Les problèmes sociaux de la Russie (1875)

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Cet article est une réponse à la brochure de Piotr Tkatchev Lettre ouverte à M. Friedrich Engels (Zürich, 1874). (Note des Éditions du Progrès)

M. Tkatchev annonce en passant aux ouvriers allemands que je n’ai pas les « moindres renseignements » en ce qui concerne la Russie et que dans ce domaine je suis, au contraire, d'une « ignorance » absolue ; il se voit donc obligé de leur expliquer la véritable situation, notamment les causes pour lesquelles, à l'heure qu'il est, on pourrait en Russie faire la révolution sociale comme en se jouant, beaucoup plus facilement qu' en Europe occidentale.

« Nous n'avons pas de prolétariat urbain, c'est vrai ; mais en revanche, nous n'avons pas de bourgeoisie non plus... Nos ouvriers n'auront que le pouvoir politique à combattre : le pouvoir du capital n'existe chez nous qu'à l'état embryonnaire. Or, vous n'êtes pas sans savoir, Monsieur, que la lutte contre le premier est beaucoup plus facile que la lutte contre le second. »

Le bouleversement auquel vise le socialisme moderne consiste, en résumé, dans la victoire du prolétariat sur la bourgeoisie et dans la réorganisation de la société par la suppression de toutes les différences de classes. Il faut pour cela non seulement un prolétariat qui réalise ce bouleversement mais aussi une bourgeoisie entre les mains de laquelle les forces productives se sont assez développées pour permettre la suppression définitive des différences de classes. Chez les sauvages et les demi-sauvages il n’y a souvent pas de différences de classes non plus, et chaque peuple a passé par ce stade. Il ne nous viendrait pas à l’ esprit de la reconstituer, pour cette raison déjà qu’il engendre forcément les différences de classes, à mesure que les forces productives de la société se développent. C’est seulement à un certain degré de développement des forces productives, degré très élevé même dans les circonstances actuelles, qu’ il sera possible de porter la production à un niveau tel que l ‘ abolition des différences de classes devienne un véritable progrès, qu’ elle soit définitive e t n’ entraîne n i stagnation n i régression du mode de production social. Les forces productives n’ont atteint ce degré de développement qu’entre les mains de la bourgeoisie. Celle-ci est donc, sous ce rapport également, une condition préliminaire de l a révolution sociale, condition aussi nécessaire que le prolétariat lui-même. Par conséquent, un homme capable de prétendre que cette révolution est plus facile à réaliser dans un pays qui, bien qu’il n’ ait pas de prolétariat, n’ a pas en revanche de bourgeoisie, doit encore apprendre l’abc du socialisme.

Ainsi , les travailleurs russes qui, au dire de M. Tkatchev, sont « des cultivateurs et, en tant que tels, des propriétaires et non des prolétaires », sont mieux placés parce qu’ils ont à combattre « seulement le pouvoir politique », l'Etat russe, et non le pouvoir du capital. Et cet Etat « ne semble puissant que de loin... il n'a pas de racines dans la vie économique du peuple ; il n'incarne les intérêts d'aucune couche de la société... Chez vous l'Etat n'est nullement une force fictive. Il prend appui des deux pieds sur le capital ; il incarne (!) certains intérêts économiques... Chez nous, c'est juste l'opposé : notre forme sociale doit son existence à un Etat qui, pour ainsi dire, est suspendu en l'air, qui n'a rien de commun avec le régime actuel et dont les racines sont dans le passé et non dans le présent ».

Nous n'allons pas nous arrêter à la représentation confuse selon laquelle les intérêts économiques auraient besoin d'être incarnés par l'Etat qu'ils fondent. Laissons aussi de côté l'assertion hardie selon laquelle « la forme sociale russe (dont la propriété communautaire des paysans fait pourtant partie) devrait son existence à l'Etat », ainsi que l'affirmation contradictoire que cet Etat «n'a rien de commun » avec le régime qu'il aurait créé. Examinons plutôt d’emblée cet « Etat suspendu en l’ air » qui ne représente les intérêts d’ aucune couche de la société. En Russie d’Europe, les paysans possèdent 105 millions de déciatines de terres, les nobles c’est ainsi que j ‘appelle brièvement les grands propriétaires) 100 millions de déciatines, dont près de la moitié appartiennent à 15 000 nobles qui ont, de ce fait, 3 300 déciatines chacun en moyenne. Les terres paysannes sont donc à peine plus étendues que celles des nobles. Ceux-ci, comme on le voit, n’ont pas le moindre intérêt à ce qu’existe l’Etat russe qui leur assure la possession de la moitié du pays ! Continuons. Les paysans paient pour leur moitié 195 millions de roubles d’impôt foncier par an, et les nobles 13 millions ! Les terres seigneuriales sont, en moyenne, deux fois plus fertiles que celles des paysans, car au partage qui a résulté du rachat des corvées, l’Etat a enlevé aux paysans, au profit des nobles, non seulement la plus grande partie des terres mais aussi la meilleure, en leur faisant payer ces mauvaises terres au prix des bonnes. Et la noblesse russe ne serait pas intéressée à ce que l’Etat russe existe !

Par suite du rachat, la masse des paysans s’ est trouvée réduite à une misère intolérable. On ne s’ est pas borné à les dépouiller de la plus grande et de la meilleure partie des terres, de sorte que dans les liégions les plus fertiles de l’ empire, étant donné les conditions agricoles locales, leurs lots sont trop petits pour les nourrir. On ne s’ est pas contenté de leur en demander un prix excessif, dont l’Etat leur a prêté le montant et qu’ils sont tenus de rembourser graduellement avec les intérêts. Ils ne sont pas seulement accablés du poids presque total de l’impôt foncier, dont la noblesse est presque exemptée ; cet impôt engloutit et surpasse même le coût de la rente de la terre paysanne, de sorte que les autres versements exigés du paysan -nous en parlerons plus loin - sont décomptés directement de la partie du revenu qui constitue son salaire. A l’ impôt foncier, aux versements de rachat et aux intérêts dus à l’Etat qui en a avancé la somme, se sont ajoutées, depuis l’établissement de l’administration locale, les contributions de province et de district. Cette « réforme » a eu pour résultat essentiel de nouvelles redevances pour les paysans. L’Etat a conservé entièrement ses revenus, en chargeant d’une partie considérable des frais les provinces et les districts qui , pour les couvrir, ont institué de nouveaux impôts ; or, il est de règle en Russie d’exempter presque entièrement des impôts les couches supérieures de la société pour faire payer presque tout au paysan.

Cette situation semble faite exprès pour l’usurier, qui ne manque nulle part là-bas, étant donné l’aptitude incomparable des Russes pour le commerce à son degré inférieur : Pierre Ier ne disait-il pas qu’un Russe viendrait à bout de trois Juifs. Dès que l’échéance approche, l’usurier, le koulak - souvent un paysan riche de la même communauté - vient offrir son argent liquide. Le paysan, qui ne peut s’ en passer, est obligé d’accepter toutes les conditions. Il s’enfonce encore plus dans l’étau, son besoin d’argent croît sans cesse. Au temps de la moisson, c’est le marchand de blé qui se présente ; le besoin d’ argent contraint le paysan à vendre une partie du blé nécessaire à l’alimentation de sa famille. Le négociant fait courir de faux bruits qui réduisent les prix, il paye un prix bas, souvent converti partiellement en marchandises diverses, évaluées à un prix élevé, ce système (truck system) étant très développé en Russie. L’exportation en grand du blé russe est donc fondé e directement sur la famine de la population paysanne. Un autre moyen d’ exploiter le paysan est le suivant : un spéculateur prend là ferme au gouvernement, pour plusieurs années, un terrain qu’il cultive lui-même tant que le sol donne un bon rendement sans engrais ; puis il partage en menus lots la terre épuisée et l’ afferme à un prix élevé à des paysans mal lotis. Alors que nous avons vu ci-dessus le système anglais de payement en marchandises, c’est ici la réplique exacte des intermédiaires irlandais (middlemen) . Bref, il n’ est pas d’autre pays où, malgré toute la sauvagerie primitive de la société bourgeoise, le parasitisme capitaliste soit aussi développé qu’en Russie, où la masse du peuple est prise dans ses filets. Et ces vampires qui sucent le sang des paysans n’ auraient aucun intérêt à soutenir l’existence d’un Etat dont les lois et les tribunaux protègent leurs manipulations lucratives !

La grande bourgeoisie de Pétersbourg, de Moscou, d’Odessa, qui se développe depuis dix ans à une cadence extraordinaire, surtout grâce à la construction des chemins de fer, et qui s’est joliment ressentie de la dernière crise, tous ces exportateurs de blé, de chanvre, de lin, de suif, dont les affaires sont bâties entièrement sur la misère des paysans, toute la grande industrie russe qui n’existe qu’ en vertu des douanes protectrices octroyées par le gouvernement, tous ces éléments influents de la p opulation, qui croissent rapidement, ne 1sont-ils pas intéressés à ce que l’Etat russe existe ? Sans parler de l’innombrable armée de fonctionnaires, qui submerge et détrousse la Russie et qui forme une véritable couche de la société. Et quand M. Tkatchev n ous assure, après cela, que l’Etat russe « n’a pas de racines dans la vie économique du peuple, qu’il n’incarne les intérêts d’aucune c ouche de la société », qu’il est « suspendu en l’air », nous avons l’impression que c’est M. Tkatchev lui-même qui est « suspendu en l’air » et non l’Etat russe.

Que la condition des paysans russes soit devenue intolérable depuis l’abolition du servage, que cela ne puisse durer et que, pour cette seule raison, la révolution en Russie approche, c’est clair. Reste à savoir quel pourra être, quel sera le résultat de cette révolution ? M. Tkatchev dit que ce sera une révolution sociale. C’est de la pure tautologie. Toute révolution véritable est une révolution sociale , du moment qu’elle conduit :à la domination d’une nouvelle classe et lui permet de refaire la société à son image. Mais M. Tkatchev veut dire que la révolution sera socialiste, qu’elle introduira en Russie, avant que nous n’y s oyons parvenus en Occident, la forme sociale à laquelle tend le socialisme de l’Europe occidentale, et ceci à une étape où le prolétariat et la bourgeoisie ne se rencontrent encore que sporadiquement et se trouvent là un degré inférieur de développement !

Et ce serait possible, paraît-il, parce que les Russes sont, pour ainsi dire, le peuple élu du socialisme, qui possède l’artel et la propriété communautaire de la terre !

L’artel, M. Tkatchev ne la mentionne qu’ en passant, mais nous allons nous y arrêter, car depuis le temps de Herzen beaucoup de Russes lui attribuent un rôle mystérieux. L’artel est une forme d’association très répandue en Russie, la forme la plus simple de coopération libre, pareille à celle des tribus de chasseurs pendant la chasse. Son nom comme sa nature sont d’origine tatare et non slave. L’un et l’autre se rencontrent aussi bien chez les Kirghiz, les Yakoutes, etc. , que chez les Lapons, les Samoyèdes et d’ autres peuples finnois[1]. L’artel se développe donc d’abord dans le Nord et dans l’Est de la Russie, au contact des Finnois et des Tatars, et non dans le Sud-Ouest. La rigueur du climat nécessite une activité industrielle variée, qui compense autant que possible le développement insuffisant des villes et le manque de capitaux. L’un des traits distinctifs de l’artel, la caution solidaire de ses membres vis-à-vis des tiers, repose primitivement sur la parenté du sang, comme les Gewere des Germains, la vendetta, etc. D’ailleurs , le mot artel s’ applique en Russie non seulement à toute sorte d’activité en commun, mais aussi à des institutions communautaires. Les artels ouvriers élisent toujours un chef (starosta, doyen) , qui remplit les fonctions de trésorier, de comptable, etc. , celles d’administrateur au besoin, et reçoit une rémunération spéciale. Ces artels sont constitués :

1 ° pour des entreprises temporaires, après quoi ils sont dissous ; .

2° pour unir des personnes exerçant le même métier, par exemple les portefaix, etc. ;

3° pour des entreprises permanente s, industrielles à proprement parler.

Ils sont basés sur un contrat signé de tous les membres. Si ces derniers ne peuvent pas amasser eux-mêmes un capital pour l’acquisition du matériel, comme c’est souvent le cas des fromagers et des pêcheurs, l’artel tombe dans les griffes de l’usurier qui prête à gros intérêts la somme requise et empoche désormais la majeure partie du revenu du travail. Mais l’exploitation la plus odieuse est pratiquée à l’égard des artels qui s’embauchent chez un patron. Ils dirigent eux-mêmes leur activité industrielle et dispensent ainsi le capitaliste des frais de surveillance. Il leur loue des masures en guise de logement et les nourrit à crédit, ce qui engendre de nouveau, de la manière la plus infâme, le système de payement en marchandises. C’est le cas des bûcherons et des goudronniers du gouvernement d’Arkhangelsk, de nombreux corps de métiers en Sibérie et ailleurs (cf. Flérovski : Polozenie rabocego k lassa v Rossii (La situation de la classe ouvrière en Russie, Saint-Pétersbourg 1869) . L’artel est donc ici un moyen qui facilite au capitaliste l’exploitation des salariés. D’autre part, il existe des artels qui embauchent eux-mêmes des ouvriers qui ne sont pas membres de l’association.

Ainsi, l’artel est une forme de coopération primitive, donc pas très évoluée, qui ne représente rien d’exclusivement russe ni slave. Ces associations se constituent partout où le besoin s’en fait sentir : en Suisse dans la laiterie, en Angleterre dans la pêche, où elles sont même très variées. Les terrassiers silésiens (bel et bien allemands et non polonais) qui ont construit tant de chemins de fer allemands dans les années quarante, étaient groupés en véritables artels. La prépondérance de cette forme en Russie atteste, évidemment, une forte tendance du peuple russe à s’associer, mais ne prouve nullement son aptitude à passer directement de l’artel au régime socialiste. Pour une telle transition il faudrait avant tout que l’artel soit lui-même capable de se développer, de rejeter sa forme primitive, sous laquelle, nous l’avons vu, il sert davantage le capitaliste que les ouvriers, et qu’il s’élève pour le moins jusqu’au niveau des associations coopératives de l’Europe occidentale. Mais si l'on en croit pour cette fois M. Tkatchev (chose néanmoins plus que risquée, après tout ce qui a précédé), ce n’est nullement le cas. Au contraire, il nous assure avec l’orgueil qui caractérise son point de vue : « Quant aux associations coopératives et de crédit du type allemand (!) , que l'on implante artificiellement en Russie depuis quelque temps, la plupart de nos ouvriers les accueillent avec une parfaite indifférence et elles ont subi presque partout un échec total. » L'association coopérative moderne a prouvé du moins son aptitude à gérer elle-même avec profit de vastes entreprises industrielles (filatures et tissages du Lancastre). Tandis que l'artel n'en a pas été capable jusqu'ici ; bien plus, s'il ne continue pas à se développer, il succombera inévitablement au choc avec la grande industrie.

La propriété communautaire des paysans russes fut découverte en 1845 par le conseiller du gouvernement prussien Haxthausen, qui la préconisa dans le monde entier comme une merveille, alors qu'il aurait pu en trouver quantité de survivances dans sa patrie westphalienne et qu'en tant que fonctionnaire du gouvernement il aurait même été tenu de les connaître à fond. C'est de Haxthausen que Herzen, lui-même propriétaire foncier russe, apprit que ses paysans possédaient la terre en commun, et il en profita pour présenter les paysans russes comme de véritables porteurs du socialisme, des communistes innés, à l'opposé des travailleurs de l'Occident européen caduc et pourri, qui devaient se faire violence pour accéder au socialisme.

De Herzen, ces informations parvinrent à Bakounine, de celui- ci à M. Tkatchev. Ecoutons-le.

« Notre peuple... dans sa grande majorité... est pénétré des principes de la propriété communautaire ; il est, si l’on peut dire, communiste d’instinct, par tradition. L’idée de la propriété collective est si profondément ancrée dans sa vision du monde (nous verrons tout à l’heure l’ étendue du monde du paysan russe) que depuis que le gouvernement commence à comprendre que cette idée est incompatible avec les principes d’une société « bien organisée » et s’ efforce, au nom de ces principes, d’intégrer à la conscience et à la vie du peuple l’idée de la propriété privée, il ne peut y réussir qu’à l’aide de la baïonnette et du knout. D’où il ressort que notre peuple, en dépit de son ignorance, est beaucoup plus près du socialisme que les peuples de l’Europe occidentale, pourtant plus instruits ».

En fait, la propriété communautaire de la terre est une institution qui se retrouve à un degré de développement inférieur chez tous les peuples indo-européens, depuis l’Inde jusqu’à l’Irlande, et même chez les Malais qui subissent l’influence indienne, :à Java, par exemple . En 1608, la propriété communautaire de la terre dans l’Irlande nouvellement conquise servit de prétexte aux Anglais pour déclarer la terre jacente et la confisquer au profit de la couronne. Plusieurs formes de propriété communautaire subsistent dans l’Inde jusqu’à ce jour. En Allemagne, c’était général ; les terres communautaires qui se rencontrent encore çà et là, en sont les restes ; souvent, dans les montagnes surtout, on en observe des traces nettes : redistributions périodiques des terres communautaires, etc. Des indications et des détails plus précis en ce qui concerne la propriété communautaire chez les Germains, figurent dans les ouvrages de Maurer, classiques en cette matière. En Europe occidentale, y compris la Pologne et la Petite Russie, cette propriété communautaire était devenue, à un certain degré de développement social, une entrave, un frein à la production agricole et fut peu à peu éliminée. En Grande Russie (Russie proprement dite), au contraire, elle s’est conservée, prouvant ainsi que la production agricole et les rapports sociaux correspondants y sont encore très peu développés, comme c’est en effet le cas. Le paysan russe est confiné dans sa communauté , le reste du monde n’existe pour lui que dans la mesure où il s’immisce dans les affaires de la communauté en question. C’est si vrai qu’en russe le mot « mir » désigne à la fois le monde et la communauté paysanne.

« Vess mir », le monde entier, signifie, en langage paysan, l’assemblée des membres de la communauté. Par conséquent, lorsque M. Tkatchev parle de « vision du monde » du paysan russe, il a évidemment mal traduit le mot « mir ». Cet isolement complet des communautés, qui crée dans le pays des intérêts identiques mais nullement communs, est la base naturelle du despotisme oriental ; de l’Inde à la Russie, partout où dominait cette forme sociale, elle l’engendrait et trouvait toujours en lui son complément. Non seulement l’Etat russe en général, mais sa forme spécifique, le despotisme tsariste, loin d’être suspendu en l’air, s ont le produit nécessaire et logique des conditions sociales russes, avec lesquelles, au dire de M. Tkatchev, « ils n’ont rien de commun » ! Le développement de la Russie dans le sens bourgeois supprimerait petit à petit la propriété communautaire, sans aucune intervention des « baïonnette s et du knout » du gouvernement russe. D’ autant plus que les paysans russes ne travaillent pas l a terre en commun pour n’en partager que les produits, comme cela se fait encore dans certaines régions de l’Inde. En Russie, au contraire, la terre est périodiquement redistribuée entre les chefs de famille, et chacun cultive son lot.

Cela peut donner lieu à une grande inégalité de bien-être au sein de la communauté, et c’est ce qui arrive. Presque toute communauté a parmi ses membres plusieurs paysans riches, parfois millionnaires, qui pratiquent l’usure et vivent aux dépens de la masse paysanne. Personne ne le sait mieux que M. Tkatchev. Tout en persuadant les ouvriers allemands que seuls le knout et la baïonnette peuvent contraindre le paysan russe, communiste d’instinct, par tradition, à renoncer à « l’idée de la propriété communautaire », il raconte dans sa brochure russe, à la page 15 : « Dans la paysannerie s’élabore une classe d'usuriers (koulaks), d’acquéreurs et de fermiers de terres paysannes et seigneuriales : une aristocratie paysanne. » Il s’agit précisément des vampires que nous avons mentionnés ci-dessus .

C’est encore le rachat des corvées qui a porté le coup le plus sensible à la propriété communautaire. Le hobereau a obtenu la plus grande et la meilleure partie des terres ; on n’a laissé au paysan que de quoi se nourrir, souvent moins. Les forêts ont été données aux hobereaux ; le bois de chauffage, de menuiserie et de construction que le paysan pouvait prendre jadis gratuitement, lui est désormais vendu. Le paysan n’a donc plus que sa maison et un lopin de terre nue, sans les moyens de le travailler ; cette terre ne suffit généralement pas à faire subsister la famille d’une moisson à l’autre. Dans ces conditions et sous la pression des impôts et des usuriers , la propriété communautaire n’ est plus un bienfait, c’est une chaîne. Les paysans s’enfuient souvent de la communauté, avec ou sans leur famille, ils abandonnent’ la terre pour chercher à gagner leur vie comme ouvriers saisonniers[2].

Il est donc clair que la propriété communautaire en Russie a dépassé de longue date la période de son épanouissement et qu’ elle s’achemine selon toute apparence vers sa décomposition. On ne peut nier toutefois qu’il soit possible de changer cette forme sociale en une forme supérieure, si seulement elle se maintient jusqu’à ce que les circonstances propices à cette transformation aient mûri et si elle se révèle capable de se développer de façon à ce que les paysans travaillent la terre en commun et non séparément[3] ; cette transition vers une forme supérieure devra, du reste, s’ effectuer sans que les paysans russes passent par le degré intermédiaire de la propriété parcellaire bourgeoise. Cela ne pourra se produire que dans le- cas où s’accomplira en Europe occidentale, avant la désintégration définitive de la propriété communautaire, une révolution prolétarienne victorieuse qui offrira au paysan russe les conditions nécessaires à cette transition, notamment les ressources matérielles dont il aura besoin pour opérer le bouleversement imposé de ce fait dans tout son système d’agriculture. M. Tkatchev a dit, par conséquent, une pure absurdité en affirmant que les paysans russes, bien que « propriétaires », « sont plus près du communisme » que les ouvriers de l’ Europe occidentale, qui n’ ont pas de propriété. C’est juste le contraire. S’il y a quelque chose qui puisse encore sauver la propriété communautaire russe et lui permettre de se changer en une forme nouvelle, bien vivace, c’est une révolution prolétarienne en Europe occidentale.

M. Tkatchev règle son compte à la révolution politique aussi aisément qu’à la révolution économique. Le peuple russe, dit-il, « proteste sans cesse » contre l’esclavage sous forme de « sectes religieuses... de refus de payer les contributions... de bandes de brigands (les ouvriers allemands peuvent se féliciter que Schinderhannes[4] soit le père de la social-démocratie allemande)... d’incendies prémédités... de révoltes... c’est pourquoi le peuple russe peut être qualifié de révolutionnaire instinctif ». M. Tkatchev en conclut qu’il « suffit d’éveiller simultanément en plusieurs endroits les rancunes et les mécontentements amassés... qui bouillonnent toujours dans le cœur de notre peuple ». Alors « l'union des forces révolutionnaires se fera d'elle-même, et la lutte... devra se terminer à l'avantage de la cause du peuple ». La nécessité pratique, l'instinct de la conservation « créeront spontanément l'alliance indissoluble des communautés insurgées ».

On ne saurait imaginer une révolution plus facile et plus agréable. Il n'y a qu'à provoquer en trois ou quatre endroits des soulèvements pour que le « révolutionnaire d'instinct », la « nécessité pratique », l'« instinct de la conservation » fassent « d'eux-mêmes » le reste. C'est inconcevable qu'en présence de facilités si prodigieuses la révolution n'ait pas éclaté depuis longtemps, libérant le peuple et faisant de la Russie un pays socialiste modèle.

En réalité, il en va tout autrement. Le peuple russe, ce « révolutionnaire d'instinct », a bien à son actif d'innombrables jacqueries locales contre la noblesse et contre certains fonctionnaires, mais il ne s'est jamais soulevé contre le tsar, à moins d'avoir eu à sa tête un faux tsar prétendant au trône. La dernière grande révolte de paysans sous Catherine II ne fut possible que parce qu'Emélian Pougatchev se faisait passer pour Pierre III, le mari de Catherine, qu'elle n'aurait pas assassiné mais seulement détrôné et jeté dans une prison, d'où il se serait évadé.

Le tsar, au contraire, apparaît au paysan comme un dieu terrestre : Dieu est tr op haut, le tsar est trop loin, s’écrie-t-il au désespoir. Que la masse de la population paysanne, surtout depuis le rachat des corvées, se trouve dans une situation qui la pousse de plus en plus à combattre le gouvernement et le tsar, c’est indéniable ; quant aux fables du « révolutionnaire d’ instinct », M. Tkatchev est prié de les réciter à d’autres.

Et puis, si même la masse des paysans russes était on ne peut plus révolutionnaire d’instinct ; si même l’on supposait que la révolution puisse se faire sur commande, comme une pièce d’indienne imprimée ou un samovar, je vous demande s’il convient à un homme ayant dépassé l’âge de douze ans d’avoir une idée aussi puérile de la marche d’une révolution ? Et dire que c’est écrit après l’effondrement brillant de la première révolution préparée d’après ce modèle bakouniniste : celle de 1873 en Espagne. Là aussi l’insurrection avait commencé en plusieurs endroits simultanément. Là aussi l’on espérait que la nécessité pratique et l’instinct de conservation établiraient une alliance indissoluble des communautés insurgées. Mais qu’en est-il advenu ? Chaque -communauté , chaque ville ne faisait que se défendre elle-même, il n’était pas question d’assistance mutuelle ; et Pavia qui n’ avait que 3000 soldats, mata en l’espace de deux semaines une ville après l’autre et mit fin à cette grandeur anarchiste (voir mon article « Les bakouninistes à l’œuvre », où ces faits sont décrits en détail) .

La Russie est, sans nul doute, à la veille d’une révolution.

Ses finances menacent ruine. La presse à tirer des impôts refuse de servir, les intérêts des anciennes dettes de l’Etat sont payé s au moyen d e nouveaux emprunts qui se heurtent à des difficultés croissantes ; c’est seulement sous le prétexte de construire des chemins de fer que l’on arrive encore à se procurer de l’ argent. L’ administration est corrompue depuis longtemps jusqu ‘à la moelle ; les fonctionnaires vivent de rapin es, de concussion et d’extorsion s plus qu e de leurs appointements . La production agricole, la plus importante en Russie, est complètement désordonnée par le rachat de 1861 ; les grandes propriétés manquent de main d’œuvre, les paysans manquent de terres, ils sont accablés d’impôts, dépouillés par les usuriers ; la production agricole diminue d’année en année. Le tout est maintenu à grand-peine et seulement de l’ extérieur, au moyen d’un despotisme asiatique, d’un arbitraire dont nous autres, en Occident, ne pouvons nous faire la moindre idée. Non seulement ce despotisme entre en contradiction toujours plus flagrante avec les idées des classes instruites, surtout avec celles de la bourgeoisie croissante de la capitale, mais il s’est mis, en la personne de son porteur, à patauger : il fait aujourd’hui des concessions au libéralisme pour les reprendre le lendemain sous l’emprise de la peur, ce qui le discrédite de plμs en plus. Parmi les couches les plus éclairées de la nation, concentrées dans la capitale, s’affirme le sentiment que la situation est intolérable, qu’un bouleversement est proche, mais en même temps naît l’illusion que ce bouleversement pourrait être maintenu dans une voie paisible, constitutionnelle. Toutes les conditions d’une révolution sont là ; cette révolution sera amorcée par les hautes classes de la capitale, peut-être même par le gouvernement, mais les paysans la développent et lui feront dépasser rapidement la phase constitutionnelle ; cette révolution sera d’une immense portée pour l’Europe tout entière, ne serait-ce que du fait qu’elle détruira d’un seul coup la dernière réserve intacte de la réaction européenne. Cette révolution approche certainement. Il n’y aurait que deux événements susceptibles de l’ajourner : une guerre heureuse contre la Turquie ou l’Autriche, qui nécessiterait de l’argent et des alliés sûrs ou bien... une tentative prématurée d’insurrection, qui rejetterait les classes possédantes dans les bras du gouvernement.

  1. A propos des artels, voir, entre autres : Sbornik matérialov ob arteliax v Rossii (Recueil de documents sur les artels en Russie) , Saint-Pétersbourg, 1872, Ire édition. (Note d’Engels.)
  2. Voir à ce sujet, entre autres, le compte rendu officiel de la commission agricole du gouvernement (1873), ainsi que Skaldine, V zaxolust’e i v stolice (En province et dans la capitale), Saint-Pétersbourg 1870. Cet ouvrage est dû à un conservateur modéré. (Note d‘Engels.)
  3. En Pologne, surtout dans la province de Grodno, où la plupart des hobereaux sont ruinés par suite de l'insurrection de 1863, les paysans achètent ou afferment souvent les domaines seigneuriaux, qu'ils cultivent en commun et au profit de tous. Or, ces paysans n'ont plus de propriété communautaire depuis des siècles, sans compter que ce sont des Polonais, des Lituaniens, des Biélorusses, et non des Grands-Russes. (Note d'Engels.)
  4. Surnom du brigand allemand Johann Buckler. (N.R.)