Le prochain procès des diplomates

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A un moment, on a pu croire que Staline avait abandonné les procès politiques avec leurs aveux monotones. Ces derniers temps cependant, il court des rumeurs persistantes sur la poursuite de la préparation d'un procès public de diplomates. La situation politique sur l'arène internationale comme en U.R.S.S. est telle que ces rumeurs doivent être tenues pour vraisemblables. Les procès précédents avaient pour objectif de décharger Staline de toute responsabilité pour les erreurs et les échecs de l'industrie et de l'agriculture, de l'appareil gouvernemental et de l'Armée rouge. La tâche du nouveau procès sera apparemment de rejeter de Staline sur ses subordonnés la responsabilité des graves échecs de la diplomatie soviétique et du Comintern sur l'arène internationale. La politique du « Front populaire » en Espagne s'est soldée par une catastrophe. En Extrême‑Orient, Moscou n'a révélé que trop clairement son impuissance. Elle a pratiquement été exclue de la politique européenne. Il ne reste plus qu'à faire retomber la responsabilité de la perte de prestige des Soviets sur de nouveaux boucs émissaires en la personne de diplomates dociles. C'est sans doute là l'idée de base du prochain procès.

Les accusés dont on donne les noms sont les anciens représentants soviétiques en Extrême‑Orient (louréniev, Bogomolov), à Berlin (le même louréniev), en Espagne (Antonov‑Ovseenko et Rosenberg)[1]. On s'attend à ce que Rakosky[2] paraisse au procès en tant que témoin, peut-être accusé. Les rôles qui seront assignés à ces hommes sont prévisibles dans leurs grandes lignes : ces diplomates ont révélé des secrets d'Etat, conclu des alliances avec l'ennemi, trahi leur patrie, etc.

Dans ce procès cependant, le rôle de lakoubovitch, l'ancien ambassadeur en Norvège, demeure une énigme. Contrairement à Antonov‑Ovseenko, à Rakovsky et, dans une certaine mesure, à louréniev, lakoubovitch n'a jamais appartenu à aucune opposi­tion. Par essence, c'est un fonctionnaire apolitique du corps diplomatique. Même en tant que fonctionnaire, il est toujours resté au second plan. Pendant de nombreuses années, il a été secrétaire à l'ambassade soviétique de Berlin avant d'obtenir ce poste d'Oslo. C'est un poste de troisième ordre qui a tout d'un coup pris une importance politique en 1936, lorsque Moscou essaya d'obtenir du gouvernement norvégien mon expulsion. A l'époque grâce à mon avocat, feu Puntervold[3], qui était proche des milieux gouvernementaux, j'étais très bien informé de ce qui se passait en coulisses. lakoubovitch menaça de boycotter la marine marchande et le commerce de la pêche et, selon Puntervold, il tapa violemment sur la table au ministère des Affaires étrangères. Le gouvernement norvégien, effrayé, consentit à m'interner, mais n'osa pas aller jusqu'à me livrer. Cet échec a certainement été attribué à Iakoubovitch, puisque le procès ZinovievKamenev était programmé pour obtenir que je sois immédiatement livré au G.P.U.

On lui a attribué une autre faute, liée au deuxième procès, à propos de l'arrivée de Piatakov, à bord d'un avion allemand, à Oslo où il devait avoir avec moi une entrevue criminelle. Comme on le sait, les faits établis sans discussion possible pour les autorités norvégiennes, réfutent entièrement le témoignage de Piatakov; pas un seul avion étranger n'a atterri à l'aéroport d'Oslo pendant tout le mois de décembre 1935. La commission internationale de New York a établi tous les faits relatifs à cet incident, dans leur totalité et avec une précision irréprochable (voir Not Guilty, pp. 173‑191). L'échec de la justice soviétique sur ce point central ne pouvait pas ne pas être imputé à Iakoubovitch, puisque c'est évidemment par son intermédiaire, précisément, que le G.P.U. réunissait les informations concernant ma vie en Norvège, les conditions de ce pays, l'aéroport d'Oslo en particulier. Pour sa part, lakoubovitch a fait ce qu'il a pu. Mais les bourdes révélées par le procès suffisaient largement pour faire fusiller un malheureux diplomate.

Bien entendu, devant le tribunal, Iakoubovitch ne va pas se repentir d'avoir fourni au G.P.U. des informations médiocres non vérifiées et d'avoir été négligent. Il est probable que c'est une autre tâche qu'on lui assignera, à savoir de donner des éléments nouveaux susceptibles d'effacer au moins en partie la très mauvaise impression laissée par le fiasco de la déclaration de Piatakov. Que sera l'aveu de lakoubovitch, que l'on prépare actuellement ? On peut imaginer sans peine plusieurs variantes. Prenons une de ces hypothèses pour donner un exemple concret des méthodes de la justice stalinienne.

Iakoubovitch peut avouer qu'il a réellement fait partie d'un complot trostskyste et qu'il était l'ami le plus proche et l'allié de Piatakov. Ce serait précisément lui, lakoubovitch, qui aurait organisé le voyage de Piatakov de Berlin à Oslo. L'atterrissage n'aurait pas du tout eu lieu à l'aéroport, mais dans un fjord, et en outre, lui, lakoubovitch, aurait amené Piatakov, dans sa propre voiture, à son appartement et l'aurait ensuite mené rencontrer Trotsky. Piatakov aurait fait un faux témoignage devant le tribunal en ce qui concerne le moment et l'endroit de l'atterrissage afin de protéger son ami Iakoubovitch. Les données nouvelles sur ce voyage imaginaire qu'on chargera lakoubovitch de produire, reposeront vraisemblablement sur une recherche et des combinaisons plus sérieuses... Peut‑être même avec quelques témoins « de hasard » prévus d'avance.

Bien entendu, il ne s'agit pour nous que d'une hypothèse. Le futur procès, s'il a lieu, permettra de la vérifier[4]. Il est très vraisemblable que cet article obligera Vychinsky à choisir une autre variante et à introduire les modifications correspondantes dans l'accusation et dans le témoignage de lakoubovitch. Nous essaierons de découvrir à temps les indices de ces changements. Le travail du G.P.U. est suffisamment grossier et il laisse toujours des traces malpropres. En tout cas, seule l'hypothèse que nous venons d'avancer nous permet de comprendre comment un diplomate de troisième ordre, dénué de tout intérêt pour la politique, occupant un poste pacifique dans la super‑pacifique Norvège, pourrait ‑ si l'on en croit l'information qui provient de différentes ‑ se trouver placé presque à la tête d'un complot de diplomates.

En tout cas, j'ajouterai que je n'ai jamais rencontré lakou­bovitch, que je n'ai eu avec lui aucun rapport politique, ni directement ni indirectement, et que, pendant mon séjour en Norvège, je le considérais comme mon pire ennemi qui, sans regarder à la dépense, menait contre moi une campagne de calomnie.

Apparemment, ceux qui succéderont à Iakoubovitch sur le banc des accusés auront à répondre de ses nouvelles et inévita­bles bourdes, si Staline réussit encore à maintenir en mouvement pendant quelque temps le tapis roulant de ses falsifications.

  1. Konstantin K. Iouréniev (1888‑1938), vieux‑bolchevik, avait été ambassadeur au Japon de 1933 à 1937, puis envoyé à Berlin. D. V. Bogomolov avait été ambassadeur en Chine de 1933 à 1938. Vladimir A. Antonov‑Ovseenko (18841938), officier mutiné à la tête de ses troupes en 1905, avait milité en émigration avec Trotsky et commandé les Gardes rouges lors de l'insurrection d'Octobre.

    Membre de l'Opposition de 1923, il avait été écarté par Staline de la direction de l'armée. Il avait alors renié l'Opposition. Pendant la guerre civile, au moment de la chasse aux trotskystes et aux poumistes, il était consul général d’U.R S.S. à Barcelone. Marcel Rosenberg avait été collaborateur de Joffé dans l’ambassade de Berlin en 1918; il avait été en 1936 le premier ambassadeur d’U.R S.S. en Espagne. Qu'avaient‑ils de commun ? Leur passé de militants ? Ou une connaissance de « secrets » diplomatiques qui les rendaient tous dangereux au même moment ? louréniev et Antonov avaient été membres de l'opposition.
  2. Khristian G. Rakovsky (1873‑1941), figure de proue du socialisme balkanique avant la guerre, président du gouvernement ukrainien pendant la guerre civile, puis diplomate avant d'être déporté en 1928, avait été non seulement l'ami de Trotsky mais l'un des chefs de l'Opposition. Il avait capitulé en 1934. Il avait été arrêté en 1936 et préparé en prison par les agents du G.P.U. auxquels malgré son âge et sa maladie de cœur, il résista huit mois. Il avait été condamné à une peine de prison au troisième procès de Moscou, en mars précédent.
  3. Michael Puntervold (1879‑1937) était membre du parti gouvernemental, le D.N.A et apporta effectivement quelques informations à Trotsky.
  4. Le procès n'eut pas lieu. Parmi les personnalités nommées à son propos et qu'on s'attendait à y voir figurer, au moins Iouréniev, Antonov‑Ovseenko, Rosenberg, furent passés par les armes à cette époque, sans jugement.