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Special pages :
Les chansons et les cérémonies populaires du mariage
Auteur·e(s) | Paul Lafargue |
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Écriture | 1886 |
Reproduit dans : "Critiques Littéraires" de Paul Lafargue, éd. Sociales, 1936, pp. 1-33.
I
M. Gaston Paris écrivait, en 1866 : "L'amateur de poésies populaires est encore un original assez rare à rencontrer et dont la passion peu comprise est accueillie par des sourires".
Et, cependant, les chansons qui naissent sur les lèvres du peuple, comme les fleurs s'épanouissent sur les branches des pommiers, ont une haute valeur historique à défaut d'autres ; on peut, en les consultant, retrouver les mœurs, les pensées et les sentiments de la foule anonyme dont s'occupent si peu l'histoire et les chroniques.
La poésie populaire inculte, ignorante, sans autre règle que son caprice, ne s'embarrassant ni de la césure ni de l'hémistiche, remplaçant souvent la rime par l'assonance, s'en passant quand elle ne la rencontre pas du premier coup, née on ne sait où, recueillie et transmise oralement, est l'expression fidèle, naïve, spontanée de l'âme du peuple, la confidente de ses joies et de ses douleurs, le compendium de sa science, de sa théogonie et de sa cosmographie, "le dépositaire de ses croyances, de son histoire domestique et nationale" disait M. de La Villemarqué.
"Comme je ne sais ni lire ni écrire, répondait à M. Fauriel un jeune rapsode de la Grèce moderne, pour ne point oublier cette histoire, j'en ai fait une chanson".
La poésie chantée est l'unique moyen que connaissent et qu'emploient les peuples sans culture, pour préserver les résultats de leur expérience quotidienne et les souvenirs des événements qui les impressionnent, et, afin de les mieux graver dans la mémoire, ils accompagnent leurs chants de mouvements rythmiques du corps, de la danse. Poésie, musique et danse ne se dissocient pas chez les peuples non civilisés ; elles sont si intimement combinées qu'un chantre bulgare assurait à M. Dozon que "la danse est l'école où s'est perfectionnée la poésie bulgare".
Si l'on est frappé d'ébahissement par l'insignifiance des paroles de nos opéras et de nos romances, on est, par contre, étonné de rencontrer, dans les ballades et autres chansons dansantes des paysans et des artisans, un récit si mouvementé, si abondant en détails et, parfois, si énergiquement et si poétiquement narré.
La littérature orale, et je dois insister sur ce point, n'est pas une œuvre individuelle, mais collective.
"Une chanson, improvisée par le premier venu, est perfectionnée au hasard par des milliers d'improvisateurs ; personne n'y appose son cachet et tout le monde y met son mot ; le véritable auteur est le peuple qui la chante, en y introduisant des changements successifs, pour qu'elle réponde plus fidèlement à son esprit".
Elle n'est retenue et transmise de bouche en bouche, pendant des générations, que parce qu'elle exprime les sentiments, les passions, les préjugés, les superstitions et les idées de ceux qui la sauvent de l'oubli.
L'improvisation est chose commune chez les hommes rudes de la nature ; aux enterrements, aux mariages, aux fêtes de l'agriculture, des métiers et de la religion, aux longues veillées de l'hiver, partout enfin où ils s'assemblent, des improvisateurs se rencontrent pour chanter l'événement du jour ; chacun fournit sa strophe ; le poète officiel de la compagnie, d'ordinaire un mendiant, un tailleur ou un meunier, guide, aide et corrige : si la chanson plaît, elle est répétée le lendemain dans le village, et, le surlendemain, elle commence son tour du pays. La foule anonyme est la créatrice de l'Iliade, des Niebelungen, du Romancero, du Kalevala, des grands épiques, la gloire et la fleur de l'esprit humain.
La chanson populaire est essentiellement locale : le sujet peut parfois être d'importation étrangère, mais il n'est accepté et utilisé que s'il convient, que s'il cadre avec le tempérament et les habitudes de ceux qui l'adoptent. Une chanson ne s'impose pas comme une mode dans la coupe de nos vêtements. Chez les peuples les plus éloignés et les plus différents, on a rencontré des chansons, des légendes et des cérémonies analogues ; pour expliquer cette analogie, des savants ont prétendu qu'elles avaient été communiquées de proche en proche, ou bien qu'elles faisaient partie du bagage intellectuel de ces peuples avant leur séparation. On peut, je crois, fournir une autre explication. Les sauvages de l'âge de pierre d'Europe, comme ceux de l'Australie et d'ailleurs, taillent leurs couteaux, haches et autres instruments de silex de la même manière : l'on ne peut prétendre qu'ils aient appris, à la même école, les procédés de tailles ou qu'ils se les soient mutuellement communiqués : la matière à ouvrer, le silex, a imposé à l'homme le mode de traitement. Quand les hommes du Nord ou du Midi, de race aryenne ou de race nègre, ont été impressionnés par les mêmes phénomènes, ils les ont traduits en des chants, des légendes et des cérémonies semblables. Les ressemblances, que nous allons constater dans les chansons et les cérémonies du mariage de tous les peuples de la terre, ne prouvent pas qu'elles ont été communiquées de proche en proche ; mais démontrent ce fait, autrement important, que tous les peuples de la terre ont traversé des phases analogues d'évolution.
La poésie populaire est spontanée et naïve : le peuple ne chante que sous l'impression immédiate et directe de la passion ; il ne recourt à aucun artifice ; il cherche, au contraire, à reproduire exactement l'impression ressentie : aussi les frères Grimm ont-ils pu affirmer qu'ils n'avaient pu découvrir un seul mensonge dans les chants populaires, et Victor Hugo a-t-il pu déclarer qu'il n'y avait pas une seule image fausse dans l'Iliade. La poésie populaire acquiert, par ce caractère de véracité et d'exactitude, une valeur historique que ne peut posséder aucune œuvre individuelle.
Le mariage, chez tous les peuples, a inspiré de nombreuses chansons et a été l'occasion de curieuses cérémonies, que recueillent précieusement les érudits : leurs travaux n'ont été que très peu utilisés par l'historien pour reconstituer les mœurs sociales des temps passés. Dans cet article, je m'en servirai pour retracer les origines de la famille patriarcale.
II
Les religions et les gouvernements entourent le mariage de respect et de pompes ; les philosophes, les prêtres et les hommes d'Etat le considèrent comme le fondement de la famille, comme l'institution qui garantit, à la femme, position, protection et considération : la chanson populaire lance sa note discordante dans ce grave et solennel concert qui dure depuis des siècles.
Un mariage était, autrefois, dans nos campagnes, une occasion de réjouissances ; les parents et les amis accouraient en foule de plusieurs lieues à la ronde ; les étrangers et les inconnus n'avaient qu'à se présenter pour être admis à la noce. Le paysan, cet animal si taciturne, si calculateur, si sobre et si laborieux, se dépouillait de sa nature de tous les jours et se livrait à des débauches d'amusements et de mangeailles, avec la fureur d'une abstinence forcée pendant des années : les chants, les ripailles, les farces et les danses allaient leur train d'enfer, plusieurs jours durant. Mais, comme il est nécessaire que toute cérémonie religieuse ait sa victime, la mariée remplissait ce rôle. Les chants traditionnels que l'on répétait et ceux que l'on improvisait en son honneur contrastaient étrangement avec la joie générale.
Dans les villages du Berry, les compagnes de l'épousée la conduisaient à l'église en chantant :
Hélà ! la pourre fille,
Qu'alle a donc du chagrin ;
Je la prenons chez gué [guère]
Je la menons chez rin [rien].
La chanson populaire prenait à tâche de détruire, dans leur fleur, toutes les illusions de bonheur :
Le joure de ses noces,
Le joure le plus beau,
Elle est couverte de roses blanches,
De roses pénitentes,
Et le ruban de trois couleurs
Le ruban de souffrance.
(Haute Bretagne.)
Le jour de mon mariage,
Ah ! c'est mon plus beau jour !
Adieu plaisirs et agréments.
J'y mettrai mon habit noir,
Mon habit de pénitence,
Mon chapeau de même couleur,
Le cordon de souffrance.
(Picardie.)
Les filles du Poitou saluaient, de ce chant mélancolique et narquois, "Madame la mariée et toute la compagnée".
Adieu le souci,
La liberté jolie !
Adieu le temps chéri
De vot'bachelerie ;
Adieu les beaux discours
Qui se font dans l'amour.
Vous n'irez plus au bal
Madam'la mariée,
Vous aurez l'air sérieux
Devant les compagnées,
Vous garderez l'maison
Pendant que nous irons.
Le bouquet que voilà,
Qu'i vous prions de prendre,
C'est un bouquet de fleurs
Pour vous faire comprendre
Que les plus grands honneurs
Passent comme les fleurs.
Le gâteau que voilà,
Que ma main vous présente,
Prenez-en un morceau,
Car il vous représente
Qu'il faut, pour se nourrir,
Travailler et souffrir.
Vous souhaitons l'bonjour,
Madam'la mariée,
Souvenez-vous toujours
Que vous êtes liée.
Les filles du Languedoc lui conseillaient de mettre, sur son sein :
Un bouquet de pensées ;
Aux quatre coins du lit
Un bouquet de soucis.
Adieu, pauv'Jeanneton !
En Gascogne, le chant nuptial était triste comme celui d'un condamné : avant de quitter la maison paternelle, les compagnes de la mariée lui recommandaient :
Noubieto, en parti d'ici
Quito la roso, prend fou souci[1].
En l'accompagnant à l'église, elles chantaient :
Nobio, bouto la man sou cap,
Digo : "Bet tems, oun es anat ?"
La man sou cap, lou pé sou hour,
E digo adiu à tous betz jours[2].
En la ramenant de l'église dans la maison du mari, elles lui disaient :
Adiu gléiseto, adiu pourtau !
Tourneras pas sans dauantau ;
Que tourneras pas dambe flours,
Que n'auras perdut tas amours[3].
Le sort qui l'attendait était prévu :
I
Qui veut avoir misère,
Qui veut avoir misère,
N'a qu'à s'y marier
Dondaine
N'a qu'à s'y marier
Dondé !
II
Mon premier soir de noces
Misèr' vint à ma porte
Qui demandait d'entrer,
Dondaine,
Qui demandait d'entrer,
Dondé !
III
Je loge point misère,
Je loge point misère,
Je log' la ga-ï-té,
Dondaine,
Je log' la ga-ï-té,
Dondé !
IV
Le cinquièm' soir des noces
Misèr' vint à ma porte
Qui demandait d'entrer,
Dondaine,
Qui demandait d'entrer,
Dondé !
V
Entre, entre, misère,
Entre, entre, misère,
Entre, viens t'y chauffer,
Dondaine,
Entre, viens t'y chauffer,
Dondé !
VI
Misère a pris racine,
Misère a pris racine,
J'ai pas pu l'renvoyer,
Dondaine,
J'ai pas pu l'renvoyer,
Dondé!
"La plupart des branles, qui ont trait aux mésaventures conjugales, dit M. de Beaurepaire, débutent par un tableau lamentable de la position de la femme".
Un autre grand collectionneur de chansons populaires, M. Bujeaud, exprime la même opinion : "Il y a, au fond des refrains qui ont trait au mariage, un sentiment de misère ou de naïve corruption, qui fait songer tristement et, d'autant plus tristement, qu'il n'est pas un de ces chants où brille un rayon de bonheur, où perce une lueur de contentement".
La plainte est continue : par toutes les provinces on entend :
… les pauvres femmes
Qui regrettent le temps passé,
– Où est le temps, que j'étais fille,
Que j'étais fille à marier ?
(Bas Poitou, Aunis.)
Le bon temps, le temps doux
C'est celui qu'on était fille.
– Quand j'étais chez mon père,
Jeune fille à marier !
(Pays messin.)
La chanson qui dépeint à la femme, en traits si sombres, la vie de ménage, se fait goguenarde quand elle s'adresse à l'homme ; elle lui décrit, en se gaussant, les soucis du mariage, elle le met en garde contre sa compagne, une mégère, qui le gourmande, le coiffe de cornes et boit son vin.
L'opinion publique, ce tribunal de la justice populaire, autorisait l'homme à maltraiter sa femme, elle le flétrissait s'il lui permettait de se rebiffer et de rendre coup pour coup : le mari convaincu d'avoir été battu par sa femme était chansonné, charivarisé et promené sur l'âne, monté à rebours et tenant en mains la queue du baudet.
Les chansons populaires, reproduites précédemment, – j'aurais pu en multiplier considérablement le nombre, – présentent le mariage sons un aspect nouveau, que ses prôneurs ont toujours laissé dans l'ombre. On ne peut mettre en doute la sincérité du sentiment de tristesse qu'éveillait autrefois, dans l'âme de la femme, l'idée du mariage : car la poésie populaire n'est pas fille de l'imagination désœuvrée et surmenée ; elle ne chante pas des sentiments feints par bel air. Les cérémonies nuptiales, qui seront décrites plus avant, simulent l'emploi de la violence pour obliger la femme à suivre son mari dans sa famille. Ce sentiment de répugnance est exprimé dans cette chanson nuptiale du Bas Poitou :
Quand elle fut au grand autel,
La mariée baissait la tête,
Baissait la tête de tristesse.
Quand elle fut au bénitier,
La mariée toute saisie.
La mariée tout évanouie.
Son cher amant qui était là :
– Oh ! qu'avez-vous ma douce amie,
Que vous avez le cœur si triste ?
– Galant, je voudrais m'en aller,
Aller au château de mon père
Pour y soigner ma bonne mère.
– Chez ton père tu n'iras point,
Hier soir tu étais la maîtresse,
Mais aujourd'hui je suis le maître.
– Galant, si j'avais su cela,
Que je ne s'rais la maîtresse,
Je ne me s'rais point mariée.
Ce sentiment de répugnance, ressenti par noble et roturière, riche et pauvre, à suivre le mari dans sa maison, ne doit pas être confondu avec ce mouvement de révolte qu'éprouve une femme bien née pour tout mariage forcé. Les vieilles chansons, données plus bas, et qui appartiennent à la nombreuse série des chansons de la maumariée, prouvent que la femme de France savait prendre gaillardement son parti.
Mon père m'a mariée,
J'entends la perdrix dans le blé,
A un vieillard point à mon gré.
Entends-tu, Pierrot ?... Oh !
J'entends la caille
Dans la paille,
J'entends la perdrix dans le blé.
A un vieillard point à mon gré :
Il va aux foires, au marché,
Sans jamais me rien rapporter,
Qu'un bâton de vert pommier ;
C'est pour me battre et me rouer.
Mais, s'il me bat, je m'en irai,
Je m'en irai au bois jouer
Avec les jeunes écoliers.
Ils m'apprendront, j'leur apprendrai
Le jeu des cartes, aussi des dés.
(Vendée.)
Dans une autre chanson, la femme va se plaindre à son père d'être maltraitée ; il lui répond : "Ma fille, fais-le corna !" Un manuscrit de la Bibliothèque nationale, écrit à la fin du XVº siècle et publié en 1875, par M. G. Paris, contient, en patois limousin, cette chanson débordante de colère :
Se jo son man maridade
Jo hauré gay amadour
Qui toute la noit m'enbrasse
Et mame par bone amour.
Jo qui son tant belle fille,
M'an dounade a ung billan,
La male lance l'occygue
Avant que no sie deman !
Ou que lo re face armade,
Lo billan sie manda,
Jamas non podos tourna,
De qui jo l'anas serca.
Lo billan que m'a batude
Quante comme ung asnon blanc,
Mais, par Dieu, sy byvy gouare
Jo lo pagueray be plan ;
Et sens baston, ny sens lance,
Ny degun de mes amys,
Jo feray porta las cornas
Con fau las nostres crains.
L'autri hier jo soneiave
Que jo ere o mon ama,
En une cambre parade
En ung lit encourtina ;
Are son areveillade
Audy lo billan ronca :
De coste m'en son a plora.
Preze me son virade.
Jo soullave anar vestide
De drap d'estrange coulleur,
De satin et d'escarlette,
De damas et de bellour ;
Are fau porta lo nègre :
Mon amy s'en est ana,
Jamais no seray joyose
Tant que sie retourna.
O doulce verge Marie,
Mare de tout pecadour
De bon cor te recommande
Lo myo amy par amour ;
Car du billan jo n'ay cure,
Tant il est ariota,
La male lance l'occygue
Avant que sie lo jour cla[4].
Les recueils de littérature orale de toutes les provinces renferment des chansons où éclate, plus férocement encore, la rage de la maumariée :
Lé fenne me vigniant dire :
– Fenna plunra ton mari.
Mâ Dié que de oui lou plunrou !
Que plunre que l'a nurri.
Dze plourerai pleteu la teinla
Qu'i va m'empourté purri.
Dze me la vais requerri.
Quan dze fus dessus la tomba
Non pè plouré dze rezi[5].
(Jura.)
Je voudrais qu'il vint édit
D'écorcher tous les vieux maris.
J'écorcherais le mien tout en vie,
Port'rais sa peau vendre à Paris.
A deux liards la peau du cheti !
Encore prenez-là à crédit.
(Vendée.)
La crainte du mariage, manifestée dans les chants précédemment cités, n'était pas un sentiment engendré par la peur de la misère économique, puisqu'elle était partagée par les jeunes filles des classes à l'abri de la pauvreté ; mais par l'effroi qu'inspirait aux femmes la vie dans la famille patriarcale. Quand le despotisme paternel s'adoucit et que le collectivisme familial fut détruit, cette crainte s'évanouit, et la jeune fille, insouciante de l'avenir, brava joyeusement la misère pour quitter sa famille. La chanson populaire, fidèle écho de la réalité, reproduit la nouvelle manière d'envisager le mariage. Cette chanson gasconne, recueillie par Cénac-Moncaut, dont la modernité n'est pas douteuse, est un bon spécimen de celles qui courent les autres provinces :
Moun pay, ma may maridadme,
Iou que lou boli !
Moun pay, ma may maridadme,
Iou que lou boy aqueste se.
– Praoubo hilleto, aten un an
– Moun Diou, un an !
Praoubé d'un an
Tous lous galans que se m'en ban !
– Praoubo hilleto, aten un més
– Moun Diou ! un més
Praoubé d'un més !
Tous lous galans que seren prés.
– Ma hillo, n'aouen pas de pan
Moun Diou ! de pan !
Ah ! praoubé de pan,
Ché lou boulangé b'en troubaran.
– Ma hillo n'aouen pas de car.
– Moun Diou ! de car !
Ah ! praoubé de car !
Ché lou bouché qu'a tout un car.
– Ma hillo, n'aouen pas de leit.
– Moun Diou ! pas de leit !
Ah ! praoubé de leit !
Sur l'herbe jaseran la neit.
– Ma hillo n'aouen pas d'anet
– Moun Diou ! pas d'anet !
Ah ! praoubé pas d'anet !
Maridadme dab un armet ![6]
(Haute Gascogne.)
III
Les cérémonies populaires du mariage, en France et dans les autres pays, présentent des particularités si remarquables, qu'elles ont attiré l'attention de lettrés curieux des vieilles coutumes et des savants étudiant les origines des sociétés humaines.
Dans les cérémonies nuptiales, le mari simule qu'il doit recourir à la violence contre sa femme et sa famille pour emmener la jeune mariée dans sa maison.
La jeune fille basque, montée en croupe derrière un de ses parents, s'enfuyait au grand galop, poursuivie par le mari et ses garçons d'honneur chantant, chargeant et déchargeant leurs fusils et pistolets et poussant le strident hilhet, qui rappelle, à ce que l'on prétend, le cri de guerre des Indiens. La cavalcade, lancée "comme un ouragan" (coum la brume), dit la chanson, était arrêtée au détour d'un chemin par une ceinture rouge, tendue au travers de la route, et défendue par quatre montagnards armés jusqu'aux dents : la troupe joyeuse ne pouvait passer outre que si elle payait un tribut (la segue).
Cette scène mélodramatique du mari et de ses compagnons, poursuivant la fiancée qui lui échappe, a été jouée avec des variantes par bien des peuples. Dans l'ancienne Rome, l'épousée, enlevée avec tous les simulacres de la violence, au milieu de la nuit, de la maison paternelle et d'entre les bras de sa mère, était entraînée chez son époux par trois jeunes gens revêtus de la robe prétexte ; l'un la précédait, tenant une torche allumée, les deux autres la soutenaient sous les bras ; arrivée à la porte, les pronubi (hommes mariés à une seule femme) la saisissaient et l'enlevaient pour qu'elle ne heurtât pas le seuil du pied. Le mari, dans certaines parties de l'Inde, emportait sa femme en croupe, enveloppée dans un drap rouge : une vingtaine ou une trentaine de jeunes gens à cheval l'entouraient et le défendaient contre les attaques désespérées des amis de la mariée essayant de la reconquérir et poursuivant le ravisseur, en lançant des pierres et des bambous. Si, des pays tropicaux de l'Asie, nous passons à l'Extrême Nord européen, nous voyons qu'en Norvège, pour que la mariée ne fût pas enlevée dans son trajet à l'église, le mari se faisait escorter par de solides gaillards. On dit qu'il existe, dans la vieille église de Husaby, des faisceaux de lances auxquels on peut fixer des torches, que l'on distribuait aux amis du marié pour éclairer et défendre le cortège. Les Anglais appellent encore aujourd'hui les garçons d'honneur best men (les meilleurs hommes), parce que le mari ne choisissait pour cette fonction que les plus robustes et les plus intrépides de ses camarades. Dans le pays de Galles, le matin du mariage, l'épouseur, accompagné de ses amis, se présentait chez sa future et la réclamait impérieusement à sa famille, qui refusait ; un simulacre de combat avait lieu ainsi que chez les Basques, un parent prenait la mariée en croupe et galopait à travers champs, suivi de toute la noce à cheval. Un chant populaire serbe met dans la bouche du fiancé ces mots : "Si vous ne me livrez pas la jeune fille, nous l'enlevons de force".
Les lois de Lycurgue ordonnaient aux Spartiates de ravir leurs femmes. Manou faisait du rapt une des huit formules du mariage. Dans les chants recueillis en Russie et dans les pays slaves, le fiancé est insulté par les compagnes de sa fiancée qui le traitent d'étranger, de Tartare, c'est-à-dire, d'ennemi. Une chanson du Vologda dit : "L'ennemi s'approche, jeune fille, le voleur est arrivé !"
En Gascogne elles chantaient :
Nous aus que ban de dus en dus,
Mia la nobio en aquet gus
En aquet gus horobaudit,
Que saboun pas d'oun es sourtit[7].
Si, dans les pays civilisés ou demi-barbares, les acteurs, qui prennent part à ces cérémonies nuptiales, n'ont aucune notion de leur sens symbolique, elles sont néanmoins, pour l'historien des mœurs, les restes paléontologiques de coutumes primitives ensevelies depuis des siècles sous un amas de couches sociales superposées. Différentes interprétations des cérémonies populaires du mariage ont été fournies. Festus, le grammairien du IIIº siècle, prétendait que l'enlèvement de la jeune fille, au milieu de la nuit et d'entre les bras de sa mère, indiquait le rapt des Sabines : cette explication ne pourrait tout au plus convenir qu'au peuple romain. S'il est vrai qu'une cérémonie traditionnelle dure avec une persistance extraordinaire, on remarque aussi qu'elle ne se forme pas à propos de phénomènes exceptionnels se produisant une fois pour ne plus revenir, mais, au contraire, à propos de faits quotidiens impressionnant, pendant un très long temps, l'imagination populaire : des faits historiques, d'une importance autrement considérable que l'enlèvement des Sabines, se sont produits, sans laisser de traces appréciables dans le souvenir des masses.
Karl Müller, mentionnant la coutume spartiate de ravir les jeunes filles, dit que la Lacédémonienne "ne pouvait consentir au sacrifice de sa liberté et à la perte de sa pureté virginale que si l'homme recourait à la violence".
Le grand historien prête un peu trop généreusement aux femmes de la Laconie le sentiment de pudeur timorée des jeunes filles de la civilisation, qui, cependant, sont moins revêches à contracter le mariage. Mais l'explication de Müller n'est pas si erronée que le suppose Mac-Lennan.
Mac-Lennan, l'inventeur du mariage endogamique (c'est-à-dire, dans le sein de la tribu) et du mariage exogamique (c'est-à-dire, en dehors de la tribu), avance que les peuples, dont les cérémonies nuptiales simulent l'enlèvement de la mariée, pratiquaient autrefois le mariage exogamique et ne se procuraient leurs femmes qu'en les ravissant aux tribus voisines ; parce qu'ils avaient l'habitude, dit-il, de se débarrasser des filles, qui, impropres à la guerre et à la chasse, étaient des bouches inutiles. Mais les faits que l'on connaît prouvent, au contraire, que la femme sauvage est essentiellement utile, car, sur elle, reposent les travaux agricoles et domestiques, et qu'à l'occasion elle se bat avec autant de courage que les guerriers de sa tribu. Mac-Lennan et ses disciples oublient, pour la convenance de leur système, que la Grèce barbare avait pris, pour divinité de la chasse, une femme. D'ailleurs, il n'est nullement prouvé que les peuples, qui mettent en pratique par l'infanticide les théories du pasteur évangélique Malthus, tuaient de préférence les filles. Mais je n'ai pas la prétention de relever, dans cet article, toutes les inconséquences de la théorie du célèbre Ecossais, qui a eu tant de succès en Angleterre.
Les historiens et les philosophes, qui acceptent les théories matriarcales de Bachofen, veulent voir, dans ces cérémonies, ainsi que dans le droit de la première nuit de noces, que se réservaient les seigneurs féodaux, un souvenir de la famille primitive. La femme, alors, ne pouvait être monopolisée par un seul mâle, elle appartenait indistinctement à tous les hommes de la tribu ; le mari ne parvenait à se réserver la possession individuelle de sa fiancée qu'en violant, par la force et la ruse, le droit communiste de sa tribu, qu'en la soustrayant, par la fuite, aux embrassements de ses compagnons. Cette explication a le malheur d'être en contradiction avec le symbolisme des cérémonies nuptiales : en effet, le mari ne soustrait pas sa jeune femme à ses amis ; au contraire, ceux-ci lui prêtent main-forte pour la ravir à sa famille.
Les écrivains, qui ont interprété les cérémonies du mariage, ne sont pas parvenus à dégager leur véritable signification, parce que, l'abstrayant des chants et des cérémonies qui l'accompagnaient, ils n'ont attaché d'importance qu'au simulacre de l'enlèvement de la fiancée. Je crois que l'on arriverait à une autre interprétation si l'on considérait les cérémonies dans leur ensemble, en même temps que les chants nuptiaux, et si, ensuite, on les comparaît aux coutumes des sauvages modernes et des peuples antiques, rapportées par les voyageurs et conservées dans les livres sacrés de l'Orient : l'interprétation ainsi obtenue donnerait le sens perdu de ces étranges cérémonies et une notion des mœurs de la famille patriarcale primitive.
IV
Le paysan breton, quand il désirait une fille en mariage, dépêchait auprès de sa famille un bazvalan qui, généralement, était un tailleur : les chevaliers du ciseau avaient autrefois la réputation d'avoir la langue aussi subtile que l'aiguille ; les sauvages du Mexique choisissaient de préférence des vieilles femmes. L'ambassadeur breton, dit M. de La Villemarqué, devait allier à une grande éloquence un fonds de bonne humeur et d'inépuisable gaîté ; il devait être capable de vanter les qualités de son client et de détailler, par le menu, sa richesse en chevaux, bêtes à cornes et boisseaux de blé. Il ne se mettait en route que si les cieux étaient favorables ; s'il rencontrait en chemin une pie ou un corbeau, il retournait sur ses pas ; mais si une tourterelle roucoulait sur son passage, il continuait joyeusement sa marche.
L'agent matrimonial russe ne partait en mission que la nuit et ne cheminait que par des sentiers détournés ; toute rencontre étant réputée de mauvaise augure.
Le bazvalan appelait à son aide toutes les fleurs de la poésie populaire. Il arrive chez la fille le visage décomposé, et chante qu'un
"épervier aussi prompt qu'un coup de vent a effrayé sa petite colombe... il n'aura de bonheur au monde qu'il ne l'ait retrouvée... son pigeon blanc mourra si sa compagne ne revient pas... il a vu la colombe descendre dans le verger, il va voir à travers la porte".
Le breutaer (l'avocat défendeur de la famille) le raille, puis consent à aller voir, il entre dans la maison et revient :
"Je suis allé dans le courtil, mon ami, et je n'y ai point trouvé de colombe, mais quantité de fleurs, des lilas et des églantines, et, surtout, une gentille petite rose qui fleurit au coin du hallier : je vais la chercher".
Il entre une seconde fois et revient, tenant à la main une petite fille. "Charmante fleur vraiment ! dit le bazvalan, gentille et comme il faut pour rendre un cœur joyeux ! Si mon pigeon était une goutte de rosée, il se laisserait tomber sur elle".
Il fait mine d'entrer, mais le breutaer l'arrête, il consent à aller voir encore ; il revient avec la maîtresse de la maison : "Autant l'épi a de grains, dit le bazvalan, autant de petits aura ma colombe blanche sous ses ailes".
Le breutaer revient avec la grand'mère. "Je ne trouve pas de colombe... je n'ai trouvé qu'une pomme, que cette pomme ridée depuis longtemps... mettez-la dans votre pochette et donner-la à manger à votre pigeon. – Merci, mon ami ; pour être ridé, un bon fruit ne perd pas son parfum ; mais je n'ai que faire de votre pomme, de votre fleur, ni de votre épi ; c'est ma petite colombe que je veux ; je vais moi-même la chercher".
Le bazvalan est introduit alors; il s'assied un moment à table, puis va prendre le fiancé. Aussitôt que celui-ci paraît, le père de famille lui remet une sangle de cheval qu'il passe et boucle à la taille de sa future, et le breutaer entonne le chant de la ceinture.
Avant d'être admis, le messager d'amour, chez les Mayas (Mexique) devait s'y prendre jusqu'à trois fois. Le traité conclu, on allumait, en Russie, une chandelle devant le saint de la maison et, après s'être signé, on lui adressait des prières.
La famille ne mettait jamais de l'empressement à accorder la fille ; elle exigeait mieux que des paroles pour s'en séparer. Dans le Berry, le fiancé, accompagné de ses amis, se présentait, le matin du mariage, à la porte de son futur beau-père ; il la trouvait barricadée, et, pour la faire ouvrir "il fallait offrir à la fiancée un présent digne d'elle", dit George Sand dans la Mare au diable. Ils énuméraient les présents qu'ils apportaient :
Ovrez, ovrez la port' mariée ma mignonne !
Un aussi bel habit que j'avons acheté.
Ovrez, ovrez la porte et laissez-nous entrer.
On répondait de la maison :
Son pée il ne veut pas, sa mée s'en soucie guée !
– Moi je suis une fille et d'un aussi haut prix,
Je n'ovre pas ma porte à ces heures ici.
Et le futur reprenait en annonçant un autre cadeau, qui, également, paraissait insuffisant aux gens de l'intérieur. Ce refrain de la cérémonie de la livrée, quelque peu modifié, "était reproduit dans toutes les chansons qui avaient cours dans le centre de la France", dit M. de Laugardière.
La chanson berrichonne ne mentionne que les cadeaux offerts à la mariée ; il en est d'autres qui parlent du prix payé à la famille en échange de la fille : "Père, vous m'avez vendue comme un bœuf, dit la fiancée dans une chanson basque, – mon frère aîné a touché le prix, – mon frère puîné m'a aidé à monter à cheval, – et mon plus petit frère m'a accompagnée".
Une des cérémonies préliminaires du mariage russe est la vente de la kosa, la natte de cheveux que porte la jeune fille non mariée, elle est l'emblème de sa liberté. Un chant nous dépeint l'entremetteur prenant à part le père, "il commence par s'enquérir du cygne blanc [la jeune fille], – il commence par s'enquérir du prix de sa liberté. – Donnez cent roubles pour sa liberté, – aucun prix ne paiera la jeune fille".
Dans un autre, la fille pleure et demande qu'on la protège. "Défends-moi, frère, – résiste, frère, – ne vends pas ta sœur – pour un rouble, pour de l'or".
Et le frère réplique : "Chère à son frère est une sœur, – mais plus cher encore est l'or. – Tartare de frère !"
Un autre chant la montre se lamentant et injuriant sa famille : "Mes parents m'ont livrée, – ils ont vendu ma joie et ma liberté – pour du vin doux, – ils ont gaspillé en débauches ma liberté !"
Quand le prix de la fiancée était déposé sur la table, les filles galiciennes chantaient : "Tartare ! frère tartare ! – Vendre sa sœur pour un rouble, – sa blonde tresse pour une pièce de vin, – son beau visage pour rien !"
Dans la chanson sibérienne, la fille accuse ses parents : "Ils ont fermé leurs cœurs de pierre dans un coffre ; – ils ont jeté la clef dans la mer bleue".
Comme s'ils craignaient d'être interrompus par les pleurs et les cris de la fille, les parents la mettaient à la porte, alors même qu'il gelait à pierre fendre, pendant qu'ils réglaient, avec l'ambassadeur du fiancé, les conditions de sa vente, et on ne lui permettait de rentrer que l'affaire conclue.
S'il était d'usage de simuler la vente de la fille, sa famille devait également feindre de s'en séparer à regret. Au moment de partir pour l'église, la fiancée du Berry se trouvait déchaussée, et incapable de sortir ; ses parents, tour à tour, essayaient de lui mettre ses souliers : le fiancé seul pouvait y parvenir. Cette cérémonie avait une très haute antiquité : Grégoire de Tours (Vie des Pères, ch. XX) raconte que Léobardy, qui, par la suite, devint moine à Marmoutiers, ayant remis à la fiancée l'anneau, lui donna un baiser et lui présenta une chaussure, après quoi le mariage se célébra. Le Lacédémonien donnait un soulier à sa fiancée (Lycurgue, XIII). La veuve juive déchaussait le frère de son mari défunt, s'il refusait de l'épouser (Deutéronome, XXV, 9). Dans le pays de Galles, les parents de la fiancée jetaient par les fenêtres, sur les amis du marié, tous les vieux souliers de la maison : c'était une manière de brûler ses vaisseaux, de déclarer que personne ne voulait et ne pouvait sortir pour aller à l'église.
Pour être dans son rôle le jour du mariage, la fiancée devait pleurer ; si elle avait la larme rebelle, dans le haut Bocage, on lui coupait irrévérencieusement un oignon sous le nez. La douleur était tellement de rigueur, "qu'on ne mariait pas, à Rome, les filles, dans le temps des fêtes publiques, parce que, dit Varron, elles sont tristes quand on les marie".
...Nobio,
Quitas ta may per ui jamès
Per ana serbi un estrangé
La nobio a lous pès mouillatz
L'arrous nou lous a pas trempatz,
Aco' es las larmes qu'on tombat.
– Plouratz, cap-latos, cabirous :
Perdetz la flour de la maison ![8]
Les femmes mariées russes disaient à la mariée : "Il est dur de quitter ses parents, – dur de quitter et son père et sa mère. – Il est dur de s'accoutumer à une famille étrangère, – à un autre père, à une autre mère".
Mais si la famille de la mariée, bien qu'elle eût vendu sa fille et en eût touché le prix, devait se désespérer et essayer de l'empêcher de partir, et même de la reconquérir sur la route de l'église, ainsi qu'on l'a vu plus haut, la famille du mari, au contraire, la recevait avec rudesse, comme une intruse à qui l'on devait assigner sa place et ses devoirs. Elle devait supplier pour qu'on lui ouvrit la porte : en Champagne, à genoux sur un fagot d'épines, elle chantait par trois fois sa supplique. Le beau-père gascon l'accueillait ainsi :
Coumo lous beses lous camiaus
Ta bero-mai a lous cachaus.
Espio, nobio, lous cantous
Te beleran cops de bastons[9].
A Sparte, en Russie, on rasait la tête de la jeune mariée ; à Rome, en entrant dans la demeure du mari, elle portait à la main la quenouille et le fuseau ; et, dans beaucoup d'endroits, elle devait ramasser un balai en franchissant le seuil. La mariée slave se lamentait ainsi :
"Ils m'ont mariée à un imbécile ; elle n'est pas petite, sa famille ; – il y a un père, il y a une mère ; – oh! oh! malheureuse que je suis ! – il y a quatre frères et trois sœurs, – mon beau-père dit : On m'amène une ourse. – Ma belle-mère dit : On m'amène une souillon. – Mes belles-sœurs disent : On nous amène une fainéante. – Mes beaux-frères disent : On nous amène une cause de discorde. – Oh! oh! oh! malheureuse que je suis !"
La comédie terminée, la vie réelle commence.
Les cérémonies populaires du mariage sont les différentes scènes d'un drame entremêlé de chants et de pleurs, de danses et de festins, de lamentations, de farces et d'actes de violence : drame inventé et joué par le peuple de tous les pays. Le thème est le même, les incidents seuls varient.
Le drame débute par les accordailles conclues avec un cérémonial étrange, quand on songe à la rudesse des paysans : l'ambassadeur du mari consulte les augures, parlemente longuement et scelle le traité de vente par des prières adressées aux dieux.
Au deuxième acte, le futur et ses amis apportent le prix convenu et prennent livraison de la fille, au milieu des pleurs et des révoltes de sa famille : parfois, ils mettaient l'épée à la main. "Boyards, à vos sabres !", criait le Petit-Russien, quand le mari prenait possession de la fiancée. Pendant le trajet à l'église, il fallait se garantir contre un retour offensif des parents, qui, les présents mis en lieu sûr, essayaient de reconquérir la fille vendue. Le drame finit par l'entrée de l'épousée dans la maison du mari, par son entrée dans l'enfer patriarcal.
V
Pour comprendre le sens réel des chansons et des cérémonies populaires du mariage, il faut connaître les mœurs de la famille patriarcale, telles que nous les ont préservées les pays slaves.
La propriété n'était pas individuelle, mais collective : la maison, la terre, les instruments et les bêtes nécessaires pour la mettre en valeur, appartenaient à toute la famille ; les membres existants, considérées comme de simples usufruitiers, les avaient reçus des ancêtres et devaient les transmettre aux descendants. Le chef de la famille était l'administrateur des biens de la collectivité ; ce chef pouvait être l'aïeul, le père, le fils aîné, parfois la mère ou le plus jeune fils, comme c'est le cas dans la Bretagne féodale. Il devait pourvoir aux besoins de tous les membres, hormis les exclus, les bannis ; les filles et les fils de la maison, leurs femmes et leurs enfants étaient soumis à son autorité et à celle de sa femme. En 1871, j'eus l'occasion d'observer, à Bosost, dans les Pyrénées espagnoles, une famille patriarcale : quatre générations habitaient sous le même toit et vivaient sous la direction nominale de l'aïeul, vieillard nonagénaire, mais effective de son fils aîné. Si l'on cherchait bien, on trouverait des traces nombreuses de cette forme familiale en Auvergne, en Gascogne et dans presque toutes nos provinces.
En Russie, le chef de famille surveillait et dirigeait les travaux de la collectivité : son autorité était despotique et les magistrats de la commune qu'il élisait lui prêtaient leur appui ; il châtiait corporellement les hommes et les femmes sous ses ordres, envoyait aux armées et même en Sibérie tout fils insubordonné. En Grèce et à Rome, le père avait le droit de vendre et de tuer ses enfants et les femmes de ses fils. La loi, donnée par Dieu aux Juifs, était tout aussi paternelle : "Quand un homme aura un enfant méchant et rebelle, n'obéissant point à la voix de son père ni à la voix de sa mère, et qu'ils l'auront châtié et si, nonobstant cela, il ne les écoute point ; – alors le père et la mère le prendront et le mèneront aux anciens de sa ville et à la porte de son lieu ; – et ils diront aux anciens de sa ville : C'est ici notre fils qui est méchant et rebelle; il n'obéit point à notre voix, il est gourmand et ivrogne. – Et les gens de la ville le lapideront et il mourra, et ainsi tu ôteras le méchant d'au milieu d'Israël"[10].
La famille patriarcale était un corps autonome, se suffisant à lui-même, un Etat dans l'Etat, ayant sa religion, son domaine public inaliénable et son magistrat suprême, son roi (basileus), disaient les Grecs ; ses membres pouvaient se haïr et s'entre-déchirer, mais ils s'unissaient toujours contre l'étranger, contre tout ce qui n'appartenait pas à la collectivité familiale. Quand un des fils de la maison introduisait sa jeune femme dans ce milieu, hostile à tout ce qui venait du dehors, elle était accueillie avec méfiance, en ennemie. On ne la recevait qu'à titre de servante, sur qui devait retomber les travaux les plus pénibles. Les Petits-Russiens avaient un dicton bien caractéristique :
"Qui apportera l'eau ? – La bru. – Qui va-t-on battre ? – La bru. – Pourquoi la battra-t-on ? – Parce qu'elle est la bru". "Quand je rentre au logis, – ma rente est d'être battue", chantait la femme normande.
"Henno qu'arritz, plourera leu" [femme qui rit, tôt pleurera], dit le proverbe gascon.
La jeune femme esclave, de son mari et de ses parents, est commandée par tous et battue par-dessus le marché. Sa situation nous est bien dépeinte par un chant de la Grande-Russie ; accablée de fatigue, elle chantonne :
"Moi, la jeune, j'ai sommeil, – ma tête penche vers l'oreiller ; et le beau-père va et vient dans le vestibule, – il se promène tout furieux dans le vestibule. – Il frappe, il tourne, il frappe, il tourne ; – il empêche la bru de dormir : – lève-toi, lève-toi, fainéante ! – lève-toi, lève-toi, dormeuse ! Toi la fainéante, la dormeuse, la sans-ordre !"
Le mari entend ces plaintes ; il aime sa femme, mais il ne peut braver le père : il ne peut défendre sa femme ; il ne peut que la plaindre et murmurer en secret : "Dors, dors, ma sage : – dors, dors, ma très douce. Epuisée, harassée, par trop tôt mariée !"
"Plus d'une, à ma connaissance, dit M. Dozon, s'est soustraite par le suicide à ce supplice de tous les jours".
Le beau-père possédait tous les droits sur sa bru : souvent, il se chargeait de remplacer son fils auprès d'elle. Les procès judiciaires ont révélé de terribles drames de jalousie : souvent le chef de famille était tué à coups de hache par son fils ou empoisonné par sa bru, se vengeant de la violence qui lui avait été faite. Cet adultère paternel était pratiqué naturellement dans les premiers temps du patriarcat, ainsi que le prouve l'histoire de Tamar. Juda marie successivement Tamar à ses deux fils, Her et Onan ; l'Eternel, pour différentes raisons, les ayant fait mourir, et son troisième fils, Sela, étant adolescent, le patriarche renvoya sa bru chez son père, pour qu'elle attendit que son dernier-né fut d'âge à se marier. Juda semblait avoir oublié sa promesse ; pour la lui rappeler, Tamar alla à sa rencontre, la tête couverte d'un voile : la prenant pour une prostituée, il s'approcha d'elle. Ayant appris qu'elle était enceinte, il ordonna qu'on la brulât ; mais, quand sa bru lui prouva qu'elle était grosse de ses œuvres, il s'empressa de reconnaître "qu'elle était plus juste que lui", et il la donna à son fils Sela, qui paternisa les deux jumeaux dont elle accoucha. Il fallut qu'il s'écoulât bien des années avant que l'Eternel songeât à condamner ceux "qui découvraient la nudité de leur belle-fille". Les frères du mari s'arrogeaient sur sa femme le droit de cuissage. La religion dut intervenir pour arrêter l'inceste familial. Hésiode menace de la colère de Zeus "celui qui montait dans le lit de son frère, pour lui ravir secrètement sa femme".
Jehovah déclare abominable "celui qui découvrait la nudité de la femme de son frère"[11].
Immédiatement après le père de famille, venait sa compagne, la matrone : elle exerçait son autorité sur toute la partie féminine ; sa surveillance plus rapprochée et son despotisme plus continu la rendait encore plus intolérable que le père ; elle était la plus redoutée et la plus détestée. Son ascendant moral s'étendait sur les hommes et principalement sur ses enfants, qui lui étaient aveuglément soumis, même jusqu'au crime. La mère de la célèbre chanson écossaise d'Edward arme le bras du parricide : quand Edward couvert de sang et terrifié par le meurtre qu'il vient de commettre se présente, devant elle, elle l'interroge : il lui répond qu'il a tué son père et que, pour se punir, il s'exile, il va courir les mers, il abandonne son château, sa femme et ses enfants. "Que laisseras-tu à ta mère chérie ? – Edward, Edward ! – réponds-moi, mon cher fils. – La malédiction de l'enfer je vous laisserai, – ma mère, ma mère! – La malédiction de l'enfer je vous laisserai – Pour m'avoir donné de tels conseils !"
La mère de la chanson saintongeoise excite son fils à assassiner sa femme, qui lui répond doucement : "Patientez, ô ma mère, – ô ma très chère mère, – patientez à dimanche matin."
Il finit par lui obéir. Dans la chanson de Provence, la femme accouche pendant le meurtre, et le mari la tue ainsi que son propre enfant. La mère est l'esprit du mal dans la poésie populaire : ses fils lui obéissent passivement ; ils ne savent tout au plus que la maudire, le crime une fois commis. La chanson bulgare de Stoian montre que l'idée de révolte contre la mère ne pouvait entrer dans l'âme du fils. Enragé par les fausses accusations de sa mère, Stoian tue sa femme dans un accès de jalousie : quand il reconnaît l'innocence de la morte, "il tire son couteau – et s'en traverse le cœur ; – à Borianska il disait : – Meurs, mon amour, mourons ensemble – pour que ma mère se pâme de joie".
On trouve dans les provinces de France, en Catalogne, en Italie, un groupe de chansons construites sur le même thème : un mari partant pour guerroyer avec son seigneur, ou pour délivrer le Saint-Sépulcre, se désespère d'abandonner sa femme qui est "grosse".
Va, va, mon fils Jousseaume,
Ta femme la soignerai.
Quand Jousseaume fut en guerre,
En guerre au loin rendu,
Ses promesses sa mère
A n'les a pas tenu
Lui a-t-ôté les bagues,
Les bagues, les draps d'or,
Lui a donné la touille [manteau de bergère]
L'a-t-envoyé aux prons [oisons].
Dans une autre chanson, il est dit qu'elle dépouille sa bru pour parer ses filles. Au bout de sept ans, Jousseaume revient ; sa femme, qui ne le reconnaît pas, lui raconte ses malheurs.
Set alus no hi dormit en llit,
sino a la bora del foch
com si fos un gat cendré[12].
Dans la version catalane, elle est devenue une gardeuse de porcs. Le mari entre ensuite chez sa mère ; après avoir soupé, il demande une demoiselle pour lui tenir compagnie pendant la nuit. (Il parait que, dans l'ancienne France, ainsi que chez les Arabes et les sauvages de notre époque, l'amphitryon se faisait un devoir de pourvoir à tous les besoins de son hôte, ceux du lit comme ceux de la table.) La mère répond : – "Ne donne point mes filles pour avec vous coucher, prenez la petite pronière". Jousseaume, indigné de l'insulte faite à sa femme, livrée au premier venu, se révolte.
Si no'n fossun mare meba,
Yo os eu faria cremé
Y la cendra qu'en farien
Un mal vent sé l'emporté[13].
La chanson du sieur Jousseaume, qui était si populaire, les autres chansons citées plus haut et les faits rapportés sur la famille patriarcale donnent une idée de la triste vie menée par la jeune mariée. Toute femme avait passé par là ; et, au souvenir des maux qu'elle avait endurés dans sa jeunesse, elle ne devait pas se séparer de sa fille sans déchirement, si elle l'aimait. Les simulacres de la profonde douleur qui, dans les cérémonies du mariage, se jouaient en même temps que les farces les plus licencieuses, étaient autant de souvenirs du désespoir des parents en voyant partir leur fille. Dans le Kalevala, une mère dit à son enfant, au moment de la quitter :
"La vie a été douce et délicate pour toi dans la maison de ton père ; tu avais du lait et du beurre autant que tu le désirais ; tu étais comme une fleur dans les champs, comme une fraise dans les bois ; tu te déchargeais de tous les travaux sur les pins de la forêt, de tous les gémissements sur les vents dans les bois des plages sans abri. Maintenant tu vas dans une autre maison, tu rencontreras une autre mère et des portes qui grinceront sinistrement sur leurs gonds".
La jeune fille répond : "Mes pensées sont sombres comme une nuit d'automne ; tristes comme un jour d'hiver".
Les époux sont ensuite instruits sur leurs devoirs réciproques : la femme devait accepter avec patience tous les travaux et toutes les peines ; le mari devait laisser cinq ans s'écouler avant de couper la branche de saule qui devait lui servir à corriger sa compagne.
"Qu'est-ce que le mariage, mère – Filer, enfanter, pleurer", répondait la femme allemande.
La mère redoutait surtout le mariage en pays lointain ; elle ne pouvait alors étendre sa protection sur son enfant : la coutume voulait que les parents mariassent leurs filles dans le voisinage ; une ballade, que l'on rencontre en Grèce, en Albanie, en Serbie et en Bulgarie, raconte le châtiment dont le ciel frappa une famille qui l'avait violé. Une mère, dit la ballade albanaise, avait nourri neuf fils et une dixième fille, la dernière née, la tendresse aimée ; elle avait passé douze ans et le soleil ne l'avait point regardée ; lavée dans les ténèbres, la mère tressait sa chevelure à la lumière de la lune. De Babylone arrive une demande en mariage, la mère et huit des frères la repoussent ; l'aîné, le chef de la famille, l'accueille favorablement. Mais il prend à témoin Dieu et les saints que, s'il survenait dans la famille une maladie ou une mort, une affliction ou une joie, il irait chercher sa sœur pour qu'elle pleurât ou se réjouît avec sa mère et ses frères. Dans la presqu'île danubienne, on multiplie les occasions qui autorisent la jeune mariée à retourner auprès de ses parents. Pour combattre ce désir de quitter son ménage, en certains pays, la coutume imposait à la jeune mariée de ne revoir sa famille qu'au bout d'une année. Plutarque rapporte que la Vénus des Eléens, sculptée par Phidias "avait le pied posé sur une tortue, ce qui signifiait que la femme devait rester à la maison".
Les Béotiens brillaient l'essieu du char qui avait amené l'épouse dans la demeure du mari, pour lui enlever tout espoir de retour.
Dans les ballades grecques et slaves qui nous occupent, la jeune fille n'avait pas plutôt quitté sa famille pour suivre son mari en pays étranger, que la peste éclata et, ainsi qu'une malédiction du ciel tua ses neuf frères, laissant la mère "seule comme un chalumeau dans la plaine". Elle allait se lamenter sur le tombeau de ses fils ; elle interpellait l'aîné, lui rappelait son serment : "d'un nuage, il se fait un cheval, d'une étoile une bride ; il prend la lune pour compagne, et il part à la recherche de sa sœur", nous dit le chant grec. Pendant que ses frères dormaient dans le cercueil, la jeune épouse gémissait amèrement, ses belles-sœurs l'insultaient : "Chienne que tu es, toi notre belle-sœur ! Tes frères t'ont prise en grande haine. – Yelitza pleurait toujours, soir et matin"(Chant serbe.)
Dès que son frère paraît, elle abandonne tout pour le suivre ; elle monte en croupe sur son cheval. En passant à travers la forêt, dit la ballade bulgare, les oiseaux chantaient. "Où a-t-on jamais vu, où a-t-on jamais entendu qu'une vivante chevauche avec un mort".
Mais, dans le chant albanais, Garentina n'a pas besoin des oiseaux pour mettre en doute l'existence de son compagnon de voyage. "Frère, je vois un signe funeste, tes larges épaules sont noircies. – Garentina, ma sœur, la fumée des fusils a embrumé mes épaules. – Frère, tes cheveux bouclés sont réduits en poussière. – Tes yeux, Garentina, ma sœur, sont trompés par la poussière du chemin".
En arrivant à la porte de la maison, le frère disparaît ; "et la mère étreignant la fille, et la fille étreignant la mère, mère et fille rendent l'âme".
VI
On sait, aujourd'hui, que la famille patriarcale, qui, dans les pays civilisés, est arrivée à la dernière phase de son évolution, a été précédée par une autre forme familiale ; la mère et non le père est chef ; transmettant, seule, son nom et ses biens à ses enfants. La femme ne quitte pas, pour suivre son mari, sa famille, sa nation ; c'est lui, au contraire, qui est son hôte, et elle le congédie dès qu'il cesse de plaire ou de remplir ses fonctions de pourvoyeur de ménage. Les rôles sont intervertis avec la famille patriarcale, l'épouse suit l'époux ; de maîtresse de maison, elle descend au rang de servante du mari et de ses parents. Une révolution aussi considérable dans la condition sociale de la femme ne s'est pas produite brusquement ni sans difficulté.
L'homme n'a pu retirer son épouse de sa famille sans lui donner une compensation pour la perte qu'il lui faisait éprouver. Il devait l'acheter. Dès que cette coutume s'établit, les filles deviennent une marchandise, une manière de s'enrichir. Dans l'Iliade la jeune fille est appelée alfesiboia (trouveuse de bœufs), parce que c'était contre des bœufs que sa famille l'échangeait. Parfois, la femme devient une unité monétaire ; dans l'Afghanistan, on compensait un meurtre par la livraison de douze jeunes femmes, la perte d'une main, d'une oreille, du nez par celle de six, le bris d'une dent par celle de trois ; une blessure au front par celle d'une femme.
On ne ravissait pas sa femme à sa famille, ainsi que le prétend Mac-Lennan, on l'achetait : ce qui ne veut pas dire qu'on se privât d'enlever, aux tribus ennemis, des femmes, des bœufs, des armes et autres objets transportables. Les captives étaient partagées avec le reste du butin entre les guerriers : et il arrivait que la femme était violée par toute la bande avant d'être adjugée au sort : les héros se procuraient ainsi des esclaves, des concubines, mais non des épouses. Cette coutume d'acheter sa femme, que l'on trouve, de nos jours, dans nos peuplades sauvages et barbares qui ont dépassé la famille matriarcale, a été commune à tous les peuples, à un moment donné de leur développement. La défense que fait Manou de vendre la fille à marier et sa recommandation de consacrer, en guise de dot, le prix que le mari aurait dû payer pour l'obtenir, indiquent qu'avant la rédaction relativement récente des lois de Manou, les Indous achetaient leurs femmes légitimes.
Jéhovah, qui était plus primitif que Manou, ordonnait au patriarche d'employer ce moyen pour procurer des compagnes à ses fils (Exode, XXI, §§ 7 et 8) ; la femme, achetée dans cette intention, ne bénéficiait pas du privilège des esclaves ordinaires qui étaient libérés au bout de sept années de servitude ; elle était considérée comme le bien meuble de la famille : si son mari venait à mourir, elle épousait ses beaux-frères l'un après l'autre ; ainsi qu'il est dit dans l'histoire de Juda et de Tamar, citée plus haut, et dans le Deutéronome (ch. XXV, §§ 5-10). Ces souvenirs bibliques auraient dû empêcher les Espagnols de s'étonner de ce que les Indiens du Mexique "achetaient leurs femmes et les empêchaient de retourner chez leurs parents, alors même qu'elles étaient veuves, parce que le frère du mort épousait la veuve, et, à son défaut, son plus proche parent".
Chez quelques tribus du nord de la Californie, la femme était vendue à crédit, du moins en partie. Mais le système créditaire était moins agréable pour l'acheteur que le payer comptant ; il n'était qu'à demi marié, sa femme continuait à demeurer dans sa famille comme au temps de la famille matriarcale, et il devait la servir en qualité de domestique jusqu'au parfait paiement du prix convenu. Dans certaines tribus de la nation des Mayas, qui habitent la presqu'île du Yucatan, le mari sert son futur beau-père quatre ou cinq années avant de pouvoir obtenir sa fille. Cet usage était en vigueur chez les Juifs du temps de Jacob, puisqu'il dut travailler quatorze ans, pour Laban, avant de pouvoir épouser ses deux filles, Lia et Rachel. M. Bladé a publié deux fragments de chansons gasconnes, qui laisseraient supposer que de telles mœurs se sont retrouvées dans le midi de la France.
Mais, avant l'acclimatement des mœurs patriarcales et la soumission de la femme au joug dégradant du chef de famille, le mari, après avoir satisfait le père par des présents ou des années de domesticité, devait obtenir le consentement de la fille. Chez les Indiens Pueblos du Mexique, le jeune homme payait d'abord le prix de la fille, puis tournait, jour après jour, autour de sa cabane, en jouant de la flûte pour gagner le cœur de sa Dulcinée : si elle ne se montrait pas, cela signifiait qu'elle ne l'acceptait pas pour époux ; dans ce cas, son père était tenu de restituer les présents reçus ; si, au contraire, elle sortait et allait à sa rencontre, il l'amenait chez lui et consommait le mariage sans plus de cérémonies. La jeune fille de la tribu des Obepas fuyait et se cachait dans les bois ; si le jeune homme ne parvenait pas à découvrir sa cachette deux fois sur trois, il devait y renoncer.
Là où l'autorité paternelle a fait le plus de progrès, la fille est vendue sans être consultée ; si elle refuse de suivre son acheteur et oppose de la résistance, il la roue de coups et puis l'emmène de force : c'est ainsi qu'un fermier traite une bête récalcitrante achetée au marché. Les simulacres d'enlèvement, joués le jour du mariage par des peuples si divers, démontrent qu'autrefois, pour persuader la jeune fille de quitter sa famille, il fallait recourir aux arguments frappants. Aux Indes, à Rome et dans d'autres pays, le mari traçait, avec la pointe d'un javelot, une raie dans les cheveux de sa femme ; cette cérémonie rappelait le temps où il devait l'étourdir en la frappant sur la tête afin de l'emporter plus commodément, comme cela se pratique chez les sauvages modernes.
Le père, au début de la famille patriarcale, avait une fort mince affection pour ses enfants : en lui ordonnant d'immoler Isaac, le Dieu des Juifs n'exigeait pas d'Abraham un aussi pénible sacrifice qu'on l'a supposé. Les patriarches de Judée, de Rome, de Grèce et d'ailleurs vendaient et tuaient leurs enfants sans grande douleur. L'affection de la femme était autrement profonde. Le père, le prix convenu une fois touché, laissait son gendre se débrouiller : il avait vendu sa fille, mais ne s'était pas engagé à la livrer à domicile : l'acheteur se chargeait de ce soin ; d'ailleurs ne fallait-il pas qu'il apprit à gouverner sa femme. Les mœurs des sauvages du Kamtchatka vont nous donner une idée de ce qui se passait autrefois, en pareille occurrence, chez les peuples civilisés. D'ordinaire, le jeune Kamtchadale s'en va chercher femme dans un village du voisinage : il entre en qualité de domestique chez le père de la jeune fille qu'il convoite ; son temps de servage expiré, il obtient sur sa demande la permission de la saisir. L'opération n'est pas des plus aisée. La mère et les vieilles commères d'alentour se font les gardes du corps de la fille vendue, couchant dans la même pièce et ne la perdant jamais de vue. Chaque fois qu'il essaie de mettre son projet à exécution, elles lui tombent sur le dos, l'égratignent, lui arrachent les cheveux, le battent, à coups de pied et de poing, d'une si rude façon, qu'il est obligé de lâcher prise : il lui arrive d'attendre un ou deux ans avant de trouver une occasion propice. Un voyageur raconte qu'il a vu un homme qui, au bout de sept ans de service, n'était pas encore marié, mais qui, en revanche, était mutilé par les dragons femelles qui gardaient la future. Le jeune homme qui ne désirait pas éprouver le même sort, appelait ses amis à son secours et livrait une véritable bataille pour arracher sa fiancée des mains de ses protectrices et, une fois enlevée, il devait la protéger encore contre un retour offensif des femmes qui essayaient de la reconquérir.
Restif de la Bretonne dans Monsieur Nicolas (1794, t. I, p. 144) nous a conservé un jeu, qui, sous des formes aimables, rappelle les mœurs brutales du Kamtchatka.
"Le jeu de ta pucelle, dit-il, affectait des allures dramatiques. On couvrait une jeune fille, qui était la pucelle, des tabliers de toutes celles qui étaient du jeu, ainsi que des chemisotes (vestes) des garçons, jusqu'à ce que le tout formât une sorte de pyramide. Les garçons ensuite assiégeaient la tour, les jeunes filles l'entouraient et la défendaient.
– Les portes, dondaine,
Sont-elles ouvertes ?
– Non, elle est cachée,
La toute éplorée.
– Nous la voulons, l'épousée
Par mariage,
– Non, non, mariée,
Vous la battrez avec rage.
L'adresse des garçons consistait à enlever, sans qu'une fille les touchât, tout ce qui couvrait la pucelle ! Alors elle leur appartenait, et les filles se lamentaient ainsi :
Comme la rose effeuillée
Elle sera bientôt,
Comme la prune secouée
Elle sera mangée
Par le ravousiau [le lérot],
La pauvre infortunée
Elle sera fanée
Comme la fleur du choqueriau
Qui teint les roulées[14].
Puis on la livrait aux garçons. On laissait un espace entre les deux sexes ; la pucelle était amenée au milieu. Elle joignait les mains en suppliant et regardant les filles :
– Oh ! m'abandonnerez-vous ?
Eh, suis-je livrée ?
– C'est votre destinée,
Il faut suivre l'époux,
Mais vous serez pleurée
Toute l'année
En entendant les coups.
Elles poussaient ensuite des cris de douleur, et l'une d'elles éparpillait les cheveux de la pucelle. Alors les garçons s'avançaient, l'environnaient. Elle se mettait à genoux en joignant les mains. Ils feignaient de se laisser fléchir et lui disaient :
Viens, viens, mieux te garderons
Que ces filles à cotillons,
Qui te garder ne pouvont.
La pucelle se levait, donnait la main à celui des garçons qui lui plaisait. C'était son mari, le jeu finissait là. Les garçons remettaient ensuite poliment la jeune fille au milieu de ses compagnes... Ce jeu est absolument cessé aujourd'hui".
C'est ainsi que les cérémonies et les chansons populaires du mariage préservent les mœurs d'un passé que les historiens ignorent.
- ↑ Petite mariée, en partant d'ici, – quitte la rose, prend le souci.
- ↑ Mariée, mets la main sur ta tête, – dis : "Beau temps, où es-tu allé ?" – La main sur la tête, le pied sur le four ; – et dis adieu à tes beaux jours.
- ↑ Adieu église, adieu portail ! – Tu ne reviendras pas sans tablier [sans la livrée de travail] ; – tu ne reviendras pas avec des fleurs, – tu auras perdu tes amours.
- ↑ Si je suis mal mariée, – j'aurai un gai amoureux, – qui, toute la nuit, m'embrasse, – et m'aime de bon amour.
Moi qui suis si belle fille, – ils m'ont donnée à un vilain, – la mâle lance le tue – avant qu'il ne soit demain ! – ou que le roi fasse une armée ; – que le vilain soit mandé ; – que jamais ne puisse retourner, – jusqu'à ce que j'aille le chercher.
Le vilain m'a battu – autant qu'un âne blanc ; – mais, par Dieu, si je vis guère, – je le lui paierai bien, – sans bâton, ni lance, – ni aucun de mes amis ; – je lui ferai porter les cornes – comme font nos béliers.
L'autre nuit, je rêvais – que j'étais avec mon amant – en une chambre parée, – en un lit encourtiné ; – je me suis réveillée, – j'entendis le vilain ronfler, – de côté je me suis tournée, – me suis mise à pleurer.
J'avais l'habitude d'aller vêtue, – de drap de brillante couleur, – de satin et d'écarlate [espèce de drap fin], – de damas et de velours ; – maintenant il faut porter le noir ; – mon ami s'en est allé, – jamais je ne serai joyeuse – tant qu'il ne sera retourné.
O douce Vierge Marie, – mère de tout pécheur, – de bon cœur je te recommande – le mien ami par amour ; – car du vilain je n'ai cure – tant il est querelleur. – La mâle lance le tue, – avant qu'il ne soit jour ! - ↑ Les femmes viennent me dire : – Femme, pleure ton mari. – Mon Dieu, ah ! ouiche, que je le pleure ! – Le pleure qui l'a nourri. – Je pleurerai plutôt la toile – qu'il va emporter pourrir. – Je me la vais chercher. – Quand je fus sur la tombe, – non pas pleurer [au lieu de pleurer], je ris.
Dans une chanson champenoise, la veuve, au lieu de pleurer, ou de rire, fait autre chose sur la tombe de son mari. - ↑ Mon père, ma mère, mariez-moi, – moi, je le veux, – mon père, ma mère, mariez-moi ; – moi, je le veux ce soir.
Pauvre fillette, attends un an. – Mon Dieu, un an ! – pauvre d'un an, – tous les galants me quittent.
Pauvre fillette, attends un mois. – Mon Dieu, un mois ! – pauvre d'un mois – tous les galants me seront enlevés.
Ma fille, nous n'avons pas de pain. – Mon Dieu, pas de pain ! – Ah ! pauvre de pain, – chez le boulanger nous en trouverons.
Ma fille, nous n'avons pas de viande. – Mon Dieu, pas de viande ! – Ah ! pauvre de viande, – chez le boucher il y en a tout un chariot.
Ma fille, nous n'avons pas de lit. – Mon Dieu, pas de lit ! – Ah ! pauvre de lit ! – Sur l'herbe nous coucherons la nuit.
Ma fille, nous n'avons pas d'anneau. – Mon Dieu ! pas d'anneau ! –Ah ! pauvre d'anneau ! – Mariez-moi avec un lien d'osier. - ↑ Nous autres qui allons deux à deux – mener la mariée à ce gueux [le mari] – à ce gueux de banni – qu'on ne sait d'où il est sorti.
- ↑ Mariée , – tu quittes ta mère pour jamais – pour aller servir un étranger... – La mariée a les pieds mouillés, – la rosée ne les a pas trempés, – ce sont les larmes qui sont tombées. – Pleurez, lambris, chevrons, – vous perdez la fleur de la maison !
- ↑ Comme tu vois les chenets, – ta belle-mère a les grosses dents. – Regarde, mariée, les coins, – ils te vaudront des coups de bâton [s'ils ne sont pas balayés].
- ↑ Deutéronome, chap. XXI, §§ 18-21.
- ↑ Lévitique, XVIII.
- ↑ Sept années je n'ai dormi dans un lit, – sinon à la bouche du four, – comme si j'étais chat de cendre [version catalane].
- ↑ Si vous n'étiez ma mère, – je vous ferai brûler, – et la cendre que vous feriez, – un mauvais vent l'emporterait.
- ↑ La fleur de l'anémone pulsatille qui sert à teindre les œufs de Pâques.