Lettre à Roman Well, 12 octobre 1929

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Chers camarades[1],

J'ai reçu votre lettre du 1er octobre. Je profite du fait qu'il y a parmi vous un camarade russe[2] pour vous écrire en russe, car pour des raisons techniques, cela m'est beaucoup plus facile que de vous écrire en allemand.

1) L'histoire de votre groupe donne une nouvelle démonstration d'une règle que nous a apprise toute l'histoire du mouvement révolutionnaire; lorsqu'un courant gauche ne se démarque pas suffisamment de la droite et du centre, ou bien se fourvoie en constituant avec eux un bloc informe, c'est toujours l'aile droite qui est gagnante sur l'aile gauche. Cette règle se vérifie aussi bien dans le sort subi par le parti communiste chinois après son entrée dans le Guomindang que dans l'histoire du comité anglo-russe, ou dans celle du groupe d'opposition de Leipzig. Malgré les différence d'échelle, les tendances et les résultats sont les mêmes.

2) Il y a déjà plusieurs mois, j'ai demandé à rencontrer le camarade Urbahns et d'autres militants du Leninbund. Si j'ai insisté là-dessus, c'est précisément parce que je voulais éviter un pourrissement de la situation qui risquerait de paralyser l'activité de l'organisation, voire de conduire à une scission. Or, je suis entièrement d'accord avec ce que vous écrivez, en aucun cas cela n'est souhaitable. Dès le mois de juin, j'ai reçu de la direction du Leninbund une promesse formelle de m'envoyer un ou deux membres de la direction. Malheureusement, cette promesse n'a pas été tenue.

Je pense comme vous qu'aujourd'hui encore cette rencontre serait utile. Mais comme les divergences sont apparues au grand jour, et qu'il existe à l'intérieur du Leninbund un groupe qui se solidarise avec 1'Opposition russe et dont deux représentants sont membres de la direction, il me semble qu'une entrevue avec le seul camarade Urbahns ne suffit plus. Nous ne pourrions aboutir à un résultat positif que si je peux rencontrer en même temps le camarade Urbahns et un représentant de la minorité, membre de la direction du Leninbund. Je crois que l'aspect financier du problème pourrait être résolu dans le sens que vous indiquez dans votre lettre. Je ne vous cache pas qu'à mon sens, l'obstacle principal à cette entrevue n'est certainement pas le problème financier, mais le manque de bonne volonté. Je serais très heureux de me tromper.

3) Je crois également comme vous que l'Opposition allemande a absolument besoin d'une plate-forme. Il lui faut certes une plate-forme générale élaborée à partir de l'expérience des cinq ou six derniers mois et qui soit un condensé des principes fondamentaux du programme et de la tactique des communistes appliqués aux conditions de l'Allemagne. Mais il lui faut aussi une plate-forme que j'appellerai "conjoncturelle" qui fasse l'analyse de la situation présente, des tendances qui se dessinent, et des tâches qui en découlent. Cette question est en étroite relation avec la théorie dite de la "troisième période". Je compte faire paraître une brochure sur ce thème dans les semaines qui viennent. Seule une analyse d'ensemble de la théorie de la "troisième période" peut tracer une perspective correcte pour la définition des tâches du moment.

4) En ce qui concerne le Plan Quinquennal, vous trouverez une foule de remarques extrêmement précieuses dans la longue lettre des camarades Rakovsky, Okudjeva et Kossior. Cette lettre, je l'espère, sera bientôt publiée. Cette lettre constitue un commentaire théorique et politique de la déclaration adressée en août au Comité Central du parti par des oppositionnels en exil.

Je ne pourrai me consacrer à l'analyse, aussi complète que possible, de la situation en U.R.S.S. qu'après en avoir terminé avec ce travail sur la "troisième période". Je m'efforce d'y parvenir rapidement.

5) Certains ultra-gauches, comme les droitiers, s'emploient aujourd'hui à faire une large exploitation des capitulations qui se produisent dans l'opposition russe. Ils tentent d'établir un lien entre les capitulations et le fait que l'opposition russe "ne va pas assez loin". Ce faisant, ils oublient que l'Opposition russe se trouve placée dans des conditions tout à fait particulières. La pression énorme de l'appareil d'Etat, du parti (qui a le monopole de la presse), des organes de l'économie, qui privent les oppositionnels de tout moyen d'existence - tout cela exige beaucoup de l'oppositionnel russe. Il n'est pas surprenant que l'opposition subisse une sévère sélection accompagnée de crises localisées. Mais aujourd'hui, le processus de différenciation provoqué d'une part par le cours gauche, d'autre part par la capitulation de Radek et compagnie est achevé. Un second groupe a capitulé: celui qui s'est rassemblé autour de I.N. Smirnov, celui-là, de fait, a déjà quitté l'opposition. Il en sera fait état publiquement, très prochainement sans doute. Le noyau de l'opposition est, après cela, d'autant plus fortement soudé et son autorité morale et politique se trouve renforcé. La rédaction de notre Biulleten, à Paris, a reçu au cours de ces deux dernières semaines des dizaines de lettres d'oppositionnels russes. Toutes expriment une grande détermination et la confiance dans l'action menée. La majorité des camarades constatent l'existence de grands remous dans le noyau ouvrier du parti. Le cours gauche de Staline est tout entier le produit de la pression de ce noyau prolétarien qui s'éveille. Dans ces conditions, l'opposition doit, d'une part, avec plus de fermeté que jamais brandir son drapeau et rejeter sans faiblesse les capitulards, et d'autre part, elle doit s'efforcer de se rapprocher du noyau prolétarien du parti. C'est précisément sur ces considérations que se fonde la déclaration des camarades Rakovsky, Okudjeva et Kossior.

6) Notre Biulleten en russe vous parvient-il ? Le camarade pourrait, en se servant de ce Biulleten vous tenir informés de la situation de l'opposition russe, et en partie de l'opposition internationale.

7) Y a-t-il parmi vous des camarades qui lisent le français ? Il existe à Paris un hebdomadaire, La Vérité, totalement solidaire de l'opposition russe sur les questions fondamentales. Il serait souhaitable que vous envoyiez à ce journal des correspondances, des résolutions et des documents présentant de l'intérêt pour l'opposition internationale.

J'en termine là-dessus. Je vous souhaite le succès dans votre activité, et je vous adresse mon salut communiste.

  1. Roman Well était le pseudonyme de Ruvin Sobolevicius (1900-1962), fils d'un industriel lithuanien qui avait séjourné en U.R.S.S. avant d'aller à Leipzig où il avait adhéré au K.P.D. et fondé un groupe d'opposition qui avait plus tard rallié le Leninbund et venait de rejoindre sa minorité. Il était en réalité un agent des services secrets soviétiques en mission dans l'Opposition de gauche.
  2. Well lui-même connaissait le russe. Le "Russe" auquel Trotsky fait allusion est sans doute Ber Grüss, dit M. Fedot ou encore Fedia qui était probablement un agent également. Notons que Well avait été recommandé à Trotsky par son ancien secrétaire Jakob Frank.