Les leçons de la guerre américaine

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Note de MIA :

Les articles de Marx et d'Engels, même s'ils paraissent dans la « presse bourgeoise », ont une grande, portée pratique. En effet, chaque sujet est choisi pour telle presse, américaine ou européenne, suivant les problèmes locaux et immédiats qui intéressent directement les acteurs du drame. Ainsi, Marx et Engels font-ils profiter leur « camp » de leur expérience économique, sociale, politique et militaire, en intervenant avec les moyens dont Ils disposent dans le cours brûlant des événements.

L'article ci-dessus a été rédigé par Engels pour le mouvement des volontaires qui s'était créé en Angleterre en 1859, au moment de la menace bonapartiste d'invasion. Engels tire, pour ces volontaires, l'expérience de la guerre civile américaine. C'est sous cet angle particulier que seront donc analysés ici les problèmes militaires américains

Bien qu'il soit partisan de la manière radicale, Engels explique qu'aux États-Unis il est recommandable que les opérations militaires « traînent » tout d'abord pendant un temps assez long, et ce pour des raisons qui ne sont pas purement techniques.

Cf. à propos de cet article, la correspondance Marx-Engels du 1 décembre 1861, l. c., tome VII, pp. 43, 44

Il y a quelques semaines, nous avons attiré l'attention du public sur le procès d'épuration qui s'impose dans l'armée américaine de volontaires[1]. Nous n'avons alors nullement épuisé les leçons précieuses que cette guerre donne aux volontaires de ce côté-ci de l'Atlantique. Nous nous permettons donc de revenir sur ce thème.

La manière dont on a conduit la guerre jusqu'ici en Amérique, est effectivement sans précédent. Du Missouri à la baie de Chesapeake, on trouve face à face un million de soldats divisés presque dans la même proportion entre les deux camps adverses. Or, cette situation dure depuis plus de six mois sans qu'il y ait eu une seule action importante. Dans le Missouri, les deux armées avancent tour à tour, se retirent, livrent une bataille, avancent et reculent de nouveau, sans en venir à un résultat tangible.

Aujourd'hui encore, après sept mois de marches en avant et en arrière, à l'occasion de quoi le pays a sans doute été atrocement ravagé, les choses paraissent plus éloignées que jamais d'une décision. Après une période assez longue d'une apparente neutralité - en réalité, de préparation - la situation semble analogue au Kentucky; en Virginie occidentale, nous assistons constamment à de petits accrochages sans résultat notable; et, sur les deux rives du Potomac, le gros des deux armées est concentré à portée de vue sans que personne n'ait l'intention d'attaquer, prouvant par là que, dans l'état actuel des choses, il serait sans intérêt de remporter une victoire. De fait, cette manière stérile de conduire la guerre peut encore durer des mois, si certaines circonstances, qui n'ont rien a voir avec cette situation, ne provoquent pas de changements majeurs.

Comment expliquer cela ?

Des deux côtés, les Américains ne disposent pratiquement que de volontaires. Le petit noyau de l'ancienne armée régulière des États-Unis, ou bien a été dissous, ou bien est trop faible pour agir sur les masses énormes de recrues non encore formées qui sont réunies sur le théâtre de guerre. Pour faire de tous ces hommes des soldats, on ne dispose même pas d'un nombre suffisant de sergents instructeurs. C'est pourquoi, l'entraînement des troupes est fort long, et on ne saurait dire combien il faudra de temps pour que l'excellent matériel de soldats concentré sur les deux rives du Potomac soit en état d'avancer en masse, afin de livrer ou d'accepter la bataille avec des forces combinées.

Même si les soldats pouvaient être formés à l’art militaire, il n'y aurait pas assez d'officiers pour les commander. On manque notamment d'officiers de compagnie - qui évidemment ne peuvent sortir tout prêts des rangs des civils - voire d'officiers pour commander les bataillons, même si on voulait nommer à un tel poste les lieutenants ou cornettes. Il faut donc un nombre considérable de commandants du civil; mais quiconque est tant soit peu au courant de la situation de nos propres volontaires pensera aussitôt que McClellan ou Beauregard ne font. pas preuve d'une prudence exagérée, lorsqu'ils refusent de faire exécuter des actions offensives ou des manœuvres stratégiques compliquées par des commandants du civil, qui ne sont à ce poste que depuis six mois.

Admettons cependant que cette difficulté soit pour l'essentiel aplanie, que les commandants du civil aient acquis, en même temps que leurs uniformes, les connaissances, l'expérience et l'assurance nécessaires à l'exécution de leur service, du moins en ce qui concerne l'infanterie. Mais, qu'en est-il de la cavalerie ? Former militairement un régiment de cavalerie exige plus de temps et d'expérience de la part des officiers instructeurs qu'il n'en faut pour former un régiment d'infanterie. Admettons que tous les hommes qui rejoignent leur corps sachent déjà monter à cheval - c'est-à-dire s'y tenir correctement, maîtriser la monture, la nourrir et la soigner - il n'en reste pas moins que cela raccourcira a peine le temps qu'il faut pour les instruire. L'équitation militaire, une maîtrise telle que le cheval se laisse conduire pour tous les mouvements exigés par les évolutions de la cavalerie, tout cela diffère entièrement de l'équitation propre aux civils. La cavalerie de Napoléon que sir William Napier (History of the Peninsular War) estimait presque plus que la cavalerie anglaise d'aujourd'hui, se composait - comme chacun sait - des cavaliers les plus piètres qui aient jamais orné une selle. Or, beaucoup de nos cavaliers d'occasion trouvent qu'ils ont encore un certain nombre de choses à apprendre, lorsqu'ils entrent dans un corps monté de volontaires. Il n'est donc pas étonnant de constater que les Américains n'aient qu'une cavalerie très médiocre, et que le peu dont ils disposent - quelques troupes d'irréguliers (rangers) à la manière cosaque ou indienne est incapable d'une attaque en ordre compact. En ce qui concerne l'artillerie et les troupes du génie, leur situation est sans doute pire encore. Ces deux armes ont un caractère hautement scientifique et exigent une instruction longue et minutieuse des officiers ainsi que des sous-officiers, instruction plus poussée encore que dans l'infanterie. Au surplus, l'artillerie est une arme plus complexe que la cavalerie elle-même; elle exige des batteries de canons, et donc des chevaux dressés pour leur manœuvre, et deux groupes d'hommes expérimentés, les canonniers et les conducteurs. En outre, il faut de nombreux fourgons à munitions, de grands laboratoires pour la poudre, des forges et autres ateliers : tout cela doit être équipé de machines compliquées. On dit que les fédérés ont six cents batteries en campagne, mais on s'imagine comment elles sont servies, car on sait qu'en partant de zéro il est absolument impossible de mettre sur pied, en six mois, cent batteries complètes, convenablement équipées et bien servies.

Mais, admettons une fois de plus que toutes ces difficultés aient été aplanies et que les éléments combattants des deux camps ennemis soient prêts à entrer en action. Encore faudrait-il qu'ils puissent se déplacer. En outre, il faut approvisionner une armée, et dans un pays relativement peu peuplé comme la Virginie, le Kentucky et le Missouri, une grande armée doit être approvisionnée essentiellement grâce au système des dépôts. Il faut constituer des réserves de munitions; l'armée doit être accompagnée de forgerons militaires, de selliers, de menuisiers et autres artisans, afin de tenir le matériel de guerre en bon état de fonctionnement. Or, toutes ces choses indispensables faisaient défaut en Amérique; il fallut d'abord commencer par organiser tout cela, et rien ne prouve qu'au moins l'intendance et les transports de l'une des deux armées aient dépassé aujourd'hui le stade préparatoire.

L'Amérique - le Nord aussi bien que le Sud, la Fédération aussi bien que la Confédération - ne disposait pour ainsi dire d'aucune organisation militaire. L'armée de ligne était absolument insuffisante, ne serait-ce que du point de vue quantitatif, pour faire campagne contre un adversaire sérieux. Il n'y avait guère de milice. Les guerres précédentes de l'Union n'exigèrent jamais un gros effort des forces militaires du pays. Dans les années 1812 à 1814, l'Angleterre ne disposait plus guère de soldats, et le Mexique se défendit surtout avec des bandes dépourvues de discipline. C'est un fait que l'Amérique, en raison de sa situation géographique, n'avait pas d'ennemi qui eût pu l'attaquer d'où que ce soit avec plus de trente à quarante mille soldats, et, pour cette force numérique, l'immense étendue du pays représente un obstacle bien plus terrible que toute armée que l'Amérique pourrait lui opposer. Cependant, son armée suffisait à constituer le noyau pour quelque cent mille volontaires et à leur assurer une formation militaire en un délai approprié.

Mais, dès lors que la guerre civile oppose entre eux plus d'un million d'hommes, tout le système s'effondre, et il faut tout reprendre par le début. Le fait est là. Deux corps de troupe gigantesques et patauds, chacun craignant l'autre et redoutant presque autant une victoire qu'une défaite, se font face et cherchent à grands frais à se transformer en une organisation à peu près régulière. Aussi terrible que soit le prix, il doit être payé du fait de l'absence totale d'une base organisée sur laquelle on pourrait édifier l'armée. Il ne peut en être autrement, étant donné l'ignorance et l'inexpérience qui règnent dans tous les domaines militaires ! Certes, ces dépenses énormes n'apportent qu'un avantage extrêmement faible d'efficacité et d'organisation, mais peut-il en être autrement ?

Les volontaires britanniques peuvent remercier leur bonne étoile, car ils disposent dès le commencement d'une importante armée de métier bien disciplinée et expérimentée, qui les prend sous son aile. Abstraction faite des préjuges propres à tout corps de métier, cette armée a bien accueilli et convenablement traité les volontaires. Nous voulons espérer que nul ne pense qu'une organisation de volontaires peut, d'une manière ou d'une autre, rendre superflue l'armée régulière. Si certains volontaires le pensaient, il leur suffirait de jeter un coup d’œil sur l'état des deux armées américaines de volontaires pour constater leur ignorance et leur présomption. Aucune armée nouvellement formée de civils ne peut être efficace, si elle n'est pas soutenue et aidée par les gigantesques ressources intellectuelles et matérielles qui se trouvent entre les mains d'une armée régulière relativement forte, en ce qui concerne surtout l'organisation, cette force principale des armées régulières.

Admettons que l'Angleterre soit menacée d'une invasion, et comparons ce qui s'y produirait avec ce qui se passe en Amérique. En Angleterre, tout le travail supplémentaire qu'entraîne la formation d'une année de volontaires de trois cent mille hommes serait pris en charge par le ministère de la Guerre, avec l'aide de quelques fonctionnaires qu'il serait facile de trouver parmi les experts militaires bien entraînes. Il existe assez d'officiers en demi-solde, qui pourraient sans doute prendre sous leur contrôle trois ou quatre bataillons de volontaires, et, avec un peu de peine, chaque bataillon pourrait être flanqué d'un adjudant et d'un commandant. Bien sûr, la cavalerie ne pourrait pas être organisée aussi rapidement, mais une réorganisation énergique des volontaires de l'artillerie avec des officiers et des conducteurs de l'artillerie royale pourrait doter de nombreuses batteries de campagne d'hommes capables. Les ingénieurs du pays n'attendent qu'une occasion pour recevoir la formation de l'élément militaire de leur métier, de sorte qu'ils seraient des officiers du génie de tout premier plan. Les services de l'intendance et des transports sont déjà sur pied et peuvent facilement être améliorés pour couvrir les besoins de quatre cent mille hommes aussi bien que ceux de cent mille. Rien ne serait laissé au hasard, en désordre; partout on aiderait et on soutiendrait les volontaires, qui ne doivent pas aller à tâtons dans l'obscurité. Dès lors, si l'Angleterre se précipite dans une guerre - abstraction faite des fautes qui sont inévitables - nous ne voyons aucune raison pour que l'organisation militaire ne soit pas au point en l'espace de six semaines.

Il suffit de considérer l'Amérique pour se rendre compte de la valeur d'une armée régulière pour l'organisation d'une armée de volontaires.

  1. Engels fait allusion au passage suivant de l’article du 22 novembre 1861 sur les Officiers volontaires : « Lieutenant A. B., chassé de l'armée pour conduite déshonorante; C. D., rayé des cadres; capitaine E. F., renvoyé du service des États-Unis » - tels sont quelques échantillons des dernières nouvelles militaires qui nous parviennent en quantité d'Amérique.
    « Les États-Unis ont envoyé en campagne une très importante armée de volontaires au cours de ces huit derniers mois; ils n'ont épargné ni leur peine ni leur argent pour rendre cette armée combative; en outre, cette armée avait l'avantage d'être presque tout le temps en contact étroit avec les positions avancées de l'ennemi, qui n'osa jamais attaquer en masse ni exploiter à fond une victoire. Ces conditions favorables compensent en réalité dans une large mesure les difficultés que connaît l'organisation des volontaires américains du fait qu'ils ne bénéficient que d'un très faible soutien de la part du tout Petit noyau de l'armée régulière et manquent d'adjudants expérimentés et d'instructeurs. Par chance, il y a en Amérique beaucoup d'hommes qui sont à la fois qualifiés et disposés à aider les volontaires à s'organiser. Il s'agit, soit de soldats et officiers allemands, qui ont subi un entraînement militaire régulier et ont déjà combattu lors des campagnes révolutionnaires de 1848-1849, soit de soldats anglais, qui ont émigré au cours de la dernière décennie.
    « Si, dans ces conditions, il a fallu procéder malgré tout à une véritable épuration parmi les officiers; c'est qu'il existe une faiblesse non pas dans le système même des volontaires, mais dans le mode de nomination des officiers de volontaires, qui, sans exception, ont été choisis par les soldats dans leurs propres rangs. C'est seulement après huit mois de campagne face à l'ennemi que le gouvernement des États-Unis se risque à exiger que les officiers volontaires aient une certaine qualification pour la tâche qu'ils ont entrepris de remplir lorsqu'ils ont accepté leur fonction. Or, la conséquence en est de très nombreux licenciements, volontaires ou forcés, sans parler des innombrables renvois pour des motifs plus ou moins déshonorants, Il ne fait pas de doute que si l'armée du Potomac faisait face à une troupe bien organisée et renforcée d'un nombre approprié de soldats de métier, elle eût été bientôt mise en déroute, malgré son importance numérique et l'indubitable courage personnel de ses soldats. »
    Marx et Engels ont constamment défendu l'idée qu'il fallait organiser les forces révolutionnaires spontanées pour vaincre dans une révolution, et l'expérience de dizaines de révolutions malheureuses a confirmé ce point de vue.