Lettre à Mikhaïl Okoudjava, 26 mai 1928

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Apprendre et attendre

J’ai été très heureux de recevoir votre lettre et votre carte postale. Connaissez-vous l’adresse actuelle de Vladimirov? Je suis en contact avec Alsky et Valentinov ; j’ai avec ce dernier une correspondance relativement fréquente. On lui a confié récemment la fonction de responsable du service de météorologie. Il plaisante en écrivant que, si la révolution a fait de lui un rédacteur de journal, Thermidor le transformera en météorologue. L’Adresse d’Alsky : village de Kolpatchevo, Narym. Avec le camarade Alsky, vit tout un groupe de camarades, parmi lesquels Smilga, qui, il est vrai, a reçu l’autorisation de déménager pour Minoussinsk. Beloborodov vit avec Valentinov à Oust-Koulom. Oust-Koulom est un épouvantable trou, bien pire que votre Irbit : là-bas même l’essence est difficile à trouver.

En dehors de notre famille, personne n’a été envoyé à Alma-Ata, ni de Moscou, ni d’un autre endroit. C’est le cinquième mois que nous passons ici, de sorte que nous pouvons nous considérer comme de vieux habitants. Le plus difficile, sur le plan des conditions de vie, c’est la présence constante de la malaria et, d’autre part, l’éloignement du chemin de fer.

Pendant toute cette période, seule une camarade est passée ici : la femme du camarade Langer, qui allait le rejoindre de Moscou à Djarkent. C’est à près de 300 verstes d’ici, à la bordure même de la frontière chinoise. En général, de nombreux camarades sont dispersés en Asie Centrale ; presque partout il y a des groupes avec la plupart desquels nous correspondons. Ces derniers temps, je me suis « acclimaté », c’est-à-dire que j’ai attrapé la malaria et que je vis en prenant de la quinine. Je ne peux cependant pas me plaindre de ce que la malaria ait diminué ma capacité de travail. Je reçois un nombre suffisant de livres, de journaux, russes et étrangers, ce qui me permet de suivre la vie économique et politique. N’étant pris par aucune tâche pratique, j’essaie de tirer un bilan économique et politique du développement du capitalisme au cours de la dernière décennie, à savoir depuis la guerre, du point de vue des tâches fondamentales du prolétariat international évidemment. J’ai commencé par l’Inde, la Chine et l’Orient dans son ensemble, dont j’avais été peu amené à m’occuper et que je connais donc le moins. Une étude plus sérieuse de l’histoire de la Chine et de son économie m’a convaincu non seulement que nous avions incontestablement raison sur les questions essentielles de la révolution chinoise, mais que nous ne les avons pas posées ouvertement assez tôt ni assez fermement. En Inde pèsent les mêmes menaces que celles qui ont provoqué la décapitation de la révolution chinoise en 1925-27.

Aux heures libres, j’écris mes mémoires, poussé par le camarade Préobrajensky, qui vit dans l’Oural (nous entretenons une correspondance très active). Le but de mes mémoires est de fournir à la jeune génération révolutionnaire un tableau du développement des idées de l’ancienne, avec, en arrière-plan, les processus matériels et idéologiques fondamentaux de développement du pays. Évidemment, les deux travaux que j’ai mentionnés en sont au tout début ; ces quatre derniers mois, j’ai lu plus que je n’ai écrit. Il n’y a pas lieu de se hâter, car je ne pense pas que le « cours nouveau » marque un changement proche de notre situation, à moins d’événements imprévus. Le « cours nouveau » se rapproche de nos points de vue sur un certain nombre de questions – pas sur toutes, loin de là dans la mesure où il fixe des tâches. Mais le décisif en politique n’est pas seulement le quoi, c’est aussi le comment.

Cependant, le « cours nouveau » tente de résoudre des questions nouvelles (d’ailleurs à peine à moitié posées) par des méthodes à l’évidence inconstantes et des moyens anciens. Vous avez tout à fait raison de dire qu’il est impossible de mener des tâches nouvelles avec ceux qui ne veulent pas du cours nouveau et, au mieux, agiront, non par conscience mais par peur. Néanmoins le cours nouveau aura des conséquences énormes. Il posera ouvertement devant la masse du parti toutes les questions essentielles, indépendamment du souhait de ses auteurs. Il ne faut pas espérer que l’étude de ces questions se mène avec rapidité, mais elle se mènera. Nous avons toujours estimé, et nous l’avons dit plus d’une fois, notamment au plénum de février 1927, que le processus de glissement ne pouvait représenter un mouvement totalement descendant. Il ne se produit pas dans le vide, mais dans une société de classes traversée de profonds tiraillements internes. La masse essentielle du parti n’est pas monolithique ; elle représente dans une large mesure une matière première politique. Il se produira inévitablement en elle des processus de formations et de différenciations internes, sous la pression des courants de classe, à gauche comme à droite. Nous entrons aujourd’hui dans une période extrêmement critique de développement du parti. Les événements difficiles de la dernière période avec les conséquences que nous subissons ne marquent que le prélude des développements à venir. De même que l’ouverture d’un opéra annonce tous les thèmes musicaux qui y seront développés et leur donne une expression aiguë et concentrée, notre ouverture politique n’a fait qu’anticiper les mélodies qui trouveront plus tard leur pleine ampleur, avec l’intervention des cuivres, contrebasses, tambours et autres instruments de cette musique sérieuse, celle des classes. Le développement des événements prouve indiscutablement que nous étions et restons dans le vrai, non seulement contre les girouettes et tous les transfuges comme Zinoviev, Kamenev, Piatakov, Antonov-Ovseenko et autres Smerdiakov, mais aussi contre nos chers amis « à gauche », les décistes; car ces derniers ont été enclins à prendre l’ouverture pour l’opéra lui-même, à croire que les processus fondamentaux étaient déjà accomplis dans le parti et l’État... Nous aurons encore et encore grand besoin du parti. Inutile de s’énerver sous prétexte que « tout se fera sans nous », de se tourmenter et de tourmenter les autres ; il faut apprendre, attendre, porter un regard perspicace et ne pas laisser sa ligne politique se couvrir de la rouille de l’irritation personnelle face à calomnie et à la souillure. Voilà quelle doit être notre conduite.

Mais, d’après votre lettre, il est clair que vous n’avez pas besoin de ce conseil.