Lettre à Friedrich Adolph Sorge, 12 avril 1890

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En Allemagne, tout marche au-delà des espérances les plus optimistes. Le jeune Guillaume est littéralement fou, donc on ne peut mieux pour bouleverser complètement le vieil état de choses, ébranler le dernier reste de confiance chez tous les possédants - hobereaux aussi bien que bourgeois - et nous préparer le terrain d'une manière telle que le libéral Frédéric III lui-même ne l'aurait pu. Ses velléités d'amabilité avec les ouvriers - purement bonapartistes et démagogiques, mais liées à des rêves confus de mission princière par la grâce de Dieu[1] - tombent irrémédiablement à plat devant les nôtres. La loi anti-socialiste leur a ouvert les yeux à ce sujet. En 1878 encore, ils auraient pu faire quelque chose avec cela et semer le désordre dans nos rangs, mais c'est impossible aujourd'hui. Les nôtres ont trop eu à sentir la botte prussienne. Quelques poules mouillées comme Monsieur Blos, par exemple, et ensuite quelques-uns des 700 000 hommes qui sont venus à nous dans ces trois dernières années peuvent vaciller un peu mais ils se perdront rapidement dans la masse, et avant que l'année soit passée ils auront leur plus belle déception causée par Guillaume lui-même au sujet de son influence sur les ouvriers, et alors son amour se changera en colère, et ses mamours en molestations.

C'est pourquoi notre politique doit maintenant éviter tout tapage, jusqu'à ce que la loi anti-socialiste soit arrivée à terme le 30 septembre. En effet, on ne peut guère prévoir qu'il y ait un nouvel état d'exception avec le Reichstag qui manquera alors tout à fait de toute espèce de cohésion; mais dès que nous aurons de nouveau une législation ordinaire, tu verras une expansion nouvelle qui éclipsera encore celle qui s'est manifestée le 20 février.

Comme les grâces que fait Guillaume aux ouvriers se complètent pas ses velléités de dictature militaire (tu vois comment toute la racaille princière devient de nos jours nolens volens bonapartiste) et qu'à la moindre résistance il voudra faire tirer dans le tas, nous devons nous préoccuper de lui enlever toute occasion de le faire[2].

Nous avons vu lors des élections que nos progrès à la campagne, notamment là où la grande propriété foncière subsiste avec uniquement de gros paysans, c’est-à-dire dans l'Est, ont été tout à fait énormes. Au Mecklembourg, trois ballottages, en Poméranie vingt-et-un. Les 85 000 voix qui, dans les premiers chiffres officiels, sont encore passées de 1 324 000 au premier tour à 1 427 000 au second, proviennent toutes de circonscriptions rurales, où l'on ne nous attribuait absolument aucune voix. C'est donc la perspective d'une conquête rapide à présent du prolétariat agricole des provinces orientales[3] et avec cela - des soldats des régiments d'élite prussiens. Alors tout l'ordre social ancien sera par terre, et nous serons au pouvoir. Mais les généraux prussiens devraient être des ânes plus grands que je ne le crois s'ils ne savaient pas cela aussi bien que nous; en conséquence, ils doivent brûler du désir de préparer un sérieux mitraillage contre nous afin de nous rendre inoffensifs pour quelque temps. Double raison donc de procéder tranquillement à l'extérieur.

Une troisième raison, c'est que la victoire électorale est montée à la tète des masses - notamment celles que nous venons tout juste de gagner - et elles croient qu'elles peuvent maintenant tout exécuter de vive force. Si on ne tient pas les masses bien en mains, on fera des bêtises. Or les bourgeois font tout ce qui est en leur pouvoir - cf. les propriétaires de mines de charbon [contre les grévistes de la Ruhr] - pour favoriser ces bêtises, voire pour les provoquer. En plus des vieilles raisons, ils en ont encore de nouvelles pour souhaiter que l'on mette un frein aux « grâces » que le petit Guillaume fait aux ouvriers.

Je te prie de ne pas communiquer à Schlüter les passages mis ci-dessus entre crochets. Il a une tendance irrépressible à l'activisme; en outre, je connais les gens de la Volkszeitung qui utilisent sans ménagement tout ce qui leur semble utilisable pour leur journal.

Si notre parti semblera moins subversif en apparence en Allemagne dans le proche avenir, en ce qui concerne aussi le 1° Mai, en voilà les raisons. Nous savons que les généraux aimeraient bien profiter du 1° Mai pour leurs mitraillages. La même intention règne à Vienne et à Paris.

Dans la Arbeiterzeitung de Vienne, les correspondances de Bebel sont particulièrement importantes pour ce qui touche à l'Allemagne. En ce qui concerne la tactique du parti allemand, je ne prends jamais de décision sans avoir au préalable pris connaissance de l'opinion de Bebel, soit dans la Arbeiterzeitung, soit dans sa correspondance. Il a une clairvoyance d'une finesse merveilleuse. Il est dommage qu'il ne connaisse l'Allemagne qu'au travers de sa propre expérience. L'article de cette semaine « L'Allemagne sans Bismarck » est également de lui.

  1. Pour compléter sa législation industrielle et la loi anti-socialiste. Bismarck avait préparé des projets de loi en matière sociale, qui étaient évidemment autant de pièges posés à la social-démocratie. Fin avril-début mai, les projets de loi sur l'assurance-maladie des travailleurs et les compléments à la législation professionnelle furent adoptés en seconde lecture par le Reichstag. Ces deux lois faisaient partie du programme de réforme sociale annoncé à grands cris par Bismarck fin 1881. Le 2 mai, Bebel écrit à Engels que quelques députés sociaux-démocrates voulaient voter pour la loi d'assurance-maladie, et cita les noms de Max Kayser et de Moritz Rittinghausen, dont l'intention était d'engager le parti dans la voie de la politique de réforme. Par discipline de parti. les sociaux-démocrates votèrent contre le projet de Bismarck mais Grillenberger, par exemple, prononça à cette occasion un discours ouvertement opportuniste. Ce ne fut pas la bourgeoisie allemande qui, concéda le fameux système d'assurance sociale aux ouvriers allemands, mais Bismarck, le représentant des hobereaux, tout heureux de jouer un mauvais tour à la fois à la bourgeoisie et à la social-démocratie, selon la bonne recette bonapartiste. Dès 1844, Marx avait dénoncé le caractère fallacieux des mesures sociales prises par des représentants de classe semi-féodales : « Étant un aristocrate et un monarque absolu, le roi de Prusse déteste la bourgeoisie. Il n'a donc pas lieu d'être effrayé si celle-ci va lui être encore, plus soumise et devient d'autant plus impuissante que ses rapports avec le prolétariat se tendent. On sait que le catholique déteste plus le protestant que l'athée, tout comme le légitimiste déteste davantage le libéral que le communiste. Ce n'est pas que l'athée et le communiste soient plus proches du catholique et du légitimiste, au contraire, ils leur sont plus étrangers que le protestant et le libéral, parce qu'ils se situent en dehors de leur sphère. Ainsi, en politique, le roi de Prusse trouve une opposition directe chez les libéraux. Pour le roi, l'opposition du prolétariat n'existe pas davantage que le roi lui-même n'existe pour le prolétariat. Il faudrait que le prolétariat eût atteint déjà une puissance décisive pour supprimer ces antipathies et ces oppositions politiques, et s'attirer l'hostilité de tous en politique. » (Marx, Notes critiques relatives à l'article « Le roi de Prusse et la Réforme sociale. » par un Prussien , 7 - 8 - 1844, trad. fr. : Marx-Engels, Écrits militaires, Édit. L'Herne, pp. 157 - 158.)
  2. Dans son ouvrage intitulé les Plans de coups d'État de Bismarck et de Guillaume Il, 1890 et 1894, Stuttgart - Berlin 1929, E. Zechlin cite la lettre suivante du kaiser à son compère François-Joseph de Vienne : « Le nouveau Reichstag vient d'être élu; Bismarck a été indigné par les résultats et il a voulu aussitôt que possible le faire sauter. Il voulait utiliser à cette fin la loi socialiste. Il me proposa de présenter une nouvelle loi socialiste encore aggravée que le Reichstag repousserait, si bien que ce serait la dissolution. Le peuple serait déjà excité, les socialistes en colère feraient des putschs : il y aurait des manifestations révolutionnaires, et alors je devrais faire tirer dans le tas et donner du canon et du fusil. » Ce n'est pas par hasard si Engels était appelé le Général dans la social-démocratie allemande, car il ne connaissait pas seulement la force de ses troupes, mais encore parfaitement la tactique que voulait employer l'adversaire, tactique qu'il fallait contrecarrer, si l'on ne voulait pas succomber devant un ennemi implacable et rusé, supérieur en armement et même en nombre. Le passage au régime bourgeois était - comme Engels l'avait prévu en théorie - particulièrement délicat pour les classes dominantes d’Allemagne.
  3. L'agitation parmi les paysans de l'Est de l'Allemagne était, à côté du soutien des grèves des ouvriers, la seule manifestation active de la lutte de classes au niveau des masses que la social-démocratie allemande pouvait entreprendre durant la longue période de développement pacifique et idyllique du capitalisme. C'est donc là, en quelque sorte, la pierre de touche de l'action et de la pratique de la social-démocratie allemande. En ce qui concerne, par exemple, la grève des mineurs de la Ruhr, la défaillance de la social-démocratie fut pratiquement complète, comme on le verra. En ce qui concerne l'agitation parmi la paysannerie des grands domaines de l'Allemagne orientale qui eût sapé l'ordre et la base des forces les plus réactionnaires de l'État allemand, on peut dire que la défaillance a été encore plus complète, puisque la direction du parti ne prit même pas sur le papier la direction révolutionnaire qu'exigeait la situation et le programme de classe, mais s'engagea d'emblée dans une politique agraire petite-bourgeoise. La question agraire fut décisive : la révolution allemande devait vaincre ou être battue selon que la paysannerie des provinces orientales soutenait le prolétariat industriel ou restait l'instrument inconscient de la réaction prussienne. Les élections de 1890 qui devaient fournir le bilan de la pénétration socialiste en Prusse orientale, montrèrent que les masses paysannes étaient toutes disposées à passer au socialisme : cf. la lettre d'Engels à Sorge du 12-4-1890. Ce n'est pas le programme agraire adopté au congrès de Francfort par la social-démocratie qui devait inciter les paysans des provinces de l'Est à lui faire confiance. Il eût fallu prendre vis-à-vis des paysans (qui ne demandaient que cela) une position révolutionnaire, en théorie comme en pratique, contre la grande et là petite propriété rurale.