Lettre à Eleazar Solntsev, 2 juin 1928

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Les Méthodes de direction

Cher Camarade,

J’ai reçu récemment des lettres de nombreux camarades qui se plaignent tous de ne pas avoir eu de réponse de moi. Mon fils a été accusé également. Ces accusations proviennent toutes de « malentendus » dans la poste. Je n’ai pas reçu une seule lettre, un seul télégramme, une seule carte postale sans avoir répondu tout de suite ou, au plus tard, le lendemain même. Il y a beaucoup, beaucoup d’adresses auxquelles nous avons écrit sans attendre une communication du moment que nous est parvenu l’adresse de tout nouvel arrivant. En conséquence, si un camarade ne reçoit pas de réponse à sa lettre, cela signifie simplement ou bien que sa lettre ne nous est pas parvenue, ou bien que notre réponse n’est pas parvenue à son adresse. Pour caractériser l’état des communications postales, il suffit de dire que j’ai reçu hier 1er juin une lettre de ma fille de Moscou qui a été postée le 20 mars. Ce qui est remarquable, c’est que des lettres arrivent vite de certains endroits – par exemple de Rakovsky à Astrakhan, Préobrajensky à Ouralsk, Sosnovsky à Barnaoul. Expédiées d’autres endroits, les lettres ou bien n’arrivent pas du tout ou arrivent avec un gros retard et encore pas toutes. C’est ainsi par exemple que, jusqu’à présent, nous n’avons pas reçu une seule lettre du camarade Radek. De Vratchev, la première lettre, datée du 12 mai, a été distribuée hier : il m’y informe qu’il m’a déjà écrit deux lettres, toutes deux expédiées en recommandé avec un reçu, demandé et payé d’avance. Je ne les ai pas reçues. Le camarade Vratchev est donc fondé à exiger du bureau de poste un paiement pour la perte du courrier recommandé. Les autres camarades devraient utiliser systématiquement cette méthode.

Presque toutes les lettres que j’ai reçues dans les deux derniers jours parlent : a) des événements d’Allemagne, b) du tournant « à gauche » ici, c) du télégramme de Radek à la Pravda et d) de l’inévitable sujet de ma santé.

En ce qui concerne les événements d’Allemagne, nos journaux sont virtuellement la seule base dont je dispose pour juger – en d’autres termes une base très branlante. Quant aux élections en Allemagne (et en France), il nous faudra travailler dessus plus en détail dès que nous aurons reçu les exemplaires voulus des journaux étrangers. Les articles sur les événements dans notre presse sont, comme d’habitude, au-dessous de toute critique. Il n’y a pas une trace d’analyse marxiste concrète des mouvements sociaux et politiques dans le pays. Elle est remplacée par des phrases d’agitation dont le prêche est oublié le lendemain, non seulement de ses lecteurs, mais de ses auteurs. Je ne connais de l’histoire du Leninbund que ce qui est écrit dans la Pravda, c’est-à-dire presque rien et même à une puissance négative. Il apparaît en tout cas que les 80000 voix que Kovrov, le correspondant de la Pravda, compte comme « trotskystes » sont celles des partisans de Korsch et de ses semblables.

Ces éléments semi-anarchistes sont aussi éloignés de nous, sur le plan idéologique, que ce méprisable truqueur libéral de Kovrov qui s’est mis à plat ventre toute sa vie devant les rédactions auxquelles il appartenait, que ce soit celle du journal libéral Ruskie Viedomosti ou celle de la Pravda. Le plus gros scandale est que le principal informateur des travailleurs russes pour l’Allemagne soit ce minable, ignorant et stupide Triapchkine. Le seul fait toutefois qu’il se soit trouvé 80 000 travailleurs pour voter, même après l’expérience avec le soi-disant parti communiste ouvrier (K.A.P.), pour Korsch et compagnie, est très symptomatique. L’anarchisme a toujours été et sera toujours la condamnation des péchés de l’opportunisme. Le déplacement à gauche de la classe ouvrière allemande ne fait que commencer. Pour l’instant, la social-démocratie en a plus bénéficié que les communistes. Cela indique que le mouvement vers la gauche est encore très informe. Il se démarquera inévitablement. Une politique erronée peut renforcer considérablement le groupe des 80000. Le même libéral Triapchkine-Kovrov désigne Heym, de Suhl, comme « trotskyste ». Autant que je me souvienne, la famille Heym était la dynastie locale régnante, qui dominait l’organisation de Suhl avec la social-démocratie comme avec le parti communiste. Sous la pression des ouvriers de Suhl, les Heym sont allés vers l’Opposition dans le but de conserver leurs positions ; à présent, si l’on en croit Triapchkine, ils passent à la social-démocratie comme Kovrov lui-même, pour ne pas perdre sa carte de correspondant à Berlin, est passé du côté de Milioukov à celui de la social-démocratie, pour passer ensuite au communisme tout en restant prêt à revenir dans le giron libéral.

La scission du Leninbund est une leçon cruelle pour la Gauche allemande dont il ne faut pas oublier qu’elle est passée par l’école zinoviéviste de la « légèreté ». La « disproportion » fondamentale en Europe consiste dans la disparité entre le degré de maturité de l’avant-garde prolétarienne et la maturité de la situation révolutionnaire d’ensemble. Bien entendu, cette « disproportion » s’applique aussi à l’Opposition tout entière, laquelle fait ses premières tentatives d’analyser la situation de façon indépendante et ne salue pas simplement un nouveau dirigeant tous les jours. Les groupes de direction ne se développent que lentement, surtout dans les conditions actuelles, qui sont tout à fait exceptionnelles. Les hésitations, les oscillations, les désertions, les scissions, ne manqueront pas dans la prochaine période, tant dans le parti communiste officiel que dans ces groupes qui ont été actuellement chassés de ses rangs. Il ne faut nourrir là-dessus aucune illusion. Les gens n’apprennent à marcher que sur leurs propres jambes et, dans ce processus, ils se font beaucoup de bosses sur le front et ailleurs.

Le télégramme de Radek dans la Pravda est le résultat d’une impulsivité excessive, pas plus. Quelques camarades – notamment Abramsky de Kharkov – font référence à une lettre de Radek que je ne connais absolument pas et dans laquelle il se solidariserait avec la résolution de l’exécutif de l’I.C. sur la question chinoise. Je crois que c’est un malentendu. Tandis que les résolutions sur les questions anglaise et française constituent un tournant oblique et confus à gauche et représentent de ce fait le début d’un mouvement dans notre direction, la résolution sur la question chinoise, elle, est fausse d’un bout à l’autre et ne fait que continuer directement à développer et approfondir la politique du bloc des quatre classes, la subordination du parti communiste au Guomindang, les spéculations sur le Guomindang de gauche, avec l’inévitable additif à une telle politique opportuniste de quelque chose dans l’esprit du putsch de Canton. Je n’y reviens pas, m’en étant suffisamment expliqué dans mes lettres à Préob[rajensky]. A mon avis, cette question est tout à fait décisive pour toute notre orientation internationale. Il s’agit de la direction d’une révolution dans un pays de 400 millions d’habitants. La dernière résolution du C.E.I.C. prépare la destruction de la troisième révolution chinoise de façon aussi inéluctable que le cours pro-Guomindang assurait la défaite de la seconde révolution chinoise de 1925-1928. En outre il y a la question de la révolution en Inde, d’un côté, et de la révolution au Japon, de l’autre. Il faut penser à ces questions, au fond.

En ce qui concerne le « cours à gauche », une partie de sa mission historique a déjà été remplie puisqu’il a aidé l’évolution naturelle du groupe Zinoviev. Safarov était en opposition, sur la gauche, à Zinoviev et Kamenev. Mais ce gauchisme - Safarov n’avait qu’un seul dessein historique : montrer aux maîtres de la situation que lui, Safarov, est prêt à gronder après nous et à nous mordre de façon beaucoup plus décisive que les « opportunistes » Zinoviev et Kamenev ne le sont. Ce sont, comme disait Saltykov [Chtchédrine], les petites gens de l’industrie du jouet : ils veulent jouer à l’opposition, faire des blagues sur l’appareil de la dictature et, contre leur gré, ils ont été aspirés dans un grand tourbillon. Rien d’étonnant qu’ils gonflent maintenant des bulles de théorie et gigotent hystériquement de tous leurs membres, guidés par un unique désir : rester à la surface et si possible, prospérer de nouveau.

Ils ont commencé par dire qu’il fallait accepter un traité de Brest-Litovsk, c’est-à-dire tromper le parti. Et, coup de chance, ce cours à gauche a brutalement tourné. « Vous voyez bien », disaient ces petites gens de l’industrie du jouet, « c’est exactement ce que nous disons depuis longtemps ». Ils en ont en effet beaucoup dit, mais c’était exactement le contraire, non pas sur un cours à gauche, mais sur une paix de Brest, depuis trois mois et six au plus. Nous avons perdu Piatakov, Antonov-Ovseenko, Krestinsky – des gens pourris depuis longtemps. Quant à la direction zinoviéviste, elle constituait une Fronde de dignitaires qui, sous la pression des ouvriers de Petrograd et pressés par nous, est allée beaucoup plus loin qu’ils n’en avaient eu l’intention. Ils sont revenus maintenant aux mangeoires qu’ils avaient abandonnées. Mais des centaines d’ouvriers de Petrograd n’ont pas suivi leurs anciens dirigeants mais sont restés avec nous. Cela justifie pleinement le bloc – aussi bien dans sa constitution que dans sa destruction.

Je ne vais pas m’étendre sur l’essence de la question du « cours de gauche », parce que j’ai déjà écrit là-dessus en grand détail plusieurs lettres à nombre de camarades. Je veux seulement ajouter ici que dans ces lettres je n’ai abordé que de façon bien trop inadéquate la question des méthodes de direction – dans le parti, l’État, les syndicats. C’est tout à fait justement souligné dans une lettre du camarade Rakovsky que j’ai reçue hier. Le camarade Rakovsky avance l’idée qu’une ligne politique juste est inconcevable sans les méthodes correctes pour l’élaborer et la réaliser. Même si, sur telle ou telle question, sous l’influence de telle ou telle pression, la direction de l’appareil semblait avancer en titubant dans le sens d’une ligne correcte, il n’existe encore pas de garantie que cette ligne sera vraiment appliquée.

« Dans les conditions de la dictature du parti, un pouvoir gigantesque se trouve concentré entre les mains de la direction, un pouvoir qu’aucune organisation politique n’a jamais connu dans l’histoire. C’est pour cela qu’il faut plus que jamais préserver les méthodes de direction communistes et prolétariennes, car toute déviation, toute hypocrisie se répercutent sur l’ensemble de la classe ouvrière et de la République. Nous, je veux dire, les membres dirigeants, avons été obligés d’étendre progressivement l’attitude négative de la dictature du prolétariat à l’égard de la pseudo-démocratie bourgeoise, à ces garanties élémentaires de la démocratie consciente sur lesquelles le parti est fondé et au moyen desquelles il faut diriger la classe ouvrière et l’État lui-même. »

D’un autre côté, sous la dictature prolétarienne, dans laquelle, comme on l’a déjà dit, un pouvoir d’une ampleur sans précédent est concentré entre les mains de la direction, à savoir la couche supérieure, la violation de cet esprit de démocratie devient un mal très sérieux et très lourd. Lénine nous a déjà mis en garde contre le fait que notre État ouvrier avait été infecté de « déformations bureaucratiques » ? Le danger que le parti en soit infesté a hanté ses réflexions jusqu’au dernier moment de sa vie. Il avait l’habitude de parler souvent du type de relations que la direction devait avoir avec les syndicats en général (« engrenages », « courroies de transmission »). Il nous suffira de rappeler ses protestations indignées contre certaines manifestations de violence (les « coups de poing », etc.) et contre les errements individuels qui, considérés superficiellement, sont insignifiants. L’indignation de Lénine se comprend mieux si l’on prend en considération que ce qui préoccupait, c’était de maintenir, dans le parti précisément, les méthodes de direction opposées. C’est exactement ainsi qu’il faut comprendre sa chaleureuse défense de la culture, – la lutte contre la morale asiatique – , et finalement les intentions qui étaient les siennes en créant la commission centrale de contrôle.

« Du vivant de Lénine, poursuit le camarade Rakovsky, l’appareil du parti n’avait pas le dixième du pouvoir dont il dispose aujourd’hui (sa croissance a été énorme) et c’est pourquoi tout ce que Lénine redoutait tellement est devenu des dizaines de fois plus dangereux.

L’appareil du parti a été contaminé par les déformations bureaucratiques de l’appareil de l’État et par toutes les déformations engendrées par la fausse démocratie parlementaire bourgeoise. Il en résulte une direction qui, à la place de la démocratie consciente du parti, donne ;

a) Une falsification de la théorie léniniste dont on se sert pour consolider la bureaucratie du parti.

b) Un abus de pouvoir, lequel, vis-à-vis des communistes et des ouvriers, dans les conditions de la dictature du prolétariat, ne peut que revêtir des proportions monstrueuses.

c) La falsification de toute la mécanique électorale.

d) L’emploi dans la discussion de méthodes dont le pouvoir bourgeois et capitaliste se glorifie peut-être, mais pas un parti prolétarien (sifflets, jets d’objets divers à la tribune, groupes de fiers-à-bras perturbant les réunions).

e) L’absence d’esprit d’équipe, de bonne camaraderie dans les rapports, etc. »

C’est de cela que Rakovsky déduit tous ces processus monstrueux qui sont finalement arrivés au grand jour dans les derniers mois (l’affaire Chakhty, l’affaire d’Artemovsk, l’affaire de Smolensk, etc.). Les gens qui abordent les mesures économiques isolément et à part du processus et de l’activité politique dans son ensemble, feront toujours invariablement des erreurs. Le camarade Rakovsky nous rappelle très opportunément que la politique est de l’économie concentrée.

Vous avez bien entendu noté que notre presse s’abstient totalement de reproduire les réactions de la presse américaine et européenne à ce qui se passe à l’intérieur de notre parti. Cela seul pourrait donner à supposer que ces réactions ne sont pas adaptées au style du cours nouveau. Je possède là-dessus non seulement des conjectures, mais une preuve imprimée, parfaitement claire. Un camarade m’a envoyé une page découpée du numéro du 1er février de The Nation, un périodique américain. Après avoir brièvement résumé les derniers événements dans notre pays, cette revue, la plus éminente des démocrates de gauche écrit :

« Cette action pose la question : qui représente la continuation du programme bolchevique en Russie et qui la réaction inévitable contre lui? Il a semblé aux lecteurs américains que Lénine et Trotsky représentaient la même chose et la presse conservatrice et les hommes d’État sont arrivés à la même conclusion. C’est ainsi que le New York Times a trouvé comme principal sujet de réjouissance pour le Nouvel An, l’élimination réussie de Trotsky du parti communiste, déclarant sans ambages que “ l’Opposition exclue était pour la perpétuation des idées et conditions qui ont coupé la Russie de la civilisation occidentale La plupart des grands journaux européens écrivent dans le même sens. On dit qu’Austen Chamberlain, pendant la conférence de Genève, aurait affirmé que la Grande-Bretagne ne pouvait entrer en négociations avec la Russie pour la simple raison que “ Trotsky n’avait pas encore été collé au mur ”. Il doit être enchanté de l’exil de Trotsky. En tout cas, les porte-parole de la réaction en Europe sont unanimes à penser que c’est Trotsky et pas Staline leur principal ennemi communiste ».

The Nation, nous le voyons, considère que Thermidor, ou la réaction contre le bolchevisme, est inévitable (l’article est intitulé : « Le Thermidor de la Russie ? »). En conclusion il déclare nettement : « Aucun doute que la tendance de Staline à s’éloigner du programme bolchevique rigoureux doit être défendue comme une concession à la volonté de la majorité du peuple. »

La Pravda essaie parfois (elle a déjà essayé avant) de citer des voix isolées de la presse social-démocrate utilisant notre critique comme elles utilisent maintenant « l’auto-critique » officielle, comme le reconnaît la Pravda. Comme si les véritables lignes de classe étaient déterminées par les petites intrigues de la presse social-démocrate qui essaie de se réchauffer les mains à nos désaccords en empruntant de-ci, de-là. La ligne fondamentale de la social-démocratie est déterminée par les intérêts fondamentaux de la société bourgeoise. Mais la social-démocratie est capable de jouer le rôle de dernier soutien du régime bourgeois, précisément parce qu’elle n’est pas du tout identique au fascisme, comme on l’affirme dans la presse soviétique, mais, au contraire, capable, dans toutes les questions non fondamentales, de jouer avec toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. La social-démocratie peut utiliser une occasion de grogner après la réaction et de donner dans le dos des tapes d’approbation à de vrais révolutionnaires (tant qu’ils restent en minorité), et d’avaler des sabres et des flammes – en un mot, de remplir sa fonction d’aile d’extrême gauche de la société bourgeoise. C’est pourquoi il faut savoir lire la presse social-démocrate. Il faut distinguer la ligne fondamentale (fondamentale pour la bourgeoisie) de tout le charlatanisme politique verbal qui est fondamental pour la social-démocratie elle-même, car elle en vit.

Quant à la presse capitaliste solide, elle n’a aucune raison de jouer à cache-cache sur les questions concernant les communistes et le prolétariat. C’est pourquoi l’article de The Nation ne nous intéresse pas seulement en lui-même et par lui-même, mais aussi pour les réactions qu’il indique du monde de la politique impérialiste. Nous avons là une vérification sérieuse et pas accidentelle – ou épisodique – de la ligne de classe. C’est d’autant moins accidentel qu’il y a plus d’un an, le conseil de l’industrie lourde française évaluait exactement de la même manière les tendances à l’intérieur de notre parti et de notre pays. Plus encore, ce n’était pas fait dans un journal, mais dans un bulletin destiné à un nombre comparativement étroit d’initiés.

C’est tout pour le moment sur les questions politiques. Notre situation personnelle est dans l’ensemble satisfaisante en dépit de la malaria persistante qui assiège Natalia Ivanovna beaucoup plus cruellement que moi. Nous espérons nous en débarrasser en allant plus haut dans les montagnes. On a commencé les préparatifs de ce déplacement en mai, mais il n’y avait pas de logement, et le mois de mai lui-même n’a apporté que froid et pluie. Mais maintenant nous sommes allés dans les montagnes : l’endroit est à huit verstes du centre de la ville. Il y a beaucoup de jardins et il fait plus frais qu’en dessous, dans la vallée. Notre jeune fils a vécu avec nous plus d’un mois. Notre belle-fille (la femme de notre aîné) est arrivée de Moscou il y a plus d’une semaine, aussi notre famille a-t-elle beaucoup grandi.

Malheureusement, les choses ne sont pas favorables dans le reste de la famille. Une de mes deux filles, Nina est gravement malade de phtisie galopante. J’ai télégraphié au professeur Gétié et reçu, quelques jours après, sa réponse « Type galopant. Incurable ». Ma fille a vingt-six ans, deux enfants, son mari Nevelson16 est en exil. De l’hôpital, ma fille m’a écrit, le 20 mars, qu’elle voulait « liquider » sa maladie pour retourner travailler, mais elle avait de la température, 38°. Si j’avais reçu sa lettre à temps, j’aurais pu lui télégraphier, à elle et à nos amis, pour qu’elle reste à l’hôpital. Mais la lettre qu’elle a postée le 20 mars ne m’a été distribuée que le 1er juin – elle a transité pendant 73 jours, c’est-à-dire qu’elle est restée plus de deux mois dans les poches d’un Deribas ou d’un Agranov ou quelque autre canaille corrompue par l’impunité. Ma fille aînée, Zina – elle a vingt-sept ans – a fait aussi de la température dans les deux ou trois dernières années. J’aimerais beaucoup l’avoir ici, mais elle prend soin de sa sœur. Mes deux filles ont, bien entendu, été exclues du parti et chassées de leur emploi, bien que l’aînée, qui était chargée d’une école du parti en Crimée, ait été transférée il y a un an, à un poste purement technique. Bref, ces messieurs s’occupent activement de ma famille après avoir écrasé mon secrétariat.

Vous vous rappelez sans aucun doute que mon meilleur collaborateur, Glazman, un splendide membre du parti, a été conduit au suicide par de basses persécutions dès 1924. Le crime est resté bien entendu impuni. Maintenant les trois collaborateurs qui me restaient sont cruellement persécutés. Tous, comme Glazman, ont fait avec moi toute la guerre civile. Sermouks et Poznansky avaient décidé de leur propre responsabilité de venir en Asie centrale pour être avec moi. Sermouks a été arrêté ici deux jours après son arrivée. Ils l’ont gardé dans un cellier une semaine, lui donnant 25 kopeks par jour de son propre argent, puis l’ont embarqué pour Moscou d’où il a été exilé dans la zone autonome de la région de Komi. Poznansky a été arrêté à Tachkent et exilé à Kotlas. Boutov est encore en prison...

Je vous serre chaleureusement la main.

P.-S. : Parcouru le projet de programme du Comintern. Quel document honteux ! Pas d’unité de pensée, pas de fermeté dans la structure, des lézardes révisionnistes sur les murs, des trous dans la toiture... quel triste édifice ! En même temps, il est tout plâtré et peint de couleurs révolutionnaires « gaies » – toutes nos remarques ont été prises en considération, mais pas dans leur essence, seulement pour des projets de camouflage.

Le premier projet de Boukharine avait été rejeté précisément à cause de sa construction nationale étroite (voir nos « documents » dans Pravda, 15 janvier 1928). Maintenant, la Pravda vocifère que la nouvelle construction est strictement internationaliste, « pas comme les social-démocrates » et que « nous » partons de l’économie mondiale et pas de l’économie nationale. (Là aussi ils essaient de copier ce que nous disons.) Mais l’essence n’est pas là – seulement un emplâtre après l’autre. J’écris une critique détaillée pour le 6e congrès et je fais une tentative pour les empêcher d’adopter ce document fatal.