Les premiers mois après la Révolution d’Octobre

De Marxists-fr
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Peu après la prise du pouvoir, nous nous installâmes, Vladimir Ilitch et moi, à Smolny, dans une petite chambre qui avait été celle d’une surveillante. Ces pièces étaient nombreuses à Smolny [1]. Nous y vécûmes jusqu’à notre départ pour Moscou en mars 1918.

Je voyais très peu Vladimir Ilitch, et je me souviens surtout de nos promenades du soir. Il n’était alors accompagné d’aucune garde, d’ailleurs, on connaissait peu son visage. Nous aimions particulièrement nous promener le long de la Néva. En marchant, il avait l’habitude de parler avec chaleur de ce qui l’émouvait.

Les premiers décrets du pouvoir soviétique avaient radicalement changé l’aspect social du pays, modifié tous Les rapports ; ils avaient posé de façon totalement différente de nombreuses questions, ouvert d’immenses perspectives dans tous Les domaines du travail. C’est pendant les premiers mois qu’on jeta les fondements de ce chantier grandiose. La prise du pouvoir en octobre avait prouvé on ne peut mieux la portée considérable de l’union de l’essor révolutionnaire des masses laborieuses et de la direction habile et judicieuse de ce mouvement.

Maintenant, il fallait réorganiser la vie de fond en comble, en élevant constamment la conscience des masses, leur enthousiasme, il fallait que leurs mains tissent la trame d’une nouvelle structure sociale. L’essentiel dans l’édification du socialisme, c’est l’organisation, disait Lénine. Comment gouverner maintenant le pays en s’appuyant sur toute la classe ouvrière, sur les couches de la paysannerie qui suivaient la classé ouvrière ? On n’en avait pas encore l’expérience.

Ce sont la brochure Les tâches immédiates du pouvoir des Soviets et le rapport à la séance du C.E.C. de Russie en avril 1918 qui reflètent le mieux les pensées qui agitaient alors Lénine. « Pour la première fois dans l’histoire du monde, écrivait-il dans Les tâches immédiates du pouvoir des Soviets, un parti socialiste a pu achever dans ses grandes lignes la conquête du pouvoir et l’écrasement des exploiteurs, a pu en arriver à la tâche d’administrati0n. Nous devons nous montrer de dignes réalisateurs de cette tâche très ardue (et très féconde) de la révolution socialiste. Nous devons nous pénétrer de cette idée que pour bien administrer, il ne suffit pas de savoir convaincre, il ne suffit pas de savoir vaincre dans la guerre civile ; il faut aussi savoir organiser pratiquement. C’est la tâche la plus difficile, car il s’agit d’organiser d’une nouvelle manière les bases les plus profondes, les bases économiques, de l’existence de dizaines et de dizaines de millions d’hommes » [2].

Dans la même brochure, Lénine écrivait qu’il était nécessaire d’organiser le contrôle et l’inventaire de la base, il disait qu’il fallait augmenter la productivité du travail, élever le niveau d’instruction et de culture des masses, leur poser la tâche d’apprendre à travailler. Il y parlait de l’émulation, de la nécessité de faire prendre aux masses une attitude consciente à l’égard du travail, d’une discipline volontairement consentie, de faire participer toute la population à la gestion de l’état

Quand on relit maintenant cette brochure, conçue pendant les premiers mois qui suivirent la Révolution d’Octobre, on voit que même aujourd’hui, elle peut servir de guide d’action. En la lisant, chaque organisateur, chaque militant du parti prendra nettement conscience du chemin parcouru par lé pays des Soviets pendant les 15 années qui se sont écoulées depuis la révolution, il se rendra plus clairement compte de l’énorme travail accompli par la classe ouvrière, Les masses laborieuses ; il verra comme ces masses ont évolué grâce au travail, il aura une idée plus précise du rôle et de l’importance de la direction du parti pendant cette période.

Cette refonte se heurtait à des difficultés incroyables : l’industrie était à moitié ruinée par la guerre, la petite exploitation agricole sous ses formes les plus arriérées, l’élément petit-bourgeois, l’ignorance régnaient dans le pays, les vieilles mœurs étaient profondément enracinées, tout l’appareil d’État était fait pour servir les hobereaux et les capitalistes, tout le mode de vie demandait à être changé de fond en comble. Il fallait une énorme tension de forces, beaucoup de lucidité, une souplesse de tactique extrême pour surmonter toutes ces difficultés, Les balayer du chemin, mener de jour en jour la lutte pour la transformation radicale de la vie.

Si l’on comparé ce qu’était notre pays avant la révolution d’Octobre avec ce qu’il est aujourd’hui, on constatera une différence énorme. Les couches Les plus arriérées sont venues s’associer à une vie consciente. Quel que soit le domaine qu’on considère, on voit partout des chiffres qui en disent long : le développement de l’industrie, la collectivisation, la mécanisation de l’agriculture, l’essor des syndicats, du parti, des Jeunesses communistes, du mouvement des pionniers, l’édification culturelle, le travail parmi les femmes, enfin l’essor des Soviets. Toute la vie s’organise d’une manière nouvelle. L’échelle de l’organisation est tout autre.

A Smolny, Lénine travaillait au second. En face de son bureau, une petite pièce qui servait d’antichambre. Les délégations se succédaient. Je me rappelle y avoir entendu Lénine parler à des soldats venus du front. Il était debout non loin de la fenêtre, le dos appuyé au mur, en train d’expliquer, de démontrer quelque chose. Entassés dans la pièce, figés, Les soldats l’écoutaient. Il recevait chaque jour plusieurs de ces délégations.

A cette époque, Smolny était toujours plein de monde. Il attirait comme un aimant. Le bâtiment était gardé par des mitrailleurs. A la veille de la Révolution d’Octobre, ce régiment était cantonné dans le quartier Vyborgski et se trouvait entièrement sous l’influence des ouvriers de ce quartier. Le 3 juillet [3] , il fut le premier à intervenir ; il était prêt à marcher au combat. Kerenski ordonna d’infliger une punition exemplaire aux rebelles. désarmés, ils avaient été conduits sur une place publique et flétris comme des traîtres, ce qui leur avait fait haïr encore plus le Gouvernement provisoire. En Octobre, ils avaient lutté pour le pouvoir soviétique, puis ils s’étaient chargés de la garde de Smolny et de la personne de Lénine.

Bien qu’à vrai dire ce fût une garde assez primitive, un des soldats, Jeltychev, originaire de la province d’Oufa, était affecté au service de Lénine. Il lui apportait ses repas. Il s’étonnait de tout, n’avait même jamais vu de réchaud à alcool. Il était aux petits soins pour Ilitch. Maintenant, il vit dans un kolkhoze, en Bachkirie, il est un peu souffrant, s’occupe d’apiculture et m’écrit parfois.

Pendant un temps, il y eut un certain dérèglement dans l’alimentation de Lénine. J’étais très occupée toute la journée. Maria Ilinitchna amenait parfois quelques provisions de la maison, mais tout cela, ce n’étaient pas des soins réguliers. Un garçon qui est maintenant peintre et qui avait fait ses études aux Vkhoutemas [4], m’a raconté récemment que sa mère, alors qu’elle travaillait comme femme de ménage à Smolny, avait un jour surpris Lénine seul à la cantine, en train de manger du hareng avec un morceau de pain noir. Apercevant cette femme, il s’était un peu troublé et avait dit en souriant : « J’ai eu rudement faim tout à l’heure. »

A moi, il ne se plaignait jamais de rein, mais il était évident qu’il fallait lui organiser des repas réguliers. Bientôt, la mère de Chotmann vint habiter la pièce voisine et nous prit, Lénine et moi, sous sa tutelle. A cette époque, Je n’avais pas l’occasion d’observer directement l’activité bouillonnante d’llitch. On était en pleine refonte, on procédait à un immense travail d’organisation. Lénine s’y adonnait sans ménager ses forcés. Je n’étais tenue au courant que par les récits de Lénine et des camarades qui venaient chez nous.

La révolution était en plein développement. Je me livrais toute entière au travail culturel. Lénine le considérait comme extrêmement important, il estimait que la culture était lé ciment qui scellait toutes Les réalisations, sans lequel on n’arriverait pas à édifier le socialisme. Il tenait à ce qu’on fit de grands efforts dans ce secteur de l’édification, mais à ce moment-là, il parlait moins de ces questions que d’ordinaire. Il avait devant lui des problèmes majeurs qui ont déterminé le sort du pouvoir des Soviets : celui de l’Assemblée constituante [5] et ensuite celui de la paix de Brest-Litovsk [6].

  1. L’Institut Smolny était jusqu’en août 1917 un collège de jeunes fille nobles. Il fut réquisitionné pour accueillir le Soviet de Petrograd, le Comité exécutif central pan-russe des soviets des députés ouvriers et soldats et les fractions des partis représenté en son sein. Il fut également le quartier général du Comité militaire révolutionnaire qui dirigea l’insurrection d’Octobre, puis le premier siège du Gouvernement soviétique et la résidence de Lénine jusqu’à leur installation au Kremlin de Moscou en mars 1918.
  2. Lénine, Œuvres, Paris-Moscou, t. 27, pp. 250-251. [Note des Éditions du Progrès]
  3. Les « Journées de Juillet » (3-5 juillet) marquèrent une étape importante dans le développement de la Révolution russe. Elles furent provoquées par le mécontentement croissant des masses face à dégradation de la situation sociale, par l’échec de l’offensive organisée par Kérensky en juin pour complaire aux alliés impérialistes de la Russie et par l’agitation régnant parmi les soldats des régiments de Pétrograd devant l’intention du gouvernement de les expédier au front. Ce mouvement de colère déboucha sur des manifestations spontanées le 3 juillet qui se transformèrent en contestation armée du pouvoir. Considérant que la situation n’était pas encore mûre pour le renversement du Gouvernement provisoire, la direction bolchevique n’était pas favorable à ces manifestations mais décida finalement de participer à celle du 4 juillet afin de tenter de limiter les dégâts.
  4. Cours supérieurs des arts et métiers. [Note des Éditions du Progrès]
  5. La convocation d’une Assemblée Constituante était une vieille revendication du mouvement démocratique russe opposé au tsarisme. Après la Révolution de Février 1917, le Gouvernement provisoire décida de fixer les élections au 25 novembre. Elles eurent donc lieu après la victoire de la Révolution d’Octobre et sur base de listes électorales ne reflétant plus les nouveaux rapports de forces dans le pays. En conséquence, les socialistes-révolutionnaires de droite et les mencheviques, minoritaires dans les soviets, obtinrent la majorité des sièges à l’Assemblée Constituante. Par décret du Comité exécutif central pan-russe des soviets des députés ouvriers et paysans du 19 janvier 1918, l’Assemblée Constituante fut dissoute.
  6. Traité de paix signé le 3 mars 1918 dans la ville de Brest-Litovsk (aujourd’hui en Biélorussie) entre la Russie et les puissances de la Quadruple Alliance (Allemagne, Autriche-Hongrie, Bulgarie, Turquie), mettant fin à la participation russe à la Première guerre mondiale.