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Lettre à Léon Trotski, 1er décembre 1929
Cher ami,
Comme je suis de nouveau en retard avec vous, je vais dabord au plus important : la ficelle de lin, ce quon fait de mieux dans le genre, capable de tirer des poissons de 15 kilos et plus, vous a été expédiée avant-hier en envoi recommandé. Mais quelle sorte de pêche faites-vous donc à présent ? Et avez-vous abandonné le filet ? Vous ne dites rien et tout dun coup vous annoncez des choses sensationnelles. Vous ménagez vos effets.
Sur ce que nous faisons ici, vous pouvez maintenant à loisir questionner Marguerite. Je vous parlerai donc de ce qui sest passé depuis mon départ.
Le groupe hongrois que nous avons aidé à former se développe déjà. Naville, Gérard, Jean-Jacques aident ces camarades à distribuer les tracts annonçant la création du groupe. Ils ont visité dabord les restaurants hongrois puis sont allés dimanche opérer dans une petite fête organisée par les staliniens et ils ont tout à fait troublé la fête. Dès que les gens de lappareil ont vu de quoi il sagissait, ils se sont précipités sur les distributeurs, voulant à tout prix se saisir des tracts et des Vérité. La lutte a été sérieuse, Gérard a été griffé, mais tout le monde a tenu bon et finalement lopération a été excellente, car le tumulte a eu pour premier résultat de faire savoir quil y avait une opposition hongroise déjà agissante.
Cette semaine nous avons de nouveau contribué à la formation dun groupe dopposition : des ouvriers juifs. Nous leur prêtons notre local pour leurs réunions et ils sont en train de recueillir des fonds pour lancer un journal dont le 1° N° est déjà à limpression.
Dans ce domaine, tout va donc bien. Cest avec les Français que notre tâche est la plus dure. Nous sommes maintenant une force politique distincte et on a dû renoncer à la tactique du début qui consistait à nous incorporer à lopposition syndicaliste. LHuma tente toujours de nous étouffer par le silence, mais La Vie Ouvrière soccupe de nous assez souvent ; aussi les Cahiers du Bolchevisme dans leur dernier n°; la discussion syndicale a un certain retentissement. Le Libertaire nous cite dans chaque n° et il sest précipité sur Charbit avec une ardeur bien gênante pour Charbit.
Malgré tout, nos progrès sont lents et notre diffusion est loin de répondre au besoin politique que nous jouons déjà.
Je suis allé dimanche dernier à Oissel, petite ville industrielle près de Rouen. A Rouen, nous navons encore pu trouver personne pour vendre La Vérité depuis que Germaine Goujon[1] et Engler[2] sont devenus syndicalistes. A Oissel je vous lai dit, je crois on nous a dabord demandé 20 Vérités, puis 32. Je mattendais donc à trouver des camarades bien disposés à notre égard et tout proches de nous. Or dès mon arrivée, jai été lobjet dune attaque brusquée : « Nous sommes bien contents de te voir, me dit Gautier[3], mais nous ne sommes pas satisfaits de La Vérité. » Nous avons discuté longuement tous deux dabord, puis dans la soirée, en groupe, une quarantaine de camarades. Les griefs sérieux car il y en avait détranges étaient :
- Pourquoi pas une seule opposition.
- Pourquoi attaquer les exclus aussi durement. Quand on lit La Vérité on simagine parfois lire LHumanité. Jespère que les explications que jai donné auront quelque résultat : deux ou trois camarades qui sont intervenus dans la discussion ont témoigné dune certaine capacité politique mais, dans lensemble, le niveau était très bas. De bons camarades, bien dévoués et sympathiques, mais terriblement ignorants. Laffaire sest dailleurs terminée le mieux du monde : au lieu de 32 Vérité, ils vont en prendre désormais 45 et lun deux sest chargé dorganiser la vente dans un faubourg de Rouen, Sotteville, peuplé presque exclusivement de cheminots, le syndicat ayant eu plus de 2000 membres.
Le travail à faire est énorme ; il faudrait appuyer le journal de réunions fréquentes à Paris et en province. Mais lorganisation de réunions est encore au-dessus de nos forces. Notre groupe à Paris se consolide, nous avons eu avant-hier une réunion excellente. Les divers éléments ne sont pas encore solidement soudés entre eux ; il y a encore un certain flottement, des divergences. Or un faux pas au départ serait pour nous désastreux. Nous formons maintenant des équipes de volontaires pour le travail pratique : distribution de tracts, vente du journal, etc. Bientôt, jespère, nous pourrons faire davantage.
Votre A.R.