Les divers courants de la démocratie socialiste allemande

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Au Congrès des démocrates-socialistes allemands tenu à Erfurt en 1891, une lutte s’est engagée, qui intéresse au plus haut degré le mouvement socialiste du monde entier, car, avec une légère nuance de terminologie, elle se reproduit identiquement entre les différentes fractions du parti socialiste.

D’un côté (à droite) était Vollmar, l’homme que l’on s’attendait à voir sous peu se mettre à la tête des radicaux, comme, du reste, il l’avait déjà fait pressentir au Congrès de Halle. Il fit un discours qui, sous plus d’un rapport, était un véritable chef-d’œuvre, démontrant qu’il était parfaitement en état de se défendre. De l’autre côté il y avait Wildberger, montant à la tribune comme porte-parole de l’opposition berlinoise. Et entre eux Bebel et Liebknecht, pris entre l’enclume et le marteau, apparaissaient comme de tristes témoignages d’insexualité.

Une lecture consciencieuse du compte-rendu du Congrès – dont nous avons attendu la publication pour ne pas baser notre jugement sur des extraits de journaux – nous remplit d’une certaine pitié envers des hommes qui, durant de longues années, ont défendu et dirigé le mouvement en Allemagne et qui, à présent, occupent le « juste milieu » et ont été attaqués des deux côtés à la fois.

Vollmar disait ne désirer « aucune tactique nouvelle », il ajoutait qu’il « se réclamait de la ligne de conduite suivie jusqu’ici, mais qu’il en voulait la continuation logique ». Et pourtant Bebel lui répondait que: « Si le parti suivait la tactique de Vollmar, en concentrant toute son agitation sur la lutte pour ces cinq articles du programme[1] et abandonnait provisoirement le véritable but, cela ferait une agitation qui, d’après mon opinion (dit Bebel), aboutirait fatalement à la décomposition du parti. Cela signifierait l’abandon complet de notre but final. Nous agirions dans ce cas tout à fait autrement que nous ne le devrions et que nous l’avons fait jusqu’ici. Nous avons toujours lutté pour obtenir le plus possible de l’État actuel, sans perdre de vue pourtant que tout cela ne constitue qu’une faible concession, ne change absolument rien au véritable état des choses. Nous devons maintenir l’ensemble de nos revendications, et chaque nouvelle concession n’a pour nous d’autre but que d’améliorer nos bases d’action et nous permettre de mieux nous armer ».

Fischer alla plus loin et dit: « Si nous admettons le point de vue de Vollmar, nous n’avons qu’à supprimer immédiatement dans notre programme les mots: « parti socialiste-démocrate », pour les remplacer par: « programme du parti ouvrier allemand »... La tactique de Vollmar tend à obtenir la réalisation de ces cinq articles – qu’il considère comme les plus nécessaires – comme étant eux-mêmes le but final; nous tenons au contraire à déclarer que toutes ces reformes que nous réclamons, ne sont désirées par nous que parce que nous pensons qu’elles encourageront les ouvriers dans la lutte pour la conquête définitive de leurs droits. Elles ne sont pour nous que des moyens, tandis que pour Vollmar elles constituent le but même, la principale raison d’existence du parti... Le Congrès doit se prononcer, sans la moindre équivoque, soit pour le maintien des décisions prises à Saint-Gall, soit pour l’adoption de la tactique de Vollmar, laquelle – qu’il le veuille ou non – aura comme conséquence une scission et concentre toutes les forces du parti sur ces cinq revendications qui, suivant nous, n’ont qu’une importance secondaire à côté du but final. »

Liebknecht est du même avis lorsqu’il dit: « Vollmar a le droit de proposer qu’on suive une autre voie, mais le parti a le devoir, dans l’intérêt même de son existence, de rejeter résolument cette tactique nouvelle qui le conduirait à sa perte, à son émasculation complète, et qui transformerait le parti révolutionnaire et démocratique en un parti socialiste-gouvernemental ou socialiste-national-libéral. Bref, le succès, l’existence même de la social-démocratie exigent absolument que nous déclarions n’avoir rien de commun avec la tactique que Vollmar a préconisée à Munich et qu’il n’a pas rejetée ici ».

Cependant, dans son journal, Die Münchener Post, Vollmar avait réuni quelques citations, prises dans des discours prononcés au Reichstag par différents membres socialistes, et il les avait comparées avec certaines de ses propres assertions pour prouver que les mêmes principes, actuellement par lui défendus, avaient toujours été suivis par des députés socialistes sans qu’on les eût attaqués pour cela, et il déclarait que loin de proposer nullement une tactique nouvelle, il ne faisait que suivre l’ancienne.

Voici quelques-unes de ces citations mises en regard des assertions de Vollmar:

Si nous avions été consultés, nous aurions certainement fondé autrement l’unité allemande en 1870-71. Mais puisque maintenant elle existe telle qu’elle, nous n’entendons pas épuiser nos forces en d’interminables et infructueuses récriminations sur le passé, mais, le fait accompli, nous ferons tout notre possible pour améliorer cette œuvre défectueuse. (VOLLMER.)

L’annexion de l’Alsace-Lorreaine est un fait accompli, et ici, dans cette enceinte, nous avons, de notre côté, déclaré de la façon la plus catégorique que nous reconnaissons comme de droit l’état actuel des choses. (AUER, Séance du 9 février 1891.)

S’il existe un parti ouvrier qui a toujours rempli et remplira encore les devoirs de fraternité internationale, c’est certainement le parti allemand. Mais ceci n’exclut pas pour nous l’existence de tâches et de devoirs nationaux.

C’est un symptôme heureux de voir que nous avons en France des amis socialises, qui combattent les tendances chauvines.

Mais pourquoi nier que les sphères dirigeantes dans ce pays, par leur chauvinisme néfaste et leur répugnante coquetterie avec le czarisme russe, sont pour beaucoup la cause de l’inquiétude et des armements constants de l’Europe. (VOLLMER.)

Personne, aussi enthousiaste qu’il soit pour des idées internationalistes, ne dira que nous n’avons pas de devoirs nationaux. (LIEBKNECHT, Congrès de Halle, 15 octobre 1890.)

Je reconnais que l’Allemagne est décidée à maintenir la paix. Je suis persuadé que ni dans les sphères les plus élevées, ni dans aucune autre couche de la société, le désir n’existe de lancer l’Allemagne dans une nouvelle guerre. En tout cas, nous vivons ici dans des conditions indépendantes de notre volonté. En France, on peut la désapprouver ou le regretter, mais dans les milieux prédominants, on pense, aujourd’hui comme jadis, à faire disparaître les conséquences de la guerre de 1870-71. L’alliance entre la France et la Russie a été motivée par ces faits. Que cette alliance ait été contractée par écrit ou non, elle existe par une certaine solidarité d’intérêts entre ces deux pays contre l’Allemagne, et elle continuera d’exister. (BEBEL, Séance du 25 juin 1890.)

Nous n’avons pas besoin de dire que la diplomatie et ses œuvres ne nous inspirent que très peu de confiance. Néanmoins, nous devons nous prononcer pour la triple alliance dont la raison d’être est le maintien de la paix et, par conséquent, est utile. (VOLLMER.)

Si la triple alliance a pu être conclue ... elle l’a été, parce que les intérêts des trois puissances, en face de l’entente franco-russe, sont nécessairement solidaires, en dehors des rapports mutuels des différents peuples de ces pays ....

Je suis convaincu qu’aucun homme d’Etat, ni en Autriche, ni en Italie, ni en Allemagne, ne voudra, tant que cette situation durera, se détacher de cette alliance, car il exposerait, par cela même, son pays à un grand danger, dans le cas où les deux autres puissances alliées seraient vaincues dans une guerre. (BEBEL, Séance du 25 juin 1890.)

Si jamais quelque part à l’étranger, l’espoir existe qu’en cas d’une attaque contre l’Allemagne on pourrait compter sur notre abstention, cet espoir se verrait complètement décu. Dès que notre pays sera attaqué, il n’y aura plus qu’un parti, et nous autres, démocrates socialistes, nous ne serions certes pas les derniers à remplir notre devoir. (VOLLMER.)

Nous avons déclaré déjà bien souvent, et, pour moi, je renouvelle cette déclaration, que nous sommes prêts à remplir envers la patrie exactement les mêmes devoirs que tous les autres citoyens .... Je sais qu’il n’y a personne parmi nous que pense différemment à ce sujet. (AUER, Séance du 8 décembre 1890.)

Il a été dit ... que le Reichstag allemand ne travaille pas avec autant d’ardeur à la défense de la patrie que le Parlement français. Eh bien, moi je déclare que quand il s’agit de la défense de la patrie, tous les partis sont unis; que s’il s’agit de se défendre contre un ennemi étranger, aucun parti ne restera en arrière. (LIEBKNECHT, Séance du 16 mai 1891.)

L’attaque contre la Russie officielle, cruelle, barbare, voire l’anéantissement de cette ennemie de la civilisation, est donc notre devoir le plus sacré, que nous devons remplir jusqu’à notre dernier soupir dans l’intérêt même du peuple russe, opprimé et gémissant sous le knout. Et si alors nous combattons dans les rangs à côté de ceux qui actuellement sont nos adversaires, nous ne le faisons pas pour les sauver eux et leurs institutions politiques et économiques, mais pour l’Allemagne en général, c’est-à-dire pour nous sauver nous-mêmes et pour délivrer des barbares un pays, où nous pensons un jour réaliser notre propre idéal social. (BEBEL, Vorwaerts du 27 septembre 1891.)

Et maintenant, Liebknecht peut prétendre que « des citations mutilées n’ont aucune signification », que « les bases sur lesquelles Vollmar s’appuie s’effondrent », celui-ci se déclare prêt – et il a raison – à citer encore d’autres discours absolument analogues. Il paraît, du reste, que Liebknecht a conscience de sa faiblesse, lorsqu’il reconnaît que « les expressions citées, scrupuleusement pesées, ne sont peut-être pas des plus correctes », ce qui ne l’empêche pas de protester contre la supposition d’avoir, lui, Bebel et Auer, « voulu prescrire une autre tactique, une autre action au parti ». Cette supposition s’impose cependant à tous ceux qui ont le moindre sens commun, et toutes les déclarations de Liebknecht et de la fraction socialiste entière n’infirmeront nullement ce que Vollmar leur reproche en s’appuyant sur des citations qui prouvent surabondamment que Bebel et Liebknecht ont dit exactement la même chose que lui. Il n’y a donc aucune raison pour attaquer Vollmar à ce propos, à moins que l’on veuille ici appliquer le dicton: Quod licet Jovi, non licet bovi. Ce qui est permis à Jupiter, n’est pas permis au boeuf.

Quelle fut la réponse de Vollmar à l’accusation d’avoir voulu inaugurer une nouvelle tactique ? « La stratégie que j’ai préconisée a déjà existé théoriquement, mais elle était moins généralement appliquée, et comme explication de cette inconséquence, je cite les « jeunes » avec leur phraséologie révolutionnaire. Je disais dans mon discours: « L’action que j’ai recommandée a déjà été appliquée, depuis la suppression de la loi d’exception, dans beaucoup de cas, tant dans le Reichstag qu’au dehors. Je ne l’ai donc pas inventée, mais je me suis identifié avec elle; du reste elle a été suivie depuis Halle. A présent on peut moins que jamais s’éloigner de cette manière de voir. Ceci prouve clairement que j’ai en vue la tactique existante, celle qui doit être suivie d’après le règlement du parti ».

Un autre délégué, Schulze, de Magdebourg, dit: « Moi aussi, je désapprouve la politique de Vollmar, mais celui-ci n’a pourtant rien dit d’autre, à mon avis, que ce qui a été fait par toute la fraction ». Et Auerbach, de Berlin, ajoute: « La façon d’agir des membres du Reichstag conduit nécessairement à la tactique de Vollmar ».

Et le docteur Schonlank s’écrie: « Les discours de Vollmar à Munich eussent été mieux à leur place dans la bouche d’un membre de la « Volkspartei » que dans celle d’un démocrate-socialiste... À la suite d’un événement imprévu, la chute de Bismarck, Vollmar désire une transformation complète de tendance dans notre mouvement, et non seulement un changement de tactique: il veut remplacer la conception révolutionnaire, suivant laquelle l’oppression actuelle de la classe ouvrière ne pourra être supprimée qu’après une transformation radicale de la production, par un parti ouvrier à l’eau de rose, petit-bourgeois, et il veut que nous nous contentions de ces faibles concessions ! »

Auer est du même avis, lorsqu’il dit: « Vollmar s’est incontestablement prononcé, dans son discours comme dans sa brochure, pour la nécessité d’un changement de la tactique suivie jusqu’ici ! » Et après le second discours de Vollmar, Bebel déclare fort justement « qu’il n’est pas possible d’admettre ce que Vollmar prétend aujourd’hui, c’est-à-dire qu’il n’ait jamais eu l’idée de proposer une nouvelle ligne de conduite. S’il s’agissait de maintenir l’ancienne, tous ces discours eussent été superflus ». Il voit que Vollmar veut justement le contraire, car « la réalisation complète de notre programme c’est la chose principale et le reste n’a qu’une importance secondaire ». Il nous importe peu de savoir où nous en sommes au sujet de certaines concessions au moment où nous croyons pouvoir obtenir le tout. Vollmar au contraire déclare le but final comme n’ayant pour l’instant qu’une importance secondaire et comme but principal les revendications directes et immédiatement praticables. Ceci constitue une telle antithèse de principes, qu’il n’est guère possible d’en concevoir une plus catégorique, et c’est du devoir du Congrès de la résoudre... »

Avec des discours comme ceux de Vollmar, jamais une démocratie socialiste ne serait née. De semblables idées mènent au socialisme national-libéral, c’est-à-dire à l’introduction de la tactique nationale-libérale dans le parti démocratique socialiste. Bebel donne même une explication de l’évolution de Vollmar en l’attribuant à ses « conditions de vie personnelle radicalement changées et à la position sociale qu’il a acquise dans les dernières années. Au moment où l’homme qui occupe une place prépondérante dans un mouvement ne se trouve plus en contact ininterrompu avec la foule, parce qu’il est arrivé à une autre situation sociale, le danger naît qu’il abandonne la voie commune et qu’il perde le sentiment de cohésion avec la masse. Vollmar est, depuis quelques années déjà, plus ou moins isolé, d’un côté par son état physique et plus encore par des habitudes matérielles plus avantageuses. Il n’arrive que trop souvent, lorsqu’on se trouve dans une position qu’on peut considérer soi-même comme satisfaisante, de supposer chez la masse affamée les mêmes sentiments de satisfaction et de penser: Les réformes ne sont pas si urgentes; soyons prudents et essayons d’arriver, sans précipitation, peu à peu, à nos fins. Nous avons le temps ».

Cette remarque est sans doute fort judicieuse et pratique, mais il y a une chose qui nous étonne, c’est qu’aucun des soi-disant Jeunes gens ne se soit levé pour dire à Bebel: « Est-ce que cette explication de la façon d’agir de Vollmar n’est pas également applicable à vous et aux vôtres ? Est-ce que le reproche que nous vous adressons d’avoir abandonné les idées révolutionnaires, jadis défendues par vous et suivies par nous sous votre direction, n’a pas les mêmes motifs que ceux que vous attribuez si justement à Vollmar ? »

Combien Bebel est révolutionnaire lorsqu’il se trouve en face de Vollmar ! Et comme son discours peut servir aux Jeunes, contre lui-même, avec la légende: De re fabula narratur. C’est de toi qu’il s’agit. « Si nous faisions ce que désire Vollmar, nous deviendrions fatalement un parti opportuniste dans le plus mauvais sens du mot. Une pareille transformation serait pour le parti la même chose que si l’on brisait la colonne vertébrale à un être organique quelconque, auquel on demanderait ensuite les mêmes efforts qu’auparavant. Voilà pourquoi je m’oppose à ce que l’on brise l’épine dorsale à la démocratie socialiste, c’est-à-dire à ce que l’on refoule au second plan son principe essentiel: la lutte des classes pauvres contre les classes dirigeantes et l’autorité de l’État, pour le remplacer par une agitation édulcorée et par la lutte exclusivement en vue de revendications dites pratiques. »

Donc, Bebel, Liebknecht, Auer, Fischer, etc., tous sont d’avis que Vollmar, dans ses discours de Munich, a réellement proposé une nouvelle tactique. Là-dessus il y avait unanimité d’appréciation, même après les discours prononcés par Vollmar au Congrès.

En effet, Liebknecht ne déclarait-il pas qu’après avoir entendu Vollmar il était plus que jamais d’avis que le Congrès devait se prononcer ? Car, ajoutait-il, « bien que Vollmar se défende de préconiser une nouvelle orientation, il la désire néanmoins, et nous emprunte pour le faire, d’anciens arguments, qu’il détourne du reste de leur véritable signification ».

Il fallait une déclaration. Bebel proposa donc une résolution conçue en ces termes:

« Le Congrès déclare:

Considérant que la conquête du pouvoir politique est le premier et principal but vers lequel doit aspirer tout mouvement prolétaire conscient; que cependant la conquête du pouvoir politique ne peut être l’œuvre d’un moment, d’une surprise donnant immédiatement la victoire, mais doit être obtenue par un travail assidu et persistant, par le juste emploi de tous les moyens qui s’offrent pour la propagation de nos idées et par l’effort de toute la classe ouvrière;

Le Congrès décide:

Il n’y a pas de raisons pour changer la direction donnée jusqu’ici au parti.

Le Congrès considère plutôt comme étant toujours du devoir de ses membres de tenter par tous les moyens d’obtenir des succès aux élections du Reichstag, du Landtag et des conseils municipaux, partout où il y a encore des chances de triompher sans nuire au principe.

Sans caresser la moindre illusion sur la valeur des victoires parlementaires par rapport à nos principes, étant donnés la mesquinerie et l’égoïsme de classe des partis bourgeois, le Congrès considère l’agitation pour les élections du Reichstag, du Landtag et des conseils municipaux comme particulièrement utile pour la propagande socialiste, parce qu’elle offre la meilleure occasion de se mettre en contact avec les classes prolétariennes et d’éclairer ces dernières sur leurs conditions de classe, et aussi parce que l’emploi de la tribune parlementaire est le moyen le plus efficace pour démontrer l’insuffisance des pouvoirs publics à supprimer les crimes sociaux, et pour dévoiler devant le monde entier l’incapacité des classes gouvernantes à satisfaire les besoins nouveaux de la classe ouvrière.

Le Congrès demande aux chefs qu’ils travaillent énergiquement et sérieusement dans le sens du programme du parti, et qu’ils ne perdent jamais de vue le but intégral et final, sans pour cela négliger d’obtenir des concessions des classes dirigeantes.

Le Congrès exige en outre de chaque membre en particulier, qu’il se soumette aux résolutions prises par le parti entier, qu’il obéisse aux prescriptions des journaux, tant que ces derniers agissent dans les limites des pouvoirs qui leur ont été accordés et que, en admettant qu’un parti d’agitation, comme la démocratie socialiste, ne peut atteindre son but que par la plus rigoureuse discipline et la soumission la plus complète, il reconnaisse la nécessité de cette discipline et de cette soumission.

Le Congrès déclare expressément que le droit de critiquer les agissements ou les fautes commises soit par les organes, soit par les représentants parlementaires, est un droit que chaque membre peut exercer, mais il désire qu’il le critique en des formes permettant à la fraction attaquée de fournir des explications essentielles. Il recommande particulièrement qu’aucun membre ne formule publiquement des accusations ou des attaques personnelles avant de s’être assuré du bien-fondé de ces accusations ou de ces attaques et avant d’avoir épuisé préalablement tous les moyens qui, dans l’organisation du parti, se trouvent à sa disposition afin d’obtenir satisfaction.

Finalement le Congrès est d’avis que le principe fondamental des statuts de l’Internationale de 1864 doit toujours être la ligne de conduite à suivre par ses membres, à savoir que: « La vérité, la justice et la moralité doivent être considérées comme bases de leurs rapports entre eux et avec tous les hommes, sans distinction de couleur, de religion ou de nationalité ».

Cette résolution est, comme la plupart des résolutions de ce genre, tellement vague et banale que tout le monde peut l’accepter. Et c’est justement ce fait, qu’elle peut être acceptée par tout le monde, qui en démontre l’insignifiance. Aussi Vollmar n’y voit pas d’inconvénient non plus. Seulement il déclare ne pas admettre l’explication qu’en donne Bebel. Certes, dit-il, il n’y a aucune raison pour changer la ligne de conduite du parti, entendant par là que la tactique, préconisée par lui, Vollmar, a toujours été suivie, mais point logiquement. La conséquence de cet habile arrangement est de remettre indéfiniment l’affirmation d’une déclaration catégorique et de tourner la difficulté.

Un des délégués, Oertel, de Nuremberg, parut l’avoir compris. Il voulut provoquer une déclaration catégorique concernant l’attitude de Vollmar, et c’est dans ce but qu’il proposa d’ajouter à la motion Bebel l’amendement suivant: « Le Congrès déclare formellement ne pas partager l’opinion défendue par Vollmar dans ses deux discours prononcés à Munich, le 1er juin et le 6 juillet, concernant le plus urgent devoir de la démocratie socialiste allemande et la nouvelle tactique à suivre, mais la considère au contraire comme nuisible au développement ultérieur du parti ».

À la bonne heure ! Voilà ce qui était clair. (La dernière partie de l’amendement fut abandonnée par l’auteur lui-même.)

Et que pensaient les chefs, de cet amendement ? Auer demande au Congrès d’adopter la résolution de Bebel avec l’amendement Oertel.

Fischer conclut également à l’adoption.

Liebknecht déclare que « l’adoption de l’amendement Oertel est devenue une nécessité absolue pour le parti ». Il juge même bon d’y ajouter: « Dans l’intérêt de la vérité, je me réjouis que cette proposition ait été faite; quant à moi, je voterai pour, et j’espère que le Congrès se prononcera avec une écrasante majorité pour la résolution Oertel. SI ELLE N’EST PAS ADOPTÉE, L’OPPOSITION AURAIT RAISON, ET DANS CE CAS JE PASSERAI MOI-MÊME À L’OPPOSITION ». Bebel ajoutait qu’il était indispensable pour le Congrès de se prononcer nettement. Dans cette résolution il doit y avoir quelque chose d’obscur, car Vollmar déclare l’accepter, sauf les motifs, et Auerbach (de l’opposition) dit l’accepter intégralement. Donc l’extrême droite et l’extrême gauche se déclarent d’accord avec l’auteur de la proposition, quant aux termes dans laquelle cette dernière a été conçue. Oertel, lui, ne déteste rien autant que l’équivoque, et il est prêt, lorsqu’il n’y a pas moyen de faire autrement, à trancher le noeud gordien. Vollmar doit bien se persuader que ses idées ne trouvent point d’écho ici, et qu’il est donc indispensable de se prononcer par un catégorique oui ou non. Tous jugent donc indispensable l’adoption de l’amendement Oertel.

Vollmar voit dans cet amendement une question personnelle, qu’il ne peut pas accepter, car elle a un caractère de méfiance. Liebknecht déclare qu’il n’y a là rien de personnel, car la personnalité de Vollmar n’est nullement en jeu. Bebel dit la même chose; il ne s’agit pas d’un désaveu mais d’une différence d’opinion. Il ne faut pas chercher à voir un vote de méfiance dans cette résolution. Il a voulu, par là permettre à Vollmar, de trouver, après réflexion et en toute connaissance de l’opinion du Congrès, un joint lui permettant d’abandonner les idées par lui préconisées dans ses discours.

Que de considération à l’égard de Vollmar ! Malgré les déclarations énergiques des chefs, la prudence paraît s’imposer en face d’un homme comme Vollmar, surtout lorsque celui-ci déclare: « Si la motion Oertel est adoptée, il ne me reste qu’à vous dire que dans ce cas je vous ai adressé la parole pour la dernière fois ». Il accepte la résolution sur les faits, comme elle a été proposée par Bebel, mais la critique personnelle, formulée dans la motion Oertel, il la déclare inacceptable.

Que faire à présent ?

Rompre avec Vollmar ? Cela est fort risqué. Bebel n’a-t-il pas catégoriquement déclaré que « le discours prononcé par Vollmar dans ce milieu a trouvé plus d’approbation que ses propres paroles, il le reconnaît très franchement ». Et il ne paraît pas avoir grande confiance dans les membres du parti, puisqu’il les conjure de bien savoir ce qu’ils font et de ne pas se laisser séduire « par les belles phrases du discours de Vollmar, ni par ses beaux yeux ».

Mais voilà qu’une proposition intermédiaire est faite par Ehrhardt, de Ludwigshafen: « Après que Vollmar s’est prononcé sans aucune réserve au sujet de l’opinion développée par Bebel et d’autres orateurs sur le maintien de la tactique suivie jusqu’ici, le Congrès déclare la discussion sur la proposition Oertel terminée, et passe à l’ordre du jour ».

C’est la planche du salut. On n’a plus qu’à la saisir et tout est dit. Ce qui suit maintenant ressemble beaucoup à une comédie.

Oertel déclare retirer sa motion, si Vollmar veut agir conformément à la dernière proposition. (Comment concilier ceci avec son propre ultimatum: « Vollmar ne peut pas se placer au point de vue de la résolution de Bebel, car n’a-t-il dit: « Il ressort de tout ceci que notre tactique ne peut pas être la même. » Bebel cependant a déclaré qu’il n’y avait aucune raison pour changer la tactique actuelle. Vollmar doit donc s’expliquer plus clairement. L’agitation principale portera également dans l’avenir d’excellents fruits. ») Et à présent Vollmar déclare solennellement: « J’ai déjà dit dans mon discours que, dès que la chose est sérieusement discutée, j’accepte la discussion pourvu qu’elle ne vise aucune personnalité. Depuis que celui qui a fait la proposition en a enlevé le côté personnel, la chose est pour moi terminée ».

Au fond, Vollmar n’a rien dit de catégorique, mais il s’est montré diplomate. Ce qui ne l’empêche pas de quitter le terrain en vainqueur. Et qu’est-ce que firent tous les autres, qui jugeaient absolument nécessaire l’adoption de la proposition Oertel (dans laquelle ils déclaraient expressément ne rien voir de personnel) ? Ils acceptèrent le retrait de la proposition et personne ne la reprit pour son compte ! On n’osait pas s’en prendre à Vollmar. Avec les « Jeunes » c’était moins risqué. Et l’on barrait à droite. Jusqu’ici nous n’avons pas encore appris que Liebknecht soit passé aux « Jeunes », et cependant la proposition Oertel n’a pas été votée. On est donc juste aussi avancé qu’avant ! Reste à savoir si les événements donneront raison à Auerbach, quand il dit: « Je crains que Liebknecht, lui-même l’a dit, passe peut-être, dans un ou deux ans d’ici, à l’opposition de Berlin, si le Congrès n’accepte pas la résolution Oertel ». Nous craignons le contraire, car une fois sur cette pente, on glisse rapidement. La tactique de Vollmar est désirée par un trop grand nombre de socialistes allemands, pour qu’elle n’ait pas chance de triompher.

On peut même se demander si la proposition Oertel n’eût pas été rejetée, et si celui-ci ne l’a pas retirée de crainte qu’elle ne constituât un danger pour Bebel. Son rejet eût été la condamnation de la politique de la fraction socialiste du Reichstag. L’opposition a déjà eu son utilité, car qui sait ce qui se serait passé sans elle. Involontairement elle a même arrêté l’élément parlementaire dans une voie où sans doute celui-ci serait allé bien plus loin ! Indirectement elle a déjà obtenu de bons résultats, car à présent, se sachant constamment observés, les parlementaires se garderont bien de trop incliner à droite.

Il faudrait pourtant voir dans l’avenir si elle n’ira pas, poussée par la fatalité, de plus en plus dans cette direction et observer en même temps l’attitude de ceux qui, cette fois-ci, sont sortis encore en vainqueurs de la lutte, mais au prix d’une concession à Vollmar, lequel a pu partir content. Car ce n’est pas lui qui est allé, ne fût-ce que d’un pas, à gauche, mais ce sont ses « adversaires » qui sont allés à droite, à sa rencontre. Pour l’impartial lecteur du compte-rendu du Congrès, c’est là la moralité qui s’en dégage le plus clairement.

Envisageons à présent quelle a été l’attitude envers les « Jeunes », envers « l’opposition berlinoise ». D’après l’impression que les débats firent sur nous, celle-ci était jugée avant le commencement de la discussion. Avec eux il n’y avait pas à user de tant de considération, car on était sûr de son affaire. Singer déclarait très judicieusement: « Les points de vue de Vollmar sont beaucoup plus dangereux pour le parti que les opinions des « Jeunes » et de leurs porte-parole. » Cela se voit fréquemment; la droite est toujours considérée comme plus dangereuse que la gauche, et en effet l’humanité a eu plus à souffrir à travers les âges par les virements à droite que par ceux à gauche.

Pour défendre la thèse par lui développée, concernant une des questions capitales: le parlementarisme, Wildberger, un des orateurs de l’opposition, s’appuya principalement sur une brochure de Liebknecht, publiée en 1869. La préface d’une réédition de cet opuscule, nous apprend en 1874, que Liebknecht, après ces cinq années, et depuis la création du Reichstag, avait conservé les mêmes opinions. Il y dit entre autres: « Je n’ai rien à rétracter, rien à atténuer, surtout en ce qui concerne ma critique du parlementarisme bismarckien, lequel, dans le Reichstag allemand, ne se manifeste pas avec moins de morgue que jadis dans le Reichstag de l’Allemagne du Nord. » Il disait bien, au Congrès de Halle (1890), qu’il avait jadis condamné le parlementarisme, mais, ajoutait-il, « en ce temps-là, les conditions politiques étaient tout autres: la fédération de l’Allemagne du Nord était un avortement et il n’y avait pas encore d’empire allemand; » cependant, la préface de son livre de 1874 est en contradiction avec ce raisonnement. Ensuite Liebknecht veut faire croire qu’il ne s’agit point ici d’une question de principe, mais d’une question de pratique, et dans les questions de pratique il est particulièrement libéral; car il se déclare prêt à changer également de tactique dans l’avenir, si les circonstances l’exigent. On n’a donc plus qu’à ranger une question quelconque sous la rubrique: tactique, pour pouvoir en tout temps changer d’opinion ! Il est du reste notoire que Liebknecht, professait, il y a peu de temps, exactement les mêmes opinions quant au parlementarisme, que les « Jeunes » de Berlin défendent à présent.

Au Congrès de Gotha, en 1876, il disait: « Si la démocratie socialiste prend part à cette comédie, elle deviendra un parti socialiste officieux. Mais elle ne prendra pas part à un jeu de comédie quelconque ». Aurait-il cru, à cette époque, qu’un jour viendrait où on l’accuserait d’avoir lui-même joué cette comédie ? Et Bebel ne s’est-il pas également prononcé contre la tactique actuelle, lorsque, au Congrès de Saint-Gall, il déclarait ne pas regretter le petit nombre des députés élus, car – disait-il – s’il y en avait eu plus, il aurait considéré cette position séduisante comme très dangereuse; les tendances vers des compromis et le soi-disant « travail pratique » se seraient probablement « accentués » ce qui aurait provoqué des scissions. Le reproche de l’opposition actuelle est que l’on ait abandonné ces théories, et cela surtout à la suite du succès obtenu.

Liebknecht prétend aussi que Wildberger n’avait que répété au Congrès ce qui avait été déjà dit mille fois mieux et plus énergiquement. Il en accepte même une grande partie. Ce qui ne l’empêche nullement d’ajouter que, si l’on se place à ce point de vue, il faudra rompre complètement avec le parlementarisme et avoir le courage de son opinion en se disant carrément anarchiste.

Très adroitement Auerbach lui répond là-dessus: « Nous considérons comme juste encore aujourd’hui une grande partie des idées développées par Liebknecht dans sa brochure de 1869, et je ne crois pourtant pas que l’on ait jamais reproché au député Liebknecht de pencher vers l’anarchie ou qu’il ait voulu devenir anarchiste. Pourtant, en 1869, on aurait pu lui reprocher, en se basant sur sa brochure, la même tactique anarchiste dont aujourd’hui il nous fait un reproche ! »

Cette accusation d’anarchisme paraît être une douce manie chez Liebknecht: elle se manifeste envers chaque adversaire. L’anarchisme qu’il assure toujours « n’avoir aucune importance » – on pourrait fourrer tous les anarchistes de l’Europe dans une couple de paniers à salade – semble être un cauchemar qui le poursuit partout. Dès que l’on n’est pas du même avis que lui, on devient « anarchiste », et de là à être traité de mouchard il n’y a qu’un pas. Nous n’avons pas besoin de défendre les anarchistes, mais nous protestons contre une telle façon d’agir et nous déclarons qu’on ne saurait considérer le mot anarchiste comme une injure dont on aurait à rougir. Les noms des martyrs de Chicago, d’Élisée Reclus, de Kropotkine et de tant d’autres devraient suffire pour écarter à jamais ces insinuations malveillantes.

Nous laissons de côté toutes les questions personnelles, lesquelles, ne nous touchant ni de près ni de loin, ne nous inspirent pas le moindre intérêt et parce que, probablement, il y a des torts de part et d’autre. Mais personne ne peut reprocher à Wildberger et à Auerbach de ne pas avoir soutenu une discussion sérieuse et serrée.

Une preuve, par exemple, que l’on s’enfonce de plus en plus dans le bourbier parlementaire: Wildberger citait entre autres l’attitude de la fraction du Reichstag à propos de la journée de huit heures. Au Congrès international de Paris, on avait décidé à l’unanimité d’entreprendre une agitation commune pour l’introduction immédiate de la journée de huit heures. Les députés socialistes au Reichstag y firent la proposition d’introduire en 1890 la journée de dix heures, en 1894 celle de neuf et finalement en 1898 celle de huit. Il aurait donc fallu attendre huit années avant d’arriver par le Reichstag à la journée de huit heures !

Si nous voulions être méchants, nous demanderions s’il y a peut-être corrélation entre cette année et la fixation, par Engels, de l’époque de la « grande catastrophe » en 1898. S’il en était ainsi, on serait tenté de croire que l’obtention de la journée de huit heures est considérée comme l’heureux aboutissant de cette catastrophe. Nous laissons au lecteur impartial le soin de juger si cela n’équivaut pas à l’abandon du but final. Mais en tout cas nous considérons comme une faute impardonnable d’avoir fait une pareille proposition de loi. Et le bien-fondé des dires de l’opposition ressort indubitablement de la déclaration de Molkenbuhr; celui-ci dénie à cette opposition toute raison d’être, vu que la journée de dix heures serait actuellement déjà un grand progrès. Molkenbuhr ajoute que le projet de loi de la fraction socialiste est plus radical que ce qui est déjà appliqué en Suisse et en Autriche ! En d’autres termes: nous devons déjà être très contents si nous obtenons la journée de dix heures, et celle de huit heures n’est pour nous qu’une question secondaire ! Et nous demandons encore si après de telles paroles l’accusation d’avachissement par le parlementarisme est tellement dénuée de vérité ?

Tout le monde est de l’avis de Liebknecht lorsqu’il met si judicieusement en garde contre l’opportunisme, en réclamant le maintien du caractère révolutionnaire du parti et lorsqu’il déclare « qu’un compromis entre le capitalisme et le socialisme n’est pas possible, vu que tous les partis bourgeois se trouvent basés sur le capitalisme. (Comme cela diffère de son discours « ministériel » de Halle, où il dit « qu’en Allemagne les choses en sont là qu’une action parallèle avec les partis bourgeois ne peut pas être évitée jusqu’à un certain point ! ») Même en abandonnant pour un instant la phrase de « la masse réactionnaire, une et indivisible », nous ne devons pourtant point perdre de vue que tous les autres partis constituent une masse compacte, formant une forteresse, qui ne peut être rasée ni par la douceur, ni par de belles paroles. Elle doit être prise d’assaut par le peuple arrivé à la conscience de sa situation particulière de classe ». Personne non plus ne veut faire un grief à Singer de ce qu’il déclara être convaincu que « du moment que les démocrates-socialistes pourraient arriver par leurs efforts à faire adopter dans le Reichstag quelques projets de loi, les classes dirigeantes jetteraient par dessus bord, sans la moindre hésitation, le suffrage universel, et se serviraient de tous les moyens politiques et matériels à leur disposition pour empêcher qu’un trop grand nombre de socialistes n’arrivât au Reichstag ». Il déclare en outre que « même en supposant – bien gratuitement du reste – qu’il fût possible d’aboutir à quelque chose d’intelligent (sic) (comme c’est encourageant lorsqu’on s’aperçoit soi-même qu’il n’y a rien d’intelligent à faire !) par notre action parlementaire, cette action conduirait inéluctablement à l’émasculation du parti, étant donné qu’elle ne peut se réaliser que par l’alliance avec d’autres partis ». Et qui voudrait condamner Bebel lorsqu’il maintient et défend fermement le principe révolutionnaire de la démocratie socialiste en face de tous les autres partis politiques ?

Il y a pourtant beaucoup de vérité dans les paroles d’Auerbach s’adressant à ceux de la fraction et à tous leurs fidèles: « Avec la politique défendue par Bebel on peut être d’accord jusqu’à un certain point. Mais le parti n’agit point conformément à cette tactique ! Il suit celle que Vollmar a non seulement exposée, mais encore appliquée ».

Nous arrivons ici a quelque chose d’indéfini, ni chair ni poisson, à l’accouplement de la théorie de Wildberger avec la pratique de Vollmar. Ce dualisme est jugé. Et à nos yeux la dissolution du parti moyen – celui de Bebel et de Liebknecht – n’est plus qu’une question de temps. Une fraction ira aux « Jeunes », la plus grande partie s’alliera peut-être à Vollmar, et la fraction du Reichstag restera isolée, à moins qu’elle n’aille carrément à gauche ou à droite.

Wildberger soutenait les différents points d’accusation formulés dans une brochure publiée à Berlin, et qui avaient tellement indigné certains chefs du parti qu’ils n’avaient pu cacher leur grande colère. S’imaginaient-ils peut-être avoir, eux exclusivement, le droit de tonner contre Vollmar en déniant à d’autres le droit d’en faire autant contre eux-mêmes ? Vollmar avait parfaitement raison de dire qu’il était difficile de faire un grief à l’opposition berlinoise d’avancer l’accusation d’avachissement (Versumpfung), là où l’on se permettait la même licence envers lui.

Envisageons à présent les chefs d’accusation formulés par les « Jeunes »:

  1. L’esprit révolutionnaire du parti est systématiquement tué par certains chefs;
  2. La dictature exercée étouffe tout sentiment et toute pensée démocratiques;
  3. Le mouvement entier a perdu de plus en plus son allure virile (verflacht geworden) et il est devenu purement et simplement un parti de réformes à tendances « petit-bourgeoises »;
  4. Tout est mis en œuvre pour arriver à une conciliation entre prolétaires et bourgeois;
  5. Les projets de loi demandant une législation ouvrière et l’établissement de caisses de retraite et d’assurances, ont fait disparaître l’enthousiasme parmi les membres du parti;
  6. Les résolutions de la majorité de la fraction sont généralement adoptées en tenant compte de l’opinion des autres partis et classes de la société et facilitent ainsi des virements à droite;
  7. La tactique est mauvaise et néfaste.

Auerbach explique également pourquoi l’on croit que la tendance, de plus en plus mi-bourgeoise, devient dangereuse et comment l’on craint la politique opportuniste. Il trouve risible que l’on se demande toujours ce que pensent les adversaires de telle ou telle mesure. Lorsque Liebknecht et Bebel défendirent, dans le Parlement de la Fédération de l’Allemagne du Nord, le programme démocratique socialiste jusque dans ses extrêmes conséquences, ils furent hués et ridiculisés par les partis adverses; s’en sont-ils jamais émus ? Auerbach cite également une lettre du Suisse Lang, de Zurich, dans laquelle ce dernier exprimait ses appréhensions par rapport à l’attitude de Vollmar, « étant donné que les chances pour l’apparition d’un parti possibiliste dans tous les pays sont très grandes ».

Et qu’est-ce que Bebel répondit à tout cela ?

À l’accusation de l’existence d’une dictature dans le parti, il répondit que tout ce que Wildberger citait à l’appui de cette affirmation datait d’avant le Congrès de Halle, et même en partie du début de la loi d’exception. Au reproche que la fraction réclamait ces réformes mi-bourgeoises, il répondit seulement que, pendant les élections, Wildberger, dans ses affiches, avait dit exactement les mêmes choses que les autres candidats. C’est ainsi qu’il se débarrassa de la question en incriminant la forme des interpellations. La défense de Bebel est très faible, cela saute aux yeux de tous ceux qui, attentivement, et sans parti pris, relisent les discussions publiées dans le compte-rendu du Congrès. Si Bebel et Liebknecht disent vrai quand ils prétendent qu’ils préfèrent être du côté des ultra-révolutionnaires que du côté des endormeurs, alors nous ne comprenons pas pourquoi la proposition d’agir énergiquement et la franche et ouverte critique de l’attitude de la fraction aient été accueillies avec tant de déplaisir. Point de fumée sans feu. S’il y a une opposition, c’est qu’il existe une raison pour cela, et, au lieu de la rechercher, l’on se démène comme un diable dans un bénitier pour donner le change, pour faire croire qu’une opposition quelconque n’a aucune raison d’être, et que celle-ci n’existe que pour faire de l’obstruction quand même ! La prétention de Liebknecht donne pour preuve de l’efficacité de la direction le succès si merveilleusement affirmé. Ceci crée un antécédent tellement dangereux, que l’on ne peut pas trop énergiquement protester contre une pareille conception. L’aventurier Napoléon III ne choisit-il pas pour devise: « Le succès justifie tout ? » En d’autres termes: l’adoration du succès est le comble de l’impudence, chez Napoléon III comme chez Liebknecht.

Cependant les espérances de Liebknecht et celles de Bebel, concernant les événements prochains, diffèrent de beaucoup entre elles. Lorsque Liebknecht dit: « Nous formons tout au plus 20 p. c. de la population et 80 p. c. sont contre nous », il suppose évidemment qu’il faudra encore beaucoup de temps aux démocrates-socialistes avant de former la majorité. Vollmar ajoute: « Il serait ridicule de notre part d’exiger, et comme démocrates nous n’en avons même pas le droit, que ces 80 p. c. se soumettent à nous. Tout ce que nous pouvons faire, c’est attirer graduellement à nous ces 80 p. c. ». Ceux-ci veulent donc suivre la voie légale et pacifique pour obtenir la majorité. Mais y aurait-il un individu assez naïf, disons le mot, assez ignorant, pour croire que le jour où nous aurions la majorité de notre côté, la bourgeoisie céderait et abdiquerait ses prérogatives ? La force se trouve entre les mains des autorités établies et, comme le disait le philosophe Spinoza: « Chacun a juste autant de droit qu’il a de pouvoir ». Est-ce que Bismarck n’a pas gouverné pendant un certain temps sans budget et sans majorité dans le Parlement de l’Allemagne du Nord ? Est-ce qu’en Danemark, pendant des années, malgré une majorité parlementaire hostile au gouvernement, ce dernier ne se maintint pas comme si de rien n’était ? Par conséquent, les gouvernants ne s’inquiètent guère d’avoir pour eux la majorité ou la minorité. Ils disposent de la force brutale et ils ne se gêneront nullement, le cas échéant, pour supprimer violemment les majorités parlementaires et rester les maîtres. Les minorités ont toujours été, dans l’histoire, une « force motrice » en quelque sorte, et si nous devions attendre jusqu’à ce que nous soyons arrivés de 20 à 60 ou 80 p. c., nous aurions le temps.

Bebel envisage les choses autrement. Il est vrai qu’il met en garde contre les provocations et démontre que, dans ce temps de fusils à répétition et de canons perfectionnés, une révolution, entreprise par quelques centaines de mille individus, serait indubitablement écrasée. Néanmoins, il dit avoir beaucoup d’espoir dans un avenir très proche. Il s’exprime ainsi: « Je crois que nous n’avons qu’à nous féliciter de la marche des choses. Ceux-là seuls qui ne sont pas à même d’envisager l’ensemble des événements, pourront ne pas accueillir cette appréciation. La société bourgeoise travaille avec tant d’acharnement à sa propre destruction qu’il ne nous reste qu’à attendre tranquillement pour nous emparer du pouvoir qu’il lui échappe. Dans toute l’Europe, comme en Allemagne, les choses prennent une tournure dont nous n’avons qu’à nous réjouir. Je dirai même que la réalisation complète de notre but final est tellement proche qu’il y a peu de personnes dans cette salle qui n’en verront pas l’avènement ».

Bebel s’attend donc à un prompt changement de l’état des choses au profit de nos idées, ce qui ne l’empêche pourtant nullement de parler de « l’insanité d’une révolution commencée par quelques centaines de mille individus ». Comment concilier ces deux raisonnements ?

En tout cas, il est beaucoup plus optimiste que Liebknecht et Vollmar, et il caresse de telles illusions qu’il se dit à côté d’Engels – quant aux prédictions de ce dernier qui fixe la date de la révolution en 1898 – le seul « Jeune » dans le parti. Reste à savoir si cet optimisme ne va pas trop loin lorsqu’on écrit, comme Engels: « Aux élections de 1895 nous pourrons au moins compter sur 2,500,000 voix; vers 1900 le nombre de nos électeurs aura atteint 3,500,000 à 4,000,000, ce qui terminera ce siècle d’une façon fort agréable aux bourgeois[2] ». Quant à nous, nous ne pouvons provisoirement partager ces espérances, qu’Engels nous présente avec une confiance absolue, comme si la réalisation du socialisme devait nous tomber du ciel, sans que nous ayons besoin de nous déranger.

Dans leur imagination, nous voyons déjà Bebel ou Liebknecht chanceliers de l’empire sous Guillaume II, avec un ministère composé de démocrates-socialistes.

Les voilà au travail ! Est-on assez naïf pour s’imaginer qu’il en résultera quoi que ce soit ?

Certes, si déjà actuellement l’opportunisme ne leur répugne pas, nous ne serions pas du tout étonnés de les voir se perfectionner dans ce sens, une fois arrivés au pouvoir. S’ils y parviennent, cela ne sera qu’au détriment du socialisme, qui, en perdant tous ses côtés essentiels et caractéristiques, ne ressemblera plus que fort peu à l’idéal que s’en créent actuellement ses précurseurs. Une scission se produirait bien vite parmi ces millions d’électeurs et un gâchis formidable en résulterait. On a devant soi l’exemple du christianisme au début de notre ère, avec l’empereur Constantin.

Pourquoi un empereur ne s’affublerait-il pas, dans un but politique, d’un manteau rouge-sang afin de gagner, comme empereur socialiste, la sympathie des masses ? Il y aurait ainsi un socialisme officiel, tout comme il y eut un christianisme officiel, et ceux qui resteraient fidèles aux véritables principes socialistes seraient poursuivis comme hérétiques.

Cela s’est vu. Et pourquoi ne pas profiter des enseignements de l’histoire ?

Il y a en chaque homme un peu de l’inquisiteur, et plus on est convaincu de la justice de ses opinions, plus aussi on tend à suspecter et à persécuter les autres. Jamais nous n’en vîmes un exemple plus frappant que celui de Robespierre, dont personne ne mettra en doute la probité. Et ne constatons-nous pas, déjà aujourd’hui, cette attitude inquisitoriale et intolérante du parti socialiste officiel allemand envers les « Jeunes » ?

Cela provient moins des personnalités que de l’autorité qui leur est accordée.

Une personne revêtue d’une autorité quelconque veut et doit l’exercer, et de là à l’abus il n’y a qu’un pas. Voilà pourquoi nous constatons toujours le même mal dont la forme a été changée sans que l’on ait attaqué le fond et c’est pour cela que l’on ne doit accorder que le moins d’autorité possible aux individus et que ceux-ci ne doivent pas en réclamer.

S’il est vrai que, sauf l’éventualité d’une guerre, le parti démocratique-socialiste en Allemagne est en mesure de « prédire avec une certitude quasi mathématique l’époque où il arrivera au pouvoir », la situation est vraiment merveilleuse; mais, sans être dépourvus d’un certain optimisme, il nous est impossible de partager cette opinion. Et c’est précisément le congrès d’Erfurt qui nous a donné la profonde conviction que l’Allemagne ne reprendra pas pour son compte le rôle libérateur traditionnel de la France. Nous sommes plutôt de l’avis de Marx lorsque celui-ci dit que « la révolution éclatera au chant du coq gaulois. »

Avec l’histoire de l’Allemagne devant les yeux, nous croyons pouvoir affirmer que dans ce pays le sentiment révolutionnaire est fort peu développé. Est-ce à la consommation d’énormes quantités de bière qu’il faut attribuer ce manque presque absolu d’esprit révolutionnaire en Allemagne ? Ce qui est certain, c’est que le mot « discipline » est beaucoup plus employé dans ce pays que le mot « liberté ». Il en est ainsi dans tous les partis, sans en excepter la démocratie socialiste. Nous ne méconnaissons point le bon côté d’une certaine discipline, surtout dans un parti d’agitation, mais si l’on tombe dans l’exagération, la discipline devient forcément un obstacle à toute initiative et à toute indépendance.

La direction d’un groupe, avec une telle discipline, aboutit fatalement au despotisme, qui est moins l’œuvre de quelques personnalités que la conséquence de l’esprit de soumission passive chez la masse. Ce ne sont pas les despotes qui rendent le peuple docile et soumis, mais l’absence d’aspirations libertaires chez la masse qui rend les tyrans possibles. Il en est ici comme pour les jésuites. A quoi bon les persécuter et les chasser ? Si une poignée d’hommes présente un tel danger pour une nation entière, celle-ci se trouve vraiment dans une situation pitoyable. Ce ne sont pas les jésuites qui créent les tartufes, mais un monde hypocrite comme le nôtre est le champ le plus propice au développement du jésuitisme.

La discipline exagérée qui règne chez les socialistes-démocrates allemands s’explique très naturellement par la vie nationale du peuple entier.

Tout, dans ce pays, est dressé militairement depuis la plus tendre jeunesse et si, au Congrès de Bruxelles, on a envisagé quelle devait être l’attitude du socialisme envers le militarisme, il eût été peut-être utile de traiter également des effets du militarisme dans le socialisme. Car ce phénomène existe en réalité. La Russie est toujours représentée – avec justice – comme le pays du knout, mais l’Allemagne peut être citée, non moins justement, comme le pays du bâton. Cet instrument constitue en Allemagne l’élément éducateur par excellence. Dans les familles, le bâton a sa place à côté des tableaux suspendus au mur et généralement les parents s’en servent fort généreusement envers leur progéniture. À l’école, le maître non seulement l’emploie mais il a même le droit de s’en servir. Ce qui fait que les enfants, ayant quitté l’école et entrant à l’atelier ou à la fabrique, ne sont nullement étonnés de retrouver là également leur ancienne connaissance, et c’est dans l’armée que le bâton obtient son plus grand triomphe.

Et l’influence du bâton, subie depuis la première jeunesse, ne se ferait point sentir dans le développement du caractère et ne ferait pas naître un esprit de soumission étouffant toute aspiration libertaire ! À qui voudrait-on le faire croire ?

Il est tout naturel que ces hommes militairement dressés, en entrant dans un parti se soumettent là également à une discipline rigoureuse, telle qu’on la chercherait en vain dans un pays où une plus grande liberté existe depuis des siècles et où l’on ne supporterait pas les frasques de l’autorité avec la passivité qui paraît être de rigueur en Allemagne.

Engels prétend que, si l’Allemagne continue en paix son développement politico-économique, le triomphe légal de la démocratie socialiste peut être escompté pour la fin de ce siècle, et Bebel croit également que la plupart de nos contemporains verront la réalisation intégrale de nos revendications. Mais une guerre quelconque peut complètement renverser ces belles espérances.

Cette réflexion nous fait penser à l’attitude des chefs allemands lors de la discussion sur le militarisme au Congrès de Bruxelles. Personne n’ignore combien la haine de la Russie est innée chez Marx et chez Engels, et comment elle a été transmise par eux au parti entier. Pendant que nous nous imaginions naïvement que la légende de « l’ennemie héréditaire » devait être définitivement enterrée, la Russie est constamment présentée comme l’ennemie héréditaire de l’Allemagne. En 1876, Liebknecht publia une brochure si véhémente contre la Russie[3] (non contre le czarisme mais contre la Russie) qu’un autre démocrate-socialiste se crut obligé d’en écrire une autre, intitulée: La démocratie socialiste doit-elle devenir turque ? Actuellement encore Bebel, Liebknecht, Engels, et la Volkstribüne de Berlin réclament en choeur, et recommandent même comme une nécessité, l’anéantissement de la Russie. Comme les anciens Israélites se crurent appelés à détruire les Cananéens, les chefs allemands croient de leur devoir de prendre une attitude analogue envers la Russie.

On blâme généralement fort l’alliance franco-russe et, à notre avis, la République française s’est déshonorée en se jetant dans les bras du despote moscovite; mais à qui la faute ? Est-ce que l’Allemagne, par sa triple alliance, n’a pas provoqué ce pacte ? La France se voit horriblement spoliée par l’annexion de l’Alsace-Lorraine en 1871. Elle ne pardonne cette spoliation pas plus qu’elle ne l’oublie. Elle espère toujours reprendre ces deux provinces. Peut-on tellement lui en vouloir ? Elle conclurait une alliance avec le diable en personne si celui-ci pouvait lui rendre le territoire perdu.

C’est donc l’Allemagne seule qui est la cause de la situation actuelle !

La triple alliance s’intitule la « gardienne de la paix, » mais elle n’est en réalité qu’une constante provocation à la guerre. L’Allemagne se sentant coupable s’est cherché des complices pour pouvoir garder le butin volé et pour le défendre, le cas échéant. La conséquence en a été que deux éléments, jadis antagonistes, se sont rapprochés. C’est l’Allemagne qui, en dernière instance, est responsable de l’alliance franco-russe.

Et quelle est l’attitude du parti démocratique-socialiste en Allemagne ?

Il déclare par l’organe de plusieurs de ses mandataires qu’il reconnaît, comme de droit, la situation actuelle (Auer, séance du Reichstag, février 1891). C’est exactement la même chose que fait la société capitaliste. Après avoir volé toutes leurs richesses, les classes possédantes proclament, comme immuable, le droit à la propriété. Ils disent aux spoliés: Celui qui portera désormais une main sacrilège sur nos propriétés sera emprisonné; quant à nous, nous reconnaissons l’ordre de choses établi. Les possédants agissent toujours de même en rendant véridique le vieux dicton: Beati possidentes !

Les Allemands accusent les Français de chauvinisme, parce que ces derniers réclament la rétrocession de l’Alsace-Lorraine. Mais n’a-t-on pas le droit de taxer également de chauvinisme les Allemands qui veulent garder ces deux provinces ? Le parti socialiste allemand, en parlant de cette manière et en attaquant constamment la Russie, a fait le jeu du Gouvernement. Pour celui-ci, la grande question était en effet: « Comment nous débarrasser de l’ennemi de l’intérieur, de la démocratie socialiste ? » C’était la crainte même du mouvement populaire qui empêchait jusqu’ici les gouvernements de faire la guerre. Ils avaient peur des conséquences éventuelles d’une pareille entreprise.

Aujourd’hui cette crainte a disparu, car le parti a lui-même rassuré le Gouvernement.

Nous comprenons parfaitement que l’on ait pu dire, après toutes ces excitations: « Les démocrates-socialistes allemands ne devront pas trop s’étonner lorsque, dans une guerre contre la Russie, ils seront organisés en corps d’élite pour servir de chair à canon de première qualité. Ils en ont formulé le désir. On ne leur marchandera pas un monument commémoratif, sous forme d’un gigantesque molosse en fer, par exemple ».

Que la Russie soit l’ennemie de toute liberté humaine, qui le niera ? Mais nous doutons fort que ce soit précisément l’Allemagne qui soit appelée à remplir le rôle de défenseur de la liberté ! La liberté allemande est encore, au temps qui court, un article qui n’inspire guère confiance; à l’oreille de la plupart des mortels, ces deux mots, ce substantif et cet adjectif, sonnent faux ! Et si Bebel, dans sa haine contre la Russie, va jusqu’à prêcher, comme une mission sacro-sainte à remplir, l’anéantissement de la Russie barbare et officielle, sans même faire allusion, ne fût-ce que d’un mot, au barbare couronné qui est à la tête de l’Allemagne officielle et qui proclame très autocratiquement à la face du monde entier que la « volonté du roi constitue la loi suprême » – suprema lex regis voluntas, – il oublie complètement le caractère international du socialisme. Il fait même un appel aux démocrates-socialistes, et les invite « à combattre coude à coude avec ceux qui aujourd’hui sont nos adversaires ». On oublie donc la lutte des classes, pour ne voir dans le bourgeois allemand – qui est pourtant le plus mortel ennemi du prolétaire allemand, – qu’un précieux appui pour entreprendre une guerre de nationalité et exterminer la Russie !

Il est donc bien établi que pour ces messieurs, dans l’éventualité d’une guerre contre la Russie, bourgeois et prolétaire ne font plus qu’un et que la lutte des classes est provisoirement mise de côté ! Mais la guerre contre la Russie, c’est, dans l’état des choses actuel, la guerre contre la France, et Engels le reconnaît lui-même lorsqu’il écrit: « Au premier coup de canon tiré sur la Vistule, les Français marcheront vers le Rhin ». Voilà précisément ce que nous craignons ! Des travailleurs socialistes français marcheront dans les rangs contre des travailleurs socialistes allemands, enrégimentés, à leur tour, pour égorger leurs frères français. Ceci devrait à tout pris être évité, et qu’on le trouve mauvais ou non, qu’on nous traite d’anarchiste ou de tout ce que l’on voudra, nous n’en dirons pas moins que tous ceux qui se placent sur le même terrain que Bebel ont des idées chauvines et sont bien éloignés du principe internationaliste qui caractérise le socialisme.

Est-ce que, par hasard, la Prusse serait autre chose qu’un royaume de proie ? N’a-t-elle pas participé au démembrement de la Pologne pour s’emparer d’une partie du butin ? (Que la Russie ait eu la part du lion, cela ne change rien à la chose et cela fut ainsi uniquement parce que la Prusse n’était pas assez forte pour l’avoir pour elle.) Et n’a-t-elle pas également arraché l’Alsace-Lorraine à la France ? Au lieu de faire une Allemagne unitaire, où toutes les nuances diverses se confondraient, on a prussifié l’empire germanique et non pas germanisé la Prusse. Et un tel pays aurait la prétention de passer aux yeux de l’univers comme le rempart de la liberté ! ! !

Certes, si la Russie était victorieuse, cela serait un désastre pour la civilisation. Mais si la Prusse sortait triomphante de la lutte, cela vaudrait-il beaucoup mieux ? Est-ce que, dans ce pays, la « militarisation » de l’administration n’imprime pas sur tout le monde son cachet insupportablement autoritaire ? C’est ce qui crève les yeux de tous ceux qui visitent l’Allemagne. Engels dit bien qu’en cas de victoire, « l’Allemagne ne trouvera nulle part des prétextes d’annexion ». Comme s’il n’y avait pas les Pays-Bas à l’ouest, le Danemark à l’est et l’Autriche allemande au sud ! Quand on veut annexer un pays quelconque on trouve toujours un prétexte et on le crée au besoin. La Lorraine nous en fournit l’exemple frappant. Lorsque toutes les autres raisons sont épuisées, on soutient la « nécessité stratégique » comme ultima ratio. Quant à nous, nous ne sommes nullement convaincus de l’avantage qui résulterait d’une victoire allemande pour le mouvement socialiste. Nous croyons, au contraire, qu’elle aurait comme conséquence immédiate de consolider le principe monarchique au détriment du mouvement révolutionnaire.

Engels nous présente la chose ainsi: « La paix assure au parti démocrate-socialiste allemand la victoire dans dix ans. La guerre lui apportera ou la victoire dans deux ou trois ans, ou la destruction cmplète pour au moins quinze à vingt ans. Avec une telle perspective, ce serait folie de la part des démocrates-socialistes allemands de désirer la guerre qui mettrait tout en feu au lieu d’attendre le triomphe certain par la paix. Il y a plus. Aucun socialiste, à quelle nationalité qu’il appartienne, ne peut souhaiter la victoire, dans une guerre éventuelle, ni du gouvernement allemand, ni de la république bourgeoise française, ni surtout du czar, ce qui équivaudrait à l’oppression de l’Europe entière. Et voilà pourquoi les socialistes de tous les pays doivent être partisans de la paix. Si pourtant la guerre éclate, il y a une chose qui est certaine: cette guerre, où quinze à vingt millions d’hommes s’entr’égorgeront et dévasteront l’Europe comme jamais elle ne le fut avant, engendrera la victoire immédiate du socialisme, ou l’ancien ordre des choses sera tellement bouleversé qu’il n’en restera que des ruines dont la vieille société capitaliste ne pourra pas se relever, et la révolution sociale sera peut-être retardée de dix à quinze ans mais pour triompher plus radicalement. »

Si l’analyse d’Engels était juste, un homme d’état énergique, croyant à ces prédictions, ne manquerait certainement pas de provoquer aussitôt que possible la guerre. En effet, si le triomphe du socialisme est certain après une paix de dix ans, l’adversaire serait bien naïf d’attendre sans coup férir cette échéance. Bien sot celui qui ne préfère point une chance de réussite à la certitude de la défaite !

Quant à nous, nous croyons qu’Engels a perdu de vue que le peuple se prête encore trop souvent aux machinations du premier aventurier venu. On a encore eu, très récemment, l’exemple de l’aventure boulangiste en France. Et il est de notoriété publique qu’une partie des socialistes – voire même quelques chefs – se sont accrochés à l’habit de ce monsieur. Est-on bien sûr qu’un habile aventurier quelconque ne réussisse pas à faire avorter le mouvement démocratique-socialiste en s’affublant de quelques oripeaux socialistes, alors que Bebel manifeste déjà si peu de confiance, qu’il exprime sa crainte de voir « se laisser séduire l’élite du parti » – et l’on peut certainement bien appeler ainsi les délégués au Congrès d’Erfurt – en souvenir des belles phrases « et même des beaux yeux d’un Vollmar. » Ce témoignage n’indique pas précisément une grande dose d’indépendance chez les plus conscients, et l’on se demande quelle résistance possède la masse.

La certitude du triomphe du socialisme par la paix est loin d’être universellement partagée. Beaucoup de personnes attendent même avec anxiété – depuis les derniers événements qui se sont produits dans les rangs du parti socialiste-démocrate allemand – l’avénement de cette espèce de socialisme qui, à présent, paraît tenir le haut du pavé en Allemagne, justement parce que cette doctrine ne ressemble plus du tout à l’idée que l’on s’en était formée.

Nous sommes d’avis que les choses prendraient une tout autre allure si la guerre prochaine pouvait avoir comme conséquence la destruction du militarisme. Supposons l’Allemagne battue, soit par la Russie seule, soit par la France et la Russie réunies. Si alors l’autocrate allemand (qui, à l’instar de Louis XIV, se proclame l’unique autorité du pays), est culbuté par un mouvement populaire, et qu’ensuite le peuple, sachant que la victoire définitive de la Russie équivaudrait au retour du despotisme, se lève plein d’enthousiasme pour refouler l’invasion, ces armées populaires seront certainement victorieuses comme l’ont été les Français de 1793 contre les armées des tyrans coalisés.

Les Russes sont battus à plate couture. On fraternise avec les Français, car la cause de l’animosité entre les deux peuples, l’annexion de l’Alsace-Lorraine, disparaît aussitôt.

Et qui sait si le prolétariat français, dégoûté de la république de bourgeois tripoteurs, ne mettra pas un terme à un régime capable de détourner de lui le plus fougueux républicain.

Est-ce qu’une pareille solution ne serait pas préférable ?

Mais, même en laissant de côté toute philosophie et toute prophétie, nous n’avons pas, comme socialistes, à encourager l’esprit guerrier contre qui que ce soit. Nous devons, au contraire, faire tout ce qui est en notre pouvoir afin de rendre la guerre impossible. Si les gouvernants, par crainte du socialisme, n’osent pas faire la guerre, nous avons déjà beaucoup gagné, et si la paix armée, qui est encore pire que la guerre parce qu’elle dure plus longtemps, pousse les puissances militaires vers la banqueroute, nous n’avons qu’à nous en féliciter, car, même de cette façon, le capitalisme devient son propre fossoyeur.

Si nous étions d’accord avec Bebel et Liebknecht, nous nous verrions obligés d’approuver et de voter toutes les dépenses militaires, car en refusant, nous empêcherions le gouvernement de se procurer les moyens dont il croit avoir besoin pour mener à bonne fin la tâche qui, suivant les socialistes-démocrates de cette espèce, lui incombe.

Une fois sur cette pente, on glisse de plus en plus rapidement. Au lieu du hautain: Pas un homme et pas un centime ! il faudrait dire: Autant d’hommes et autant d’argent que vous voudrez ! Liebknecht a beau protester contre cette conclusion, elle ne se dégage pas moins de ses paroles et de ses actes.

La logique est inexorable et ne tolère pas la moindre infraction ! Si Liebknecht veut nous sauver du dangereux entraînement du chauvinisme, il doit donner l’exemple et ne pas s’y abandonner lui-même, comme il l’a indéniablement fait en compagnie de quelques autres.

Nous devons au contraire nous placer sur le même terrain que les maîtres de la littérature allemande: d’un Lessing, qui a dit: « Je ne comprends pas le patriotisme et ce sentiment me paraît tout au plus une faiblesse héroïque que j’abandonne très volontiers »; d’un Schiller, lorsqu’il écrit: « Physiquement, nous voulons être des citoyens de notre époque, parce qu’il ne peut pas en être autrement; mais pour le reste, et mentalement c’est le privilège et le devoir du philosophe comme du poète, de n’appartenir à aucun peuple et à aucune époque en particulier, mais d’être en réalité le contemporain de tous les temps ».

Nous laissons à présent au lecteur le soin de juger si, après les débats du Congrès d’Erfurt, la démocratie socialiste allemande a fait un pas en avant ou en arrière. Pour éviter toute accusation de partialité, nous avons cité scrupuleusement les paroles de ses chefs.

Notre impression est que, pour des raisons d’opportunité, la direction du parti a préféré aller vers la droite (pour ne pas perdre l’appui de Vollmar et les siens, dont le nombre était plus considérable qu’on ne l’avait pensé à gauche), et qu’elle a sacrifié l’opposition dans un but de salut personnel.

Robespierre a agi de la même façon. Il a anéanti d’abord l’extrême-gauche, les hébertistes, avec l’appui de Danton et de Desmoulins, pour détruire ensuite la droite, représentée entre autres par ces deux derniers, et pour sortir seul victorieux de la lutte.

Mais lorsque la réaction leva la tête, il s’aperçut qu’il avait lui-même tué ses protecteurs naturels et qu’il avait creusé son propre tombeau.

  1. Ces cinq points sont: 1° législation ouvrière; 2° droit de réunion; 3° neutralité des autorités dans les conflits entre patrons et ouvriers; 4° interdiction des kartels et trusts; 5° suppression des impôts sur les denrées alimentaires.
  2. Neue Zeit, livraison 19, 10° année.
  3. Zur Orientalischen Frage oder: Soll Europa Kosackisch werden ?