Les événements d'Amérique du Nord (Octobre 1862)

De Marxists-fr
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La brève incursion des sudistes au Maryland[1] a décidé du sort de la guerre civile en Amérique, même si la fortune des armes balançait encore pour un temps plus ou moins long entre les deux belligérants. Comme nous l'avons déjà exposé dans ces colonnes, la lutte pour la possession des États frontières esclavagistes est aussi celle pour la domination de l'Union. Or, la Confédération du Sud a été vaincue dans cette lutte qu'elle a engagée dans les conditions les plus favorables possibles.

On a considéré avec raison le Maryland comme la tête, et le Kentucky comme le bras du parti esclavagiste dans les États frontières. Si la capitale du Maryland - Baltimore - est restée « loyale » jusqu'ici, c'est grâce à l'état de siège. C'était un dogme - non seulement au Sud, mais encore au Nord - que l'apparition des confédérés au Maryland serait le signal d'un soulèvement populaire massif contre les « satellites de Lincoln ». Il ne s'agissait donc pas seulement d'obtenir un succès militaire, mais de faire une démonstration morale, qui devait électriser les éléments sudistes de tous les États frontières et les attirer avec une force irrésistible dans le tourbillon sudiste. L'occupation du Maryland signifiait la chute de Washington, une menace pour Philadelphie et l'insécurité pour New York.

L'invasion simultanée du Kentucky[2] - le plus important des États frontières de par sa population, sa position géographique et ses ressources économiques - apparaît comme une simple diversion, si on la considère isolément. En conjonction avec un succès décisif au Maryland, elle eût conduit à l'étouffement du parti unioniste au Tennessee, au débordement de l'État du Missouri, à la domination de l'Arkansas et du Texas, à une menace pour La Nouvelle-Orléans et, surtout, au transfert de la guerre dans l'Ohio - l'État nordiste central, dont la possession assure la domination du Nord, comme la possession de la Géorgie assure celle du Sud. Une armée confédérée dans l'Ohio eût isolé les États nordistes de l'ouest de ceux de l'est, et eût permis de les attaquer tour à tour à partir d'un seul centre. Après l'échec de l'attaque du gros de l'armée rebelle au Maryland, l'invasion du Kentucky, effectuée sans l'énergie voulue et privée de l'appui populaire escompté, se réduit à une opération insignifiante de guérilla. Même la prise de Louisville ne ferait qu'agglomérer les « géants de l'ouest »[3] - les volontaires de l'Iowa, de l'Illinois, de l'Indiana et de l'Ohio - en une avalanche semblable à celle qui dévala sur le Sud lors de la première et glorieuse campagne du Kentucky.

Ainsi, l'invasion du Maryland a prouvé que les vagues d'assaut de la sécession n'avaient pas une force suffisante pour outrepasser le Potomac et atteindre l'Ohio. Le Sud est acculé à la défensive : or, il ne pouvait triompher que s'il attaquait. Privé des États frontières, coincé entre le Mississippi à l'ouest et l'océan Atlantique à l'est, il n'a rien conquis, excepté sa tombe.

Pas un instant il ne faut oublier que les sudistes possédaient les États frontières et les dominaient politiquement, au moment où ils hissèrent la bannière de la rébellion. Or, ils ont perdu aussi bien les territoires que les États frontières.

Et pourtant l'invasion du Maryland s'était effectuée sous les auspices les plus favorables pour le Sud : une série de défaites lamentables des nordistes, la démoralisation des armées fédérées, le prestige du héros du jour, Stonewall Jackson, la politique puérile de Lincoln et de son gouvernement, le récent renforcement du Parti démocrate et la perspective d'une présidence « Jefferson Davis », la reconnaissance du gouvernement esclavagiste par la France et l'Angleterre, toutes disposées à proclamer la légitimité intérieure de l'État du Sud ! Eppur si muove[4]. La raison triomphe tout de même dans l'histoire universelle.

La proclamation de Lincoln[5] est encore plus importante que la campagne du Maryland. La figure de Lincoln est originale dans les annales de l'histoire. Nulle initiative, nulle force de persuasion idéaliste, nulle attitude ni pose historiques. Il donne toujours à ses actes les plus importants la forme la plus anodine. Alors que tout autre, s'il se bat pour un pouce de terre, proclame qu'il « lutte pour une idée », Lincoln, qui se bat pour une idée, en parle comme d' « un pouce de terrain ».

Avec hésitation et réticence, il chante, bon gré mal gré, l'air de bravoure de son rôle, comme s'il demandait pardon d'être contraint de par les circonstances à « faire le lion ». Les décrets les plus formidables et les plus historiques qu'il lance à la face de l'adversaire, ressemblent et s'efforcent de ressembler à des charges de routine qu'un avocat oppose au tribunal, à des chicanes juridiques, à des plaintes mesquines et dûment motivées par tel article du code. Tout cela caractérise exactement sa dernière proclamation, qui est le document le plus important de l'histoire américaine depuis la fondation de l'Union puisqu'il met en pièces la vieille Constitution américaine : son manifeste sur l'abolition de l'esclavage.

Rien n'est plus facile que de relever, dans les actions d'État de Lincoln, des traits inesthétiques, des insuffisances logiques, des côtés burlesques et des contradictions politiques : les pindares anglais de l'esclavage tels que le Times, la Saturday Review et tutti quanti ne se font pas faute de les monter en épingle. Néanmoins, Lincoln prendra place immédiatement aux côtés de Washington dans l'histoire des États-Unis et de l'humanité. De fait, aujourd'hui que l'événement le plus insignifiant assume en Europe un air mélodramatique, n'est-il pas significatif que dans le Nouveau-Monde les faits importants se drapent dans le voile du quotidien ?

Lincoln n'est pas le produit de la révolution populaire : le jeu banal du suffrage universel, qui ignore tout des grandes tâches historiques à résoudre, l'a hissé au sommet, lui, le plébéien qui a bien fait son chemin, de casseur de pierres qu'il était au sénateur de l'Illinois qu'il est devenu, lui qui est dépourvu de brillant intellectuel, est sans grandeur de caractère notable et n'a aucune valeur exceptionnelle, car c'est un homme moyen de bonne volonté. La plus grande victoire que le Nouveau-Monde ait jamais remportée, c'est d'avoir démontré qu'étant donné le niveau avancé de son organisation politique et sociale, il est possible que des gens de l'ordinaire, animés de bonne volonté, réalisent des tâches pour lesquelles le vieux monde avait besoin de héros[6].

Hegel a remarqué en son temps qu'en réalité la comédie est au-dessus de la tragédie, tout comme l'humour ou l'ironie de la raison est au-dessus de son pathos[7]. Si Lincoln ne possède pas le don du pathétique dans l'action historique, il possède, en tant que personnage populaire moyen, son humour. A quel moment Lincoln promulgua-t-il sa proclamation sur l'abolition de l'esclavage, à partir du 1er janvier 1863, dans les territoires de la Confédération ? Au moment même où la Confédération décide au Congrès de Richmond de négocier la paix à titre d'État indépendant, au moment même où les esclavagistes des États frontières croient que l'invasion des sudistes au Kentucky leur assure aussi bien leur « institution particulière » que la domination sur leur concitoyen de Washington, le président Abraham Lincoln.

  1. La campagne du Maryland commença le 4 septembre 1862 et s'acheva le 17, avec la défaite des sudistes près du fleuve d'Antietam.
  2. Les troupes confédérées qui avaient envahi le Kentucky le 12 septembre 1862 furent battues le 8 octobre près de Perryville.
  3. Les fermiers des États occidentaux des USA se qualifiaient eux-mêmes au XIX° siècle de « géants de l'Ouest ». Ils jouèrent un rôle décisif dans la lutte contre l'esclavage au cours de la guerre de Sécession.
  4. Et pourtant, elle tourne ! Formule de Galilée, forcé de faire amende honorable pour avoir affirme que la terre n'était pas fixe, comme le prétendaient les Écritures. (N. d. T.)
  5. Le 22 septembre 1862, Lincoln proclama que les Noirs en esclavage dans les États rebelles à l'Union seraient émancipés à partir du 1er janvier 1863. En même temps, tous les Noirs eurent le droit formel sinon réel de servir dans la flotte et dans l'armée. Cependant, Lincoln se garda de distribuer les terres des esclavagistes aux anciens esclaves. Or, l'exploitation éhontée des Noirs ne pouvait cesser tant que les sudistes continuaient de posséder les grands domaines et plantations en toute propriété.
    Dans sa lettre du 15.7.1865 à Marx, Engels espérait encore que le Nord finirait par accorder aux esclaves noirs le droit de devenir de petits colons libres comme en Jamaïque. Mais, il est évident que le respect bourgeois de la propriété s'arrêta devant les grands domaines et plantations du Sud.
  6. Marx exprime ici la confiance qu'il avait acquise à la suite de ses études économiques quant aux chances de succès des États nordistes. Le rôle des grands hommes décroît à mesure que mûrissent les conditions économiques d'une société. Aux États-Unis, les conditions matérielles de la révolution bourgeoise étaient si avancées qu'elles ne nécessitaient pas de Napoléon Ier, qui, en raison de la relative immaturité des conditions économiques de son temps, avait agi surtout contre les forces précapitalistes, en utilisant les superstructures de l'État, de la police, de l'armée, etc. Aux États-Unis, comme Marx l'a remarqué le développement du mode de production capitaliste assurait déjà en grande partie la ruine du système esclavagiste : l'utilisation savante et énergique des superstructures de force n'était plus le seul grand moyen de lutte. Quoi qu'il en soit, le compromis final résulta, en grande partie, du manque, de radicalisme dans le domaine politique. Au reste, toute révolution bourgeoise étant - selon la formule même de Marx - une révolution partielle, elle se satisfait de demi-mesures. Tout en ayant confiance dans le succès de la révolution américaine, Marx n'ignorait donc pas son caractère borné. Cf. Marx à Engels, le 23.4.1866. (N. d. T.)
  7. Marx se réfère de toute évidence aux exposés de Hegel sur l'Esthétique, livre III, section A : « Le principe de la tragédie, de la comédie et du drame ». Dans le 18 Brumaire, Marx écrivait déjà : « Hegel fait quelque part cette remarque que tous les grands événements et personnages se répètent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d'ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce... » Et Marx de montrer qu'avec la maturation des forces économiques une société devient de plus en plus conservatrice et sclérosée, de sorte qu'elle finit dans l'absurde et le ridicule : l'humanité s'en détache alors sans regrets.