Lettre à Ludwig Kugelmann, 3 octobre 1871

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Le 3 octobre 71.

Mon cher docteur,

Tous mes remerciements pour les portraits que vous avez eu la gentillesse de nous envoyer. Ce sont d'excellents tirages. Je pense tout comme vous que le profil serait préférable, surtout pour un journal illustré; mais comme malheureusement nous n'avons eu que deux voix, vous et moi, et comme il y a eu de nombreuses voix contre nous, je vous assure que j'ai dû livrer maintes et dures batailles et je ne suis finalement parvenue qu'à un compromis : les deux clichés ont été envoyés à l'artiste qui va publier le portrait et il lui appartiendra de choisir ou de faire usage des deux.

Je suis heureuse de vous dire qu'il a été possible de persuader le Maure d'abandonner son travail pour cinq jours et d'aller au bord de la mer. Il faut qu'il rentre aujourd'hui, car il y a une séance de l'Inter[nationale] : maman qui est avec lui écrit que ces quelques jours de repos lui ont fait du bien. Et il avait terriblement besoin de repos ! Je me demande comment il a pu supporter tout le labeur[1] et tous les soucis de ces derniers mois.

Le travail a été et reste effrayant. Prenons aujourd'hui par exemple. Ce matin de bonne heure est arrivée une lettre d'une section italienne de l'Inter[nationale], nous informant que l'Association fait des progrès étonnants en Italie (je suppose que vous avez lu la lettre de Garibaldi sur l'Inter[nationale]) et demandant conseil et assistance. Puis sont arrivées des lettres de diverses parties de la France, et finalement une épître extravagante d'un Suédois qui, semble‑t­il, est devenu fou. Il exhorte le grand maître[2] à « allumer des torches sur les montagnes de Suède », etc. A peine le facteur parti qu'on sonne à la porte. Quelqu'un arrive de France ou de Russie ou de Hong‑Kong ! Le nombre des réfugiés augmente ici de jour en jour. Ces pauvres gens sont dans une misère bouleversante : ils n'ont pas appris des Badinguet[3] d'Orléans, Gambetta et Cie l'art de prévoir les mauvais jours; ils sont arrivés ici sans vêtements sur le dos et sans un sou en poche. L'hiver sera terrible ici.

Vos craintes au sujet de mouchards venus de France ne sont que trop fondées. Heureusement le Conseil a pris ses précautions. Pour vous donner une preuve du succès de ces mesures de prudence, qu'il me suffise de vous dire que l'Inter[nationale] a tenu une conférence du 17 au 23 et que pas un seul journal ne l'a su. Le 24, un banquet a clôturé les débats. Le Maure s'en est vu confier la présidence (bien contre son gré, comme vous pouvez l'imaginer) et il a eu l'honneur d'avoir à sa droite l'héroïque général polonais Wroblewski[4] et à sa gauche le frère de Dombrowski. De très nombreux membres de la Commune étaient présents. De Suisse étaient arrivés comme délégués Outine[5] et Perret[6], de Belgique De Paepe[7] et cinq autres, d'Espagne Lorenzo[8] un homme très sérieux et très dévoué. Liebknecht et Bebel n'ont pas pu venir faute d'argent. La conférence a traité de nombreuses affaires. Entre autres questions a naturellement resurgi l'éternelle controverse suisse. Une commission spéciale a été, désignée pour examiner le différend. Les résolutions auxquelles elle s'est arrêtée vont, il faut l'espérer, mettre un terme aux machinations souterraines de la clique Bakounine‑Guillaume[9]‑Robin[10] le. Voici quelques-unes des résolutions sur l'affaire suisse :

Considérant[11] :

que l'Alliance de la Démocratie Socialiste s'est déclarée dissoute; que dans sa séance du 18 septembre la Conférence a décidé que toutes les organisations existantes de l'Association Internationale seront désormais obligées à se désigner et à se constituer simplement et exclusivement comme branches, sections, fédérations, etc. de l'Association Internationale en y ajoutant le nom de leur localité respective;

qu'il sera donc défendu aux branches et sociétés existantes de continuer à se désigner par des noms de secte, c'est‑à‑dire comme mutualistes, positivistes, collectivistes, communistes, etc.,

qu'il ne sera plus permis à aucune branche ou société déjà admise de continuer à former un groupe séparatiste sous la désignation de « section de propagande », alliance, etc. ‑ en se donnant des missions spéciales en dehors du but commun poursuivi par la masse du prolétariat militant réuni dans l'Association, etc.;

qu'à l'avenir Le « Conseil Général de l'Association Internationale devra interpréter dans ce sens la Résolution du Congrès de Bâle » ‑ « Le Conseil Général a le droit d'admettre ou de refuser l'affiliation de toute nouvelle société ou groupe, sauf l'appel au prochain Congrès; etc. etc. »[12]

Tussy m'appelle; il faut donc que je termine cette lettre. Je désirais écrire aussi à la chère Trautchen, mais je vois que c'est impossible aujourd'hui. Veuillez donc lui demander de m'excuser et lui dire que chaque terme de l'article publié dans les journaux allemands au sujet de notre arrestation est faux[13]. Nous n'avions pas décliné nos noms à Luchon et tout le courrier nous était adressé au nom de Williams ou Lafargue. Nous vivions dans un isolement total, ne voyant personne que le docteur dont hélas ! nous avons eu besoin durant tout notre séjour. Ce séjour a été vraiment triste, car le plus jeune fils de Laura a été malade tout le temps et, après de terribles souffrances, il est mort vers la fin juillet, le 26. Quelques jours après la mort de l'enfant, alors que les Lafargue commençaient à pouvoir sortir un peu, M. de Kératry[14] a commencé sa guerre à outrance contre nous. Laura qui avait rejoint son mari à Bosost (en Espagne) a beaucoup souffert. Son aîné est tombé malade, si malade qu'elle a pensé qu'il allait mourir (il souffrait de dysenterie, très fréquente dans cette partie de l'Espagne) et elle ne pouvait s'en aller, car les polices espagnole et française l'attendaient pour l'arrêter. L'enfant va un peu mieux maintenant. Paul, pendant ce temps, s'était enfui par des sentiers secrets jusqu'au centre de l'Espagne[15]. Tussy et moi nous nous sommes fait prendre au retour de Bosost; nous avons été arrêtées, gardées à vue plusieurs jours dans notre maison, puis emmenées à la caserne de la gendarmerie. On a trouvé sur moi la lettre que j'avais écrite à O'Donovan Rossa. C'était une réponse à la honteuse condamnation du mouvement de la Commune qu'il a publiée dans l'Irishman. J'exprimais mon étonnement que lui, plus que tout autre, pût croire aux infâmes calomnies contre les Communards, inventées par les misérables organes policiers, le Figaro, Paris‑Journal, etc. Je faisais appel à sa sympathie (c'est actuellement un grand personnage à New York) et à celle de ses compatriotes en faveur des champions héroïques d'une société meilleure, car, disais-je, les Irlandais, moins que tout autre peuple, peuvent avoir intérêt au maintien de l'état de choses actuel, etc. ‑ Avec mes meilleures amitiés à Trautchen et à Françoise, croyez‑moi, cher docteur,

Bien sincèrement à vous

Jenny Marx.

  1. Voir ci‑dessus la lettre du 27 juillet 1871 de Marx à Kugelmann.
  2. La presse réactionnaire française (Paris‑Journal notamment) appelait Marx « le grand chef de l'Internationale ».
  3. Surnom de Napoléon III.
  4. Walery Wroblewssky (1836‑1908) : révolutionnaire polonais qui avait pris part à l'insurrection de 1863 et fut général de la Commune.
  5. Nicolas Outine (1845‑1883) : révolutionnaire russe, membre de l'organisation populiste Zemlia i volia. Emigré à Genève en 1863, il y organise la section russe de l'Internationale et dirige en 1869‑1870 le journal Narodnoie Dielo.
  6. Henri Perret : socialiste suisse, secrétaire du comité fédéral de la Suisse romande à Genève.
  7. César De Paepe (1842‑1890) : dirigeant de la section belge de la I° Internationale, puis du parti socialiste belge.
  8. Anselmo Lorenzo : internationaliste espagnol qui se rallia par la suite à Bakounine.
  9. James Guillaume (1844‑1916) : un des dirigeants de l'Alliance et de la Fédération jurassienne, expulsé avec Bakounine de l'Internationale au Congrès de La Haye en 1872.
  10. Paul Robin : professeur français, membre de l'Internationale, bakouniniste.
  11. Résolutions des délégués de la Conférence de l'Association internationale des Travailleurs. Réunie à Londres du 17 au 23 septembre 1871, Londres 1871 (Édition française, p. 5)
  12. Toute cette citation est en français dans l'original.
  13. Jenny et Eleanor avaient accompagné la famille Lafargue contrainte de fuir Bordeaux et réfugiée dans les Pyrénées.
  14. Kératry : préfet de police de Paris du 4 septembre au 12 octobre 1870.
  15. Le gouvernement de Thiers avait demandé au gouvernement espagnol l'arrestation et l'extradition de Lafargue. Celui‑ci sera arrêté à Huesca le 11 août, puis relâché le 21 août.