Lettre au Leninbund, 19 septembre 1929. Danger de scission

De Marxists-fr
Aller à la navigation Aller à la recherche


Chers Camarades,

Je vous ai écrit le 13 Juillet le 24 août des lettres consacrées à des problèmes purement principiels. Malheureusement, dans votre réponse du 5 septembre, les questions de principe ne sont pas convenablement traitées. En même temps, votre lettre soulève nombre d'autres questions en partie organisationnelles, en partie personnelles, concernant les différente aspects des relations entre l'Opposition russe et l'Opposition allemande. Bien entendu vous êtes libres de soulever de nouveau n'importe quelle question du passé. Je suis prêt pour ma part à répondre à toute question que vous poserez. Mais je dois dire tout de même que votre tentative de compliquer des positions politiques de principe qui ont une importance énorme pour l'avenir par des questions organisationnelles et personnelles concernant le passé me fait craindre qu'une telle méthode ne mène plus tôt que nécessaire à une exacerbation des rapports et un isolement ultérieur de la direction du Leninbund vis-à-vis de l'Opposition de gauche internationale, plutôt qu'à la création d'une base idéologique commune.

Je vais pourtant essayer de répondre à toutes vos conceptions, non seulement pour dissiper les évidents malentendus sur les faits, mais, en les analysant pour montrer les erreurs de la méthode appliquée par la direction du Leninbund quand elle étudie les questions en discussion, qu'elles soient de principe ou d'ordre personnel.

1. Vous accusez l'Opposition russe d'avoir soutenu l'organisation de l'Opposition à Wedding[1]. Votre façon de voir est que l'Opposition russe a commis une erreur particulière en ne reconnaissant pas le Leninbund comme la seule organisation de l'Opposition en Allemagne. A cela, je dois répondre ce qui suit:

a) La direction du Leninbund a expliqué en son temps que notre déclaration du 16 octobre 1926 était une erreur. Nous, nous croyions et croyons encore qu'elle était une initiative juste qui nous a permis ultérieurement d'augmenter plusieurs fois nos forces dans le parti.

b) La direction du Leninbund n'a pas vu les désaccords principiels entre nous et les Centralistes démocratiques[2], Je note en passant que pendant cette période Radek avait exactement le même point de vue, exigeant la fusion avec les décistes, de même que Préobrajensky et Smilga. Mais nous nous croyions que de profondes divergences nous séparaient d'eux. Maintenant, vous excusez sans un mot le fait que, dans le passé, la direction du Leninbund a soutenu non seulement la fraction Zinoviev-Kamenev contre l'Opposition de 1923, mais aussi le groupe Centralisme démocratique contre l'Opposition unifiée dans son ensemble. Et actuellement vous êtes en désaccord avec l'Opposition de gauche russe sur les questions les plus importantes et vous vous rapprochez des décistes. Sur quelle base pouvez-vous exiger que l'Opposition russe, un jour à peine après la naissance du Leninbund, l'ait reconnu comme seul représentant de l'Opposition allemande ?

c) Pour moi cependant, la considération qui suit est plus importante que toutes ces circonstances. L'Opposition russe ne croit pas être appelée à déterminer – sans vérification des faits, sans expérience prolongée dans la collaboration politique et la lutte idéologique – lequel des groupes nationaux donnée est l'Opposition "véritable". L'Opposition de Wedding nous a semblé pauvrement organisée et politiquement indécise. Mais nous pensions qu'il fallait lui laisser du temps. La direction du Leninbund, sous Maslow, Ruth Fischer et autres ne pouvait pas a priori nous inspirer confiance à 100% ni même, en l'affaire à 75%. Ce qu'îl fallait c'était l'épreuve de la pratique. C'était naturel si nous voulions maintenir et développer des relations amicales avec les deux organisations, en donnant du temps pour le cours des événements et une discussion dans la camaraderie pour poser les bases nécessaires de l'unanimité et créer le nécessaire regroupement.

Bien entendu, les entendu, les Oppositionnels russes qui sont allés à l'étranger (pas de leur propre gré, mais parce que Staline l'a voulu)[3], peuvent commettre et ont commis de grosses erreurs. Je suis prêt à le reconnaître sans discussion. Il faut aussi ajouter que Moscou est très isolé des pays étrangers. Maïs de façon générale, les relations entre l'Opposition russe et les organisations étrangères de l'Opposition étaient dictées par les conceptions principielles indiquées plus haut et qui demeurent en vigueur même dans une large mesure aujourd'hui.

2. En rapport avec ce qui a été dit, je voudrais poser la question de la façon dont le Leninbund lui-même se situe par rapport aux groupes d'Opposition étrangers en lutte.
En ce qui concerne la république soviétique nous l'avons dit plus haut : la ligne officielle du Leninbund passe entre les bolcheviks-léninistes et les décistes. Mais qu'en est-il de l'Opposition en France où, malheureusement, les groupes sont nombreux ? La direction du Leninbund n'a tout simplement pas de position. De temps en temps elle imprime des articles de camarades français, choisissant de préférence ceux qui sont opposés au point de vue de l'Opposition russe[4]. Pour la direction du Leninbund c'est comme si les problèmes internes de l'Opposition française n'existaient pas. Et en Autriche, à peu près pareil. Je ne réclame pas que le Leninbund "reconnaisse" à l'instant certains groupes de l'Opposition et en rejette d'autres. Le temps pour cela n'est pas encore venu. Mais on peut et on doit demander que la direction du Leninbund se sente authentiquement partie de l'ensemble international et aborde les problèmes de l'Opposition à l'étranger du point de vue de ses besoins internes et de ses tâches.

3. Vous dites dans votre lettre que dans vos publications il n'y a pas eu "après 1929 une seule affirmation que l'Opposition russe ne va pas assez loin" (un reproche que les décistes nous ont fait des centaines de fois). Vous précisez évidemment "1929", parce que le 21 décembre 1928 dans Die Fahne der Kommunismus, nº 51, vous m'accusiez d'être trop lent dans mon appréciation du rythme de détérioration du pouvoir soviétique, et proclamiez en même temps que mes "conceptions optimistes" de mon article "Nouvelle étape" étaient dépassées par les événements ("Uberholt")[5]. Dans cet article, c'était précisément Thermidor qui était l'objet de la discussion. Indépendamment de votre position, les développements ultérieurs ont prouvé la capacité du prolétariat dans son ensemble et du noyau prolétarien du parti en particulier à obliger l'appareil centriste à un zigzag de gauche prolongé. Mon article prenait en compte la possibilité même de cette amélioration alors que votre polémique contre moi ne la prévoyait pas et s'est révélée fausse, ainsi réellement "dépassée par les événements" depuis longtemps.

C'est vrai, vous pouvez dire que ceci fut écrit dix jours avant 1929. Mais avez-vous véritablement répudié en 1929 ce que vous avez écrit en 1928 ? Même pour 1929, votre affirmation est tout à fait fausse. Dans Volkswille du 16 février, il y a, sous le titre "Correspondance ouvrière", un bref article consacré particulièrement à opposer la ligne d'Urbahns à la ligne de Trotsky (- et sous le titre : "Où va Trotsky, là va l'opposition russe). Finalement, dans Volkswille du 18 mai 1929, il est dit que les formules de Trotsky concernant la situation dans la république soviétique (encore la question de Thermidor) "ne vont pas assez loin". Comment pouvez-vous oublier ce que vous avez vous-même écrit il n'y a pas si longtemps. Si je disposais de plus de temps, je pourrais trouver d'autres citations, ou, pire encore, des allusions déguisées ou à moitié déguisées. Bien entendu, personne ne discute votre droit d'avoir des divergences avec l'Opposîtîon russe en général ou avec Trotsky en particulier. Mais il faudrait le faire clairement, avec précision, ouvertement, sans recourir à des trucs ou à la dérobade. N'oubliez pas que c'est des questions fondamentales de l'Opposition que nous parlons.

4. Camarades, est-il correct de jouer le jeu que tous jouez dans votre lettre sur le thème de savoir si je lis ou non Volkewille. Oui, le 5 juin, je vous ai écrit que je ne connaissais pas encore très bien Volkswille. C'était juste au moment où je commençais à connaître votre publication, non pas au hasard, mais de façon substantielle, sur diverses questions. Le 13 juin et le 24 août, j'avais, par mes lettres, formulé une évaluation générale de votre ligne. Est-il possible que vous pensiez qu'un mois ne suffit pas pour cela, ou une semaine seulement Par la présente lettre vous pouvez en tout cas être assurés que j'ai une connaissance plus profonde de ce que vous écriviez dans votre journal en 1929 que n'en ont les rédacteurs eux-mêmes.

5. Vos attaques contre le camarade Frank[6] sont totalement injustifiées et constituent un essai pour transférer contre lui des sentiments qui en fait devraient être dirigée contre moi. En réalité c'eût été mieux et plus franc. Je n'écris jamais sur la base de ce que les "secrétaires" me disent, comme vous l'écrivez. Je prends la responsabilité de ce que j'écris. En ce qui concerne le camarade Frank, c'est indépendamment qu'il a soumis Volkswille à la critique par rapport au 1er mai. Il l'a fait dans une lettre personnelle, très calme et sur un ton de camaraderie. Urbahns l'a attaqué sur un ton dénué de toute camaraderie. A partir de cet unique exemple, il est possible sans difficultés d'imaginer le type de méthodes que le camarade Urbahns applique vis-à-vis de la critique interne en général.

6. Vous écrivez que vous êtes prêts à accepter de bon c œ ur mon aide pour la question de l'élaboration, de la correction et de la précision de la position du Leninbund. C'est une question qui concerne bien entendu plus que ma personne. J'ai parlé de la nécessité d'établir des relations plus justes avec l'Opposition russe et l'Opposition internationale dans son ensemble. Mais en toute franchise je dois dire que mon expérience personnelle dément vos paroles apparemment très amicales, Il y en a tellement d'exemples que ma seule difficulté réside dans le choix.

a) Pendant que j'étais encore à Alma-Ata j'ai écrit (sur un ton prudent et amical) un article contre certaines déclarations du camarade Urbahns qui ne pouvaient être interprétées autrement que comme une proposition de faire un bloc avec Brandler. Les membres du Leninbund n'ont rien trouvé à redire à cette époque. Quelques mois plus tard, alors que j'étais déjà à Constantinople, Brandler a publié mon article. Ce n'est qu'après qu'il a paru dans Volkswille. Il va sans dire qu'on pouvait se l'expliquer comme quelque chose d'accidentel. Malheureusement les séries d'accidents qui se sont produits récemment montre que ce qui se passe n'est pas accidentel, mais systématique.

b) A l'époque où nous l'avons exprimée, la direction du Leninbund interpréta notre revendication du vote secret dans le parti dans l'esprit des libertés démocratiques en général. Dans une brève lettre, sans le moindre esprit de polémique, j'ai expliqué la signification réelle de cette revendication. Ma lettre a été publiée dans divers organes de l'Opposition, mais Volkswille ne l'a pas reproduite. Ce n'est qu'après une longue polémique par correspondance que ma lettre a paru dans les colonnes de Volkswille plusieurs semaines après que la rédaction l'ait reçue.

c) La direction du Leninbund a mené la campagne en liaison avec mon exil dans l'esprit de l'information à sensation. Des camarades de différents pays ont exprimé une surprise parfaitement justifiée devant le caractère de cette agitation. Aucune conclusion principielle ne fut tirée de toute la campagne de Volkswille. J'ai écrit un article spécial pour Volkswîlle (ou Die Fahne der Kommunismus) dans lequel j'essayais, sans être le moins du monde polémique, d'ajouter ce qu'il fallait ajouter à la campagne du Lenînbund. Cet article ("Une leçon de démocratie que je n'ai pas reçue") a été reproduit dans presque toutes les publications de l'Opposition en Europe et en Amérique, sauf dans celles du Leninbund, à qui il était destiné, puisque c'est précisément de l'Allemagne qu'il traitait. A ma question à ce sujet, les rédacteurs ont répondu que cette question n'était plus désormais "centrale" pour l'Allemagne. Je n'ai pu comprendre cela. Du point de vue de la politique du sensationnalisme, cette explication pourrait peut-être se tenir mais du point de vue de la propagande principielle qui devrait être la partie la plus importante de tout le travail du Leninbund, la réponse du camarade Urbahns me paraissait invraisemblable.

Mais il y a un cas qui dépasse tous les autres et suffit en lui-même à caractériser la méthodologie de l'équipe rédactionnelle du Leninbund. Le 12 juin, J'ai envoyé au camarade Urbahns une lettre ouverte intitulée "Une fois de plus sur Brandler et Thalheimer. Dans cet article je disais pour la première fois ouvertement et pour la publication que j'étais loin d'être d'accord avec la direction du Leninbund.

Je croyais qu'en tant que collaborateur actif des publications du Leninbund, j'avais le droit ou plutôt le devoir – vis-à-vis de l'Opposition russe et internationale – de relever mes divergences avec la direction du Leninbund. Comment cette dernière a-t-elle réagi ? Pour le dire nettement et clairement, elle a déformé mon article. Elle en a publié la partie qui était dirigée contre Brandler, mais en laissant de c8té les paragraphes consacrés à la critique du Leninbund. La rédaction a laissé de côté le paragraphe suivant de mon article :

Je ne prends aucunement par là la défense de la politique de Maslow et autres. En 1923, le radicalisme verbal de Maslow découlait de la même passivité que dans le cas de Brandler. Sans comprendre l'A.B.C. de cette question, Maslow essaya de tourner en ridicule ma revendication de fixer une date pour l'insurrection. Au Vème congrès il estimait encore que la révolution progressait. En d'autres termes, dans les questions les plus fondamentales, il a commis les mêmes erreurs que Brandler, tout en les accommodant à une sauce ultra-gauchiste. Mais Maslow a essayé d'apprendre jusqu'au moment où il est tombé dans le marais du conciliationnisme. D'autres anciens ultra-gauchistes ont appris quelques petites choses. Je ne prends nullement la responsabilité du Volkswille dans son ensemble. On y trouve aujourd'hui encore pas mal de relents du passé, c'est-à-dire un mélange de tendances opportunistes et ultra-gauchistes. Néammoins ces camarades ont beaucoup appris et nombre d'entre eux ont démontré qu'ils étaient capables d'apprendre encore. Par ailleurs, Brandler et Thalheimer ont fait un énorme pas en arrière, élevant leur aveuglement révolutionnaire à la hauteur d'une plateforme.

Pourquoi avez-vous écarté ces lignes ? Pour avoir plus de place, peut-être ? Ou pour manifester plus clairement combien vous acceptez volontiers les critiques ? Si la rédaction se conduit ainsi avec mes articles, il n'est pas difficile d'imaginer comment elle traite les articles critiques de membres de votre propre organisation. Vous intitulez cet article "D'une lettre du camarade Trotsky", afin de dissimuler de cette façon apparemment innocente, l'inadmissible opération que vous réalisez et que je préfère ne pas qualifier. Vous aviez, mes chers camarades, le droit formel de ne pas reproduire du tout mon article. Vous aviez aussi bien le droit formel que le droit politique de vous dresser contre mon article dans la polémique la plus tranchée. Mais vous n'aviez ni formellement ni politiquement le droit de déformer mon attitude vis-à-vis des groupes de l'Opposition aux yeux des ouvriers allemands.

d) Vous reproduisez en même temps ma critique du programme de l'I.C. Mais ici aussi vous avez choisi pour vos propres objectifs des choses qui étaient neutres, esquivant les problèmes les plus cruciaux. Ainsi vous ne citez pas du second chapitre ce qui était dit du Vème congrès et surtout des zigzags ultra-gauchistes de 1924-1925 qui ont valu à l'I.C. des désastres incommensurables. Si vous n'étiez pas d'accord avec ma critique, il vous fallait vous exprimer ouvertement contre elle. Mais vous avez simplement esquivé l'un des problèmes les plus importants du développement de l'I.C. concernant votre propre passé (et pas seulement le passé). Avec de telles pratiques, il est impossible d'éduquer des cadres révolutionnaires dans l'esprit du marxisme. De la même manière, vous ne citez pas ce que j'ai dit dans le chapitre III sur la révolution permanente et son application à la Chine. J'écrivais là que la théorie de la révolution permanente – si on laisse de côté les épisodes polémiques d'un passé éloigné qui n'ont plus de sens – coïncide entièrement avec l'essence du léninisme. Vous avez également esquivé cette question, fondamentale pour l'Orient tout entier et qui est l'une des plus importantes pour l'Internationale. On ne sait jamais avec quoi vous êtes d'accord ou en désaccord.

e) A présent, Die Fahne der Kommunismus consacre depuis plusieurs semaines un bon tiers de son maigre espace à des articles de Radek, Smilga et Préobrajensky dirigés contre l'Opposition russe et contre moi en particulier[7]. Ces articles ont été envoyés à l'étranger à des fins d'information. Si le camarade Urbahns était capable du plus élémentaire sens de la solidarité avec l'Opposition russe, il m'enverrait d'abord ces articles (surtout qu'ils m'étaient destinés). Cela m'aurait permis de répondre à temps aux arguments nouveaux des capitulards. Le camarade Urbahns a agi autrement. Il imprime les articles des capitulards dirigés contre l'Opposition russe provoquant la perplexité générale parmi ses lecteurs qui ne sont pas dévoués aux équipes et combinaisons spéciales du camarade Urbahns. Pourquoi en fait ces articles, dont la place est dans les organes de Brandler et Thalheimer, sont-ils imprimés semaine après semaine dans les organes du Leninbund ? L'unique explication politique concevable est la suivante : la rédaction essaie, au moyen de Radek et compagnie, de saper la direction de l'Opposition russe, sans en prendre la responsabilité directe.

f) Mais ceci n'épuise pas la question. Je ne vais pas marchander sur les questions essentielles. Mais je ne peux passer sous silence la question de l'"Aide-Trotsky"[8]. Depuis l'époque de mon arrivée à Constantinople, le problème de cette organisation a été pour moi un sujet de préoccupation. J'ai écrit au camarade Urbahns de nombreuses lettres dans lesquelles je lui expliquai que, si j'avais des difficultés matérielles, je ne verrais alors aucun inconvénient à de telles collectes parmî les ouvriers. à condition, bien entendu, cela va sans dire, que l'on connaisse publiquement leur existence et que la comptabilité soit stricte. Mais, puisque je n'avais pas besoin d'aide, l'argent collecté devrait ou bien être restitué à ceux qui l'avaient versé ou d'un commun accord et tout à fait ouvertement être utilisé à d'autres fins. J'offrais de dépenser les fonds ainsi collectés à aider les Oppositîonnels russes arrêtés et exilés, ainsi que leurs familles. Ma lettre sur cette question a été publiée dans nombre de publications, y compris Volkswille. Le camarade Urbahns a répondu à un de mes rappels par une lettre dans laquelle on pouvait saisir une note d'indignation. Voici ce qu'il m'écrivait le 2 mai : "Quelles accusations factuelles ou quels soupçons concernant l'Aide-Trotsky" ont été portés à votre connaissance ? D'où proviennent-ils ? Je pense qu'il faut absolument clarifier ces questions [...] Je suis de votre avis que la confiance des travailleurs, qui a été si souvent trahie, rend impossible dans toutes ces questions tout ce qui n'est pas clair [...]"

Ces paroles m'ont rassuré. Mais, hélas, pour peu de temps seulement. Il n'a été publié aucun compte des fonds collectés et distribués, malgré toutes mes demandes ultérieures. Il va sans dire qu'il ne saurait être question d'abus personnels. Mais comment réfute-t-on l'accusation selon laquelle cet argent a été dépensé pour les besoins du Leninbund ?

7. On pourrait dire que la question d'un fond, quelle que soit son importance en soi, n'a pas de rapport direct avec les divergences en jeu. Mais ce serait un argument superficiel. Ce qui nous préoccupe cette fois, ce n'est pas seulement la ligne principielle du Leninbund, à laquelle j'ai consacré ma première lettre, mais aussi ses méthodes d'organisation. Il n'est pas difficile de montrer que l'un est lié à l'autre. Les préceptes du marxisme supposent d'abord et avant tout une attitude correcte vis-à-vis des masses et de la classe. C'est de là que naît l'exigence de la loyauté révolutionnaire. Nous ne connaissons pas de normes éthiques qui soient au-dessus de la société et des classes. Mais nous connaissons très bien les exigences de la moralité révolutionnaire qui découlent des besoins de la lutte du prolétariat.

Le pire fléau du stalinisme est qu'il achète ses succès au détriment des liens internes de l'avant-garde prolétarienne et, ce faisant, prépare des catastrophes où peut périr quelque chose de plus que la bureaucratie stalinienne.

Mais la déloyauté politique n'est pas un trait spécifique du seul appareil stalinien. Une attitude sectaire à l'égard des masses recèle aussi le désir de jouer les masses et de jouer l'histoire par des routes astucieuses et des machinations qui sont toujours liées avec la violation des exigences de la loyauté révolutionnaire. Des dirigeants politiques qui se préparent à une lutte prolongée pour la conquête de l'avant-garde prolétarienne ne se permettront jamais pareille négligence sur une question qui affecte de façon aussi aiguë la confiance des masses.

Je le répète : Staline n'a pas le monopole de la déloyauté. Zinoviev, qui, à sa façon, a formé toute une école, a travaillé dans le même sens. Maslow et Fischer étaient incontestablement les représentants les plus éminents de cette école. Son caractère essentiel est le cynisme moral ne reculant pas devant la falsification, la déformation des citations, et la calomnie comme méthodes de lutte pour l'influence sur les masses. La bureaucratie de l'I.C. a été profondément corrompue par de telles méthodes. L'Oppositîon doit mener une lutte irréconciliable contre eux, surtout dans nos rangs.

En écrivant cela, je ne veux pas du tout dire que les gens qui sont passés par l'école Zinoviev sont pour cette raison à jamais condamnés. Bien sûr il n'en est rien. On peut passer d'une ligne sectaire et aventuriste (ou semi-sectaire et semi-aventuriste) à une ligne marxiste et prolétarienne. La question est tranchée par la justesse de la ligne, celle des perspectives, celle des méthodes révolutionnaires. La propagande morale abstraite isolée de la politique est simplement absurde – pour ne pas dire stupide. Mais on peut et on doit exiger que méthodes et procédés soient en accord avec l'objectif. Et nous l'exigeons.

8. La question du fond n'a pas seulement l'importance principielle indiquée plus haut, mais aussi une importance pratique. Jamais, dans toute l'histoire de la lutte révolutionnaire (si on ne prend pas en compte la Chine), les révolutionnaires n'ont été placées dans des conditions aussi graves que celles où se trouvent aujourd'hui les Oppositionnels dans la république soviétique. L'importance de leur isolement et de leur dénuement matériel défie la description. Rien de semblable n'est arrivé, ni ne pouvait arriver sous le tsarisme. C'est aussi l'une des raisons – et pas la moindre – de l'épidémie de capitulations.

L'un des moyens nécessaires pour lutter contre la bureaucratie stalinienne, aujourd'hui précisément, est le soutien matériel des Oppositionnels persécutés. C'est la responsabilité directe de l'Opposition internationale. Mais dans l'intervalle, l'épisode de l'"Aide-Trotsky" nous a barré cette route. Nous n'avons plus l'occasion d'en appeler aux ouvriers dont la confiance là-dessus a été déjà abusée. Peut-on songer à tolérer plus longtemps semblable situation ?

9. Votre lettre décrit l'affaire comme si vous vouliez ma coopération et si je vous la refusais. On a déjà démontré que c'est le contraire qui est vrai. Les circonstances qui ont provoqué votre récente réponse, en particulier, peuvent en servir de preuve. Sur les questions qu'elle soulève, je vous ai écrit plus d'une fois. Le 13 Juin, j'insistais sur une rencontre le plus tôt possible. Vous avez répondu que vous étiez d'accord. Mais en même temps – comme bien d'autres fois – votre promesse ne signifiait pas le moins du monde que vous aviez réellement l'intention de prendre des initiatives pour la tenir. Vous avez complètement et simplement gardé le silence. Vous n'avez pas répondu aux questions de ma lettre. Presque trois mois ont passé et, ce n'est qu'après que j'aie envoyé à d'autres groupes copie de la lettre que je vous avais adressée que vous répondez à la lettre que j'analyse ici.

10. A votre polémique de principe sur Thermidor et la nature de l'Etat soviétique, que vous avez fait passer dans la presse, je réponds par une brochure qui devrait être prochainement publiée en plusieurs langues. Les problèmes ne sont pas de ceux qu'on peut régler avec des réserves. Toute l'Opposition internationale doit étudier, réfléchir et discuter ces questions avec la latitude nécessaire. Toute cellule de l'Opposition, ayant en mains les documents et le matériel nécessaire, doit prendre une part directe à cette discussion. C'est là un exigence élémentaire avec laquelle, je l'espère, vous n'avez aucun désaccord de principe, et à laquelle, je l'espère (et c'est le plus important), vous ne vous opposerez pas en pratique.

11. Je ne vais qu'ajouter quelques remarques supplémentaires sur les questions programmatiques.

Ma brochure était écrite quand j'ai reçu votre dernière lettre et quand a paru le récent article théorique dans "Die Fahne des Kommunismus". L'un et l'autre servent, mieux que tout, de preuve que le ton que j'ai adopté dans la brochure était trop "conciliant". Après avoir fait un demi-pas en arrière, la rédaction a entrepris une "extension" théorique de la question et une déformation ouverte de la théorie marxiste de l'Etat que Lénine a défendue contre cette déformation. Vous voulez faire croire que l'Etat russe sous Kerensky[9] n'était pas un Etat bourgeois mais un Etat bourgeois-impérialiste et que la république soviétique sous Staline n'est pas un Etat prolétarien ni un Etat bourgeois. C'est ahurissant d'un bout à l'autre et je m'interroge, plein d'inquiétude : où cette ligne va-t-elle vous conduire si vous persistez dans l'avenir.

12. En proposant à l'Opposition russe un programme de libertés démocratiques avec l'objectif de transformer l'Opposition russe en un parti politique indépendant, vous ajoutez: "Ce mot d'ordre n'a rien de commun avec celui d'une seconde révolution". Ces mots frappants que vous répétez deux fois attestent que vous ne cherchez pas à faire coïncider vos objectifs. Si vous considérez que le parti communiste est sans espoir, si vous renoncez à gagner son noyau prolétarien (et le gagner, c'est gagner le parti), si vous mettez sur pied contre le P.C. soviétique un second parti sous le couvert d'appels à la démocratie, cela signifie déclencher une lutte pour le pouvoir, non seulement en dehors du parti, mais contre lui. Sur quelle autre voie pouvez-vous combattre que celle d'une seconde révolution ? Ou pensez-vous qu'il puisse exister un parti indépendant qui ne lutte pas pour le pouvoir dans l'Etat ? Qu'est-ce que cela signifie ? Quel est l'objectif ? Il n'y en a pas, camarades. Vous n'avez pas réfléchi à fond à ce problème. C'est précisément pourquoi vous avez une telle passion pour les réserves et les équivoques.

13. Votre lettre affirme, de façon inattendue, comme en passant, que vous considérez comme "malheureuse" l'analogie avec Thermidor. J'admets qu'il m'est difficile de seulement comprendre pareille attitude d'ignorants à l'égard d'idées étrangères et de nos idées. L'Opposition russe a utilisé l'analogie de Thermidor depuis cinq années bientôt.L'école de Boukharine a argumenté sur le caractère "inadmissible" de cette analogie. Nous lui avons expliqué en réponse que rejeter l'analogie historique signifierait rejeter l'utilisation de l'expérience historique en général. Dans nombre de documents, nous avons défini avec une clarté et une précision absolues ce qu'était pour nous le contenu réel de cette analogie. L'idée d'un Thermidor soviétique est passée dans l'usage international. Vous mêmes l'avez utilisée des dizaines de fois, bien qu'à mauvais escient. Et maintenant que vous êtes allés de vous-mêmes dans une impasse idéologique, vous déclarez de façon inattendue que l'analogie elle-même est "malheureuse". Peut-on aller plus loin et descendre plus bas dans la confusion ?

J'ajouterai encore que Radek, qui a parlé et écrit des centaines de fois sur Thermidor en 1926-1927, a ressenti de façon inattendue des doutes sur cette analogie en 1928. Je lui ai répondu par un document spécial dans lequel j'expliquais une fois de plus le sens de l'analogie avec Thermidor. Vous avez ce document. Vous avez même promis de le publier. Vous avez fait une déclaration en ce sens dans Volkswille. Vous m'avez envoyé le numéro de Volkswille avec cette annonce soulignée à l'encre bleue. Néammoins, bien que vous l'ayez, ce document contre Radek n'a pas été publié. En revanche, le long document de Radek contre moi a été publié.

Sur l'essence de la question de Thermidor, c'est-à-dire la question de savoir si l'analogie avec Thermidor est heureuse ou malheureuse, je préfère en parler dans la presse.

14. En conclusion, J'aimerais attirer votre attention sur un état de choses qui a une signification décisive.

Dans vos publications, vous écrivez sur l'U.R.S.S., l'Internationale communiste et le parti communiste allemand, comme s'ils étaient totalement étrangers à vos préoccupations. Vous partez du fait que la république soviétique a été irrémédiablement détruite, que l'I.C. et avec elle le P.C. allemand ont péri, que toutes les organisations de l'Opposition ne vont pas assez loin et que vous seuls devez tout reconstruire. Vous ne l'exprimez pas toujours : parfois, sous l'influence des critiques, surtout, vous spécifiez même le contraire. Mais c'est précisément là le fondement de votre attitude.

C'est un fondement sectaire. Il peut détruire le Leninbund.

Personne ne peut dire d'avance quel type de formes organisationnelles prendra le développement ultérieur de l'I.C. et de ses différents partis, quel type de scissions, de blocs, etc. il y aura, c'est-à-dire par quel genre de routes concrètes les noyaux prolétariens des partis communistes s'affranchiront de la bureaucratie centriste et établiront la ligne juste, un régime sain, et la direction adéquate. Mais une chose est claire : pour le Leninbund, tourner le dos au parti communiste est plus dangereux encore que pour le parti communiste de tourner le dos aux syndicats. Pensez que vous pouvez simplement pousser de côté le parti communiste, en vous opposant à lui en tant qu'alternative, etc., c'est, pour le futur prévisible, de l'utopie la plus pure.

En premier lieu, il faut lutter pour que le noyau prolétarien du parti, en particulier les jeunes ouvriers qui, du fait des appels criminels et aventuristes de Thäelmann, sont allés dans les rues le 1er mai, ont construit des barricades et affronté la mort – il faut que ces éléments prolétariens vous fassent confiance, aient envie de vous écouter et comprennent ce que vous voulez. Et pour cela, il faut qu'ils soient en fait bien convaincus que vous ne leur êtes pas étrangers. Tout votre ton doit être différent. La lutte contre le centrisme et l'aventurisme ne doit pas être atténuée d'un iota. Elle doit être totalement irréconciliable. Mais vis-à-vis des masses du parti et des millions d'ouvriers qui le suivent, c'est une affaire toute autre. Il faut trouver le cours juste.

Quand la police a frappé "Die Rote Fahne", il fallait, sans dissimuler les désaccords, prendre sa défense avec une indomptable énergie, ne pas s'arrêter de peur qu'on ferme Volkswille, mais affronter consciemment ce danger. Au lieu de cela, la rédaction de Volkswille a imprimé une déclaration dont l'esprit était que, puisque "Die Rote Fahne" était fermé par la police, Volkswille grâce à Dieu, était désormais le seul journal communiste. Je ne peux qualifier cette attitude autrement que de scandaleuse. Elle est la preuve d'une attitude fausse à l'égard du parti et d'une totale absence de sentiment révolutionnaire.

15. Votre appel à défendre l'U.R.S.S. a absolument le même caractère. Vous ne comprenez pas la signification internationale de cette question. Vos appels sont forcés et laborieux. Ils sont calculés non pour dresser les ouvriers pour la défense de l'U.R.S.S. mais pour ne pas offenser les korschistes "sympathisants".

16. En Belgique et en Amérique où le parti communiste officiel est très faible et l'Opposition relativement forte, les organisations de l'Opposition peuvent avoir une politique totalement indépendante du parti officiel, c'est-à-dire peuvent en appeler aux masses par-dessus la tête du parti officiel chaque fois que c'est praticable. En Allemagne, c'est une tout autre affaire, et dans une large mesure également en France. Il y a dans ces pays un rapport de forces très différent. L'Opposition se compte centaines ou en milliers, les partis officiels en centaines de milliers.

Il faut garder cela à l'esprit pour élaborer notre politique.

Vous pensez que l'opposition russe a besoin de mots d'ordre "démocratiques" pour se transformer plus vite en un parti. Mais je pense au contraire que vous avez besoin de quitter cette armure trop lourde de parti et de revenir au statut de fraction. Volkswille sous sa forme actuelle n'a pas d'avenir. Il est plein aux trois quarts de matériaux pour un quotidien qu'il ne remplace pas, naturellement. Ce dont vous avez surtout besoin, c'est d'un bon hebdomadaire fabriqué avec sérieux qui soit capable d'éduquer des cadres révolutionnaires marxistes. Le problème du quotidien ne pourra se poser qu'à l'étape suivante.

Quelques conclusions :

1. Est-ce que je considère la conduite de la direction du Leninbund comme une scission ? Non. Mais j'y vois le danger d'une scission. Il me semble en outre que certains camarades de la direction du Leninbund mènent une politique systématique pour une scission.

2. Non seulement je n'ai pas l'intention de les y aider, mais au contraire je crois qu'il est nécessaire, par tous les moyens, d'éviter une scission qui porterait un rude coup à l'opposition internationale et signifierait pour le Leninbund la perspective d'une dégénérescence nationale et sectaire.

3. Comment s'opposer à ce danger ? Par un large débat public et une discussion honnête. Sans précipitation. Sans chercher à jouer l'autre.

4. Il faut reconnaître ouvertement que, même à l'intérieur de la direction du Leninbund, il existe une minorité qui, sur les questions en discussion, a le même point de vue que l'Opposition russe, et pas celui du camarade Urbahns et de ses compagnons d'idées. La minorité doit avoir la possibilité d'exprimer son point de vue sur les questions en discussion dans les pages de "Die Fahne des Kommunismus".

5. L'Opposition internationale doit prendre part à la discussion de ces problèmes. Les publications du Leninbund doivent honnêtement porter la voix de l'Opposition internationale à l'attention de leur organisation.

Seule une discussion accompagné de garanties minimales de démocratie de parti, peut éviter le danger d'une scission dans le Leninbund et de la scission du Leninbund avec les groupes les plus importants de l'Opposition internationale.

Je suis pour ma part prêt à contribuer par tous les moyens possibles, à surmonter de façon pacifique et amicale les dîvergences.

C'est ce but et aucun autre que poursuit précisément cette lettre.

L. Trotski

  1. Une lettre de Solntsev à Trotsky confirme que le camarade russe qui s'était occupé de l'Allemagne après lui avait pratiquement abandonné le Leninbund pour n'entretenir de rapports qu'avec l'Opposîtion de Wedding, ce que Solntsev lui-même tenait pour une erreur grave.
  2. Les partisans du "centralisme démocratique" ou "décistes" se retrouvaient engagés sur la voie d'un "nouveau parti" et d'une nouvelle analyse de l'U.R.S.S.
  3. Les Oppositionnels russes qui avaient été envoyés à l'étranger avaient en fait été exilés dans des fonctions hors d'URSS pour les couper de leur milieu et affaiblir l'Opposition elle-même en la dispersant.
  4. L'organe du Leninbund avait publié notamment des lettres du groupe Treint, généralement critiques de Trotsky.
  5. Ce commentaire était destiné à la présentation de "Nouvelle Etape" qui paraissait en allemand, un an environ après sa rédaction.
  6. Frank était accusé par les dirigeants du Leninbund de "mal informer" Trotsky et de "déformer" leurs positions.
  7. Die Fahne des Kommunismus avait notamment publié dans cinq numéros après le nº 26 du 19 juillet un très long article de Radek intitulé "Une Alliance contre le bolchevisme et le Léninisme", dirigé contre Trotsky et l'Opposition, dont il expliquait que... Staline allait le faire publier.
  8. Le 17 février 1929 s'était tenue à Aix la Chapelle une conférence internationale qui réunissait différentes formations de gauche : le Leninbund, l'Opposition belge, le groupe de Contre le Courant , le N*A Se néorlamdaise. Il avait été décidé de fonder une "Aide-Trotsky" – Trotsky Hilfe – destinée aux déportés et emprisonnés russes et un comité provisoire avait été formé, sous la présidence d'Urbahns, comprenant notamment Paz, Sneevliet, Van Overstraeten. Mais il semble bien que les déportés russes n'avaient jamais rien reçu et que l'argent avait été entièrement dépensé pour les besoins du Léninbund.
  9. Kerensky (1881-1970) avait dirigé le dernier "gouvernement provisoire" avant d'être renversé par l'insurrection d'Octobre.