Lettre à R. Ioudine, 26 mai 1928

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Les positions de Safarov

Cher Camarade Ioudine,

J’ai reçu hier votre lettre du 11 mai ; c’est un délai très court, vraiment exceptionnel. Je vous ai répondu aujourd’hui par un télégramme dans lequel j’ai promis d’écrire et je tiens cette promesse par cette lettre.

J’ai lu votre lettre avec un grand intérêt parce qu’elle a brossé pour moi un portrait de Safarov avec les traits les plus récents, encore humides du pinceau, pour ainsi dire. Safarov est maintenant en train de déclamer, en divaguant contre la gauche étrangère dans les rangs de laquelle il y a, à présent, et il continuera à avoir, beaucoup de confusion, d’exagération, de déviations et, de façon générale, toutes sortes de non-sens de petits groupes ou de cercles d’études ; il n’existe pas là, en réalité, beaucoup de gens qui puissent nager contre le courant sans être entraînés loin de la direction fondamentale. Mais, curieusement, ce fut précisément Safarov qui, lorsqu’il était à l’étranger en novembre dernier, a donné aux camarades une violente impulsion vers l’ultragauchisme. Safarov est arrivé à Berlin, venant de Constantinople, pendant la période où notre groupe était écrasé à Moscou. Dans ses réunions à Berlin, Safarov proclama la venue de Thermidor. Sa formule était : « Il est minuit moins cinq », c’est-à-dire qu’il restait cinq minutes avant le véritable coup d’état et qu’il fallait les utiliser pour lancer une campagne frénétique. Un camarade qui arrivait de Berlin me dit combien nos amis proches étaient stupéfaits de la façon ultragauchiste, superdéciste dont Safarov présentait les choses. Mais comme il était le Russe le plus autorisé parmi les présents, les étrangers ont reçu de lui l’impulsion ultragauchiste. Les deux documents – des instructions que j’envoyais à l’étranger – qui ont été publiés dans la Pravda du 15 janvier étaient destinés à corriger la ligne de Safarov avait disloquée.

Safarov est arrivé à Moscou venant de Berlin et, à sa descente du train, il est allé tout droit à notre conférence avec Zinoviev et ses amis. Après avoir entendu le discours prudemment capitulard de Zinoviev, Safarov s’est jeté sur lui en fureur. Il y avait tout dans le discours de Safarov, non seulement « il est minuit moins cinq » (il répétait cette formule tous les cinq mots), mais aussi l’accusation directe contre Zinoviev qu’en soulevant avec des précautions la question des « régurgitations du trotskysme », Zinoviev cherchait à récupérer sa carte du parti. « Je ne voudrais pas d’une carte du parti à de telles conditions », cria désespérément Safarov. Là-dessus, Naoumov soutint Safarov. Les nôtres étaient ravis du discours de Safarov. Mais comme j’avais eu personnellement plus d’une occasion de prendre sa mesure, je mis les camarades en garde : « Attendez, il n’a pas encore réfléchi... Et sûrement, demain, vous ne le reconnaîtrez pas... » Quand quelqu’un parlait de Safarov pour un quelconque poste de responsable, Vladimir Ilitch disait : « Safartchik ira trop à gauche, Safartchik va se ridiculiser. » C’était une plaisanterie. Mais ces gens qui aiment toujours aller à gauche, à un certain âge, il se produit un changement et ils commencent à aller à droite avec autant d’aveuglement et de partialité qu’ils allaient à gauche auparavant. Safarov est une variété caricaturale du type Boukharine lequel, pour commencer, suffit bien comme caricature.

Quant à la philosophie politique de Safarov, comme vous le soulignez justement, elle ne vaut pas un clou. Essentiellement, toute son orientation consiste à jouer sur les difficultés économiques et internationales, c’est-à-dire le type même de spéculation dont les siens nous ont bien à tort accusés depuis 1923 (le « défaitisme »). L’opposition du centre stalinien à la droite n’a pas été inventée par Safarov. Nous avons prédit qu’il pourrait se produire des divisions sur cette ligne dans la mesure où, derrière la tête centriste, se formerait – non seulement dans le parti et pas tellement dans le parti qu’en dehors de lui – une queue oustrialoviste. Nous disions que cette queue frapperait la tête et que cela provoquerait dans le parti de grands réalignements.

Sans le travail antérieur de critique et de mise en garde qui a été maintenant éprouvé à l’épreuve des faits, les coups de la queue sur la tête – la collecte des grains, etc. – auraient produit un inévitable tournant à droite. Nous l’avons évité à un prix très élevé. Pour longtemps? Nous l’ignorons. Les principales difficultés, au-dedans comme au-dehors, sont devant nous. Mais ici Safarov propose de mettre tous nos espoirs dans « le caractère révolutionnaire de notre classe ouvrière ». C’est là une idée très sereine, pas de doute. La classe ouvrière révolutionnaire existera par elle-même et les collectes de grains et beaucoup d’autres choses seront réglées par ceux qui « ne voient pas de classes » – par eux-mêmes. Et Safarov se consolera avec le caractère révolutionnaire de la classe ouvrière et verra le danger principal dans le fait que Trotsky, tout en condamnant les erreurs de Souvarine, ne le considère finalement pas comme perdu pour la cause du communisme. C’est simplement parce qu’il doit un peu se pousser loin de son passé. Il est même disposé à écarter une perche. Mais cela ne l’empêchera pas de se noyer. Il est difficile de savoir si ce sera pour lui une consolation : probablement pas.

L’actuel « cours nouveau », que nous devons suivre très attentivement, essaie de résoudre les problèmes les plus importants – problèmes que nous avons soulevés bien avant et de façon bien plus principielle – en utilisant les anciennes techniques et méthodes, qui sont très évidemment mauvaises. Pour réaliser les tâches nouvelles, il faut d’abord les formuler clairement et distinctement, en condamnant sans ménagements la vieille méthode d’approche. Deuxièmement, il faut assurer la sélection des gens qui comprennent ces tâches nouvelles et veulent les résoudre non par peur, mais par conviction. Dans la Pravda du 16 mai il y a un article très frappant d’A. Iakovlev, « Les Leçons de Smolensk ». Je n’en citerai qu’une seule conclusion, imprimée en caractères gras, à laquelle est arrivé Iakovlev, l’un des dirigeants de la C.C.C. : « Il nous faut changer de façon décisive notre attitude à l’égard de ces membres du parti et ouvriers conscients qui ont connaissance des abus et se tiennent cois. » Cette seule phrase, vous savez, vaut des dizaines de plate-formes ultragauchistes et très radicales. Changer, « changer » – changer – notre attitude à l’égard de ceux qui connaissaient les abus et se tiennent cois. C’est-à-dire : jusqu’à présent, on les a loués et encouragés, mais désormais ils vont être stigmatisés. Mais qui les a loués et encouragés ? Est-il possible de croire que ceux qui ont encouragé le silence sur des pratiques scandaleuses et qui ne l’ont pas encouragé accidentellement, mais qui y avaient de toute évidence intérêt, vont tout d’un coup cesser, après l’essai de Iakovlev d’encourager ceux qui se sont tus, et commencer à les stigmatiser et à les traquer? C’est une réponse sérieuse à la référence menchevique fataliste de Safarov au caractère révolutionnaire immanent de la classe ouvrière, dont l’existence ferait qu’il n’y a pas de différence à encourager ou à dénoncer le silence sur des pratiques scandaleuses.

Le nouveau cours va cependant produire les conséquences les plus importantes. Indépendamment de la volonté de ses auteurs, il pose de nouveau, nettement, les questions fondamentales devant le parti. Bien sûr, il est impossible d’espérer que l’étude de toutes ces questions avancera rapidement, mais elle avancera.

Nous avons toujours pensé et dit qu’une fois (par exemple au plénum de février 1927) que le processus de glissement ne peut nullement être représenté par une ligne déclinante continue. Après tout, le processus de glissement ne se produit pas dans le vide, mais dans une société de classe avec de profondes frictions internes. La masse fondamentale du parti n’est pas monolithique du tout. Dans une large mesure, elle représente seulement de la matière première politique brute. Des processus de stratification interne et de différenciation s’y produiront certainement sous la pression des poussées de classe, de la droite comme de la gauche. Nous entrons maintenant dans une période très critique du développement du parti. Les événements critiques qui sont survenus récemment et leurs conséquences, que nous subissons vous et moi, ne sont que l’ouverture des événements à venir. De même que l’ouverture d’un opéra préfigure les thèmes musicaux de l’opéra tout entier et leur donne une expression nettement concentrée, de même notre ouverture politique a seulement anticipé ces mélodies qui seront pleinement développées à l’avenir, c’est-à-dire avec la participation des cuivres, des contre-basses, des tambours et de tous les autres instruments de la musique de classe sérieuse. Le cours des événements confirmera totalement que nous avons raison et continuons d’avoir raison, non seulement contre les hésitants et les girouettes – c’est-à-dire les Zinoviev, Kamenev, Piatakov, Antonov-Ovseenko et tous les Smerdiakov comme Antonov-Ovseenko – mais aussi contre nos chers amis de la « gauche », c’est-à-dire les Centralistes démocratiques. Dans la mesure où ils étaient enclins à prendre l’ouverture pour l’opéra et à penser que tous les processus fondamentaux dans le parti et l’État étaient déjà terminés.

Non, le parti aura encore besoin de nous et un très grand besoin. Ne vous énervez pas à l’idée que « tout va se faire sans nous », ne déchirez pas les autres et vous-même pour rien : étudiez, attendez, observez attentivement et ne laissez pas votre ligne politique se couvrir de la rouille de l’irritation personnelle contre les calomniateurs et les truqueurs. C’est ainsi que nous devons nous conduire. D’après votre lettre, il est tout à fait clair que vous n’avez pas vraiment besoin de ce conseil.