Lettre à Ivan Smirnov, début avril 1928

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« Partie de chasse »

Le printemps commence cette fois pour de bon – c’est d’ailleurs la troisième ou quatrième fois. Le premier printemps avait commencé il y a à peine un mois et demi : le roi des horticulteurs d’ici, Moisseiev, retroussant ses manches, était sur le point de proclamer officielle l’ouverture du printemps. Mais la neige tomba, le gel survint, et révoqua radicalement le printemps. Près de deux semaines plus tard, il a de nouveau fait une tentative assez réussie. C’est au cours de cette deuxième tentative que je suis allé à la chasse avec Liova. Je vous ai déjà écrit à ce propos. Au retour, nous avons passé près d’une semaine à Alma-Ata et nous sommes allés une seconde fois à la chasse, avec la ferme intention de profiter du printemps jusqu’au bout.

Mais cette fois nous avions emporté des tentes, des bottes en feutre, des pelisses, etc., pour ne pas passer la nuit dans des yourtes, d’où, la fois passée, nous avions rapporté une grande quantité d’un « gibier » absolument pas prévu dans nos plans de chasse... Mais de nouveau la neige est tombée et de nouveau le froid est survenu. C’est dans ces conditions que nous avons passé neuf jours à la chasse. On peut dire de ces journées qu’elles furent l’occasion de grandes épreuves. La nuit, le froid atteignait moins huit, moins dix. Malgré cela, pendant neuf jours et neuf nuits, nous ne sommes pas entrés à l’intérieur de l’isba. Grâce aux linges et aux vêtements chauds, nous n’avons presque pas souffert du froid. J’avais même avec moi un lit de camp, et les autres ont dormi sur le feutre qui recouvrait une couche de jonc. Durant la nuit, les bottes se recouvraient de glace, gelaient, et il fallait les dégeler près du feu, sinon on ne pouvait pas les enfiler. Les premiers jours, la chasse s’est déroulée dans les marais. J’avais construit sur une motte une petite cachette, une petite hutte, dans laquelle j’ai passé douze à quatorze heures par jour. Ljova se postait dans les joncs sous les arbres. Les deux premiers jours, un canard vola encore, mais plus tard, il ne s’est montré que de loin : le matin et le soir, une grande quantité de canards de différentes espèces passait en coup de vent au-dessus de nous dans des directions opposées, à une hauteur inaccessible dans la majorité des cas.

Ce printemps vraiment peu amical, avec ses interludes de neige, déconcertait et les oiseaux et les chasseurs. Au quatrième ou au cinquième jour, nous nous sommes demandés s’il ne fallait pas rentré. Mais un des compagnons proposa de se procurer une barque et de tenter notre chance sur le grand lac Akmal, où se concentre habituellement toute la coterie volante de canards, d’oies et de cygnes. Aussitôt dit, aussitôt fait : dans le village voisin de Illiski – la chasse avait lieu cette fois dans cette région – sur les bords de la rivière lia, nous avons trouvé une barque et nous avons transféré notre campement du marais au lac, à une dizaine de verstes à peu près. Ce voyage fut lié à une mésaventure. Nous avions chargé les tentes, les feutres, etc. sur un chameau, et, ma foi, j’observai de près le travail de la bête de somme. Nous fîmes le voyage en kibitka. Mais il fallut traverser une rivière de la steppe au courant rapide, avec un lit et un fond mouvants, le Karasouk.

On décida de traverser l’eau à cheval. Un cheval traversa bien le rapide, et s’approcha de la rive, mais il tomba sur les pattes de derrière dans un trou, et après des essais infructueux de s’en sortir, il se coucha dans l’eau. C’était sur ce cheval que j’étais. Heureusement la mésaventure avait lieu à un endroit déjà peu profond, mais l’eau était très froide. Heureusement de nouveau un soleil vif et très chaud brûlait, de sorte que, ayant sauté sur la rive je pus sans beaucoup de risques me changer de vêtements et me sécher. Des nuées de canards volaient sur le lac, et de temps en temps des oies et des cygnes. Le tableau était très séduisant, mais ici commencèrent des épreuves d’un autre ordre. L’eau de printemps était déjà très haute de sorte que les îlots et les mottes sur le lac étaient visibles sous l’eau à une demi-archine au plus. Tout le lac était bordé et envahi à beaucoup d’endroits par des joncs hauts et vigoureux, et deux à trois fois plus haut qu’un homme. Le premier jour, nous avons essayé de chasser, debout dans l’eau ou bien en étant ballottés dans la barque – et l’un et l’autre était très pénible. Nous avons alors décidé de construire une estrade dans les joncs : quatre lourds pieux plantés sous l’eau dans la terre à une demi-archine, et sur lesquels on avait posé au-dessus de l’eau une porte empruntée aux kirghizes. Au premier abord, cette construction paraissait d’un confort supérieur, d’autant plus que pour s’asseoir, j’avais encore un sac bourré de joncs. Mais bientôt je me convainquis que vivre sur un tel échafaudage et tirer à partir de cet endroit n’étaient pas choses faciles. Quand tu es sur la terre ferme, alors tu ne remarques pas du tout le recul du tir, mais sur cette sorte d’échafaudage, chaque coup menace de te faire tomber dans l’eau. Cette perspective n’était pas du tout attrayante, non pas tant parce que l’eau est froide, que parce qu’il faudrait tomber la tête la première dans l’eau entrelacée de joncs, depuis une hauteur proche de deux archines. Il est fort douteux que, dans de telles conditions, on réussisse à remonter. Et pour comble, le gibier cessa complètement de voler : les gelées le poussaient dans les joncs, où il se protégeait du froid. Ainsi la chasse en tant que chasse était tout à fait ratée. Nous avons rapporté plus de quarante canards et une paire d’oies – les oies n’ont pas été tuées par nous mais par des compagnons. A la fin des fins nous avons décidé de lever le camp, deux jours avant la fin officielle de la chasse printanière, le premier avril, et de rentrer « à la maison ». D’autres expéditions de chasse avaient pris fin ici de manière encore moins heureuse que la nôtre, ce printemps. Néanmoins, le voyage me procura un grand plaisir, tout entier concentré dans le retour à la barbarie : passer neuf jours au grand air, et par la même occasion neuf nuits, manger du mouton à la belle étoile, préparé là dans un seau, ne pas se laver, ne pas s’habiller parce que ne pas se déshabiller, tomber de cheval dans la rivière – l’unique fois où on peut se changer – passer presque vingt-quatre heures sur un petit échafaudage au milieu de l’eau et des joncs – sur une porte kirghize de la taille d’une petite fenêtre – il n’est pas fréquent d’éprouver tout cela.

Je suis rentré à la maison sans le moindre signe de refroidissement. Mais c’est à la maison que j’ai pris froid, de sorte que, depuis une semaine, je suis à moitié alité – grippe et bronchite grippeuse. Cela explique en partie pourquoi aujourd’hui seulement j’ai fait le compte rendu de ce voyage de chasse. Apparemment, je me rétablis bien que je ne sorte pas encore. Mais le printemps, pendant ce temps, s’installe pour de bon, je ne sais si c’est pour la troisième ou quatrième fois.

La correspondance se trouve en plein désarroi, même avec Moscou. Les lettres écrites à deux ou même trois semaines d’intervalle arrivent en même temps, si tant est qu’on les reçoit. Je ne sais pas ce que je dois accuser : les forces météorologiques ou d’autres forces. Jusqu’au départ de la datcha, il reste encore près d’un mois. Entre-temps, Sergéi doit arriver de Moscou. Je commence à recevoir des journaux étrangers de Moscou et d’Astrakhan.