertement et sans réticences.

non signé

  1. Référence à un long article de Rakovsky en collaboration avec Kosior et Okudzhava, distribué avec leur déclaration du 22 août
  2. La déclaration du 22 août
  3. Jan E. Roudzoutak (1887-1938) remplace Zinoviev au Politburo en 1926. Disparaît pendant les purges