Lettre à Alfred Rosmer, 3 décembre 1930

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Mon cher ami,

Je vous suis très reconnaissant pour la lettre si franche et si amicale, même dans ses reproches que je trouve injustifiés. Vous dites ne pas pouvoir comprendre la raison de ma conduite: mais ces raisons sont exclusivement politiques. Dans une organisation de masse (ou qui doit y aboutir), ce ne sont pas les hommes qui forment les idées, ce sont les idées qui forment les hommes. Je m'y tiens à ces idées. L'une qui est la plus importante concerne la question syndicale. J'avais l'impression pendant des mois et des mois - bien avant que j'aie appris l'existence de la "crise" - que cette question ne devienne pas (sic) une mauvaise journée, fatale aussi pour la Ligue. L'attitude de G[ourget] me paraissait ambiguë et non tout à fait marxiste, diplomatique et non tout à fait révolutionnaire, un petit genre - Tomsky - ce genre qui est décidément prématuré pour la Ligue. Sur quoi je basais mes impressions ? Sur les articles de G[ourget] dans La V[érité] et sur ses lettres à moi, surtout sur ses réponses un peu évasives à mes questions précises. C'est la seule "information" qui avait, pour moi la valeur décisive, je vous en assure. J'en parlais largement avec les trois camarades français et les informations de tous les trois coïncidaient dans ce sens qu'elles renforçaient mes appréhensions. J'ai dit à -Nav[ille] :

"G[ourget] est excellent, intelligent, fin[1], il est de la plus grande utilité pour le mouvement, mais à condition que le travail syndical - le plus important de tout, soit organisé collectivement d'une manière où les qualités précieuses de G[ourget] soient complétées et même un peu enrayées par d'autres qualités, comme l'intransigeance, et l'esprit de l'offensive, par ex., dont il ne dispose pas - au moins à présent - suffisamment. Sinon la crise deviendra inévitable".

N[aville] a confirmé, plus ou moins, mon appréciation, mais il alléguait, comme toujours, le côté "personnel", les difficultés de changer la forme d'organisation, etc., etc.; en somme il superposait les questions secondaires à la seule question qui vaut, celle de la direction de l'O[pposition] U[nitaire].

Or je reçois depuis les thèses de G[ourget] et -Dom[manget][2], non de G[ourget] lui-même, non de N[aville], mais de l'autre "clan", c'est juste. Mais est-ce que cela change quelque chose dans le fond de la question ? Et cela est, de nouveau, la seule information qui a de l'importance à mes yeux. Quelle est donc mon opinion sur ces thèses ?
1) elles sont néfastes et doivent être réfutées et condamnées.
2) elles représentent la plate-forme d'une nouvelle fraction qui va inévitablement se développer contre nous et qui sera poussée par la logique des choses vers le camp anti-communiste. Après l'avoir aidée à se former, G[ourget] sera forcé de s'en détacher (le sort de Monatte).

Je me représente très bien ce qu'on peut me dire : MoI[inier], commettait des fautes envers G[ourget], son clan "traque" un bon camarade,, etc., etc., etc. A cela je réponds : avant même de me former une idée sur ces questions importantes, mais tout de même secondaires et personnelles, je trouve nécessaire de régler d'une manière décisive la question fondamentale : celle de la direction syndicale (O.U.[3]).

Voilà les "raisons" - les seules - de mon attitude. Je vous cite la question syndicale comme la plus importante et la plus "fraîche". Mais c'en était la même chose, ou presque, avec le "tournant"[4]. Auparavant - avec notre rapport envers le parti, avec l'organisation internationale[5], etc. Je ne m'appuie que sur les faits, les documents, les articles imprimés, etc. Le reste (correspondance, conversation) n'est qu'un élément supplémentaire, toujours contrôlé par les faits, les articles et les documents. D'ailleurs, je causais amplement avec N[aville] il y a quelques semaines... La Ligue fait des progrès. Elle englobera toujours plus de camarades de différents types, "agréable" et "désagréable". Est-ce qu'on peut se laisser guider dans les questions décisives par des considérations personnelles (même les plus loyales et raisonnables?). Ce sont les idées qui forment les hommes, dans ce sens qu'elles les sélectionnent et les éduquent....

Votre idée de faire une étude solide sur le communisme et le syndicalisme est excellente. C'est cette étude qui manque et qui est devenue absolument urgente. Je caresse même le plan suivant : après avoir recueilli les matériaux, vous pourriez venir à Prinkipo pour mettre votre brochure au point. Si vous êtes d'accord "en principe", on s'accordera sur le terme. Nous attendons dans quelques semaines ma fille avec son fils (elle est très, très malade, la pauvre Zina[6]). Léon attend le visa pour l'Allemagne. Rien n'est encore sûr, ni sur l'arrivée de Zina, ni sur le départ de Liova. La "grande capacité" (c'est comme cela que cela s'appelle ?) de notre domicile va être, peut-être, mise à l'épreuve dans quelques semaines. C'est pourquoi il faudra régler la question de votre chambre en pleine connaissance de cause. Mais pour l'instant il ne s'agit que de votre consentement de "principe". Vous pouvez être sûr que nous serons heureux de vous avoir chez nous pendant un temps prolongé autant que possible...

Je me hâte vers la poste.

Tout à vous avec les meilleurs saluts, votre

L. Trotsky

  1. Et c'est ma conviction la plus sincère. (Note de Trotsky).
  2. Le document dont Trotsky fait ici mention n'est en réalité pas un document émanant de Gourget et de Dommanget, également communiste exclu, mais dont les sympathies allaient au P.O.P., mais du seul Dommanget. Comment Trotsky avait-il pu en attribuer la paternité à Gourget, membre de la Ligue ? La question fut souvent posée et finalement résolue à une assemblée générale de militants du 21 décembre 1930 où Jeanne Martin, épouse de Molinier et compagne de Sedov, déclara : "Qui a envoyé le texte de Dommanget à Trotsky ? C'est moi et j'ai écrit qu'il m'avait été remis par Gourget, mais que j'ignorais qui l'avait rédigé, si c'était Gourget, Dommanget ou un autre." Molinier, lui, avait déclaré sans intérêt la question de savoir qui avait envoyé ce rapport que Trotsky avait attribué à Gourget, affirmant : "Peu importe ! Ce qui importe, c'est le contenu !"
  3. Les initiales O.U. désignent l'Opposition Unitaire. Trotsky était en désaccord avec la politique qui avait inspiré sa constitution. Elle ne pouvait selon lui qu'aboutir qu'à un rassemblement qui, sous couleur de "tendance syndicale", serait en fait un regroupement politique dans la confusion, un parti ne se reconnaissant pas pour tel, bref une formation "centriste" supplémentaire dont la Ligue n'avait nul besoin. Or c'était bien Rosmer qui avait conçu l'Opposition Unitaire et demandé à Dommanget d'en prendre l'initiative avec la Fédération unitaire de l'enseignement.
  4. Jusqu'au mois de mai, la direction du P.C. avait développé la ligne de la "troisième période" dans ses conséquences extrêmes : appel à la "conquête de la rue" pour "conquérir le pouvoir". Mais, après l'échec du 1° Mai, la direction amorça un tournant, admettant notamment que la classe ouvrière n'était pas persuadée que le P.C. était son parti dirigeant. Naville et Molinier s'étaient affrontés sur la façon d'exploiter le "tournant".
  5. Les questions internationales sont celles sur lesquelles nous avons vainement cherché une opposition. On se souvient du mécontentement de Trotsky au sujet de la "conférence muette" du 6 avril et de l'importance limitée que Rosmer semblait lui accorder. Molinier n'en avait dit mot dans ses lettres à Sedov et avait écrit à Trotsky le 8 avril : "Hier a eu lieu une réunion d'une conférence internationale dont on pourra très utilement, je crois, vous envoyer des procès-verbaux où vous pourrez puiser quelque chose d'important".
  6. Trotsky parle ici de sa fille aînée, Zinaïda Volkova, qui venait d'être autorisée à sortir d'U.R.S.S. pour recevoir les soins qu'exigeait son état psychologique et mental et était attendue à Prinkipo avec son petit garçon, Siéva. Elle se suicidera quelques mois plus tard.