Lettre à Léon Trotski, 8 juillet 1928

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Cher Camarade Lev Davidovitch,

Sur la proposition de V, je me suis décidé à vous communiquer par écrit quelques‑unes de mes con­sidérations sur les perspectives de la révolution prolétarien­ne aux Indes. Malheureusement le manque de documentation et sa médiocrité ne permettent pas d'établir des déductions suf­fisamment concluantes. Il va de soi que les statistiques an­glaises officielles n'ont pas pour objectif de faciliter l'a­nalyse marxiste dans l'étude de la situation économique et so­ciale de l'Inde. En ce qui concerne les travaux parus jusqu'à présent et qui ont un caractère de généralisation et d'étude, ils souffrent de si gros défauts méthodologiques ou sont tellement tendancieux qu'ils ne sont eux aussi que de peu d'utilité pour notre but. Parmi toutes les œuvres sur l'Inde, on peut peut‑être mettre à part quelques livres du professeur Chakh, qui se dit marxiste, et du professeur Narain, qui esti­me au contraire devoir se délimiter de tout ce qui est proche du marxisme. En outre, on peut puiser une documentation assez intéressante du point de vue des faits dans les études consciencieuses du Dr Mann, de G. Glater et de K.K. Das.

A ma demande, quelques camarades ont choisi une partie des livres que j'avais réunis et vous les ont envoyés. Malheureusement la perquisition a jeté un tel désordre dans ma bibliothèque qu'un certain nombre de livres n'ont pu être retrouvés. Quant à moi, on m'a refusé l'autorisation de passer chez moi pour ranger mes affaires personnelles comme je l'avais demandé. De ce fait, je ne peux pas garantir que le choix des livres sur l'Inde qui vous ont été envoyés réponde à vos désirs. Mon frère m'a expédié plusieurs ouvrages parmi lesquels des Rapports officiels intéressants : si vous le désirez, je vous les enverrai par la poste.

Pour en venir au fond de la question, il faut d'abord relever que l'Inde, en dépit de son incroyable arriération du point de vue de la disproportion entre l'agriculture et l'industrie est un pays de capitalisme concentré, avancé et en partie hautement développé (malgré certains aspects négatifs).

L'industrie indienne s'est développée unilatéralement dans le domaine du textile; son prolétariat est encore étroitement lié à la campagne; l'unité de ce prolétariat est extraordinairement entravée par des différences tribales, des préjugés de religions et de castes; néanmoins, comme l'a démontré l'expérience des dix dernières années, le prolétariat industriel constitue une force de classe qui ne cesse de grandir. Jusqu'à présent, il traverse une période de mouvement spontané, insuffisamment conscient, correspondant à peu près à notre période d'avant 1905. Il est encore difficile de dire à quel rythme il sera capable d'élaborer les facteurs subjectifs nécessaires à l'action révolutionnaire: son avant-garde de classe, le parti, ses traditions et son programme de classe. Mais les circonstances dans lesquelles se développe le prolétariat indien sont telles que l'on peut espérer une maturation de classe exceptionnellement rapide.

En confrontant les diverses données du recensement officiel de 1921, je suis arrivé à peu près au schéma suivant de la composition de classe de la population indienne :

1: Prolétariat

Millions
Ouvriers d'industrie 2,65
Mineurs 0,54
Ouvriers des transports 4,09
Ouvriers des plantations 1,29
= 8,57
Domestiques 4,57
Ouvriers non qualifiés ( terrassiers, débardeurs, etc.) 9,58
Ouvriers agricoles et journaliers 37,92
'TOTAL' 60,84

2: Petits Producteurs indépendants

Millions
Agriculteurs (petits propriétaires et fermiers, paysans moyens et surtout paysans pauvres) 173
Eleveurs, pêcheurs, maraîchers, horti­culteurs, chasseurs 7,11
Artisans 30,29
'TOTAL' 210,52

3: Groupes "en‑dehors des classes"

Millions
Armée et police 2,18
Mendiants et prostituées 3,25
'TOTAL' 5,43

4: Bourgeoisie

Millions
Gros et moyens propriétaires fonciers, koulaks 10,72
Commerçants (y compris les petits) 18,12
Industriels 0,83
Professions libérales 5,02
Fonctionnaires 4,69
Rentiers 0,48
'TOTAL' 39,26
'TOTAL GENERAL' 316,05

Ce tableau ne prend un sens que si l'on en pénètre le contenu social vivant. C'est le second groupe (les petits producteurs indépendants) qui est surtout important. En ce qui concerne les agriculteurs, ils constituent en majorité une fraction économiquement faible de la paysannerie qui est peu à peu ruinée au fil des années par les grands propriétaires et les fonctionnaires. La position des artisans n'est pas meilleure : ils sont les descendants, à demi‑affamés, d'une classe qui fut autrefois infiniment plus nombreuse et florissante dans l'Inde ancienne.

Cette masse constitue une réserve immense destinée à combler les vides dans les rangs du prolétariat industriel. Pourtant l'excessive lenteur du développement de l'industrie ne permet pas aux paysans et artisans ruinés de gagner leur subsistance en ville. D'où "l'attrait de la terre" dont parlent avec orgueil les porte‑parole des populistes indiens.

L'excès de population agraire qui ne cesse de grandir, inquiète beaucoup les fonctionnaires anglais qui constatent l'existence de conditions favorables à la révolutionnarisation des campagnes indiennes. L'unique moyen radical de supprimer le chômage camouflé généralisé consisterait en une industrialisation rapide du pays, mais, nombreux sont les éléments parmi les "dirigeants" britanniques qui la craignent comme la peste.

De cet exposé, malgré son caractère incomplet et en prenant en compte les grandes lignes de la situation économique du pays, on peut tirer une conclusion principale : l'exploitation coloniale de l'Inde se poursuit aujourd'hui sur un volcan; il existe dans ce pays plus de matériaux inflammables qu'il n'en faut; l'explosion révolutionnaire est possible, même dans un proche avenir. Cette conclusion n'est évidemment pas nouvelle et elle est tout à fait élémentaire, mais on n'en tire pas toujours les déductions pratiques nécessaires.

La situation désespérée de la grande masse de la population agraire du pays, avec l'existence d'un nombre relativement important d'ouvriers (fortement représentés dans les campagnes) suggère l'urgente nécessité de l'alliance révolutionnaire des ouvriers et des paysans, mais à la condition que le prolétariat, organisé dans un parti de classe, ayant existence et programme propres, détienne l’hégémonie. Personne ne saurait prouver qu'il existe à présent aux Indes des conditions "particulières" qui feraient que ce ne serait pas le prolétariat, mais une autre classe qui pourrait diriger les grandes masses de la paysannerie et de la petite bourgeoisie dans la lutte contre l'impérialisme.

D'où la conclusion claire que diluer l'avant‑garde prolétarienne révolutionnaire, priver son programme et ses mots d'ordre de la pureté de principes de classe, c'est tout simplement nuire à l’œuvre de la révolution prolétarienne aux Indes.

C'est précisément pourquoi on ne peut être d'accord avec ceux qui défendent la nécessité d'organiser aux Indes un parti ouvrier et paysan (Staline) et non un parti ouvrier. Dans mon livre paru récemment La Question Agraire aux Indes, j'ai insisté en détail sur le problème de la révolution aux Indes du point de vue de la solution à donner aux épineux problèmes de l'agriculture de ce pays.