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Lettre à l'institut historique du parti
À propos de la falsification de l'histoire de la révolution d'octobre, de l'histoire de la révolution et de l'histoire du parti.
Chers camarades,
Vous m'avez envoyé d'amples feuillets d'enquête sur mon rôle dans la Révolution d'Octobre en me demandant de répondre aux questions posées.
Je ne crois pas pouvoir ajouter beaucoup à ce qui a été déjà publié dans maints documents, discours, articles et livres de toutes sortes, notamment dans les miens. Mais je me permets de vous demander quel sens il peut y avoir à m'interroger sur ma participation à la Révolution quand la totalité de l'appareil officiel, y compris le vôtre, s'emploie à dissimuler, à faire disparaître, ou tout au moins à dénaturer toutes les traces de cette participation.
Des dizaines, des centaines de camarades m'ont déjà demandé bien souvent pourquoi je me tais, pourquoi je persiste à me taire au lieu de répondre aux falsifications absolument criantes de l'histoire de la Révolution et de l'histoire de notre Parti, dirigées contre moi.
Je n'ai nullement l'intention de réfuter à fond ici ces falsifications ; il y faudrait plusieurs volumes. Mais, en réponse à vos questions, permettez-moi de signaler une dizaine d'exemples de la déformation consciente et malveillante à laquelle on se livre en ce moment sur toute la ligne pour présenter les événements d'hier, déformation que l'on consacre par l’autorité de toutes espèces d'institutions, que l'on introduit même dans les manuels scolaires.
La guerre et mon arrivée à Pétrograd (Mai 1917)[modifier le wikicode]
1. — Je suis arrivé à Petrograd, sortant de captivité au Canada, au début de mai, deux jours après l'entrée des mencheviks et des socialistes- révolutionnaires dans le gouvernement de coalition.
Les organes de l'Institut historique du Parti, comme beaucoup d'autres d'ailleurs, cherchent, après coup, à représenter mon action pendant la guerre comme proche du social-patriotisme. Et l'on oublie en l'occurrence que mes travaux du temps de guerre (la Guerre et la Révolution) ont fait l'objet de multiples éditions du vivant de Lénine, qu'ils ont été enseignés dans les écoles du Parti et publiés en langues étrangères par l'Internationale communiste.
Au sujet de mon attitude pendant la guerre, on essaie de tromper la génération nouvelle qui ignore que la lutte révolutionnaire internationale contre la guerre m'a valu d'être, dès la fin de 1914,
condamné par contumace en Allemagne à l'emprisonnement (pour mon livre en allemand : la Guerre et l'Internationale), expulsé de France où je militais avec les futurs fondateurs du Parti communiste, arrêté en Espagne où j'étais entré en relation avec les futurs communistes, expulsé d'Espagne aux États-Unis. La génération nouvelle ignore également que j'ai mené une action révolutionnaire internationaliste à New-York, et que j'ai pris part avec les bolcheviks à la rédaction du Novy Mir où j'ai donné une analyse léniniste des premières étapes de la Révolution de Février. Revenant d'Amérique en Russie, j'ai été débarqué par les autorités britanniques ; j'ai passé un mois dans un camp de concentration, au Canada, avec six ou huit cents matelots allemands que j'ai gagnés à Liebknecht et à Lénine (beaucoup d'entre eux ont pris part ensuite à la guerre civile en Allemagne et, jusqu'à ce jour, je reçois des lettres d'eux).
2. — À propos de l'information anglaise sur les causes de mon arrestation au Canada, la Pravda de Lénine écrivait :
« Note de la Rédaction : Peut-on ajouter foi un instant à l'information reçue par le gouvernement anglais et suivant laquelle Trotsky, ancien président du Conseil des députés ouvriers de Pétersbourg en 1905 — révolutionnaire qui, désintéressé, a consacré des dizaines d'années de sa vie, aurait un rapport quelconque avec un plan du « gouvernement allemand » ? C'est vraiment une calomnie ouverte, inouïe, cynique contre un révolutionnaire ! » (Pravda, N° 34, 16 Avril 1917.)
Que ces paroles sonnent bien à présent, au moment où l'on couvre l'Opposition des plus infâmes calomnies qui ne se distinguent en rien des calomnies lancées en 1917 contre les bolcheviks !
3. — Dans les notes qui figurent au XIVe volume des Œuvres de Lénine,
paru en 1921, il est dit :
« Dès le début de la guerre impérialiste, Trotsky a occupé une position ne1ement internationaliste » (p. 482.)
Des mentions de ce genre, et plus catégoriques encore, on pourrait en citer à profusion. Les critiques de tous les journaux du Parti — russes et étrangers — ont indiqué des dizaines et des centaines de fois au sujet de mon livre : la Guerre et la Révolution, qu'en examinant l'ensemble de mon action pendant la guerre, il est nécessaire de reconnaître et de comprendre que mes divergences avec Lénine avaient un caractère secondaire, que la ligne essentielle était révolutionnaire, qu'elle me rapprochait constamment du bolchevisme non pas seulement par des paroles, mais par des actes.
Quant à mes détracteurs actuels, je me garderai bien de fouiller leur biographie politique, surtout leur action pendant la guerre.
4. — On cherche après coup à s'appuyer sur certaines observations politiques plutôt acerbes de Lénine contre moi, notamment pendant la guerre. Lénine ne tolérait ni réticences, ni obscurités. Il avait raison de revenir deux fois et trois fois à la charge, lorsque la pensée politique lui paraissait incomplètement exprimée ou équivoque. Mais lorsqu'on polémise, les coups qu'on peut porter à tout moment sont une chose, et l'appréciation de l'ensemble d'une politique en est une autre.
En 1918 ou en 1919, un certain R... publia, en Amérique, un recueil des articles de Lénine et de moi-même, écrits pendant la guerre, notamment ceux que j'écrivis alors sur la question controversée des États-Unis d'Europe. Quelle fut l'attitude de Lénine ? Il écrivit :
« Le camarade américain R... qui a publié un gros volume renfermant nombre d'articles de Trotsky et de moi, donnant ainsi un aperçu de l'histoire de la Révolution russe, a parfaitement raison. » (Œuvres de Lénine, t. XVII, p. 96.)
5. — Je ne parlerai pas de l'attitude de la plupart de mes détracteurs actuels au début de la Révolution de Février.
Sous ce rapport, on pourrait raconter pas mal de choses intéressantes au sujet des Skvortsov-Stépanov, des Yaroslavsky et de beaucoup d'autres. Je me bornerai à dire quelques mots du camarade Melnitchansky qui, dans la presse, a cherché à faire de faux témoignages sur mon attitude en Mai et Juin 1917.
En Amérique, tout le monde connaissait Melnitchansky comme menchévik. Dans la lutte que bolcheviks et internationalistes- révolutionnaires soutinrent contre le social-patriotisme et le centrisme, Melnitchansky ne prit aucune part.
Dans toutes les questions de ce genre, il garda le silence. Il persista même dans cette attitude pendant son internement dans le camp de concentration canadien où, tout à fait par hasard (comme beaucoup d'autres, d'ailleurs), il fut enfermé avec Tchoudnovsky et moi. Jamais nous ne mîmes Melnitchansky au courant des plans que nous faisions, Tchoudnovsky et moi, pour notre action ultérieure. Mais obligés de vivre côte à côte dans le même campement, nous décidâmes avec Tchoudnovsky de lui demander à brûle-pourpoint si, une fois en Russie, il travaillerait avec les menchéviks ou avec les bolcheviks. Il faut dire, à l'honneur de Melnitchansky, qu'il nous répondit :
« Avec les bolcheviks ». Ce n'est qu'après cette réponse que nous parlâmes à Melnitchansky comme à un camarade d'idées.
Relisez ce que Melnitchansky a écrit à ce sujet, en 1924 et 1925. Tous ceux qui ont observé Melnitchansky en Amérique ne peuvent, en l'occurrence, que hausser les épaules. Mais à quoi bon parler de l'Amérique ? Il suffit d'écouter n'importe quel discours de Melnitchansky pour reconnaître en lui le fonctionnaire opportuniste auquel le purcellisme est plus familier que le léninisme.
6. — À l'arrivée de notre groupe à Petrograd, nous fûmes reçus à la gare de Finlande, au nom du Comité Central du Parti bolchevik, par Féodorov, membre du C. C. Dans son allocution, il posa ouvertement la question des étapes futures de la Révolution : la dictature du prolétariat et la voie socialiste du développement. Je soulignai mon accord entier avec cette manière de formuler les tâches de la Révolution. Plus tard, Féodorov m'a raconté que le point le plus important de son discours avait été formulé en accord avec Lénine, ou plus précisément à la demande de Lénine, qui, cela va sans dire, considérait cette question comme la plus décisive pour la possibilité d'une collaboration.
7. — Je ne suis pas entré aussitôt après mon arrivée du Canada dans l'organisation des bolcheviks. Pourquoi ? Était-ce parce qu'il existait des désaccords entre nous ? Aujourd'hui, on cherche à en fabriquer. Mais ceux qui faisaient partie, en 1917, du noyau central des bolcheviks savent que, dès le premier jour, pas la moindre allusion ne fut faite à aucun de mes désaccords avec Lénine.
En arrivant à Petrograd, ou plutôt dès ma descente du train à la gare de Finlande, j'appris par les camarades venus à ma rencontre qu'il existait, à Petrograd, une organisation d'internationalistes-révolutionnaires (désignée sous le nom d'organisation « inter-arrondissements ») qui retardait la fusion avec les bolcheviks. En fait, plusieurs des dirigeants de cette organisation faisaient dépendre le règlement de cette question de mon arrivée. Ouritsky, A. Ioffe, Lounatcharsky, Iouréniev, Karakhan, Vladimirov, Manouilsky, Pozern et Litkens participaient, entre autres, à cette organisation qui englobait environ 3.000 ouvriers de Petrograd.
Dans les notes du XIVe volume des Œuvres de Lénine, cette organisation est caractérisée de la façon suivante :
« Vis-à-vis de la guerre, les membres de « l'inter-arrondissements » adoptaient le point de vue internationaliste et, par leur tactique, étaient proches des bolcheviks » (p. 488-489.)
Dès les premiers jours de mon arrivée, je déclarai tout d'abord à Kamenev, puis à la rédaction de la Pravda[1] en présence de Lénine, de Zinoviev et de Kamenev, que j'étais prêt à entrer tout de suite dans l'organisation des bolcheviks, étant donnée l'absence de toute espèce de désaccord, mais qu'il était nécessaire de régler la question d'amener aussitôt que possible l'inter-arrondissements au Parti. Il me souvient qu'à ce moment quelqu'un me demanda comment, selon moi, la fusion pourrait s'opérer (il s'agissait de savoir qui, des « inter- arrondissementiers » entrerait à la rédaction de la Pravda, au Comité Central et ainsi de suite). Je répondis que cette question n'avait pour moi aucune importance politique, dès l'instant qu'il n'y avait pas de désaccords entre nous.
Dans l'inter-arrondissements se trouvaient des éléments qui retardaient la fusion par les conditions qu'ils posaient.
Comme toujours en semblable circonstance, d'anciens griefs, de la méfiance, etc., s'étaient accumulés entre le Comité de Petrograd du Parti et l'inter-arrondissements. C'est cela, et uniquement cela, qui retarda la fusion.
8. — Le camarade Raskolnikov a, dans ces derniers temps, noirci pas mal de papier pour opposer ma ligne à celle de Lénine en 1917. Il serait par trop fastidieux d'en reproduire des citations puisque, après tout, elles ne se distinguent pas des autres falsifications de ce genre.
Mais il n'est peut-être pas inutile de rapporter les paroles que ce même Raskolnikov a écrites précédemment sur cette même période :
« Les échos des désaccords de la période d'avant-guerre avaient complètement disparu. Entre la tactique de Lénine et celle de Trotsky, il n'existait pas de différence. Ce rapprochement, déjà esquissé pendant la guerre, se précisa très ne1ement dès le retour de Léon Davidovitch (Trotsky) en Russie. Après ses premiers discours, nous tous, vieux léninistes, avions senti qu'il était nôtre. » (Dans les prisons de Kérensky, Prolétarskaïa Révolioutsia, N° 10-22, 1923, pp. 150-152).
Ces paroles n'ont pas été écrites pour démontrer ni démentir quoi que ce soit, mais pour raconter simplement comment les choses se sont passées. Par la suite, Raskolnikov a montré qu'il sait également raconter ce qui n'a jamais existé. Lors de la réédition de ses articles, publiés par la Section historique du Parti, Raskolnikov en a retranché soigneusement la relation de ce qui s'était passé pour y substituer des choses inventées.
Sans doute ne devrait-on pas s'arrêter au camarade Raskolnikov, mais l'exemple est par trop frappant.
Dans la critique du IIIe volume de mes œuvres (Krassnaïa Nov, N° 7-8, 1924, pp. 395-401), Raskolnikov demande :
« Quelle était, en 1917, la position du camarade Trotsky lui-même ? »
Et il répond :
« Trotsky se considérait encore comme membre du même Parti que les menchéviks Tsérételli et Skobelev. »
Et, plus loin :
« Le camarade Trotsky n'avait pas encore précisé son attitude au regard du bolchevisme et du menchevisme. À ce moment, Trotsky lui-même occupait une position vacillante, incertaine, intermédiaire. »
Vous vous demanderez comment on peut concilier ces déclarations véritablement impudentes avec les écrits du même Raskolnikov rapportés plus haut, à savoir que « les échos des désaccords de la période d'avant-guerre avaient complètement disparu ». Si Trotsky n'avait pas précisé son attitude au regard du bolchévisme et du menchevisme, comment se fait-il que « nous tous, vieux léninistes, avions senti qu'il était nôtre » ?
Ce n'est pas tout. Dans un article du même Raskolnikov, paru en 1923, dans Prolétarsktzïa Révolioutsia, N° 5, pp. 71-72, sous le titre : les Journées de Juillet, il est dit :
« Léon Davidovitch (Trotsky) n'appartenait pas encore formellement à notre Parti, mais en réalité, dès son retour d'Amérique, il travailla constamment dans son sein. En tout cas, après son premier discours au Soviet, nous le regardions tous comme un des chefs de notre Parti. »
Il semble que c'est assez clair, et qu'il soit difficile d'en tirer une autre interprétation. Mais que faire ? À chaque jour suffit sa peine. Et quelle « peine » ! Une haine systématiquement organisée, appuyée par des ordres et des circulaires.
Afin que la conduite de Raskolnikov, — qui, d'ailleurs, caractérise non sa personne, mais tout un système de direction et d'éducation, — nous apparaisse dans toute sa beauté, on est obligé de faire une citation plus complète de son article :
Dans les prisons de Kérensky. Voici ce qu'il y est dit :
« Trotsky professait un immense respect pour Vladimir Ilitch. Il le plaçait plus haut que tous les contemporains qu'il lui avait été donné de rencontrer en Russie et à l'étranger. Dans la façon dont Trotsky parlait de Lénine, on sentait l'a1achement du disciple. A ce montent, Lénine comptait trente années d'action militante au service du prolétariat, et Trotsky vingt années. Les traces des désaccords de la période d'avant- guerre avaient complètement disparu. Entre la tactique de Lénine et celle de Trotsky, il n'y avait pas de différence.
« Ce rapprochement, déjà esquissé pendant la guerre, s'était ne1ement précisé dès le retour de Léon Davidovitch en Russie. Aussitôt après ses premiers discours, nous tous, vieux léninistes, avions senti qu'il était nôtre. »
Il va sans dire que le témoignage de Raskolnikov sur l'attitude de Trotsky envers Lénine ne l'empêche nullement de produire une « lettre de Trotsky à Tchkheïdzé » pour édifier les jeunes membres du Parti.
Il faut ajouter qu'en raison de son travail, Raskolnikov me vit fréquemment dans le courant de l'été 1917, m'amena à Cronstadt, me demanda plusieurs fois des conseils, eut de nombreuses conversations avec moi, en prison et ailleurs.
Sous ce rapport, ses souvenirs sont un précieux témoignage, tandis que ses rectifications ultérieures ne sont pas autre chose que le produit d'un travail de falsification exécuté sur commande.
Avant de quitter Raskolnikov, écoutons-le nous décrire dans ses souvenirs la lecture du réquisitoire d'Ermolenko, entre autres au sujet de l'or allemand :
« Pendant la lecture du réquisitoire, nous lancions de temps à autre des observations ironiques ; mais lorsque la voix impassible du juge d'instruction arriva au nom, cher entre tous, du camarade Lénine, Trotsky ne put se retenir, il frappa du poing sur la table, se dressa de toute sa taille, et déclara avec indignation qu'il refusait d'entendre ces allégations lâches et mensongères. Ne pouvant contenir notre révolte en face d'une falsification évidente, tous, sans exception, nous appuyâmes chaudement le camarade Trotsky. »
La révolte en face d'une « falsification évidente » est un sentiment bien naturel. Mais tout en méprisant les menues falsifications de Raskolnikov lui-même (assez évidentes elles aussi), la question se pose : « Quelle est l'attitude du Raskolnikov d'aujourd'hui, qui a passé par l'école stalinienne, à l'égard de la récente invention d'Ermolenko, au sujet de l'officier de Wrangel et du complot contre-révolutionnaire?
Mai-Octobre 1917[modifier le wikicode]
9. — Plusieurs documents émanant des bolcheviks ont été, en Mai, Juin et Juillet 1917, écrits par moi ou sous ma dictée. Et notamment la déclaration de la fraction bolchévique au Congrès des Soviets sur l'offensive militaire en préparation (1er Congrès des Soviets), la lettre du Comité Central du Parti au Comité Central Exécutif dans les journées de la démonstration de Juillet, etc. Je suis tombé plusieurs fois sur certaines résolutions bolchéviques d'alors dont je suis l'auteur ou à la rédaction desquelles j'ai participé. Dans les discours que j'ai prononcés dans tous les meetings, tous les camarades savent que je me suis constamment identifié aux bolcheviks.
10. — Récemment, je ne sais quel « historien marxiste » nouveau genre s'est efforcé de découvrir des désaccords entre Lénine et moi au sujet des journées de Juillet. C'est à qui apportera son obole afin qu'elle lui soit rendue au centuple !
Il faut vaincre le dégoût pour réfuter de telles falsifications. Je ne m'appuierai pas sur des souvenirs, je me bornerai à faire appel aux documents. Dans ma déclaration adressée au Gouvernement Provisoire, j'écrivais :
« 1. Je partage la position de principe de Lénine, de Zinoviev et de Kamenev. Je l'ai développée, dans le Vpiérod, et de façon générale dans tous mes discours publics.
« 3. Le fait que je ne collabore pas à la Pravda et que je n'adhère pas à l'organisation bolchévique s'explique, non par des désaccords politiques, mais par notre activité politique passée qui, aujourd’hui, a perdu toute
importance. » (Trotsky, Œuvres complètes, IIIe vol., Ier partie, pp. 165- 166.)
11. — À la suite des journées de Juillet, le Bureau socialiste- révolutionnaire-menchévik du Comité Central Exécutif, convoqua une session de ce dernier. La fraction bolchévique de la session me désigna comme rapporteur sur la situation actuelle et les tâches du Parti. Cela se passait avant l'unification formelle, et malgré le fait que Staline notamment se trouvait à Petrograd. Les « historiens marxistes » de la nouvelle école n'existaient pas encore, et les bolcheviks qui s'étaient réunis là-bas approuvèrent à l'unanimité les idées essentielles de mon rapport sur les journées de Juillet et sur les tâches du Parti. On en trouve les souvenirs dans la presse, et, en particulier, dans les souvenirs de N.-I. Mouralov .[2]
12. — On sait que Lénine ne péchait pas par excès de confiance envers les individus lorsqu'il s'agissait des idées ou de l'attitude politique à observer dans des conditions difficiles, et que, notamment, il était loin d'être tendre pour les révolutionnaires qui, dans la période précédente, s'étaient trouvés en dehors du Parti bolchevik. Ce furent précisément les journées de Juillet qui brisèrent les derniers vestiges des anciennes barrières. Dans sa lettre au Comité Central au sujet de la liste des candidats bolcheviks à l'Assemblée Constituante, Vladimir Ilitch écrivait :
« Il est tout à fait inadmissible qu'il y ait un nombre aussi excessif de candidats pris parmi les personnes peu éprouvées ayant adhéré tout récemment à notre Parti (dans le genre de J. Larine) ... Il est nécessaire de réviser la liste d'urgence et de la rectifier...
Il va de soi que... personne ne songerait à discuter une Candidature comme celle de L. D. Trotsky par exemple, puisque,
1° dès son arrivée, Trotsky a eu une attitude internationaliste ;
2° qu'il a comba1u parmi les membres de l'inter-arrondissements pour la fusion ;
3° que, dans les graves journées de Juillet, il s'est montré à la hauteur de sa tâche et partisan dévoué du parti du prolétariat révolutionnaire. Il est clair qu'on ne peut pas en dire autant d'une quantité de membres frais émoulus du Parti qui figurent sur la liste... » (Le premier Comité bolchevik légal de Petrograd en 1917, Section Historique du Parti, Leningrad, p. 305-306.)
13. — La question de notre attitude à l'égard du Pré parlement fut discutée en l'absence de Lénine. Je pris la parole en qualité de rapporteur des bolcheviks boycottistes. On sait que la majorité de la fraction bolchévique de l'Assemblée démocratique de Moscou se prononça contre le boycottage. Lénine appuya résolument la minorité. Voici ce qu'il écrivit à ce sujet au Comité Central :
« Il faut boyco1er le Pré parlement. Il faut entrer au Soviet des députés ouvriers, soldats et paysans, entrer dans les syndicats et, en général, aller aux masses. Il faut les appeler à la lutte. Il faut leur donner un mot d'ordre clair et juste, chasser la bande bonapartiste de Kérensky avec son simili Pré parlement, de ce1e Douma Tsérétello-Boulyguienne. Même après l'affaire Kornilov, les menchéviks et les socialistes- révolutionnaires n'ont pas accepté notre compromis de reme1re pacifiquement le pouvoir aux Soviets (dans lesquels nous n'avions pas encore la majorité) ; de nouveau, ils ont roulé dans le marais des dégoûtantes et viles combinaisons avec les cadets. À bas les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires ! Comba1ons-les implacablement. Chassons-les impitoyablement de toutes les organisations révolutionnaires, pas de pourparlers, pas de relations avec ces amis de Kichkine, des propriétaires fonciers kornilovistes et des capitalistes.
Samedi, 23 septembre.
« Trotsky a été pour le boyco1age. Bravo, camarade Trotsky !
Le boycottisme est vaincu dans la fraction des bolcheviks qui se sont rendu à l'Assemblée démocratique. Vive le boyco1age ! » (Proletarskïa Revolioutsia, N° 3, 1924.)
14. — Sur ma participation à la Révolution d'Octobre, il est dit, au XIVe volume des Œuvres de Lénine :
« Lorsque le Soviet de Pétersbourg eut passé aux mains des bolcheviks [Trotsky] en fut élu président et, en ce1e qualité, organisa et dirigea l'insurrection du 25 octobre » (p. 482.)
Que la Section Historique du Parti — ou à défaut de la Section actuelle, la Section future — débrouillent ce qu'il y a là de vrai et de faux. En tout cas, Staline a, ces dernières années, catégoriquement contesté l'exactitude de cette assertion. Et voici ses déclarations :
« Je dois dire que le camarade Trotsky n'a joué et n'a pu jouer aucun rôle particulier dans l'insurrection d'Octobre, qu’en tant que président du Soviet de Petrograd il se bornait à exécuter la volonté des instances intéressées du Parti qui dirigèrent chaque pas du camarade Trotsky. »
Et, plus loin :
« Le camarade Trotsky, homme relativement nouveau pour notre Parti dans la période d'Octobre, n'a joué et n'a pu jouer aucun rôle particulier ni dans le Parti, ni dans l'insurrection d'Octobre. » (I. Staline: A propos du trotskysme. Trotskysme ou léninisme, pp. 68-69.)
Il est vrai qu'en apportant ce témoignage, Staline oublie ce qu'il disait lui-même le 6 Novembre 1918, c'est-à-dire lors du premier anniversaire de la Révolution, lorsque les faits et les événements étaient encore trop frais dans la mémoire de tous. Déjà à ce moment, Staline faisait à mon égard la besogne qu'il a si largement développée présentement. Mais il était alors obligé d'agir avec beaucoup plus de prudence et de dissimulation. Voici ce qu'il écrivait dans la Pravda (no 241) sous le titre :
« Le rôle des militants les plus en vue du Parti. »
« Tout le travail d'organisation pratique de l'insurrection s'effectua sous la direction immédiate de Trotsky, président du Soviet de Petrograd. On peut dire avec certitude qu'en ce qui concerne le rapide passage de la garnison du côté du Soviet, et l'habile organisation du travail du Comité de guerre révolutionnaire, le Parti en est avant tout et surtout redevable au camarade Trotsky. »
Ces mots, à l'époque, n'avaient nullement été écrits en vue d'éloges exagérés — le but de Staline étant au contraire tout autre : il voulait, par son article « prévenir » l'exagération du rôle de Trotsky (c'est pour cela que l'article a été écrit !) — paraissent aujourd'hui tout à fait incroyables, précisément sous la plume de Staline. Mais alors il n'était pas possible de tenir un autre langage ! Il y a longtemps qu'on a dit qu'un homme véridique a cet avantage de ne jamais se contredire, même si sa mémoire lui fait défaut, tandis qu'un homme déloyal, faux et sans scrupules doit toujours se rappeler ce qu’il a dit dans le passé pour ne pas se couvrir de honte.
15. — Avec le concours des Yaroslavsky, Staline s'efforce de fabriquer une nouvelle histoire de l'organisation de la Révolution d'Octobre en s'appuyant sur la création auprès du Comité Central, « d'un centre pratique pour l'organisation et la direction de l'insurrection » dont Trotsky ne faisait pas partie. Or, Lénine non plus ne faisait pas partie de cette Commission. Ce fait à lui seul montre que la Commission ne pouvait avoir qu'une importance secondaire d'organisation. Elle ne joua aucun rôle indépendant. On fabrique actuellement la légende de cette Commission uniquement parce que Staline en fut membre. Cette Commission se composait de « Sverdlov, Staline, Dzerjinsky, Boubnov, Ouritsky».
Quelle que soit la répugnance que l'on éprouve à fouiller des immondices, qu'on me permette, en tant qu'acteur relativement proche et de témoin des événements de cette époque, d'apporter le témoignage suivant :
Il est évident que le rôle de Lénine n'a pas besoin d'être éclairci. À ce moment, je voyais fréquemment Sverdlov, lui demandais conseil, et m'adressais à lui pour avoir des hommes.
Kamenev qui, on le sait, occupait alors une position spéciale — position dont il a reconnu lui-même la fausseté depuis longtemps — prit cependant une part des plus actives aux événements de la Révolution. La nuit décisive du 25 au 26 Octobre, nous l'avons passée, Kamenev et moi, dans le local du Comité de guerre révolutionnaire, à répondre aux demandes téléphoniques et à donner des ordres. Mais, malgré tous mes efforts de mémoire, il m'est littéralement impossible de me dire en quoi précisément consista le rôle de Staline dans cette journée décisive. Pas une fois, je ne me suis adressé à lui, soit pour un conseil, soit pour un appui. Il ne manifesta aucune initiative. Il ne fit pas la moindre proposition personnelle. Et aucun « historien marxiste » de la nouvelle formation n'y pourra rien changer.
Adjonction nécessaire[modifier le wikicode]
Au cours des mois derniers, Staline et Yaroslavsky se sont donné beaucoup de peine pour prouver que le « centre pratique pour
l'organisation et la direction de l'insurrection » créé par le Comité Central et composé de Sverdlov, Staline, Boubnov, Ouritsky et Dzerjinski, a dirigé réellement la Révolution. Staline souligne le fait que Trotsky n'en était pas membre. Mais hélas, grâce à une évidente négligence des historiens staliniens, ou trouve dans la Pravda du 2 Novembre 1927 (c'est-à-dire après que cette lettre-ci a été écrite) un extrait des procès- verbaux du Comité Central du 16-29 Octobre 1927, ceci :
« Le Comité Central organise un centre militaire révolutionnaire composé des camarades Sverdlov, Staline, Boubnov, Ouritsky et Dzerjinski. CE CENTRE EST PARTIE INTÉGRANTE DU COMITÉ RÉVOLUTIONNAIRE DES SOVIETS. »
Le Comité révolutionnaire des Soviets est précisément le Comité militaire révolutionnaire. Il n'existait pas d'autre organe soviétique pour la direction de l'insurrection. Par conséquent, ces cinq camarades, désignés par le Comité Central, devaient compléter le Comité militaire révolutionnaire, dont le président était Trotsky. Il est évident qu'on n'avait pas besoin de désigner Trotsky une seconde fois, puisqu'il était déjà le président de cette organisation. Comme il est difficile de corriger l'histoire après coup ! (11 Novembre 1927).
L'historique de la révolution d'octobre[modifier le wikicode]
À Brest-Litovsk, j'écrivis une brochure sur la Révolution d'Octobre. Ce livre a connu un grand nombre d'éditions dans les langues les plus diverses. Personne ne m'a jamais dit que quelque chose d'important y eut été omis, ni qu'il n'y était question nulle part de l'organe dirigeant principal de l'insurrection, le « centre militaire révolutionnaire », dont les membres étaient Staline et Boubnov. Si je connaissais si mal l'histoire de la Révolution d'Octobre, pourquoi ne m'a-t-on pas avisé de cette erreur ? Pourquoi, alors, au cours des premières années de la Révolution, s'est- on impunément servi de mon livre comme manuel dans toutes les écoles du Parti ?
Il y a plus. Encore en 1922, le Bureau d'organisation du Comité Central estimait que l'histoire de la Révolution d'Octobre m'était suffisamment connue. En voici une confirmation très brève, mais éloquente :
No 14.302.
Moscou, 24 mai 1922.
« Au camarade Trotsky,
« Nous vous communiquons l'extrait que voici du procès-verbal de la séance du Bureau d'organisation du Comité. Central du 22 mai 1922, N° 21 :
« Le camarade Yakovlev est chargé de composer pour le 1er octobre, sous la direction du camarade Trotsky, un manuel de l'histoire de la Révolution d'Octobre.
« Le secrétaire (Section de propagande.)
« Signature. »
Ceci est de Mai 1922. Mon livre sur la Révolution d'Octobre et celui sur 1905 paru avant cette époque en plusieurs éditions, devaient être bien connus du Bureau d'organisation, présidé, alors, déjà par Staline. Pourtant, le Bureau d'organisation croyait nécessaire de me charger de la rédaction du manuel sur la Révolution d'Octobre. Pourquoi cela ? Visiblement, les yeux de Staline et des staliniens ne s'ouvrirent sur le « trotskysme » que lorsque les yeux de Lénine se fermèrent — pour toujours.
Documents égarés[modifier le wikicode]
16. — Après Octobre, de graves désaccords éclatèrent dans les hautes sphères du Parti sur l'attitude à adopter à l'égard des autres Partis « socialistes » (Gouvernement bolchevik homogène ou entente avec les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires ?) Le 1-14 Novembre, Lénine prit la parole à ce propos à la séance du Comité de Petrograd du Parti. Les procès-verbaux du Comité Central de 1917 ont été publiés à l'occasion du Xe anniversaire de la Révolution d'Octobre. Dans cette édition figurait tout d'abord le procès-verbal de la séance des 1-14 Novembre 1917. Dans la première composition du sommaire, ce procès- verbal fut mentionné, mais par la suite, sur un ordre venu d'en haut, il en fut retranché et dissimulé au Parti. Il n'est pas difficile d'en comprendre les raisons. Sur la question de l'entente avec les autres Partis « socialistes », Lénine s'était exprimé à cette séance de la façon suivante :
« Quant à l'entente, je n'en puis même parler sérieusement. Trotsky a dit depuis longtemps que l'union est impossible. Trotsky l'a compris et, depuis, il n'y eut pas de meilleur bolchevik que lui. »
Son discours se terminait par le mot d'ordre :
« Sans aucune entente — pour un Gouvernement bolchevik homogène I
»
On rapporte que l'ordre de retirer le procès-verbal est venu de l'Institut Historique du Parti, sous prétexte que « visiblement » le discours de Lénine n'a pas été transcrit exactement. C'est vrai : le discours de Lénine n'est pas du tout conforme à l'histoire de la Révolution d'Octobre que l'on écrit aujourd'hui.
17. — Il est bon de faire remarquer que ledit procès-verbal de la séance du Comité de Petrograd du Parti est une preuve de la manière dont Lénine se comportait à l'égard des questions de discipline, dans les cas où l'on tentait de se servir de la discipline pour dissimuler une ligue nettement opportuniste.
À propos du rapport du camarade Feinikstein, Lénine déclarait :
« Si la scission se produit, tant pis. Si vous avez la majorité, prenez le pouvoir au Comité Central Exécutif et agissez. Nous, nous irons aux marins. »
C'est précisément par cette façon hardie, radicale, intransigeante, de poser la question que Lénine a préservé le Parti de la scission.
Une discipline de fer, mais sur une hase révolutionnaire.
Le 4 Avril, à la Conférence du Parti (dont Staline dissimule les procès- verbaux au Parti), Lénine disait :
« Nos bolcheviks eux-mêmes font confiance au Gouvernement. On ne peut l'expliquer que par la griserie de la Révolution. C'est la mort du socialisme. Camarades, vous avez confiance en ce Gouvernement ? S'il en est ainsi, nous ne pouvons suivre le même chemin. »
Et plus loin :
« J'entends qu'en Russie il est question d'une tendance en faveur de l'union, l'union avec les jusqu'auboutistes. Il y a là une trahison du socialisme. Je crois qu'il vaut mieux rester seul comme Liebknecht, un contre cent dix. »
18. — Pourquoi Lénine a-t-il posé aussi brutalement la question de un contre cent dix ? Parce qu'à la Conférence de Mars 1917, les tendances semi-jusqu'anboutistes, semi-conciliatrices s'avéraient très fortes.
À cette Conférence, Staline appuyait la motion du Soviet de Krasnoyarsk qui disait :
Il faut soutenir l'action du Gouvernement provisoire pour autant qu'il donne satisfaction aux revendications de la classe ouvrière et de la paysannerie révolutionnaire dans la Révolution en cours. »
Mieux encore, Staline était partisan de l'union avec Tsérételli. Voici un extrait exact du procès-verbal :
« Ordre du jour : proposition d'union de Tsérételli.
« Staline : « Nous devons accepter. Nous devons définir notre proposition de réalisation de l'union. L'union est possible sur la base de Zimmerwald-Kienthal. »
Aux objections de plusieurs membres de la Conférence, faisant observer que l'union serait trop disparate, Staline répondit :
« On ne doit pas devancer ni prévenir les désaccords. Sans désaccords, le Parti ne vit pas. Dans le Parti, nous liquiderons les petits désaccords.
»
Staline considérait que les désaccords avec Tsérételli étaient de « petits désaccords ». À l'égard des adeptes de Tsérételli, Staline était partisan d'une large démocratie : « Sans désaccords, le Parti ne vit pas. »
19. — Maintenant, permettez qu'on vous demande, camarades dirigeants de l'Institut Historique du Parti, pourquoi les procès-verbaux de la conférence du Parti de Mars 1917 n'ont pas été publiés jusqu'ici ?
Vous envoyez des feuilles d'enquête pourvues de colonnes et de rubriques innombrables.
Vous rassemblez les moindres détails, certains sont parfois même dénués de tout intérêt. Pourquoi donc tenez-vous sous le boisseau les procès-verbaux de la conférence de Mars qui, pour l'histoire du Parti, sont d'une importance capitale ?
Ces procès-verbaux nous montrent les dispositions des éléments dirigeants du Parti à la veille du retour de Lénine en Russie.
J'ai demandé à plusieurs reprises au Secrétariat du Comité Central et au Bureau de la Commission Centrale de Contrôle pourquoi l'Institut Historique cache au Parti ce document d'une importance unique ? Vous connaissez ce document.
Vous le détenez. On ne le publie pas parce qu'il compromet de la façon la plus cruelle la ligne politique de Staline à la fin de Mars et au début d'Avril, c'est-à-dire dans la période où Staline s'efforçait par lui-même d'élaborer une ligne politique.
20. — Dans le même discours, que Lénine prononça à la Conférence du 4 Avril, il déclarait :
« La Pravda réclame du Gouvernement qu'il renonce aux annexions. C'est une ineptie, une criante dérision de... »
Le procès-verbal n'a pas été mis au point. Il renferme des lacunes, mais l'idée générale et le sens des discours sont absolument clairs. Staline était un des rédacteurs de la Pravda, il y écrivait des articles semi- jusqu'auboutistes, et soutenait le Gouvernement Provisoire « pour autant » qu'il le jugeait nécessaire dans ce sens. Tout en faisant certaines réserves, Staline se félicita du Manifeste de Kérensky-Tsérételli à tous les peuples, document social-patriote mensonger qui ne provoqua qu'indignation chez Lénine.
Voilà pourquoi — et uniquement pourquoi, camarades de l'Institut Historique du Parti — vous ne publiez pas les procès-verbaux de la Conférence de Mars 1917 du Parti, et les dissimulez au Parti.
21. — J'ai cité ci-dessus le discours de Lénine à la séance du Comité de Petrograd du Parti, le 1-14 Novembre. Où ce procès-verbal a-t-il été publié ? Nulle part. Pourquoi ? Parce que vous l'avez interdit. Récemment, un recueil des procès-verbaux du premier Comité légal de Petrograd en 1917 a été édité. Tout d'abord, ce recueil renfermait le procès-verbal de la séance du 1-14. Novembre, ainsi que le mentionne le sommaire déjà composé. Par la suite, sur l'ordre de l'Institut Historique, le procès-verbal fut supprimé, sous le plaisant prétexte que « visiblement », le discours de Lénine avait été déformé lors de la transcription par le secrétaire. En quoi consiste cette « visible » déformation ? — En ce que le discours de Lénine est une impitoyable réfutation des fausses assertions de l'école historique actuelle de Staline-Yaroslavsky au sujet de Trotsky. Tous ceux qui connaissent la manière oratoire de Lénine reconnaîtront sans hésiter l'authenticité des phrases transcrites. Sous les paroles de Lénine à propos de l'entente, derrière sa menace : « Nous, nous irons aux marins », on sent vivre le Lénine d'alors. Vous l'avez caché au Parti. Pourquoi ?
À cause de l’opinion de Lénine sur Trotsky. Pas davantage.
Vous dissimulez les procès-verbaux de la Conférence de Mars 1917 parce qu'ils compromettent Staline. Vous dissimulez le procès-verbal de la séance du Comité de Petrograd, uniquement parce qu'il gêne le travail de falsification dirigé contre Trotsky.
22. — Laissez-moi évoquer en passant un épisode relatif au camarade Rykov. La réimpression, dans les recueils de l'Institut Lénine, d'un article de Lénine renfermant quelques lignes désagréables au sujet de Rykov, a surpris beaucoup de camarades. Voici ce qu'il y est dit :
« La Rabotchaïa Gazeta, organe des menchéviks-ministérialistes, cherche à nous blesser en rappelant qu'en 1911 la police arrêta le bolchevik-conciliateur Rykov pour « laisser la liberté » de mouvement aux bolcheviks de notre Parti, à la veille des élections à la IV° Douma (la Rabotchaîa Gazeta le souligne tout particulièrement), »
Ainsi, Lénine classe le Rykov de 1911 parmi les bolcheviks hors parti. Comment se fait-il que ces lignes aient pu voir le jour ? N'est-il pas vrai qu'actuellement on n'extrait des écrits de Lénine que les passages les plus durs à l'égard des opposants ? Quant aux représentants de la majorité actuelle, on n'est autorisé à citer que les louanges (s'il en existe). Comment donc se fait-il que les phrases rapportées plus haut aient pu paraître dans la presse ? Tout le monde s'explique ce fait de la même façon : les historiens staliniens jugent qu'une complète objectivité est nécessaire (déjà, déjà !) à l'égard de Rykov.
À propos de Yaroslavski[modifier le wikicode]
23. — Les neuf dixièmes de ses calomnies et de ses falsifications, Yaroslavsky les consacre à l'auteur de ces lignes. Il est difficile d'imaginer mensonges aussi embrouillés, mais en même temps aussi venimeux. Il serait faux de croire cependant que Yaroslavsky a toujours été ainsi. Il a même écrit autrement.
Tout aussi lourdement, tout aussi insipidement, mais dans un sens diamétralement opposé, Pus plus tard qu’au printemps 1923, Yaroslavsky consacra un article aux débuts de l'activité politique et littéraire de l'auteur de ces lignes. L'article est un véhément panégyrique, insupportable à lire. On ne le peut citer qu'en se faisant violence. Il faut pourtant s'y résigner!
En qualité d'enquêteur, Yaroslavsky confronte voluptueusement avec eux-mêmes les communistes coupables d'avoir fait circuler le « testament » de Lénine, les lettres de Lénine sur la question nationale, et
autres documents suspects, dans lesquels Lénine eut l'audace de critiquer Staline. Nous allons donc confronter ledit Yaroslavsky avec lui- même :
« La brillante activité li1éraire et journalistique du camarade Trotsky — écrivait Yaroslavsky en 1923 — lui a valu le nom universel de « roi des pamphlétaires ». C'est ainsi que l'appelle l'écrivain anglais Bernard Shaw. Ceux qui, pendant un quart de siècle, ont suivi ce1e activité, ont pu se convaincre que ce talent de pamphlétaire et de polémiste s'est développé, élevé et épanoui dans les années de notre Révolution prolétarienne. Mais dès le début de ce1e activité, il était clair que nous étions en présence d'un très grand talent. Tous ses articles de journaux débordaient d'inspiration. Tous se distinguaient par le sens pi1oresque, par l'éloquence ; pourtant à ce1e époque, on était obligé d'écrire dans l'étau de la censure tsariste qui mutilait la pensée et la forme hardies de tous ceux qui tentaient de s'en arracher et de se hausser au-dessus du vulgaire. Mais si grandes étaient les forces souterraines en gestation, si fort était le ba1ement du cœur du peuple en train de s'éveiller, si violents les antagonismes qui surgissaient, que pas un censeur ne pouvait étouffer l’esprit créateur qui jaillissait de personnalités aussi éclatantes que l'était alors la figure de L. D. Trotsky.
« Très probablement, il est arrivé à beaucoup de voir une photographie assez répandue de Trotsky dans sa jeunesse, au moment de sa première relégation en Sibérie : fougueuse chevelure, lèvres caractéristiques, front puissant, où, bouillait déjà un torrent impétueux d'images, d'idées et de dispositions d'esprit, qui parfois entraînait le camarade Trotsky un peu à l'écart de la grande route historique et l'obligeait parfois, soit à choisir des voies trop détournées, soit au contraire à s'engager hardiment dans des impasses.
Mais, dans tous ces efforts nous avions devant nous un homme profondément dévoué à la Révolution, fait pour jouer un rôle de tribun, dont la langue incisive, souple comme l'acier, taillait les adversaires en pièces, et dont la plume laissait tomber à pleines mains (?) les chefs-d'œuvre d'une exubérante pensée. »
Et plus loin :
« Les articles que nous possédons embrassent une période, longue de plus de deux années, qui va du 15 Octobre 1900 au 12 Novembre 1902. Les Sibériens lisaient passionnément ces brillants articles et a1endaient avec impatience leur parution.
Seuls, quelques-uns savaient quel était leur auteur, et ceux qui connaissaient Trotsky étaient alors loin de se douter qu'il serait un des chefs reconnus de l'armée révolutionnaire et de la plus grande Révolution qui ait été au monde. »
Et pour finir :
« Le camarade Trotsky a motivé plus tard sa protestation contre le pessimisme de la classe intellectuelle [hum !] russe désaxée. Il l'a motivée non par des paroles, mais par des actes, coude à coude avec le prolétariat révolutionnaire de la grande Révolution prolétarienne. Il y fallait beaucoup de forces. La campagne sibérienne ne l’avait pas tuées en lui : elle l'avait seulement convaincu de la nécessité de faire table rase de tout ce régime, sous lequel les faits qu'il décrivait étaient possibles. » (Sibirskie Ogni, n° 1-2, janvier-Avril 1923.)
Si Yaroslavsky a opéré un revirement de 180 %, au cours d'appréciations ultérieures, nous devons malgré tout reconnaître que, dans un certain sens, il reste indéfectiblement pareil à lui-même : aussi insupportable dans la louange que dans la calomnie.
À propos d'Olminski[modifier le wikicode]
24. — On sait que parmi les détracteurs du « trotskysme », Olminsky n'a pas occupé le dernier rang. Il s'est indigné particulièrement de mon livre sur 1905, paru tout d'abord en allemand. Cependant, Olminsky, lui aussi, eut deux opinions à ce sujet : l'une sous Lénine, l'autre sous Staline.
En Octobre 1921, quelqu'un souleva la question de la publication de mon livre « 1905 » par l'Institut Historique du Parti. À ce propos, Olminsky m'écrivait la lettre que voici :
Cher Léon Davidovitch,
« Naturellement, l'Institut Historique publierait volontiers votre livre en russe. Mais la question est de savoir qui fera la traduction. On ne peut confier au premier venu la traduction d'un livre de Trotsky l Toute la beauté et la particularité du style se perdraient. Peut-être pourriez-vous prélever une heure par jour sur vos autres importants travaux d'État pour ce travail qui, lui aussi, est important. Peut-être pourriez-vous le dicter à une dactylographe ?
« Encore une question : Pourquoi ne voudriez-vous pas préparer une édition complète de vos travaux li1éraires ? Vous pourriez en charger quelqu'un qui le fasse sous votre direction. Il serait temps ! Sinon la nouvelle génération qui ne connaît pas suffisamment l'histoire du Parti, qui ignore les vieilles et nouvelles publications de ses chefs, risquerait de dévier toujours de la ligne.
Je vous renvoie le livre dans l'espoir de le recevoir avec le texte russe. Bien à vous,
M. OLMINSKY. 17-10-1921.
C'est ainsi que s'exprimait Olminsky à la fin de 1921, c'est-à-dire longtemps après les désaccords sur la paix de Brest-Litovsk et les syndicats, désaccords auxquels les Olminsky et compagnie ont essayé plus tard d'attribuer une importance exagérée. À la fin de 1921, Olminsky trouvait que l'édition du livre « 1905 » était un « important travail d'État ». Olminsky fut l’initiateur de la publication de mes œuvres, qu'il jugeait nécessaires à l'éducation des membres du Parti. En automne 1921, Olminsky n'était plus membre des Jeunesses... Il connaissait le passé. Il connaissait mieux que tout autre mes divergences de vues avec le bolchevisme. Lui-même a polémiqué contre moi pendant les années écoulées. Tout cela ne l'empêchait point d'insister en automne 1921 sur la publication de mes œuvres complètes dans l'intérêt de la jeune génération. Peut-être Olminsky était-il « trotskyste » en 1921 ?
Deux mots sur Lounatcharski[modifier le wikicode]
25. — Lounatcharsky est, lui aussi, un détracteur de l'Opposition. Après les autres, il nous accuse de pessimisme et de scepticisme. C'est un rôle qui lui sied à merveille. À son tour, Lounatcharsky travaille non seulement à opposer le trotskysme au léninisme, mais aussi à répandre toutes sortes d'insinuations d'ordre personnel.
Comme quelques autres, Lounatcharsky est capable d'écrire sur une seule et même question, tantôt d'une façon, tantôt d'une autre. En 1923, il publia une brochure : Silhoue1es Révolutionnaires. Cette brochure me consacre un chapitre. Je ne le citerai pas à cause de l'exagération outrancière des louanges.
Je mentionnerai seulement deux passages où Lounatcharsky parle de mon attitude à l'égard de Lénine:
Trotsky est un caractère mordant, impératif. Après la fusion, ce n'est qu'à l'égard de Lénine que Trotsky a constamment manifesté et manifeste un esprit touchant et délicat de concession et Lui reconnaît, avec une modestie propre aux grands hommes authentiques, la priorité.
» (P. 25.)
Et quelques pages avant, il écrivait :
« Lorsque Lénine fut frappé d'une blessure qui nous paraissait mortelle, nul mieux que Trotsky n'exprima les sentiments que nous éprouvions. Au milieu des terribles tempêtes des événements mondiaux, Trotsky, cet autre chef de la Révolution russe, pourtant peu enclin à la sentimentalité, déclara : « Quand on se dit que Lénine peut mourir, il semble que toutes nos vies soient inutiles et l'on n'a plus envie d'exister. » (P. 13.)
Que penser de ces hommes qui peuvent dire tantôt une chose, tantôt une autre, selon le travail qui leur est confié ?
Brest-Litovsk et la discussion syndicale la consécration du martynovisme[modifier le wikicode]
26. — Ce que je viens de démontrer par des exemples tirés de 1917, on pourrait en retrouver la trace dans les années ultérieures. Je ne veux nullement dire par là qu'il n'y eut pas de désaccords entre Lénine et moi il y en eut. Les désaccords au sujet de la paix de Brest-Litovsk se prolongèrent pendant plusieurs semaines, et pendant quelques jours revêtirent un caractère très aigu.
L'essai de présenter les divergences dans cette question comme si elle constituait une conséquence de ma « sous-estimation de la paysannerie », est ridicule, et apparaît dans le meilleur des cas comme une tentative en vue de me prêter la plate-forme de Boukharine avec laquelle je n'avais rien de commun. Je n'ai songé à aucun instant à la possibilité, pendant les années 1917-1918, d'appeler les masses paysannes à la guerre révolutionnaire. Dans l'appréciation de l'état d'esprit des masses paysannes et ouvrières après la guerre impérialiste, j'étais d'accord avec Lénine. Si j'insistais pour qu'on retardât autant que possible le moment de la capitulation devant les Hohenzollern, je ne le faisais pas afin de susciter la guerre révolutionnaire, mais pour montrer aux masses ouvrières allemandes, et européennes en général, qu'il n'existait pas de conventions secrètes entre nous et les Hohenzollern, et pour stimuler les travailleurs d'Allemagne et d'Autriche à une activité révolutionnaire renforcée. La décision de déclarer l'état de guerre terminé sans signer la paix de violence, était dictée par le désir d'éprouver si les Hohenzollern étaient encore capables de mener La guerre contre la Révolution. Cette décision avait été adoptée par la majorité de notre Comité Central et par la majorité de notre fraction au Comité Central Exécutif paru-lisse. Lénine considérait cette décision comme le moindre mal, une partie considérable des dirigeants du Parti préconisant la « guerre révolutionnaire » boukharinienne, en ignorant la situation non seulement des paysans, mais encore des masses ouvrières.
Avec la signature du traité de paix, cette divergence épisodique avec Lénine fut épuisée, et le travail continua dans le meilleur accord. Mais Boukharine développa ses divergences de Brest-Litovsk avec Lénine en un système entier de « communisme de gauche », avec lequel je n'avais rien de commun.
Beaucoup de gens intelligents s'étonnent à la moindre occasion du mot d'ordre : « Ni paix, ni guerre!» Il leur apparaît comme une contradiction en soi, alors qu'entre les classes comme entre les États, il n'est pas rare de constater un rapport « ni paix, ni guerre ». Il suffit de se rappeler que quelques mois après Brest, lorsque la situation révolutionnaire se précisait en Allemagne, nous déclarâmes la paix de Brest non valable sans pour cela rouvrir la guerre avec l'Allemagne. Aux premières années de la Révolution, nous étions vis-à-vis des Alliés dans une situation « ni paix, ni guerre ». Les mêmes rapports existent, au fond, à présent aussi entre nous et l'Angleterre. Au moment des négociations de Brest, toute la question était de savoir si au début de 1918, la situation révolutionnaire d'Allemagne avait déjà assez mûri pour que, sans continuer la guerre (nous n'avions pas d'armée), nous n'eussions pas besoin de signer la paix.
L'expérience a démontré que Lénine avait raison : une telle situation n'existait pas.
Des falsifications intéressées, dès 1923, ont complètement déformé le contenu des différends de Brest. Tous les échafaudages édifiés sur ma politique de Brest-Litovsk ont été discutés et réfutés sur la base de
documents incontestables dans les notes du 17e volume de mes Œuvres. Dans mes relations personnelles avec Lénine, ces désaccords n'avaient pas laissé trace de la moindre amertume. Quelques jours après la signature de la paix, je fus, sur la proposition de Vladimir Ilitch, placé à la tête du travail militaire.
27. — La lutte qui se déroula à propos de la question syndicale fut plus vive et plus longue. Martynov, le nouveau théoricien du stalinisme que la Nep nous a apporté sur ses vagues, a représenté les désaccords sur la question syndicale comme des désaccords ayant trait à la question de la Nep.
En 1923, Martynov écrivait à ce sujet :
« En 1905, L. Trotsky raisonnait avec plus de logique et d'esprit de suite que les bolcheviks et les menchéviks. Mais le défaut de ses raisonnements consistait en ce que Trotsky était « trop conséquent ». Le tableau qu'il brossait donnait par anticipation une charmante idée très précise de la dictature bolchevik des trois premières années de la Révolution d'Octobre qui, comme on le sait, a fini par échouer dans une impasse, après avoir détaché le prolétariat de la paysannerie, ce qui eut pour résultat d'obliger le Parti bolcheviks à reculer profondément. » (Krasnaïa Nov, N° 2, 1923, p. 262.)
Le « trotskysme » a prédominé jusqu'à la Nep. Le bolchevisme n'a commencé qu'avec la Nep. Il est remarquable que Martynov ait tenu le même raisonnement au sujet de la Révolution de 1905. D'après lui, en Octobre, Novembre et Décembre 1905, c'est-à-dire au point culminant de la Révolution, le « trotskysme » prédominait. La politique vraiment marxiste ne commença qu'après l'écrasement de l'insurrection de Moscou, disons lors des élections de la première Douma.
Aujourd'hui, Martynov oppose le bolchevisme au « trotskysme », en vertu de cette même idée qui lui faisait opposer, il y a vingt ans, le menchevisme au « trotskysme n. Et ces écrits passent pour du marxisme et alimentent les jeunes « théoriciens du Parti !
28. — Dans son « Testament »,[3] Lénine ne rappelle pas la discussion syndicale pour la présenter comme un désaccord provoqué par ma fameuse sous-estimation de la paysannerie.
Lénine en parle comme d'un désaccord suscité par le Commissariat du Peuple des Transports, en m'attribuant non pas la faute de la « sous- estimation de la paysannerie », mais celle de mon inclination excessive au côté « purement administratif » de la question. Je crois que ces paroles saisissent le point essentiel du désaccord d'alors.
Le communisme de guerre s'était épuisé. L'agriculture et tout le reste étaient dans une impasse. L'industrie se délabrait. Les syndicats devenaient des organisations d'agitation et de mobilisation perdant toute indépendance. La crise des syndicats ne fut pas une « crise de croissance », elle était plutôt une crise de tout le système du communisme de guerre. Outre la Nep, on ne voyait pas d'autre issue. La tentative que je proposais d'encadrer l'appareil syndical dans le système de l'administration économique (inclination excessive au côté « purement administratif » de la question) ne montrait pas d'issue. Mais la résolution des « dix »[4] sur les syndicats ne montrait pas non plus d'issue, car dans les conditions données (agriculture dans l'impasse) les organisations syndicales, représentant les intérêts matériels et culturels de la classe ouvrière, l'école du communisme, perdaient le terrain sous leurs pas.
Sous les coups de l'insurrection de Cronstadt se cristallisait une nouvelle orientation économique du Parti, ouvrant aussi aux syndicats une perspective complètement nouvelle. Mais il est remarquable qu'au Xe Congrès, le Parti approuva unanimement les premières bases de la Nep. Cependant, la résolution sur les syndicats ne fut pas mise en accord avec ces bases et conserva ainsi ses contradictions internes. Cela se montra quelques mois plus tard. La résolution sur les syndicats votés par le Xe
Congrès dut être modifiée à fond encore avant le XIe Congrès. La nouvelle résolution, écrite par Lénine et adaptant le travail syndical aux conditions de la Nep, fut adoptée à l'unanimité.
Considérer la discussion syndicale en dehors de la question de toute notre politique économique, signifie encore aujourd'hui, après sept ans, qu'on n'a pas compris le sens de cette discussion. C'est de cette incompréhension que résulte le reproche de la « sous-estimation de la paysannerie ». Et précisément au cours de cette discussion syndicale, je lançai le mot d'ordre : « Industrie, face au village ! » Les faussaires essaient maintenant de présenter la chose comme si j'avais été contre la Nep. Pourtant, des faits et des documents incontestables témoignent que déjà lors du Xe Congrès, j'avais soulevé plus d'une fois la question de la nécessité de la transition à l'impôt en nature et, dans certaines limites, à la forme marchande de la distribution (commerce libre). Ce n'est que le rejet de ces propositions qui m'obligea — vu la ruine progressive de l'économie -- à chercher une autre issue, en sens inverse, c'est-à-dire l'issue « purement administrative » par l'intégration plus solide des syndicats — simplement comme appareil — dans l'administration économique du communisme de guerre. Non seulement je ne m'opposai pas à la transition à la Nep, mais au contraire, celle-ci allait au-devant de mes propres expériences dans l'économie et dans l'administration.
Voilà le véritable contenu de la discussion syndicale.
Malheureusement, le volume de mes Œuvres consacré à cette période n'a pas été publié par les Éditions d'État.
29. — A en croire les historiens et les théoriciens actuels du Parti, on pourrait supposer que les six premières années de la Révolution ont été remplies d'un bout à l'autre par des désaccords sur Brest-Litovsk et les syndicats. Tout le reste n'existe plus : ni la préparation d'Octobre, ni la Révolution elle-même, ni l'édification de l'État, ni l'organisation de l'Armée rouge, ni la guerre civile, ni les quatre Congrès de l'Internationale Communiste, ni le travail littéraire en général pour la propagande du communisme, ni le travail pour la direction des Partis communistes étrangers et de notre propre Parti. De tout ce travail, où dans toutes les parties essentielles je fus lié à Lénine par une solidarité absolue, il ne reste plus chez les historiens actuels que deux phases : Brest-Litovsk et les syndicats.
30. — Staline et ses auxiliaires se sont donné beaucoup de mal pour représenter la discussion syndicale comme une lutte « acharnée » que j'aurais menée contre Lénine.
Voici ce que je disais dans le feu de cette discussion à la fraction du Congrès des mineurs du 26 Janvier 1921 :
« Le camarade Chliapnikov — dont peut-être j'exprimerai la pensée quelque peu sommairement — a déclaré ici : « Ne croyez pas à ce désaccord entre Trotsky et Lénine ; ils se me1ront d'accord tout de même, et la lutte sera seulement dirigée contre nous. » Ne croyez pas, a-t-il dit. Je ne sais pas ce qu'il faut ici croire ou ne pas croire. Il va sans dire que nous nous me1rons d'accord. On peut discuter quand on examine certaines questions très importantes, mais ce1e discussion oriente nos idées dans le sens de l'union. » (Extrait du discours de clôture de Trotsky au IIe Congrès panrusse des mineurs, 26 Janvier 1921.)
Voici un autre passage de mon discours cité par Lénine dans sa brochure
« Dans la plus vive polémique que j'aie eue avec Tomsky, j'ai toujours dit qu'il m'est absolument clair que seuls des hommes ayant l'expérience et l'autorité de Tomsky peuvent être nos dirigeants dans les syndicats. Je l'ai dit à la fraction de la conférence des syndicats, je l'ai répété ces jours-ci au théâtre Zimine. La lutte idéologique dans le Parti n'a pas pour but de voir les uns et les autres marquer des points, mais d'exercer une action des uns sur les autres. » (P. 34 du compte rendu de la discussion du 30 Décembre.) (Lénine, Œuvres, t. XVIII, 1er partie, p. 71.)
Et voici ce que dit Lénine sur cette même question dans son discours de clôture au Xe Congrès du Parti, il fait le bilan de la discussion syndicale :
« L'opposition ouvrière[5] déclarait : Lénine et Trotsky se me1ront d'accord. Trotsky prenait la parole et disait : « Celui qui ne comprend pas qu'il est nécessaire de s'unir va à l'encontre du Parti, il est évident que nous nous unirons parce que nous sommes des hommes du Parti. » Je l'ai soutenu. Certes, nous avons été en désaccord avec Trotski. Mais lorsqu'il se tonnera au Comité Central un groupe plus ou moins homogène, le Parti jugera, et jugera de façon que nous nous unissions conformément à la volonté et aux directives du Parti. Voilà avec quelle déclaration le camarade Trotsky et nous sommes allés au Congrès des- mineurs et sommes venus ici (c'est-à-dire au Congrès du Parti). »
(Lénine, t. XVIII, 1er partie, p. 132.)
Est-ce que cela ressemble à ce fielleux barbouillage que l'on sert à présent, sur l'histoire de la discussion syndicale, dans les manuels politiques ignorantins de toute espèce ?
Mais le plus comique est de voir Boukharine exploiter imprudemment la discussion syndicale pour combattre le « trotskysme ». Voici comment Lénine jugeait son attitude dans cette discussion :
« Jusqu’ici, dans la lutte, Trotski a été le « principal ». Maintenant Boukharine l'a largement « dépassé » et complètement « éclipsé ». Il a créé dans la lutte un rapport entièrement nouveau, en tombant dans une erreur cent fois plus grande que toutes les erreurs de Trotski prises ensemble.
« Comment se peut-il que Boukharine en soit venu à rompre de la sorte avec le communisme ? Nous connaissons tous la sensibilité de Boukharine. Elle est une des qualités qui fait qu'on l'aime et pour laquelle on ne peut pas ne pas l'aimer. Nous savons qu'en l'a maintes fois appelé en plaisantant « cire molle ». Or, il se trouve que sur ce1e « cire molle », le premier individu « sans principes », le premier démagogue venu peut écrire n'importe quoi. Ce1e expression brutale qui figure entre guillemets, le camarade Kamenev l'a employée et avait le droit de l'employer dans la discussion du 17 Janvier. Mais il est évident qu'il ne viendra à l'esprit ni de Kamenev, ni de quiconque, d'expliquer ce qui s'est passé par de la démagogie sans principes et de tout me1re là-dessus. » (XVIIIe volume, 1er partie p. 35.)
Le IIIe Congrès de l'Internationale Communiste[modifier le wikicode]
31. — Mais la question syndicale a-t-elle été la seule qui ait surgi dans la vie du Parti et de la République Soviétique, au cours des années de travail commun avec Lénine ? En cette même année 1921, quelques mois après notre Xe Congrès, se tint le IIIe Congrès de l'Internationale Communiste, qui joua un rôle énorme dans l'histoire du mouvement ouvrier international. Une lutte très sérieuse s'y déroula sur toutes les questions essentielles de la politique communiste. Cette lutte passa également par notre Bureau politique. Là-dessus, j'ai raconté brièvement certaines choses à une séance du Bureau Politique qui se tint presque aussitôt après notre XIVe Congrès :
« Le danger d'alors était que la politique de l'Internationale prenne la ligne des événements de Mars en Allemagne, c'est-à-dire cherche à créer fictivement une atmosphère révolutionnaire, et une « électrisation » du prolétariat, selon l'expression d'un camarade allemand. Cet état d'esprit prédominait au Congrès, et Vladimir Ilitch en était venu à la conclusion qu'en agissant ainsi, l'Internationale se briserait à coup sûr la tête. Avant le Congrès, j'écrivis à Radek une lettre, qu'ignorait Vladimir Ilitch, pour l'informer de l'impression que j'avais des événements de Mars.
En raison d'une situation aussi délicate, ne connaissant pas l'opinion de Vladimir Ilitch et sachant que Zinoviev, Boukharine et Radek appuyaient en général la gauche allemande, je me gardai, bien entendu, de me prononcer ouvertement, et j'écrivis une lettre (sous forme de thèse) au camarade Radek pour qu'il me fit connaitre son avis. Radek et moi ne pûmes tomber d'accord.
L'ayant appris, Vladimir Ilitch me fit venir et me caractérisa la situation dans l'Internationale comme liée à d'immenses dangers.
Dans l'analyse de la situation et des taches qui en découlaient, nous fûmes pleinement solidaires.
« Après cet entretien, Vladimir Ilitch fit appeler Kamenev pour avoir au Bureau politique une majorité assurée. Le Bureau politique se composait alors de 5 personnes. En comptant Kamenev nous étions trois; nous avions par conséquent la majorité. Dans notre délégation, il y avait d'un côté Zinoviev, Boukharine et Radek ; d'un autre côté Vladimir Mitai, Kamenev et moi. Chaque groupe tenait de véritables séances. À ce moment, Lénine déclara :
« Nous créons une nouvelle fraction ». Dans les conversations qui suivirent au sujet du texte de la résolution, je représentais la fraction de Vladimir Ilitch, et Radek la fraction de Zinoviev.
« (Zinoviev. — Maintenant la situation a changé !)
— Effectivement, elle a changé. À ce moment, Zinoviev accusa avec une certaine vivacité Radek d'avoir « trahi » sa fraction dans ces conversations, c'est-à-dire consenti de trop grandes concessions. La lutte fut vive dans tous les Partis de Internationale. Vladimir Ilitch se concertait avec moi sur ce qu'il y aurait lieu de faire au cas où le Congrès se prononcerait contre nous :
Nous inclinerions-nous devant le Congrès, dont les décisions pouvaient être désastreuses, ou résisterions-nous ? On peut trouver des échos de ces entretiens dans le sténogramme de mon discours.
Je déclarai alors — d'accord avec Ilitch — que si « vous, Congrès, éme1ez une décision contre nous, je pense que vous nous laisserez certaines limites afin de pouvoir défendre notre point de vue pour la suite ». Le sens de cet avertissement était très clair. Je dois dire cependant qu'au sein de notre délégation, les rapports demeurèrent empreints, grâce à la direction de Vladimir Ilitch, de la plus grande camaraderie. » (Sténographie de la séance du Bureau Politique du P. C. de l'U. R. S. S. du 18 Mars 1926, p. 12-13.)
D'accord avec Lénine, je défendis-notre position commune devant le Comité Exécutif, dont les séances précédaient celles du IIIe Congrès. Je fus l'objet d'Une violente attaque de la part des « gauches ». Vladimir Ilitch se précipita à la séance de l'Exécutif et voici ce qu'il y déclara :
Je suis venu pour protester contre le discours de Béla Kun qui est intervenu contre Trotsky au lieu de le défendre, comme il aurait dû le faire s'il avait voulu agir en vrai marxiste... »
« ... Le camarade Leporte a eu absolument tort et Trotsky tout à fait raison de protester... Trotsky avait mille fois raison de redire cela. Or, voilà que le camarade luxembourgeois fait grief au Parti français de n'avoir pas saboté l'occupation du Luxembourg. Il pense, comme le suppose Béla Kun, que c'est une question géographique. Non, il s'agit là d'une question politique, et Trotsky à eu tout à fait raison de protester...
»
« ... Voilà pourquoi j'ai cru de mon devoir d'appuyer l'essentiel de tout ce qu'a dit Trotsky... » Et ainsi de suite.
Tous les discours de Lénine ayant trait au III° Congrès reflètent cette façon très nette de souligner une complète solidarité avec Trotsky.
L'éducation de la jeunesse du parti[modifier le wikicode]
32. — En 1922, sur l'initiative de Ter-Vaganian, fut fondée la revue : Sous le drapeau du marxisme. Dans le premier fascicule, j'ai publié un article sur la différence des conditions d'éducation des deux générations du Parti, la vieille et la nouvelle, et sur la nécessité d'un travail théorique particulier à l'égard de la nouvelle génération, afin d'assurer une continuité théorique et politique au développement du Parti. Dans le fascicule suivant de la nouvelle revue, Lénine écrivit :
« Au sujet des principales tâches de la revue : Sous le drapeau du marxisme, Trotsky a dit on ne peut mieux, dans les N° 1-2, tout ce qu'il y avait à dire d'essentiel. Je ne voudrais m’arrêter que sur quelques questions qui définissent de plus près le contenu et le programme du travail que la rédaction de la revue a exposé dans la déclaration parue dans les N° 1-2. » (Lénine, Œuvres, t. XX, 2° partie, p. 492.)
Qu'on vienne affirmer après cela que la solidarité dans ces questions essentielles a été purement accidentelle ! Le seul fait accidentel, c'est que cette solidarité ait été aussi nettement attestée dans la presse. La plupart du temps, elle s'est uniquement attestée dans les actes.
Les rapports avec les paysans[modifier le wikicode]
33. — Lorsque Boukharine, après avoir purement et simplement nié ou ignoré l'existence de la paysannerie, lança le mot d'ordre koulak : a Enrichissez-vous », il pensa, par cela même, avoir à jamais corrigé ses anciennes erreurs. Non content de cela, il essaya d'amalgamer les désaccords sur Brest-Litovsk avec les autres désaccords partiels que j'eus avec Vladimir Ilitch en une seule et même question: l'attitude envers> les paysans. Les inepties, les vilenies dont se sert à ce sujet la petite chapelle boukharinienne sont innombrables. Pour les réfuter, un volume entier serait nécessaire. Je ne m'arrêterai que sur l'essentiel.
a) Je n'examine pas les anciens désaccords qui eurent lieu effectivement avant la Révolution. Je me borne à dire qu'ils ont été monstrueusement exagérés, déformés, dénaturés par l'agence stalinienne et la petite chapelle de Boukharine.
b) En 1917, je n'avais sur la question paysanne aucun désaccord avec Lénine.
c) Vladimir Ilitch « adopta » le programme agraire des socialistes- révolutionnaires en accord complet avec moi.
d) Je fus le premier à prendre connaissance, écrit au crayon, du décret de Lénine sur la terre. Il n'y eut pas le moindre désaccord. L'unité de vues était complète.
e) On doit bien penser que dans la politique alimentaire, la question paysanne ne tenait pas la dernière place. De plats valets dans le genre de Martynov déclarent que cette politique était une politique « trotskyste » (voir l'article de Martynov dans la Krassnaïa Nov, 1923). Non, c'était une politique bolchévique.
J'ai pris part à son application en collaboration intime avec Lénine. Il n'y eut pas l'ombre d'un désaccord.
f) Le cours sur le paysan moyen fut adopté avec ma participation la plus active. Les membres du Bureau Politique savent qu'après la mort de Sverdlov, la première idée de Vladimir Ilitch avait été de nommer Kamenev président du Comité Central Exécutif. Ce fut moi qui proposai de choisir une figure « ouvrière et paysanne ». Je mis en avant la candidature de Kalinine, et c'est moi-même qui lui donnai le nom de starosta[6] russe. Tout cela évidemment n'est que détails sur lesquels on ne devrait pas s'arrêter. Mais aujourd'hui ces détails, ces indices sont autant de charges écrasantes contre les falsificateurs des événements d'hier.
g) Les neuf dixièmes de notre politique et de notre organisation militaire se ramenaient à la question de l’attitude de l'ouvrier à l'égard du
paysan. Contre le système petit-bourgeois des corps de partisans et la fantaisie dans l'organisation, j'ai appliqué cette politique en collaboration intime avec Vladimir Ilitch.
Voici, par exemple, une série de télégrammes que j'ai envoyés de Simbirsk et de Roussaïevsk (Mars 1919) et qui traitent de la nécessité de prendre des mesures énergiques pour améliorer les rapports avec les paysans moyens. Je demandai qu'on envoyât une commission autorisée sur la Volga pour contrôler les autorités locales et rechercher les causes du mécontentement des paysans.
Dans le troisième de ces télégrammes — Direct : Moscou, Kremlin, Staline (personnel) — il est dit :
« Tache de la Commission : maintenir chez les paysans de la Volga la foi dans le pouvoir soviétique central, remédier sur place aux injustices les plus criantes et punir les représentants coupables du pouvoir soviétique, recueillir les plaintes et les documents pouvant servir de base à des décrets démonstratifs en faveur des paysans moyens. L'un des membres pourrait être Smilga, l'autre devrait être Kamenev ou une autre compétence. » (22 Mars 1919, N° 813.)
Ce télégramme — entre beaucoup d'autres — sur les décrets nécessaires en faveur des paysans moyens a été envoyé par moi à Staline, et non par Staline à moi. Et ce fut non pas à l'époque du XIVe Congrès, mais au début de 1919, lorsque l'opinion de Staline sur le paysan moyen était encore inconnue.
Ainsi, chaque feuille de nos archives — indistinctement —démasque aujourd'hui les stupidités inventées après coup sur la sous-estimation de la paysannerie ou du paysan moyen !
h) Au début de 1920, me basant sur l'analyse de la situation de l'économie rurale, je proposai au Bureau Politique une série de mesures ayant un caractère de Nep. En aucun cas, cette proposition ne pouvait être inspirée par de la « négligence » à l'égard de la paysannerie.
i) La discussion syndicale a été, comme on l'a dit, une tentative de sortir de l'impasse économique. La transition à la Nep fut opérée avec une unanimité complète.
34. — Tout cela peut être démontré par des documents incontestables. Un jour viendra où cela sera fait. Pour le moment, je me bornerai à fournir deux citations.
Répondant à des questions ayant trait à notre attitude à l'égard des koulaks, des paysans moyens, des paysans pauvres, et à de soi-disant désaccords entre Lénine et Trotsky sur la paysannerie, j'écrivais en 1919 :
« Dans le Gouvernement soviétique, il n'y a jamais eu et il n'y a pas de désaccords sur ce1e question... Mais les contre-révolutionnaires, dont les affaires vont de mal en pis, n'ont d'autre ressource que de mystifier les masses laborieuses au sujet d'une prétendue lutte intestine qui déchirerait le Conseil des Commissaires du Peuple. » (Izvestia, 7 Février 1919.)
À ce propos, en réponse à une question du paysan Goulov, Lénine écrivit ce qui suit :
« Les Izvestia du 2 Février ont inséré une lettre du paysan G. Goulov qui pose la question de l'attitude de notre Gouvernement ouvrier et paysan à l'égard des paysans moyens, et se fait l'écho de bruits circulant sur la mésentente qui régnerait entre Lénine et Trotsky, et sur leurs sérieux désaccords justement au sujet du paysan moyen.
Trotsky a déjà donné sa réponse dans la « lettre aux paysans moyens » des Izvestia du 7 Février. Dans ce1e lettre, Trotsky déclare que les bruits de désaccords entre lui et moi sont un mensonge des plus monstrueux et des plus éhontés répandu par les grands propriétaires et les capitalistes ou leurs agents conscients et inconscients. De mon côté, je confirme entièrement la déclaration de Trotsky. Entre lui et nous, il n'y a pas le moindre désaccord. Quant aux paysans -moyens, nous n'avons pas de désaccords non seulement avec Trotsky, mais en général il n'en existe pas dans le Parti Communiste auquel nous appartenons tous les deux...
« Dans sa lettre, Trotsky a expliqué d'une façon claire et détaillée pourquoi le Parti Communiste et le Gouvernement ouvrier et paysan actuel, élu par les Soviets, ne regardent pas les paysans moyens comme leurs ennemis. Je signe des deux mains ce qu'a dit le camarade Trotsky.
» (Œuvres, t. XVI, p. 28-29, et Pravda, du 15 Février 1919.)
Ainsi, là encore, nous nous trouvons en face de la même situation : une calomnie lancée tout d'abord par les gardes blancs, aujourd'hui empruntée, amplifiée, propagée par l'école stalino-boukharienne.
Le travail militaire[modifier le wikicode]
35. – Au sujet de mon travail militaire dont le début remonte au printemps 1918, on tente également, sous la direction de Staline, de refaire toute l'histoire de la guerre civile, dans le seul but de combattre le « trotskysme » ou, plus exactement, de combattre Trotsky.
Parler de la création de l'armée rouge et de mes rapports avec ce travail, serait écrire l'histoire de la guerre civile. Pour l'heure, ce sont les Goussiev qui l'écrivent. Plus tard, d'autres l'écriront. Je suis obligé de me borner à deux ou trois exemples, que je puis appuyer de documents.
Lorsque Kazan fut prise par nos armées, je reçus de Lénine, en rapide convalescence, un télégramme de félicitations :
« Salue avec enthousiasme brillante victoire de l'armée rouge.
Qu'elle soit le présage que l'union des ouvriers et des paysans révolutionnaires aba1ra la bourgeoisie, brisera la résistance des exploiteurs et assurera la victoire du socialisme international!
Vive la Révolution ouvrière !
10 septembre 1918.
LÉNINE. »
Le diapason très élevé — élevé pour quiconque connaît Lénine — du télégramme (« Salue avec enthousiasme ») témoigne de la grande importance qu'il attribuait — et pour cause ! — à la prise de Kazan. Au fond, c'est à cette occasion que la solidité de l'union des ouvriers et des paysans révolutionnaires fut, pour la première fois, mise à l'épreuve, de même que la capacité du Parti de créer une armée révolutionnaire et combattive au milieu du chaos économique et de l'affreux désespoir du lendemain de la guerre impérialiste. C'est ici que la constitution de l'armée rouge fut mise à l'épreuve du feu, et Lénine connaissait la valeur de cette épreuve.
36. — Au VIIIe Congrès du Parti, la politique militaire fut critiquée par un groupe de délégués militaires. Récemment, Staline et Vorochilov ont raconté que je n'ai pas osé me montrer au VIIIe Congrès, de peur d'être
critiqué. Comme c'est loin de la réalité ! Voici la décision prise par le Comité Centrai sur mon voyage au front à la veille du VIIIe Congrès:
Extrait du procès-verbal de la séance du comité central du P.C.R (Bolch) du 16 Mars 1919
Présents: Lénine, Zinoviev, Krestinsky, Vladimirsky, Staline, Schmidt, Smilga, Dzerjinsky, Lachévitch, Sokolnikov, Trotsky, Stassova.
Questions[modifier le wikicode]
12. Quelques camarades délégués, venant du front, ayant pris connaissance de la décision du Comité Central concernant le renvoi immédiat des militaires sur le front, considèrent ce1e décision comme erronée, vu que les organisations du front Pourraient l'interpréter comme un refus du Comité Central d'entendre les voix de l'armée, d quelques-uns la considèrent comme un truc, le départ du cana. Trotsky pour le front et la non-admission des délégués de l'armée (renvoyés au front) rendant absolument vaine la discussion de la politique militaire.
Le cam. Trotsky proteste contre l'interprétation de la décision du Comité Central comme un
« truc », en invoquant la situation extrêmement sérieuse créée par le recul d'Oufa vers l'ouest et en insistant sur son départ.
Décisions[modifier le wikicode]
1. Le cam. Trotsky partira immédiatement sur le front.
2. Le cam. Sokolnikov déclarera à l'assemblée des délégués du front que la décision de leur départ est modifiée en ce sens que partiront ceux qui croient leur présence au front nécessaire.
3. La question de la politique militaire sera discutée au Congrès comme premier point de l'ordre du jour.
4. Le cam. Vladimir Mikhaïlovitch Smirnov est autorisé, sur sa demande, à rester à Moscou.
Voilà un bon exemple du régime du Parti à cette époque : on permettait à tous ceux qui attaquaient la politique militaire du Comité Central, et en premier lieu au dirigeant de l'opposition militaire, V. M. Smirnov, de rester à Moscou pour assister au Congrès. Les partisans de la ligne officielle, en revanche furent envoyés au front encore avant l'ouverture du Congrès. À présent c'est le contraire qui a lieu.
Les procès-verbaux de la section militaire du VIII° Congrès, où Lénine intervint pour défendre résolument la politique militaire que j'avais appliquée par ordre du Comité Central, n'ont pas été publiés jusqu'ici. Pourquoi ? Précisément parce qu'ils clouent au pilori les contre-vérités de Staline et de Goussiev sur la guerre civile.
37. — Staline a essayé de mettre en circulation la version artificielle d'une divergence militaire ayant surgi au début de 1919 au Bureau Politique sur le front oriental. Cette divergence consistait en ceci : « Faut- il continuer l'avance en Sibérie ou se fixer sur l'Oural et jeter toutes les forces disponibles vers le Sud pour liquider la menace sur Moscou ? » Un moment, j'ai incliné vers la seconde solution. La première, qui fut adoptée et donna d'excellents résultats, était soutenue par beaucoup de collaborateurs militaires, comme Smilga, Lachévitch, I. N. Smirnov, K. I. Grunstein, etc. Cette divergence ne portait pas sur des principes, mais sur des mesures purement pratiques. L'épreuve montra que les armées de Koltchak étaient complètement désagrégées. L'avance en Sibérie fut couronnée d'un plein succès.
38. — Le travail militaire était une dure besogne. Il ne pouvait se passer de mesures de coercition et de répression.
Il n'y eut pas peu d'amour-propre blessés, le plus souvent parce qu'il n'y avait pas moyen d'agir autrement, et quelquefois à cause de mesures erronée. Lorsque surgit le désaccord sur le front oriental et que le Comité Central décida de changer le commandement en chef, je proposai au Comité Central de me relever de ma fonction de Commissaire du Peuple à la Guerre. Le même jour (5 Juillet 1919), le Comité Central prit une décision dont voici la partie la plus importante :
« Les Bureaux Politique et d'Organisation du Comité Central, après avoir pris connaissance de la déclaration du cam. Trotsky et l'avoir discutée, décident qu'ils ne sont point en état d'accepter la démission du cam. Trotsky.
« Les Bureaux Politique et d'Organisation feront tout ce qui est en leur pouvoir pour rendre le plus commode possible pour lui et le plus fécond possible pour la République le travail du cam. Trotsky sur le front sud, qu'il a choisi lui-même et qui est actuellement le plus dangereux, le
plus difficile et le plus important. Dans ses décrets comme Commissaire à la Guerre et Président du Conseil Militaire révolutionnaire, le cam. Trotsky pourra agir le plus librement, de même que comme membre du Conseil militaire révolutionnaire du front sud, avec le commandant de ce front (Iégorov) qu'il a choisi lui-même et que le Comité Central a confirmé.
« Les Bureaux Politique et d'Organisation laissent au cam. Trotsky pleine liberté de corrigé par tous les moyens la ligne de conduite militaire, et, s'il le désire, hâteront la convocation du Congrès du Parti.
»
Cette résolution porte les signatures de Lénine, Kamenev, Krestinsky, Kalinine, Sérébriakov, Staline, Stassova.
Par cette décision, qui parle d'elle-même, le litige fut liquidé et le travail continua.
Par ailleurs, à la séance commune du Bureau Politique et du Présidium du Comité Central Exécutif du 8 Septembre 1919, Staline a déclaré, d'après le sténogramme, que le Comité Central m'aurait « interdit » d'assumer le commandement du front sud. La résolution ci-dessus lui donne une réponse catégorique.
39. — Cependant, le désaccord sur le front oriental fut-il le seul de ce genre ? Nullement. Il y eut des désaccords sur le plan stratégique de lutte contre Denikine. Il y eut des divergences sur Petrograd : fallait-il laisser la ville à Youdénitch ou la défendre ? Il y eut aussi des divergences sur l'offensive contre Varsovie et sur la possibilité d'une seconde campagne, après notre retraite sur Minsk. Les désaccords de ce genre résultaient de la pratique de la lutte et se liquidèrent dans la lutte.
Des documents typiques sur la question du front sud sont publiés dans mon livre Comment s'est armée la Révolution. (Vol. II, p. 301.)
Pendant l'avance de Youdénitch sur Petrograd, Lénine pensa un moment qu'il serait impossible de défendre la ville et qu'il faudrait replier la ligne de défense vers Moscou. Je me prononçai contre. Zinoviev et, je crois, aussi Staline, m'appuyaient. Le 17 Octobre 1919, Lénine m'envoya la dépêche que voici à Petrograd :
« Cam. Trotsky. Nous avons passé la nuit dernière au Conseil de le Défense et vous en avons envoyé la décision sous le chiffre...
« Comme vous le voyez, votre plan est adopté. Mais l'éventualité d'une retraite des ouvriers de Pétersbourg vers le sud n'est naturellement pas écartée (on dit que vous avez développé cela à Krassine et à Rykov) ; en parler sans nécessité absolue, ce serait distraire l’a1ention de la lutte.
« La tentative de contourner et de couper Petrograd suscitera naturellement des modifications appropriées, et qu'il vous incombera de décider sur place.
« Dans chaque section de l'exécutif régional, chargez une personne de confiance de recueillir les documents soviétiques en cas d'évacuation.
« Je joins le manifeste que le Conseil de la Défense m'a chargé de rédiger. Je me suis fort dépêché — et il est devenu mauvais ; me1ez ma signature plutôt au-dessous de la vôtre.
Salut !
« Lénine ».
De pareils épisodes n'étaient pas rares. Ils étaient d’une grande importance dans le moment donné, mais sans importance de principe. Il ne s'y agissait pas de lutte de principes, mais de l'élaboration du meilleur plan pour repousser l'ennemi au moment et à l'endroit donnés. Les Staline et les Goussiev essaient d'écrire à nouveau l'histoire de la guerre civile. Ils n'y réussiront pas !
40. — Le côté le plus abominable de cette campagne est l'accusation d'avoir « fait fusiller des communistes ». Cette accusation fut naguère répandue par nos ennemis, c'est-à-dire par les services politiques des armées blanches qui cherchaient à diffuser, parmi nos soldats rouges, des tracts accusant le commandement rouge et en particulier Trotsky de férocité.
Aujourd'hui l'agence Staline emboîte le pas.
Admettons un instant que tout cela soit exact. Dès lors, pourquoi donc Staline, Yaroslavsky, Goussiev et autres agents de Staline se sont-ils tus pendant la guerre civile ? Que signifient les tardives « révélations » actuelles de l'agence Staline ?
— Que le Parti vous a trompés, ouvriers, paysans, soldats rouges, lorsqu'il vous a dit que Trotsky, à la tête de l'armée, exécutait la volonté du Parti et appliquait sa politique. Dans ses innombrables articles sur le travail de Trotsky, dans les décisions de ses Congrès et des Congrès des Soviets, le Parti vous a trompés en approuvant le travail militaire de Trotsky et en vous cachant des faits tels que l'exécution de communistes. Et Lénine, qui soutint résolument la politique militaire de Trotsky, a trempé dans cette mystification. Voilà le sens des tardives « révélations » de Staline. Ce n'est pas Trotsky qu'elles compromettent, mais le Parti, et sa direction. Elles sapent la confiance des masses dans les bolcheviks en général :
Si dans le passé, lorsque Lénine et le noyau principal de ses collaborateurs, se trouvaient à la tête du Parti, on pouvait dissimuler en haut lieu des fautes monstrueuses, voire des crimes, à quoi ne peut-on pas s'attendre, aujourd'hui que la composition du Comité Central a infiniment moins d'autorité ?
Si par exemple, en 1923, alors que la guerre civile était depuis longtemps terminée, Yaroslavsky entonnait sur un ton frénétique les louanges de Trotsky, vantait sa fidélité, son dévouement révolutionnaire à la cause de la classe ouvrière, que doit dire aujourd'hui le jeune membre du Parti qui réfléchit ? Il doit se demander : « Quand donc Yaroslavsky m'a-t-il trompé :
Lorsqu’il portait Trotsky aux nues, ou maintenant lorsqu'il cherche à le couvrir de boue ? »
Telle est, en général, toute la besogne actuelle de Staline et de ses agents qui s'efforcent de fabriquer après coup une nouvelle Histoire à la Staline. Telle est, en particulier, la fameuse « révélation » stalinienne au sujet de Michel Romanov. [7]
Au fond, qu'est-ce que Staline a dit au Parti et à l'Internationale Communiste : « Pendant dix années, le Comité Central vous a trompés sur Kamenev. La Pravda a inséré, au nom de la rédaction, un démenti mensonger. Lénine a mystifié le Parti. Moi, Staline, j'ai participé à ce mensonge. Mais puisqu'à présent Kamenev a des divergences politiques avec moi, je démasque toute cette duperie. » La masse du Parti n'a pas la possibilité de vérifier la plupart des « révélations » staliniennes, mais il est une chose qui pénètre solidement dans le sentiment du Parti, c'est l'amoindrissement de la confiance dans sa direction, celle d'hier, celle d'aujourd'hui, celle de demain. Contre Staline et le stalinisme, le Parti devra reconquérir cette confiance.
41. — On sait que Goussiev a fait preuve d'une énergie toute particulière dans la refonte littéraire de notre passé militaire. Il a même écrit une brochure : Nos désaccords militaires. Pour la première fois, il me semble, la légende empoisonnée des exécutions de communistes (non pas de déserteurs ou de traîtres, mais de communistes) a été propagée dans cette brochure.
Le malheur de Goussiev comme de beaucoup d'autres est d'avoir écrit deux fois sur les mêmes événements et les mêmes questions : une fois sous Lénine, une autre fois sous Staline.
Voici ce que Goussiev écrivit une première fois :
« L’arrivée de Trotsky (sous Kazan) retourna li1éralement la situation. Le train de Trotsky, s'arrêtant à la station perdue de Sviajsk, amena avec la ferme volonté de vaincre, l'initiative et l'influence décisive dans tous les domaines du travail militaire.
Dès les premiers jours, dans la station encombrée par les services de l'arrière d'une masse de régiments et les services de la section politique et du ravitaillement, comme dans les divisions cantonnées à 15 verstes à l'avant, on sentit qu'en changement profond venait de s'opérer.
« Cela se manifesta avant tout dans le domaine de la discipline... Les rudes méthodes de Trotsky en ce1e période de guerre de partisans, d'indiscipline et de forfanterie grossière, étaient par-dessus tout opportunes et nécessaires. On ne pouvait rien faire par la persuasion et, de toute façon, on n'en avait pas le temps. Pendant les 25 jours que Trotsky passa à Sviajsk, un immense travail fut accompli, qui transforma les divisions désorganisées et en pleine décomposition de le
Cinquième Armée en corps de troupes capables de comba1re, et les prépara à la prise de Kazan. » (Prolétarskaïa Révolioutsia, N° 2-25, 1924.)
Chaque membre du Parti ayant fait la guerre civile et n'ayant pas perdu la mémoire, dira — du moins en lui-même s'il craint de le dire tout haut
— que l'on pourrait apporter non pas des dizaines mais des centaines de témoignages écrits entièrement analogues à celui de Goussiev.
42. — Je me bornerai à faire appel à des témoignages d'une plus haute autorité. Dans ses souvenirs sur Lénine, Gorki raconte :
« Frappant du poing sur la table, il (Lénine) s’écria. « Pourriez-vous nous indiquer un autre homme capable, en une année, d'organiser une armée presque complète, et, d'autre part, de gagner la sympathie des spécialistes militaires ? Cet homme, nous l'avons. Nous avons tout ce qu'il faut. Et il y aura des miracles. » (Vladimir Lénine, Éditions d'État, Leningrad, 1924, p. 23.)
D'après Gorki, Lénine déclara dans la même conversation:
« Oui, oui, je sais que là-bas on raconte toutes sortes de mensonges sur mes rapports avec lui. Des mensonges, on en raconte beaucoup, et il paraît que je suis particulièrement visé avec le camarade Trotsky. » (Ibid.)
En effet, on a dit bien des mensonges sur les rapports entre Lénine et Trotsky. Mais peut-on comparer les grossiers mensonges d'alors avec ce qui est organisé aujourd'hui systématiquement à l'échelle nationale et internationale ? À ce moment, c'étaient les ultraréactionnaires, les gardes-blancs et, dans une certaine mesure, les socialistes- révolutionnaires et les menchéviks qui mentaient. Maintenant c'est la fraction stalinienne qui s'est emparée de cette arme !
43. — A la séance de la fraction du Conseil Central des Syndicats du 12 Janvier 1920, Lénine déclarait :
« Si nous avons vaincu Denikine et Koltchak, c'est parce que chez nous la discipline fut plus grande que dans tous les pays capitalistes du monde. Trotsky a établi la peine de mort, nous l'en approuvons. Il l'a établie par l'organisation consciente et l'agitation des communistes. »
44. — Je n'ai pas sous la main bon nombre de discours que Lénine prononça pour défendre la politique militaire que j'ai appliquée en complet accord avec lui. En particulier, le procès-verbal de la Conférence des délégués du Ville Congrès sur la question militaire n'a pas été publié. Pourquoi ? Parce qu'à cette Conférence, Lénine est intervenu de toutes ses forces contre les adeptes de Staline qui, aujourd'hui, s'appliquent si bien à falsifier le passé.
45. — Mais je suis en possession d'un document qui en vaut une centaine d'autres. J'ai parlé de ce document au Bureau de la Commission Centrale de Contrôle, lorsque Yaroslavsky — non sans que le camarade Ordjonikidze protestât — ramassa cette calomnie empoisonnée ; j'ai produit ce document à la dernière session élargie d'Août 1927, lorsque Vorochilov s'est engagé sur les traces de Yaroslavsky.
De sa propre initiative, Lénine me remit une feuille en blanc au bas de laquelle figuraient les lignes suivantes :
« Camarades,
« Connaissant la rigueur des ordres du camarade Trotsky, je suis tellement persuadé, si absolument convaincu de la justesse, de l'opportunité et de la nécessité, dans l'intérêt de la cause, de l'ordre donné par le camarade Trotsky que je l'approuve entièrement.
« V. OULIANOV (Lénine). »
J'ai déjà expliqué au Bureau de la Commission Centrale de Contrôle à quel usage était destinée cette feuille en blanc :
« Lorsqu'il me la remit, et qu'au bas de la feuille blanche je vis ces lignes écrites, je demeurai perplexe. Des renseignements me sont parvenus, me dit-il, que l'on fait courir contre vous le bruit que vous exécutez des communistes. Je vous donne ce1e feuille en blanc et je Puis vous en donner tant que vous voudrez afin qu'on sache que j'approuve vos décisions. En haut de la page, vous pouvez écrire n'importe quelle décision, qui, ainsi, sera revêtue de ma signature. » Cela se passait en Juin 1919. Aujourd'hui, on colporte tellement d'histoires sur mon attitude à l'égard de Lénine et, ce qui est beaucoup plus important, sur l'attitude de Vladimir Ilitch à mon égard, que je voudrais bien que quelqu'un me montrât un blanc- seing de ce genre, une feuille en blanc comme celle-ci avec la signature de Vladimir Ilitch au bas, et où celui-ci déclare approuver à l'avance toute décision de moi, quelle qu'elle soit — alors que, de ce1e décision, dépendait souvent non seulement le sort de certains communistes, mais des choses beaucoup plus graves. »
Les questions économiques[modifier le wikicode]
46. — On sait que Martynov considère la guerre civile et le communisme de guerre comme du « trotskysme ». Cette doctrine est maintenant devenue très populaire. La création d'armées du travail, la militarisation du travail et autres mesures comme les méthodes de distribution des produits, nées des conditions de l'époque, sont présentées par les philistins et les ignorants comme des phénomènes de « trotskysme e, De quel côté était Lénine clans cette question ?
Dans la section d'organisation du VIIe Congrès des Soviets, on discuta la question du bureaucratisme des organes dirigeants et des institutions centrales. Je soulignai dans mon discours que la bureaucratie peut étrangler l'économie, que le centralisme n'est pas un principe absolu, que les rapports réciproques nécessaires entre l'initiative locale et la
direction centrale étaient encore à trouver dans la pratique. Dans son discours, Lénine se déclara pleinement d'accord avec mon intervention sur le centralisme, ajoutant :
« Je dis enfin que je suis entièrement d'accord avec Trotsky lorsqu'il dit qu'on a fait ici des tentatives tout à fait erronées de présenter nos désaccords comme un différend entre les ouvriers et les paysans et pour poser à ce propos la question de la dictature du prolétariat. » (Discours du 8 Décembre 1918, Œuvres, t. XVI, p. 433.)
« Nos désaccords » — ce furent ces différends de longue durée où Lénine et Trotsky se trouvaient d'un côté, et Rykov, Tomsky, Larine, etc., de l'autre. Staline restait dans ces discussions, comme dans bien des cas, dans la coulisse, dans l'expectative.
47. — A la séance de la fraction de la C. G. T., 12 janvier 1920, Lénine disait ceci au sujet de « nos désaccords » avec Rykov, Tomsky, etc. :
« Qui a commencé ces dégoûtantes querelles ? Ce n’est pas le cam. Trotsky : on n'en trouve pas trace dans ses thèses. La polémique a été suscitée par Lomov, Rykov et Larine. Chacun d'eux se trouve au plus haut poste : membre du présidium du Conseil supérieur de l'Économie publique. Vous avez un président de ce Conseil avec tant de titres qu'il me faudrait cinq minutes de mon discours de dix minutes pour les énumérer. C'est pourquoi il est vain ici de dire qu'on a1ache à ce1e Assemblée un intérêt particulier... Le cam. Rykov et d'autres ont commencé ce1e dégoutante querelle publique. Trotski a posé la question des tâches nouvelles, et les autres ont provoqué une polémique avec le VIIe Congrès des Soviets. Nous savons que Lomov, Rykov et Larine ne l'ont pas dit directement dans leur article idiot. Un orateur a dit ici : il ne faut Pas polémiser contre le VIII° Congrès des Soviets. Ce Congrès a fait une faute dites-le ouvertement, corrigez cela dans l'Assemblée, mais ne bavardez pas sur la centralisation et la décentralisation.
Rykov dit qu'on devrait parler de la centralisation et de la décentralisation parce que Trotsky n'en a pas tenu compte. Cet homme croit avoir affaire à des gens bornés qui auraient déjà oublié les premières lignes des thèses de Trotsky ou il est dit : « L'économie a pour condition un plan général…, etc. Savez-vous lire le russe, chers Rykov, Lomov et Lapine -? Retournons à l’époque où vous n'aviez que seize ans et commençons à parler de centralisation et de décentralisation. Et c'est cela la tâche publique des membres du bureau du présidium du Conseil supérieur de l'Économie I C'est un tel non-sens et un si misérable raisonnement que c'est vraiment une honte d'y perdre son temps. »
Et plus loin :
« La guerre nous u appris à porter la discipline au maximum et à centraliser des dizaines et des centaines de milliers d'hommes, de camarades, qui ont péri tour sauver la République soviétique. Sans cela, nous serions au diable. »
D’ailleurs, ce discours qui est à la disposition de l'Institut Lénine n'a pas été reproduit, uniquement parce qu'il gêne les falsificateurs actuels. La dissimulation posthume d'une partie des idées de Lénine est un élément nécessaire de la déviation de la voie du léninisme. Ou ne publiera ce discours de Lénine que lorsqu'un cherchera querelle à Rykov.
48. — Au VIIe Congrès des Soviets, Lénine dit ceci sur mon travail dans les transports et les chemins de fer :
« ... Vous avez déjà vu, dans les thèses des cam. Echmanov et Trotsky que nous sommes en présence, dans ce domaine (restauration des transports), d'un véritable plan, élaboré pour de longues années. Le décret N° 1.042 prévoit pour cinq ans. En cinq années, nous pourrons restaurer nos transports, diminuer le nombre des locomotives invalides, et, ce qui est le plus difficile, d'après la thèse 9, nous avons peut-être déjà réduit ce délai.
« Quand on élabore de grands projets, calculés pour plusieurs années, il se présente souvent des sceptiques qui disent : pourquoi calculer plusieurs années à l'avance ? Que le ciel nous aide à faire ce qu'il nous faut immédiatement. Camarades, il faut savoir lier l'un à l'autre ; on ne peut travailler sans plan pour une longue période avec un succès sérieux. L'essor indubitable du travail dans le domaine des transports démontre que c'est nécessaire. Je voudrais attirer votre a1ention sur le passage de la neuvième thèse qui dit que le délai de restauration sera de quatre ans et demi, mais que ce délai est déjà réduit, car nous travaillons au-delà de la norme. Le délai ne sera que de trois ans et demi.
C'est ainsi qu'il faudra travailler aussi dans les autres domaines de l'économie... » (Lénine, t. XVII, P. 423-424.)
Remarquons encore qu'un an après la promulgation du décret N° 1.042, dans le décret de Dzerjinski « Sur les bases du travail futur du Commissariat du Peuple des Transports », du 27 Mai 1921, on lit :
« Vu que la réduction de la norme des décrets 1.042 et 1.157, qui constituent les premières brillantes expériences du travail suivant un plan économique, est temporaire et due à la crise du ravitaillement en combustible... il faut prendre des mesures pour appuyer et rétablir le ravitaillement des ateliers »
49. — Les thèses de Rykov, écrites en Octobre 1927, c'est-à-dire quatre ans après coup, parlent de nouveau de la tentative de fermer les usines Poutilov. Dans ce cas comme en beaucoup d'autres, Rykov est très imprudent, car il donne des armes contre lui-même.
C'est Rykov en personne, Président du Conseil supérieur de l'Économie, qui fit, au début de 1923, au Bureau Politique, la proposition de fermer les usines Poutilov. Rykov démontrait qu'au cours des dix années à venir,
on n'aurait pas besoin de ces usines, et que leur maintien artificiel aurait des effets défavorables sur les autres entreprises. Le Bureau politique — dont moi — prit les indications de Rykov au sérieux. Après le rapport de Rykov, non seulement moi, mais par exemple Staline et d'autres, votèrent pour la fermeture. Zinoviev, en vacances, protesta contre la décision prise. Le Bureau Politique réexamina la question et prit une décision contraire. L'initiative, dans cette question, fut entièrement entre les mains de Rykov, Président du Conseil de l'Économie. Combien le sentiment de l'innocence s'est-il développé en Rykov, si, après quatre ans, il a pu se décider à m'attribuer son propre « péché » ? Nous ne doutons pas que ce fait se représente infailliblement sous une autre forme : lorsque Staline prendra Rykov à partie. On n'aura pas besoin d'attendre longtemps...
50. — On trouble le Parti par une histoire selon laquelle « Lénine voulait envoyer Trotsky en Ukraine comme Commissaire du Peuple à l'Approvisionnement ». Ou y mêle et défigure les faits à ne plus s'y reconnaître. J’ai entrepris pas mal de voyages de ce genre sur l'ordre du Comité Central. En parfait accord avec Lénine, je me rendis en Ukraine pour restaurer l'industrie charbonnière du Donetz. En plein accord avec Lénine, je travaillai dans l'Oural comme président de l'armée soviétique du travail. Il est exact que Lénine insista pour que je me rende pour deux semaines (deux semaines !) en Ukraine afin d'y améliorer l'approvisionnement. Je téléphonai à Rakovski, qui me déclara que toutes les mesures nécessaires avaient déjà été prises en vue de ravitailler en pain tous les centres ouvriers.
Lénine insista d'abord pour mon départ, puis se ravisa. Ce fut tout. Il s'agissait d'une question de travail courant, d'une tâche que Lénine considérait comme la plus grave au moment donné.
51. — Voici ce que dit Lénine au Ville Congrès des Soviets, le 22 Décembre 1920, sur mon voyage dans le bassin du Donetz :
« La région du Donetz fournit jusqu'à 25 millions de pounds de charbon par mois, et nous arriverons jusqu’ à 50 millions grâce au travail de la Commission envoyée avec pleins pouvoirs dans ce1e région sous la direction de Trotsky, et qui a décidé d'y déléguer des camarades responsables et expérimentés. À Présent, Piatakov y a été envoyé pour diriger le travail. » (T. XVII, p. 422.)
52. — D'ailleurs, Piatakov fut dégoûté du travail dans le Donetz par les machinations de Staline dans la coulisse. Lénine les considéra comme un coup très grave porté à l'industrie houillère, il s'indigna au Bureau Politique et protesta eu public contre l'action désorganisatrice de Staline
« Le fait que nous avons remporté des succès assez considérables est démontré notamment pour la région du Donetz, où des camarades comme Piatakov ont travaillé avec un dévouement et un succès
extraordinaires dans le domaine de la grande industrie...) » (T. XVIII, première partie, p. 443. Rapport de Lénine au IX° Congrès des Soviets, 23 Décembre 1921.)
« ... À la direction centrale de l'industrie houillère se trouvaient non seulement des gens indubitablement dévoués, mais d'une culture réelle et de grandes capacités, et je ne m'abuse pas en disant des gens d'un grand talent ; c'est pourquoi le Comité Central y a porté son a1ention… Nous, Comité Central, avons une certaine expérience, et avons décidé à l'unanimité de ne pas relever les camarades dirigeants de là-bas de leurs fonctions... J'ai pris des renseignements auprès des camarades ukrainiens et ai prié notamment Ordjonikidze — le Comité Central lui en donna l'ordre — d'aller voir ce qui s'était passé. Il semble qu'il y ait eu là-bas des intrigues el un chaos tels que l'Institut historique n'y comprendrait rien, même s'il s'en occupait pendant dix ans. Mais c'est un fait que, contrairement aux directives unanimes du Comité Central, ce1e direction avait été remplacée par une autre. » (Lénine, rapport au XIe Congrès du P. C. R., 27 Mars 1923, t. XVIII, deuxième partie, p. 50- 51.)
Tous les membres du Bureau Politique, et surtout Staline, savent que ces dures paroles de Lénine sur les intrigues contre les dirigeants fidèles, cultivés et talentueux du bassin du Donetz visent les intrigues de Staline contre Piatakov.
53. — Pendant le IXe Congrès des Soviets, en Décembre 1921, Lénine écrivit ses thèses sur les tâches fondamentales de la reconstruction économique. Je me rappelle avoir trouvé ces thèses très bonnes, mais il y avait une lacune sur les spécialistes.
En quelques mots, je l'indiquai. Le même jour, je reçus de Lénine cette lettre :
« Cam. Trotsky,
Extrêmement secret.
« Je suis à une réunion des sans-parti avec Kalinine. Il conseille de faire un petit rapport sur la base de la résolution que j'ai présentée (et à laquelle vous avez ajouté un complément très juste sur les spécialistes).
« Ne voudriez-vous pas vous charger d'un bref rapport sur ce1e résolution, mercredi, à l'Assemblée plénière du Congrès ?
« Votre rapport militaire est évidemment déjà Prêt, et vous le terminerez mardi.
« Il m'est impossible de me charger d'un autre rapport au Congrès. Écrivez deux mots ou envoyez une dépêche : le mieux serait, d'accepter. On pourrait le faire confirmer par un vote téléphonique du Bureau Politique.
LÉNINE.
La solidarité dans les questions fondamentales de l'édification socialiste était si grande, que Lénine croyait possible que je fisse à sa place le rapport sur ces importantes questions. Je me rappelle m'être efforcé de le persuader de la nécessité qu'il fit lui-même ce rapport, si son état de santé le lui permettait. En fin de compte, il y consentit.
Dernière période de la vie de Lénine[modifier le wikicode]
54. — Les falsifications et les inventions se rapportant à la dernière période de la vie de Lénine sont devenues singulièrement nombreuses. Staline devrait pourtant se montrer particulièrement prudent en ce qui concerne cette période au cours de laquelle Vladimir Ilitch en vint précisément à certaines conclusions définitives à son égard.
Il est évidemment très difficile de retracer ce qui se passa au Bureau Politique sous Vladimir Ilitch. À ce moment, on ne faisait pas de comptes rendus sténographiques, et dans les procès-verbaux on ne mentionnait que les décisions. Voilà pourquoi il est si facile d'en extraire certains épisodes (voire des plus insignifiants), de les dénaturer ou de les grossir, parfois même d'inventer tout simplement des « désaccords » là où il n'y en eut jamais la moindre trace.
La légende de « l’oiseau de malheur » qui devait, après coup, illustrer mon « pessimisme » est, par son ineptie, une véritable honte. Cette histoire de « chouette » est le dernier argument de Staline-Boukharine lorsque les arguments ou les événements les mettent au pied du mur. Elle est empruntée à un entretien que j'eus avec Vladimir Ilitch dans la première période de la Nep. La mise à l'encan des maigres ressources publiques m'inspirait à ce moment de grandes inquiétudes, aussi bien du point de vue du gaspillage des ressources déjà très minces de l'État ouvrier, que du point de vue d'une rapide accumulation possible du capital privé dans cette période de transition. Je m'en entretins maintes fois avec Vladimir Ilitch. Afin de vérifier les processus économiques qui s'opéraient dans le pays, j'organisai alors ce qu'on a appelé « le barrage combiné de Moscou ». Au cours d'une conversation avec Lénine, m'appuyant sur quelques exemples particulièrement criants de dilapidation, je me servis de cette expression ou d'une expression approchante : « Si nous nous mettons à administrer de cette façon, l'oiseau de malheur marquera quelques années de moins à notre destin ». Chacun de nous a dû prononcer bien des fois des phrases de ce genre. Combien de fois Lénine n'a-t-il pas dit : « Si nous continuons à aller de ce train, nous succomberons à coup sûr ». C'était un argument vigoureux, mais en aucune façon un pronostic pessimiste.
Telle est, à peu près, l'histoire de « chouette » avec les intérêts de laquelle Staline et Boukharine veulent payer leurs dettes de la Révolution chinoise, du Comité anglo-russe, de la direction économique et du régime du Parti...
Il va de soi que dans le Bureau Politique, des désaccords d'ordre pratique éclatèrent maintes fois, y compris avec Vladimir Ilitch. Toute la question est de savoir quelle place prirent ces désaccords dans le travail en général. À ce sujet, la fraction stalinienne, avec une impudence insigne, répand de malveillantes légendes qui s'effondrent dès qu'on y touche et qui se retournent entièrement contre Staline.
55. — Pour réfuter ces légendes, il faut prendre tout d'abord la période de la maladie de Vladimir Ilitch, ou plus exactement La période qui s'étend entre ses deux grandes crises, lorsque Lénine fut autorisé par les médecins à reprendre ses occupations et lorsqu'un grand nombre d'importantes questions furent résolues par correspondance. D'après cette correspondance — donc par des documents irréfutables — on peut voir quels sont les différends qui surgirent au Comité Central, de quel côté étaient les désaccords, et, dans une certaine mesure également, quels étaient les rapports de Vladimir Ilitch avec certains camarades. Je citerai quelques exemples.
Le monopole du commerce extérieur[modifier le wikicode]
56. — À la fin de 1922, un très sérieux désaccord éclata au Comité Central au sujet du monopole du commerce extérieur.
En aucune façon, je ne veux après coup en grossir l'importance, mais tout de même le groupement politique qui se forma au Comité Central autour de cette question est suffisamment caractéristique.
Sur l'initiative de Sokolnikov, le Comité Central adopta une décision qui faisait une brèche sérieuse au monopole.
Vladimir Ilitch était absolument opposé à cette décision. Ayant appris par Krassine que je n'étais pas à la session du Comité Central et que je me prononçais contre la décision prise, Lénine entra en correspondance avec moi. Jusqu'à présent ces lettres n'ont pas été publiées, pas plus que la correspondance de Lénine avec le Bureau Politique sur la question de ce monopole. La censure qui sévit sur l'héritage de Lénine est des plus implacables. On imprime deux, trois mots écrits par Lénine sur un bout de papier si — directement ou indirectement — ils peuvent atteindre l'Opposition. On ne publie pas des documents d'une grande importance de principe si — directement ou indirectement — ils heurtent Staline.
Je donnerai connaissance de lettres de Lénine concernant cette question
« Camarade Trotsky,
« Je vous envoie une lettre de Krestinsky, faites savoir rapidement si vous êtes d'accord. Je lutterai à la session pour le monopole. Et vous ?
Votre, Lénine
« P. S. — Le mieux serait de nous la retourner aussitôt que possible. »
« Aux camarades Froumkine et Stomoniakov,[8] Copie à Trotsky,
« En raison de l'aggravation de ma maladie, je me vois contraint de ne pouvoir assister à la session. Je me rends parfaitement compte à quel point j'agis maladroitement et même pire que cela à votre égard, mais de toute façon il ne me serait pas possible d'intervenir avec tant soit peu de succès. Aujourd'hui, j'ai reçu du camarade Trotsky la lettre ci- jointe avec laquelle je suis d'accord dans tout ce qu'elle a d'essentiel, à l'exception peut-être des dernières lignes sur le Gosplan. [9] J'écrirai à Trotsky pour lui faire part de mon accord et le prier, étant donné ma maladie, de se charger à la session de la défense de ma position.
« Je crois qu'il est bon de diviser ce1e défense en trois parties :
« 1° La défense du principe essentiel du monopole du commerce extérieur — son établissement total et définitif.
« 2° La transmission à une Commission spéciale de l'examen le plus détaillé des plans d'ordre pratique pour la réalisation de ce monopole, déposés par Avanessov. Dans ce1e Commission, les délégués du Commissariat du Commerce Extérieur doivent figurer au moins pour moitié.
« La question du travail du Gosplan doit être mise à part.
Au demeurant, je suppose que je ne serai pas en désaccord avec Trotsky s'il se borne à demander que le Gosplan, qui est placé sous le signe du développement de l'industrie d'État ait à faire connaitre son opinion dans tous les domaines de l'activité du Commissariat du Commerce Extérieur.
« J'espère encore pouvoir écrire demain ou après-demain et vous envoyer la déclaration que j'ai l'intention d'adresser à la session du Comité Central, sur le fond de la question. De toute façon, j'estime que l'importance de principe de ce1e question est tellement grande que je devrai, au cas où, à la session, l'accord ne pourrait se faire, porter la question devant le Congrès. D'autre part, sans plus a1endre, je me1rai la fraction communiste du prochain Congrès des Soviets au courant du désaccord actuel.
12-12-22.
LÉNINE.
« Au camarade Trotsky, copie à Froumkine et Stomoniakov,[10]
« Camarade Trotsky,
« J'ai reçu votre opinion sur la lettre de Krestinsky et sur les plans d'Avanessov. Il me semble qu'entre nous il y e un maximum d'accord, et je pense que la question du Gosplan posée comme elle l'est en ce moment exclut (ou écarte) la discussion de savoir s'il est nécessaire au Gosplan d'avoir des droits actifs. De toute façon, je vous prie instamment de vous charger, à la prochaine session, de la défense de notre point de vue commun sur la nécessité absolue de maintenir et d'affermir le monopole du commerce extérieur.
« Étant donné que la session précédente a adopté là-dessus une décision qui va totalement à l'encontre du monopole du commerce extérieur, el que, dans ce1e question, il est impossible -de reculer, je pense, comme je le dis dans ma lettre à Froumkine et à Stomoniakov, qu'au cas où nous serions ba1us sur celte question, nous devrons la porter devant le Congrès du Parti. Dans ce but, il sera nécessaire de faire un bref exposé de nos désaccords devant la fraction du Parti du prochain Congrès des Soviets. Si j'en ai le temps, je rédigerai cet exposé et je serais très content que vous lissiez de même. L'hésitation qui se manifeste sur celle question nous fait un tort inouï, et les arguments que l'on fait valoir contre consistent uniquement à accuser l'appareil d'imperfection. Mais, chez nous, l'appareil se distingue partout par son imperfection, et si l'on renonçait au monopole à cause de l'imperfection de l'appareil, cela équivaudrait à jeter le poupon avec l'eau de la baignoire.
13-12-22.
LENINE.
« Au camarade Trotsky.
« Camarade Trotsky,
« Je vous renvoie la lettre que j'ai reçue aujourd'hui de Froumkine. Je pense également qu'il est absolument nécessaire d'en finir une fois pour toutes avec ce1e question. Si la crainte se manifeste que ce1e question ne me tourmente, el qu'elle peut même influer sur l'état de ma santé, j'estime que c'est une opinion foncièrement erronée, car le retard qui rend notre politique tout à fait instable sur une des questions essentielles me tourmente mille fois plus. C'est pourquoi j'attire votre a1ention sur la lettre ci-jointe, et je vous prie instamment d'appuyer la discussion immédiate de ce1e question... Je suis persuadé que si nous sommes menacés d'être ba1us, il y a beaucoup plus d'avantages à l’être avant le Congrès du Parti, et à s'adresser tout de suite à la fraction du Congrès. Le compromis suivant est peut-être acceptable : pour le moment, nous prenons la décision de confirmer le monopole, et au Congrès du Parti, nous posons quand même la question, et nous en convenons tout de suite. Je pense que dans l'intérêt de notre cause, nous ne devons en aucun cas accepter d'autre compromis.
15 12-22.
LÉNINE.
« Camarade Trotsky,
« J’estime que nous nous sommes complètement mis d'accord.
Je vous prie de faire part à la session de notre solidarité: j'espère que notre décision passera, car une partie de ceux qui ont voté contre en Octobre passe à présent partiellement ou entièrement de notre côté.
« Si, au pis-aller notre décision, n'est pas adoptée, nous nous adresserons à la fraction du Congrès des Soviets, et nous l'informerons que nous portons la question devant le Congrès du Parti.
« Dans ce cas, tenez-moi au courant, et j'enverrai ma déclaration.
« Si ce1e question venait à être retirée de la session actuelle (ce que ne je crois pas et contre quoi évidemment il vous faudrait en notre nom protester de toutes vos forces), je pense que vous devriez quand même vous adresser à la fraction du Congrès des Soviets, et exiger que la question soit portée devant le Congrès du Parti, car des hésitations ultérieures sont absolument inadmissibles.
« On peut laisser chez vous jusqu'après la session tous les matériaux que je vous ai envoyés.
15-12-22.
Votre LÉNINE.
« Léon Davidovitch,
« Aujourd'hui le Pr Foerster a autorisé Vladimir Ilitch à dicter une lettre, et il m'a dicté la lettre suivante à votre intention :
« Camarade Trotsky,
« Il semble que nous ayons réussi à occuper la position sans tirer une balle, par un simple mouvement de manœuvre. Je propose de ne pas s'en tenir là et de continuer l'offensive, et, dans ce but, de faire passer la proposition de poser au Congrès du Parti la question de l'affermissement du monopole du commerce extérieur et des Mesures à prendre pour en améliorer l'application. Informez-en la fraction de Congrès des Soviets. J'espère que vous n'y verrez pas d'objections et que vous ne refuserez pas de faire le rapport à la fraction.
N. Lénine.
« V. I. demande que vous lui fassiez connaitre la réponse par téléphone.
21-12-22
N. K. OULIANOVA
La teneur comme le ton des lettres précitées n'ont pas besoin de commentaires. Sur la question du commerce extérieur, le Comité Central adopta une nouvelle décision, annulant la précédente. C'est à cela que fait allusion la plaisanterie de Lénine sur la victoire remportée « sans tirer une balle ».
Pour conclure, il ne reste plus qu'à se demander ce qui se serait passé si Trotsky s'était trouvé parmi ceux qui ont voté la décision transgressant le monopole du commerce extérieur et si Staline, d'accord avec Lénine, avait combattu pour faire annuler cette décision. Quelle quantité de livres, de brochures, de diatribes eût été imprimée pour démontrer la déviation koulak et petite-bourgeoise de Trotsky!
La question du Gosplan[modifier le wikicode]
57. — J'attribuais le gaspillage à l'absence d'un plan pour notre économie en général. Sur la direction du plan et le rôle du Gosplan, il y eut des discussions au Bureau Politique et aussi entre Vladimir Ilitch et moi. Il y en eut au sujet du personnel des organes de Plan. Dans sa lettre aux membres du Bureau Politique sur la question du Gosplan, Vladimir Ilitch écrivit ce qui suit :
« A propos de l'octroi de fonctions législatives au Gosplan.
« Il me semble que depuis longtemps ce1e idée a été mise en avant par le camarade Trotsky. Je m'y suis déclaré opposé parce que je trouvais que, dans ce cas, il y aurait un manque total de liaison dans le système de nos institutions législatives. Mais, après un examen a1entif de la question, j'estime qu'au fond il y a là une idée saine, à savoir que le Gosplan est tenu quelque peu à l'écart de nos institutions législatives, bien que ce soit lui qui, par les hommes compétents, les experts et les représentants de la science et de la technique qu'il réunit, dispose au fond du plus grand nombre de données pour se prononcer en tout état de cause sur les questions.
« Dans ce sens, je pense que l'on peut et que l'on doit accueillir l'idée du camarade Trotsky, sauf en ce qui concerne la présidence du Gosplan soit par un de nos chefs politiques, soit par un représentant du Conseil Supérieur de l'Économie publique. » (27 Décembre 1922.)
Nous avons trouvé plus haut une allusion à ces désaccords, dans les lettres que Lénine m'écrivit sur le monopole du commerce extérieur. Lénine proposait alors d'écarter cette question en la désignant du terme
— quelque peu impropre — de question des droits actifs du Gosplan. En insistant pour que l'on affermisse le Gosplan par tous les moyens, et pour qu'on lui subordonne tout le travail de plan des autres départements, je n'avais pas proposé d'investir le Gosplan de droits administratifs, car je considérais qu'ils devaient, comme par le passé, rester concentrés dans les mains du Conseil du Travail et de la Défense. Mais là n'est pas l'essentiel. Tant par le caractère que par le ton de la lettre, on voit avec quelle tranquillité, en se plaçant simplement au point de vue du travail, Lénine appréciait les désaccords qui avaient eu
lieu précédemment, proposant au Bureau Politique de résoudre ces désaccords en se rapprochant très fortement des idées que j'avais défendues. Pourtant, combien n'a-t-on pas menti au Parti sur cette question ?
Lettres de Lénine sur la question nationale[modifier le wikicode]
58. — Je ne reproduirai pas ici la lettre la plus importante de Lénine contre Staline sur la question nationale : elle est incluse dans la sténographie de l'Assemblée de Juillet 1926, et, en outre, des copies en circulent de main en main. Il est impossible de cacher cette lettre. Mais il y a encore, sur le même sujet, d'autres documents complètement inconnus du Parti. Les archivistes et historiens de l'école stalinienne prennent et prendront toutes les mesures pour que ces documents restent cachés. Ils sont capables encore d'un autre procédé : les détruire.
C'est pourquoi je crois nécessaire de reproduire ici les extraits les plus importants d'une lettre de Lénine, de beaucoup antérieure, et de la réponse de Staline, sur la constitution de I'U. R. S. S. La lettre de Lénine, datée du 27 Septembre 1922, est adressée à Kamenev, une copie en a été envoyée à tous les membres du Bureau Politique. Voici le début de cette lettre :
« Probablement vous avez déjà reçu de Staline la résolution de sa Commission sur l'entrée des Républiques indépendantes dans la R. S. F.
S. R.
« Si vous ne l'avez pas encore reçue, demandez-la au secrétaire et lisez- la tout de suite. Hier, j'en ai parlé à Sokolnikov, et aujourd'hui à Staline. Demain, je verrai Mdivani (suspect « d’indépendance.»)
« À mon avis la question est très importante. Staline a une tendance à trop se hâter. Réfléchissez-y bien. (Vous aviez autrefois l'intention de vous en occuper et vous en êtes un peu occupé.)
Zinoviev aussi.
« Staline est déjà prêt à faire une concession. Dans le paragraphe premier, il veut dire à la place de « adhésion » à la R. S. F. S. R., « Union formelle avec la R. S. F. S. R. en Union des Républiques Soviétiques d'Europe et d'Asie ».
J'espère que le sens de ce1e concession est clair : nous nous reconnaissons comme ayant les mêmes droits que la R. S. S. ukrainienne et les autres, et ensemble, à droits égaux, nous entrons tous dans la nouvelle Union, la nouvelle Fédération, l'Union des R. S. S. d'Europe et d'Asie. »
En outre, il y a toute une série d'améliorations pénétrées toutes du même esprit. À la fin de la lettre de Lénine il est dit :
« Staline est d'accord pour ajourner la présentation d'une résolution au
B. P. du C. C. jusqu'à mon arrivée. J'arriverai le lundi 2 Octobre. Je désirerais vous voir, vous et Rykov, pendant deux heures, disons de 1 à 3 heures et au besoin le soir, disons de 5 à 7 ou de 6 à 8.
« Voilà pour le moment ma proposition. Je comba1rai et remanierai sur la base de la discussion avec Mdivani et d'autres camarades. Je vous prie d'en faire autant et de me répondre.
Votre LÉNINE.
« P. S. — Les copies sont à envoyer à tous les membres du Bureau Politique. »
Le même jour, Staline adressa sa réponse à Lénine à tous les membres du Bureau Politique (27 Septembre 1922.) En voici les deux passages les plus importants :
« 2. La modification de Lénine dans le paragraphe 4 sur la création d'un Comité Central exécutif de la Fédération à côté de celui de la R. S. F. S.
R. est, à mon avis, inacceptable. La coexistence de deux Comités Centraux exécutifs à Moscou, dont l'un sera sans doute la « Chambre haute » et l'autre la « Chambre basse », engendrera des froissements et des conflits. »
Et plus loin :
«4. Dans le paragraphe 4, le cam. Lénine s'est, à mon avis, « trop hâté » en réclamant la fusion des Commissariats des Finances, du Ravitaillement, du Travail et de l'Économie publique avec les Commissariats fédératifs. Il est à peine douteux que ce1e « hâte » ne serve aux « indépendants », au détriment du libéralisme national de Lénine.
« 5. Dans le paragraphe 5, la modification de Lénine est, à mon avis, superflue.
J. STALINE. »
Cette correspondance, fort caractéristique, qu'on cache au Parti comme tant d'autres documents de cette sorte, précédait la lettre de Lénine sur la question nationale. Dans ses remarques sur le projet de Staline, Lénine choisit des expressions encore très modérées et délicates. À cette époque, il espérait pouvoir résoudre la question sans trop de controverses. Il reproche discrètement à Staline sa « hâte ». Il met entre guillemets la qualification d'« indépendant », reproche élevé par Staline contre Mdivani, et se désolidarise résolument de ce reproche.
Il souligne, au contraire, qu'il présente ses modifications après discussion avec Mdivani et d'autres camarades.
La réponse de Staline, par contre, se distingue par sa grossièreté. La dernière phrase du quatrième point est particulièrement caractéristique « Il est à peine douteux que ce1e « hâte » [la hâte de Lénine ! ne serve aux « indépendants », au détriment du libéralisme national [!] de Lénine. »
Ainsi, Lénine s'est attiré le soupçon de libéralisme national !
Le développement ultérieur de la lutte dans la question nationale montra à Lénine qu'il était devenu impossible d'agir sur Staline en petit comité et qu'il fallait en appeler au Congrès et au Parti. À cette effet, Lénine écrivit la lettre connue sur la question nationale.
59. — Vladimir Ilitch attachait une importance considérable à la question « géorgienne », non seulement parce qu'il redoutait les suites de la fausse politique nationale en Géorgie — ses craintes furent entièrement confirmées — mais ainsi parce que, à propos de cette question, la fausseté de la politique de Staline dans la question nationale — et non seulement dans celle-là — lui était apparue. Une longue lettre de principe que Lénine écrivit sur la question nationale est encore dissimulée au Parti. L'argument que Lénine n'aurait pas destiné cette lettre au Parti est entièrement faux. Est-ce que Lénine destinait à la publicité les annotations qu'il faisait dans ses carnets de notes ou en marge des livres qu'il lisait ? Or, tout ce qui — directement ou indirectement — atteint l'Opposition est publié. Quant à la lettre- programme de Lénine sur la question nationale, elle reste dissimulée. Voici deux extraits de cette lettre :
« Je pense que par sa hâte et son engouement administratif, de même que par son emportement contre le fameux « social-nationalisme », Staline a eu là un rôle fatal. En général, en politique, l'emportement a la plus mauvaise influence. » (Notes de Lénine du 30 Décembre 1922.)
Voilà qui est juste !
« Il est évident que l'on doit rendre politiquement responsable Staline et Dzerjinsk, de toute ce1e campagne de véritable nationalisme russe. » (Lettre de Lénine du 31 Décembre 1922.)
Vladimir Ilitch m'envoya cette lettre lorsqu'il sentit qu'il ne pourrait prendre lui-même la parole au XIIe Congrès.
Voici les billets que je reçus de lui à ce sujet au cours des deux derniers jours où il participa à la vie politique :
Rigoureusement secret. Personnel.
« Cher camarade Trotsky,
« Je vous prie instamment de vous charger de la défense de la question géorgienne au Comité Central du Parti. Ce1e question est en ce moment en bu1e aux « poursuites » de Staline et de Dzerjinski et je ne puis me fier à leur impartialité. C'est même tout le contraire. Si vous consentiez à prendre sur vous ce1e défense, je pourrais être tranquille. Si, pour une raison quelconque, vous n'acceptez pas, retournez-moi tout le dossier. Je considérerai cela comme signifiant votre refus.
Avec mon meilleur salut de camarade.
« Pour copie conforme : M. VOLODITCHEVA. »
« Camarade Trotsky,
« À la lettre qui vous a été transmise par téléphone, Vladimir Ilitch a demandé d'ajouter pour votre information que le camarade Kamenev se rend en Géorgie mercredi. Vladimir Ilitch voudrait savoir si vous ne désirez pas envoyer là-bas quelque chose.
Le 5 Mars 1923.
M. VOLODITCHEVA. »
« Aux camarades Mdivani, Makharadzé et autres.
Copie aux camarades Trotsky et Kamenev.
« Je suis passionnément votre al faire. Je suis révolté de la brutalité d'Ordjonikidze et de la tolérance de Staline et Dzerjinski.
Je vous prépare des notes et un discours.
« Avec ma considération,
Le 6 Mars 1923.
LÉNINE
« Au camarade Kamenev. Copie au camarade Trotsky.
« Léon Borissovitch,
« Comme suite à notre entretien téléphonique, je vous fais part, en tant que Président du Bureau Politique, de ce qui suit :
« Comme je vous l'ai déjà dit, le 31 Décembre 1922, Vladimir Ilitch a dicté un article sur la question nationale. Ce1e question le tourmentait beaucoup et il se préparait à intervenir à ce sujet au Congrès du Parti.
« Peu de temps avant sa dernière rechute, il m'informa qu'il publierait cet article, mais plus tard. Après cela, il tomba malade sans m'avoir donné l'ordre définitif.
« Vladimir Ilitch considérait cet article comme devant servir de directive et il y a1achait une grande importance. Sur son ordre, il fut communiqué au camarade Trotsky que Vladimir Ilitch avait chargé de défendre son point de vue au Congrès du Parti, étant donné leur unité de vues sur ce1e question.
« L'unique exemplaire que je possède de cet article est gardé sur l'ordre de Vladimir Ilitch dans ses archives secrètes.
« Je porte cela à votre connaissance.
« Je n'ai pu m'en acqui1er plus tôt du fait que, pour des raisons de santé, je ne suis revenue au travail qu'aujourd'hui.
Le 14 Avril. 1923.
« La secrétaire particulière du camarade Lénine :
L. FOTIÉVA.
Après toutes les calomnies dont on a essayé d'assombrir l'attitude de Lénine à mon égard, je ne peux pas ne pas souligner la signature de la première lettre de Lénine : « Avec mon meilleur salut de camarade. » Ceux qui savent comment Lénine était avare de mots, et qui connaissent sa manière de parler et d'écrire, comprendront que Lénine n'a pas écrit ces mots par hasard. Ce n'est pas pour rien que Staline, lorsqu'il fut obligé de donner connaissance de cette correspondance à la session de Juillet 1926, remplaça les mots « Avec mon meilleur salut de camarade », par l'expression officielle « Avec mon salut communiste ». Là encore Staline s’est montré fidèle à lui-même.
60. — Ces lettres ont besoin d'être expliquées. Lénine était malade. Moi aussi, j'étais souffrant. Les secrétaires de Lénine, Glasser et Fotiéva, vinrent me voir plusieurs fois dans le courant de la journée précédant la crise définitive de Lénine. Lorsque Fotiéva m'apporta la lettre sur la question nationale, je proposai : « Kamenev part aujourd'hui pour la Géorgie en vue du Congrès; ne faut-il pas lui montrer la lettre pour qu'il puisse faire des démarches appropriées ? » Fotiéva répondit : « Je ne sais pas. Vladimir Ilitch ne m'a pas chargée de reme1re la lettre à Kamenev, mais je pourrai le lui demander.
Au bout de quelques minutes, elle revint en me disant : « En aucun cas. Vladimir Ilitch dit que Kamenev montrera la lettre à Staline, qui conclura un compromis boiteux et le trahira par la suite. »
Cependant, quelques minutes, peut-être une demi-heure après, Fotiéva revenait de chez Lénine avec une autre instruction. Selon elle, Lénine avait décidé d'agir immédiatement.
Il écrivit la lettre ci-dessus reproduite à Mdivani et Makharadzé avec les copies pour Kamenev et moi.
— « Par quoi s'explique ce changement ? demandai-je à Fotiéva.
— « Probablement, me dit-elle, parce que Vladimir Ilitch va plus-mal, et se hâle de faire tout ce qu'il peut.
61. — La proposition de Lénine sur la réorganisation de l'Inspection ouvrière et paysanne fut accueillie très inamicalement par le groupe de Staline. En termes très mesurés, j'ai raconté cela dans une de mes anciennes lettres aux membres du Comité Central. Je reproduis ce récit :
« Quel fut cependant l'accueil que le Bureau Politique fit au projet de réorganisation de l'Inspection ouvrière et paysanne proposé par Lénine? Boukharine ne se décida pas à insérer l'article de Lénine qui, de son côté, insistait sur son insertion immédiate. Kroupskaya m'informa de cet article par téléphone, et me demanda d'intervenir en vue d'en hâter la publication... Au Bureau Politique qui, sur ma proposition, fut convoqué sur-le-champ, tous les présents : Staline, Molotov, Kouïbychev, Rykov, Kalinine, Boukharine, se prononcèrent non seulement contre le plan de Lénine, mais même contre la publication de l'article.
Les membres du Secrétariat élevèrent des objections particulièrement vives et catégoriques. Étant donné les pressantes demandes de Lénine pour que l'article lui fût montré imprimé, Kouïbychev, le futur Commissaire du Peuple à l'Inspection ouvrière et paysanne, proposa, à ce1e séance du Bureau Politique, de faire paraître un seul exemplaire d'un numéro spécial de la Pravda, avec l'article de Lénine, afin de le tranquilliser tout en cachant l'article au Parti. Je démontrai que la réforme radicale proposée par Lénine était en soi progressive, à condition, bien entendu, qu'on la réalisât rationnellement — mais que si même on devait avoir à l'égard de ce1e proposition une attitude négative, il serait ridicule et absurde de tenir le Parti dans l'ignorance des propositions de Lénine. On me répondit par des arguments empreints de ce même esprit formaliste : « Nous sommes le Comité Central, nous portons les responsabilités, nous décidons. » Kamenev, qui arriva avec un retard de plus d'une heure à la séance du Bureau Politique, fut seul à me soutenir. Le principal argument en faveur de la publication de la lettre était que, de toute façon, on ne parviendrait pas à cacher l'article de Lénine au Parti. Par la suite, ce1e lettre devint, entre les mains de ceux qui ne voulaient pas la publier, une arme que l'on essaya... de tourner contre moi. Kouïbychev, ex membre du Secrétariat, fut placé à la tête de la Commission Centrale de Contrôle. Au lieu de comba1re le plan de Lénine, on le rendit inopérant. Dans ces conditions, la Commission Centrale de Contrôle revêt-elle le caractère d'une institution indépendante et impartiale du Parti, défendant et confirmant les droits et l'unité du Parti contre les excès de toutes sortes se produisant dans le Parti et dans l’administration ?
C'est là une question dans l'examen de laquelle je ne veux pas entrer, car je suppose qu'elle est déjà suffisamment claire. » (Extrait de la lettre aux membres du Comité Central et de la Commission Centrale du Contrôle du 23 Octobre 1923.)
La conduite de Staline dans cette question me montra pour la première fois avec une clarté évidente que la réorganisation de la Commission Centrale de Contrôle et du Comité Central était dans son intégralité dirigée par Lénine contre le pouvoir dès ce moment excessif que Staline tenait de l'appareil. De là la résistance obstinée de Staline au plan de Lénine.
62. — Au Bureau de la Commission Centrale de Contrôle, j'ai raconté la dernière conversation que j'eus avec Vladimir Ilitch, peu de temps avant sa deuxième rechute. Je cite ce récit :
« Lénine m'appela auprès de lui au Kremlin, me parla de l'effroyable développement du bureaucratisme dans notre appareil soviétique, et de la nécessité de trouver un levier pour aborder sérieusement ce1e question. Il proposa de créer une Commission spéciale auprès du Comité Central, et m'invita à prendre une part active au travail. Je lui répondis :
« Vladimir Ilitch, ma conviction est qu'il ne faut pas oublier qu'actuellement, dans la lutte contre le bureaucratisme de l'appareil soviétique, en province comme au centre, une sélection de fonctionnaires et de spécialistes, membres du Parti, sans parti et à moitié membres du Parti, se créé autour de certains groupes et de personnalités dirigeantes du Parti dans la province, dans le district, dans la région, au centre, c'est-à-dire au Comité Central, etc. En faisant pression sur le fonctionnaire, on se heurtera au dirigeant du Parti, à la suite duquel le spécialiste appartient, et dans la situation actuelle, je ne voudrais pas me charger de ce1e tâche. » Vladimir Ilitch réfléchit un instant et déclara (je rapporte ses paroles presque li1éralement) : « Je dis donc qu'il faut comba1re le bureaucratisme soviétique et vous proposez d'y ajouter également le Bureau d'organisation du Comité Central ? » Surpris par ce1e réponse, je me mis à rire du fait qu'une formule aussi achevée ne m'était pas venue en tête. Je répondis : « C'est à voir. » Vladimir Ilitch me dit alors : « Eh bien, je vous fais une proposition de bloc. » J'ajoutai : « Avec un brave homme, il est très agréable de faire bloc. » En définitive, Vladimir Ilitch me dit qu'il proposait de créer auprès du Comité Central une Commission pour la lutte contre le bureaucratisme « en général » et que par elle nous aborderions également le Bureau d'organisation du Comité Central. Il promit encore de « réfléchir » sur la façon de l’organiser. Là-dessus, nous nous qui1âmes. Pendant deux semaines, j'a1endis un coup de téléphone, mais la santé d’Ilitch empirait de plus en plus, et peu après il s'alitait. Par la suite, il me fit parvenir ses lettres sur la question nationale par l'intermédiaire de ses secrétaires, et de ce fait l'affaire n'eut pas de suite. »
Au fond, ce plan de Lénine était entièrement dirigé contre Staline.
63. — Oui, il m'est arrivé d'être en désaccord avec Lénine. Mais la tentative de Staline de s'appuyer sur ces faits pour déformer le caractère général de nos rapports se brise d'un bout à l'autre contre les faits se rapportant à la période où, comme je l'ai déjà dit, les questions se résolvaient non pas dans des entretiens et des votes qui ne laissaient aucune trace, mais par correspondance, c'est-à-dire dans l'intervalle compris entre la première et la deuxième crise de Lénine.
Je résume :
a) Sur la question nationale; Vladimir Ilitch avait préparé pour le XII° Congrès une offensive décisive contre Staline. En son nom, et sur sa demande, ses secrétaires m'en avaient informé.
L'expression qui revenait le plus souvent était : « Vladimir Ilitch prépare une bombe contre Staline. »
b) L'article de Lénine sur l'Inspection ouvrière et paysanne dit :
« Le Commissariat de l'Inspection ouvrière et paysanne n'a pas en ce moment la moindre autorité. Tout le monde sait qu'il, n'y a pas
d'institution plus mal organisée que notre Inspection ouvrière et paysanne et que, dans l'état actuel de ce Commissariat, on ne peut rien lui demander... En effet, à quoi bon constituer un Commissariat qui travaillerait n'importe comment, qui de nouveau n'inspirerait aucune confiance, et dont la parole ne jouirait que d'une autorité infiniment réduite ?...
« Je demande à n'importe quel dirigeant actuel de l'Inspection ouvrière et paysanne ou aux personnes qui ont des accointances avec elle de me dire en toute conscience quel besoin il y a pratiquement d'un Commissariat comme l'Inspection ouvrière et paysanne... » (Lénine, « Plutôt moins, mais mieux », 4 Mars 1923.)
Dans les premières années de la Révolution, Staline était à la tête de l'Inspection ouvrière et paysanne. En l'occurrence, la flèche de Lénine était entièrement dirigée contre lui.
c) Dans ce même article, il est dit :
« Chez nous, la bureaucratie existe non seulement dans les institutions soviétiques, mais même dans les institutions du Parti. »
Ces paroles, déjà suffisamment claires, acquièrent un sens tout particulièrement éclatant à la lumière du dernier entretien rapporté plus haut que j'eus avec Vladimir Ilitch, au cours duquel il fut question du « bloc » contre le Bureau d'organisation du Comité Central considéré comme la source du bureaucratisme. La discrète réflexion d'Ilitch est entièrement dirigée contre Staline.
d) Quant au « Testament », il n'a pas besoin de commentaires.
Il est pénétré de méfiance à l'égard de Staline, à l'égard de sa grossièreté et de sa déloyauté. Il parle de l'abus éventuel qu'il peut faire de ses pouvoirs et du danger de scission qui en découle pour le Parti. De toutes les caractéristiques qui y sont faites, l'unique conclusion d'organisation suggérée est qu'il faut relever Staline du poste de Secrétaire général.
e) Enfin, la dernière lettre que Lénine écrivit ou plus exactement qu'il dicta, est une lettre à Staline pour lui signifier qu'il rompait avec lui toutes relations de camaraderie. Kamenev me parla de cette lettre dans la nuit même où elle fut écrite (du 5 au 6 Mars 1923). Zinoviev en parla à la session élargie du Comité Central et de la Commission Centrale de Contrôle.
L'existence de cette lettre est confirmée dans la sténographie par le témoignage de M. I. Oulianova (« Au sujet de cet incident, il existe des documents » — extrait de la déclaration de M. Oulianova au Bureau de la session). Ce fait ruine par lui-même toute tentative d'en affaiblir la portée morale.
Énumérant les « avertissements » de Lénine à Staline, Zinoviev dit à l'Assemblée de Juillet 1926:
« Et le troisième avertissement, ce fut la rupture de tous rapports de camaraderie par Vladimir Ilitch, dans une lettre personnelle. » (Procès-verbal sténogr., fasc. IV, p. 32.)
À ce sujet, Marie Oulianova s'est efforcée de présenter la chose comme si Lénine avait rompu les rapports de camaraderie pour des motifs personnels, et non pour des motifs politiques. (Procès-verbal sténogr., fasc. IV, p. 104.) Faut-il encore rappeler que chez Lénine, les motifs personnels découlaient toujours de motifs révolutionnaires, ayant trait au Parti ? La « grossièreté » et la « déloyauté » sont aussi des traits personnels. Mais Lénine mettait le Parti en garde contre elles non pour des motifs personnels, mais pour des raisons politiques. La lettre de Lénine sur sa rupture de tous rapports de camaraderie avec Staline portait précisément ce caractère.
Cette dernière lettre fut écrite après la lettre sur la question nationale et après le « Testament ». Les efforts visant à affaiblir le poids moral de la dernière lettre de Lénine sont vains. Le Parti a le droit de connaître aussi cette lettre ! Voilà comment les choses se passèrent effectivement.
Voilà comment Staline mystifie le Parti !
La discussion de 1923-1927[modifier le wikicode]
64. — Du vivant de Lénine, notamment à l'époque des désaccords, aujourd'hui si grossis et défigurés sur Brest-Litovsk et sur les syndicats, le terme « trotskysme » n'existait nullement.[11] Le Parti estimait que ces désaccords se développaient sur la base des fondements historiques du bolchevisme. Les pires adversaires de Lénine dans la question de Brest- Litovsk furent Boukharine, Yaroslavsky, Kouïbychev, Soltz, Safarov et une douzaine d'autres vieux bolcheviks qui constituaient la fraction des « communistes de gauche ». Ils auraient eu raison de s'étonner, si quelqu'un s'était avisé à cette époque d'appeler leur position du « trotskysme » — d'autant plus que moi-même, j'étais du côté de Lénine dans toutes les questions principales sur lesquelles les communistes de gauche combattaient Lénine.
Il en est de même quant à la discussion syndicale. L'exagération administrative était née de toute la pratique du communisme de guerre et avait saisi de nombreux cadres de vieux bolcheviks. Si quelqu'un avait parlé de « trotskysme » à ce propos, on l'aurait tout simplement considéré comme fou.
L'épouvantail du « trotskysme » ne fut agité que lorsque Lénine fut définitivement retiré du travail, c'est-à-dire pendant la discussion de 1923. C'est alors qu'on commença à « critiquer » la théorie de la révolution permanente, dans le but d'y ramener toutes les divergences nées d'une étape nouvelle du développement historique. Ce n'est pas parce qu'il présentait une théorie nouvelle, le « trotskysme », qu'on combattait Trotsky. Au contraire, c'est pour lutter contre Trotsky que les critiques échafaudèrent artificieusement la théorie du « trotskysme ».
Quelques-uns l'avouèrent lorsque la configuration des groupements se fut modifiée.
65. — Il faudra parler une autre fois, et spécialement, de la théorie de la révolution permanente. Cette question, depuis longtemps liquidée par l'histoire, doit être abordée historiquement et non dans un but d'intrigues.
Qu'il suffise de dire qu'il faut considérer deux côtés dans la théorie de la révolution permanente : un côté fort et un côté faible. Le côté fort est dans l'éclaircissement du fait assez important que grâce à la situation internationale et à la configuration des forces sociales déterminées par cette situation, la Révolution russe, commençant comme révolution bourgeoise, peut conduire le prolétariat à la dictature avant la classe ouvrière de l'Europe occidentale. Cette idée, que je défendais en 1905, apparaissait en 1917 comme le comble de l'hérésie, non seulement aux mencheviks, mais encore à des douzaines et des centaines de bolcheviks, notamment à Staline et à Rykov.
Le côté faible de la théorie de la révolution permanente était dans la détermination insuffisamment claire et concrète des étapes d'évolution, et notamment du regroupement des classes lors du passage de la révolution bourgeoise à la révolution socialiste. J'ai dit plus d'une fois que l'exposé de Lénine était beaucoup plus concret. Mais seulement l'exposé de Lénine. Quant aux barbouillages critiques des années 1913- 1927 contre la théorie de la révolution permanente, les neuf dixièmes d'entre eux sont de la scolastique stérile, une effrontée fabrication de « trotskysme » — contre Trotsky.
66. — Je ne veux pas analyser à présent la discussion de 1923. La lutte commencée alors continue aujourd'hui.
Les questions fondamentales de la discussion furent celles-ci :
a) Les rapports entre la ville et la campagne (ciseaux ; disproportions ; quelle menace surgira dans la prochaine période ; l'industrie retardera-t- elle sur l'agriculture ou la devancera-t-elle ?) ;
b) Le rôle du plan économique sous l'angle de la lutte des tendances socialistes et capitalistes ;
c) Le régime du Parti ;
d) Les problèmes de la stratégie révolutionnaire (Allemagne, Bulgarie, Estonie).
Depuis ce temps, les questions litigieuses se sont concrétisées et ont trouvé une expression achevée dans nombre de documents de l'Opposition. Cependant, la ligne fondamentale ébauchée par l'Opposition en 1923, se trouve pleinement confirmée.
Dans une déclaration de 1926, signée par Kamenev et Zinoviev, il est dit :
« À présent, il ne peut plus y avoir de doute que le noyau de l'Opposition de 1923 a eu raison de me1re en garde contre la menace de l'abandon de la ligne prolétarienne et de la croissance du régime de
l'appareil. Des douzaines et des centaines de dirigeants de l'Opposition de 1923 sont, jusqu'à ce jour, tenus à l'écart du travail dans le Parti, et il y a parmi eux de vieux bolcheviks ouvriers, trempés dans, la lutte, étrangers au carriérisme et à l'arrivisme, en dépit de la discipline et de l’endurance dont ils ont fait preuve. »
Cette déclaration, à elle seule, suffit à démontrer combien le spectre du « trotskysme » pèse peu dans la balance de la théorie, ce spectre créé et entretenu pour étouffer le Parti.
Ce qu'on appelle « trotskysme » depuis 1923, et surtout depuis 1924, c'est l'application correcte du marxisme à l'étape nouvelle de la Révolution d'Octobre et de notre Parti.
Quelques déductions[modifier le wikicode]
Voici donc une petite partie des faits, des témoignages et des citations que je puis apporter pour réfuter l'histoire de ces dix dernières années, telle qu'elle a été falsifiée par Staline, Yaroslavsky et Cie.
Il faut tout de suite ajouter que la falsification ne se limite pas seulement à ces dix années, mais qu'elle s'étend à toute l’histoire précédente du Parti, transformée en lutte ininterrompue du bolchévisme contre le « trotskysme ». Dans ce domaine, la falsification se sent particulièrement à l'aise, du fait que les événements se rapportent à un passé relativement lointain, et que les documents qu'on édite sont triés sur le volet, tandis que la pensée de Lénine est faussée par un choix unilatéral de citations. Pour cette fois cependant, je ne parlerai pas de la période antérieure de mon activité révolutionnaire (1897-1917), puisque la raison de la présente lettre que je vous adresse est votre feuille d'enquête sur ma participation à la Révolution d'Octobre, à mes rencontres et à mes relations avec Lénine.
Je me bornerai à consacrer quelques lignes aux vingt années qui ont précédé la Révolution d'Octobre.
J'ai été de la « minorité » du IIe Congrès, minorité qui, par la suite, a donné naissance au menchevisme. Je suis resté affilié et politiquement lié à cette minorité jusqu'à l'automne 1904, à peu près jusqu'au moment de ce qu'on a appelé la « campagne provinciale » de la nouvelle Iskra, lorsque s'est précisé mon désaccord irréductible avec le menchevisme dans les questions du libéralisme bourgeois et des perspectives de la Révolution. En 1904, c'est-à-dire il y a 23 ans, j'ai rompu avec le menchevisme dans le domaine de la politique comme dans le domaine de l'organisation. Je ne me suis jamais appelé menchevik et je ne me suis jamais estimé tel.
Devant l'Exécutif de l'Internationale Communiste, le 9 Décembre 1926, je m'exprimai comme suit à l'égard de la question du trotskysme :
En général, je ne crois pas que la méthode biographique puisse nous conduire à la décision de questions de principe.
Il est incontestable que j'ai commis des erreurs dans beaucoup de questions, surtout à l'époque de ma lutte contre le bolchévisme.
Mais on aura peine à en tirer la conclusion que loin d'étudier le contenu, il faille juger des questions politiques selon la biographie, car il faudrait alors demander la biographie de tous les délégués... Moi- même, je puis me référer à un précédent,
En Allemagne, a vécu et lu1é un homme qui s'appelait Franz Mehring et qui n'adhéra à la social-démocratie qu'après une lutte longue et énergique contre elle (jusqu’ à ces dernières années, nous nous appelions toujours Social-démocrate). Mehring a d'abord écrit l'histoire de la Social-démocratie allemande en qualité d'adversaire, non comme laquais du capitalisme, mais comme adversaire d'idées et ce n'est que plus tard, devenu ami fidèle, qu'il en a fait son excellent ouvrage sur la social-démocratie.
D'autre part, Kautsky et Bernstein n'ont jamais comba1u Marx ouvertement, et tous deux ont été longtemps sous la férule de Frédéric Engels. En outre, Bernstein était connu comme l'exécuteur testamentaire d'Engels. Néanmoins, Franz Mehring est mort marxiste, communiste, tandis que les deux autres — Kautsky et Bernstein — vivent encore aujourd'hui comme des chiens réformistes. L'élément biographique a naturellement son importance ; mais en soi, il n'est point décisif.
Ainsi que je l'ai maintes fois déclaré, dans les désaccords que j'eus avec le bolchévisme sur une série de questions de principe, le tort était de mon côté. Mais pour définir en quelques mots, ne fût-ce que d'une façon approximative, le contenu et l'ampleur de mes désaccords passés avec le bolchévisme, je dois dire ce qui suit :
Au temps où je n'étais pas membre du parti bolchevik, dans les moments ou mes désaccords avec le bolchévisme a1eignaient le maximum d'acuité — jamais la distance qui me séparait des conceptions de Lénine ne fut aussi grande que celle qui sépare la position actuelle de Staline-Boukharine des principes mêmes du marxisme-léninisme.
Chaque nouvelle étape du développement du Parti de la Révolution, chaque livre nouveau, chaque nouvelle théorie à la mode ont suscité un nouveau zigzag et une nouvelle faute de la part de Boukharine. Toute sa biographie politique et théorique est un enchaînement de fautes au point de vue du bolchevisme. Les fautes que Boukharine a commises après la mort de Lénine dépassent de beaucoup — par l'ampleur et surtout par les conséquences politiques -- toutes ses fautes antérieures. Scolastique qui stérilise le marxisme, qui en fait un jeu d'idées et fréquemment une sophistique verbale, Boukharine s'est révélé comme le « théoricien » qualifié de la période de glissement politique de la direction du Parti de la voie prolétarienne dans la voie petite-
bourgeoise. On ne peut pas y parvenir sans sophistique. De là le rôle « théorique » actuel de Boukharine.
Dans toutes les questions — peu nombreuses — où Staline a cherché à occuper une position personnelle ou, tout simplement à donner, sans la direction immédiate de Lénine, sa propre réponse aux grandes questions, il a constamment et invariablement — pour ainsi dire organiquement — adopté une position opportuniste.
Dans une lettre qu'il écrivit lors de son exil, Staline appela la lutte de Lénine contre le menchevisme, les gens du Vpériod et les conciliateurs une « tempête dans un verre d'eau » (voir la Zaria Vostoka du 23-12-25.) Autant que je sache, si l'on fait abstraction d'articles plus ou moins justes, mais simplement élémentaires, sur la question nationale, il n'existe pas de documents politiques quelconques reflétant la pensée de Staline avant 1917.
La position personnelle de Staline (avant l'arrivée de Lénine) au début de la Révolution de Février est foncièrement opportuniste.
La position personnelle de Staline à l'égard de la Révolution allemande de 1923 est, d'un bout à l'autre, celle d'un conciliateur se traînant à la remorque des événements.
La position personnelle de Staline dans les questions de la Révolution chinoise n'est qu'une édition en plus mauvais du martynovisme de 1903- 1905.
La position personnelle de Staline dans les questions du mouvement ouvrier anglais constitue une capitulation centriste devant le menchevisme.
On peut truquer les citations. On peut dissimuler ses propres sténogrammes. On peut prohiber la diffusion de lettres et d'articles de Lénine. On peut fabriquer des séries de citations tendancieuses. On peut interdire, cacher et brûler des documents historiques. On peut même étendre la censure aux récits photographiques et cinématographiques des événements révolutionnaires. Staline se charge de tout cela.
Mais les résultats ne justifieront pas ses attentes. Il faut toute l'étroitesse d'esprit de Staline pour croire que l'on puisse faire oublier, par de misérables machinations bureaucratiques de ce genre, les événements gigantesques de l'histoire récente.
En 1918, dans la première phase de sa lutte contre moi, Staline avait été cependant obligé, comme on l'a déjà vu, d'écrire les mots suivants :
« Tout le travail pour l'organisation pratique de l'insurrection fut accompli sous la direction immédiate de Trotsky, Président du Soviet de Petrograd. On peut dire en toute certitude que le rapide passage de la garnison aux côtés du Soviet et l'habile organisation du travail du Comité de guerre révolutionnaire, le Parti en est redevable avant tout et surtout au camarade Trotsky. » (Staline, Pravda du 6 Novembre 1918.)
Prenant l'entière responsabilité de mes paroles, je suis obligé de dire aujourd'hui : l'écrasement sauvage du prolétariat chinois et de la Révolution chinoise dans ses trois principales étapes ; le renforcement de la position des agents trade-unionistes de l'impérialisme britannique après la grève générale de 1926 ; enfin, l'affaiblissement général de la position de l'Internationale Communiste et de l'U. R. S. S., le Parti en est redevable avant tout et surtout à Staline.
Le 21 Octobre 1927.
- ↑ La Pravda est l'organe officiel du Parti communiste russe.
- ↑ Commandant des troupes en chef de Moscou.
- ↑ Quelque temps avant de mourir, Lénine rédigea des notes d'appréciations et, de directives concernant les militants les plus en vue du Parti communiste russe. Ces notes constituent ce qu'on appelle le « Testament de Lénine », document qui reste toujours caché au Parti par ses dirigeants, mais qui a cependant été publié par la plupart des revues d'opposition, et en particulier en France par Contre le Courant, organe de l'Opposition communiste.
- ↑ Les dix étaient : Lénine, Zinoviev, Staline, Kamenev, Tomsky, Losovsky, Roudzoutak, Kalinine, Petrovsky et Serguélev,
- ↑ L'Opposition ouvrière fut la première opposition conséquente qui se manifesta— en 1921 au sein du Parti communiste russe, dès l'instauration de la Nep. Ses principaux militants furent Alexandra Kollontai et Chliapnikov.
- ↑ Maire de village, généralement le doyen.
- ↑ Cette « révélation a trait à un télégramme que Kamenev signa, après la Révolution de Mars, à l'issue d'un meeting présidé par lui en Sibérie, et qui fut adressé au grand-duc Michel pour le féliciter de n'avoir pas accepté la couronne sans l'assentiment de l'Assemblée Constituante.
- ↑ Camarades n'appartenant pas au Comité Central, avec lesquels Lénine « complota « contre la majorité du Comité Central. — L.T.
- ↑ Commission du Plan économique d'État.
- ↑ Les deux principaux collaborateurs de Krassine au Commissariat du Commerce extérieur.
- ↑ Il faut ici souligner le fait que Staline me proposa instamment de me charger, au XII° Congrès, du rapport du Comité Central, en accord avec le président du Bureau Politique, Kamenev, avec l'appui énergique de Kalinine et d'autres. Je refusai, en faisant valoir les désaccords, notamment sur les questions économiques. Quels désaccords ? répliqua Kalinine. Dans la plupart des cas, ce sont vos propositions à vous qu'on adopte. » L.T.