Karl Marx devant les jurés de Cologne

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Préface de Friedrich Engels[modifier le wikicode]

Seulement un extrait de la préface est disponible ici.

Pour faire mieux comprendre les débats que nous rapportons ici, il nous suffira de résumer les principaux événements auxquels ils se rattachent.

La lâcheté de la bourgeoisie allemande avait permis à la réaction féodale, bureaucratique et absolutiste de se remettre si bien des coups formidables qui l’avait abattue en mars 1848, qu’à la fin d’octobre une deuxième bataille menaçait. La chute de Vienne, après une résistance longue et héroïque, donna, de son côté, à la camarilla prussienne, le courage nécessaire pour tenter un coup d’État. L’Assemblée nationale de Berlin, si bien apprivoisée qu’elle fût, paraissait cependant encore beaucoup trop sauvage. Il fallait la dissoudre violemment, il fallait en finir avec la Révolution.

Le 8 novembre 1848, le ministère Brandenbourg-Manteuffel se constitue. Le 9, le cabinet transporte le siège de l’Assemblée de Berlin à Brandebourg, pour lui permettre de délibérer « librement » sous la protection des baïonnettes, à l’abri de l’influence du Berlin révolutionnaire. L’Assemblée refuse de se déplacer. La garde nationale refuse de marcher contre l’Assemblée. Le ministère licencie la garde nationale, la désarme sans qu’elle se défende et déclare Berlin en état de siège. L’Assemblée répond en mettant, le 13 novembre, le ministère en accusation de haute trahison. Le ministère chasse l’Assemblée des divers locaux de Berlin, L’Assemblée décide, le 15, que le ministère n’aura plus le droit de disposer des deniers publics et de lever les impôts tant qu’elle-même ne pourra pas poursuivre librement le cours de ses séances.

Cette décision relative au refus de payer les impôts ne pouvait avoir son effet qu’à une condition : il fallait que la nation opposât une résistance à main armée à la perception des taxes. Les armes étaient encore en quantité très suffisante entre les mains de la garde nationale. Cependant on s’en tint, presque partout, à une résistance passive. En quelques endroits seulement, on se prépara à répondre à la force par la force. Mais l’appel le plus hardi qu’on lança en ce sens fut celui que publia le Comité des associations démocratiques de la province Rhénane. Ce Comité siégeait à Cologne et se composait de Marx, de Schapper et de Schneider.

Le Comité ne se faisait pas d’illusion : il savait que la lutte qu’il engageait sur le Rhin avec le coup d’État déjà victorieux à Berlin devait aboutir à un échec. La province Rhénane contenait à elle seule cinq forteresses ; la Westphalie, à Mayence, à Francfort et à Luxembourg, se partageait un tiers environ de toute l’année prussienne et beaucoup de régiments en station dans le pays provenaient des provinces orientales. À Cologne et dans d’autres villes, la garde nationale avait déjà été licenciée et désarmée. Mais il ne s’agissait pas de remporter un succès immédiat à Cologne, qui venait seulement d’être délivré de l’état de siège quelques semaines auparavant. Il importait de donner un exemple au reste des provinces et de sauver ainsi l’honneur de la province Rhénane. Il en fut ainsi.

La bourgeoisie prussienne, par crainte des tressaillements encore à demi-inconscients qui agitaient alors le prolétariat, avait livré au Gouvernement les portes l’une après l’autre. Depuis longtemps déjà elle se repentait de ses anciennes velléités d’exercer le pouvoir. Depuis Mars, la terreur lui avait fait perdre la tête ; elle se trouvait, en effet, ici, en présence des puissances de l’ancienne société groupées autour de l’absolutisme, là, en face du prolétariat, jeune encore, à son aurore, et qui naissait à la conscience de classe. La bourgeoisie prussienne fit ce qu’elle avait toujours fait au moment décisif — elle s’humilia. Les ouvriers n’étaient pas assez sots pour livrer bataille pour la bourgeoisie sans la bourgeoisie. Pour eux — surtout sur les bords du Rhin — les questions prussiennes restaient des questions purement locales. S’ils se décidaient à aller au feu dans l’intérêt de la bourgeoisie, ils devaient marcher à l’ennemi dans toute l’Allemagne et pour toute l’Allemagne. C’était un signe remarquable : la question prussienne n’avait alors déjà plus aucune valeur aux yeux des ouvriers.

Bref, le Gouvernement l’emporta. Un mois plus tard, le 6 décembre, il était capable de dissoudre définitivement l’Assemblée de Berlin, qui, jusqu’à ce moment, n’avait joui que d’une assez piètre existence. Il octroya une nouvelle Constitution, qui n’entra véritablement en vigueur que quand elle fut tombée au rang de farce constitutionnelle.

Le jour qui suivit celui de l’apparition de l’appel, le 20 novembre, les trois signataires furent cités devant le juge d’instruction. On instruisit un procès sous le chef de rébellion. D’emprisonnement il n’était pas question alors, même à Cologne. Le 7 février, la « Neue rheinische Zeitung » devait subir son premier procès de presse. Marx, le gérant Korff et moi, nous comparûmes devant les jurés. On nous acquitta. Le jour suivant, fut débattu le procès contre le Comité. Le peuple avait déjà, par avance, prononcé son jugement, en nommant, quinze jours auparavant, l’accusé Schneider député de Cologne.

C’est naturellement la défense de Karl Marx qui donne le principal intérêt aux débats. Elle est doublement importante.

En premier lieu, on voit ici un communiste expliquer aux jurés bourgeois que le devoir propre de leur classe, de la bourgeoisie, était précisément d’accomplir, de pousser jusqu’à leurs dernières conséquences, les actes qu’il a commis et grâce auxquels il comparaît en qualités d’accusé devant eux. Ce fait suffit à lui seul pour caractériser l’attitude de la bourgeoisie allemande et, en particulier, de la bourgeoisie prussienne pendant la durée de la Révolution. Il s’agit de savoir qui prédominera des puissances de la société, des pouvoirs de l’État groupés autour de la monarchie absolue, grande propriété féodale, bureaucratie, prêtraille, ou bien encore de la bourgeoisie. Le prolétariat, encore à l’état naissant, ne s’intéresse à cette lutte que dans la mesure où la victoire de la classe bourgeoise lui permet de se développer librement, lui laisse les coudées franches sur le champ de bataille où il doit un jour remporter la victoire sur toutes les autres classes. Mais la bourgeoisie et, avec elle, la petite bourgeoisie, ne font pas un mouvement quand le Gouvernement, leur ennemi, frappe leur puissance en plein cœur, dissout leur Parlement, désarme leur garde nationale, les soumet elles-mêmes à l’état de siège. Les communistes montent alors sur la brèche, et les somment d’accomplir leur œuvre maudite. En face de l’ancienne société féodale, la bourgeoisie et le prolétariat forment la nouvelle société et marchent d’accord. L’appel reste naturellement sans écho, et l’ironie de l’histoire veut que la même bourgeoisie ait à juger, ici, les communistes révolutionnaires, prolétariens, là le Gouvernement contre-révolutionnaire.

En second lieu — et c’est ce qui lui donne son intérêt actuel — ce plaidoyer défend le point de vue révolutionnaire contre la légalité hypocrite du Gouvernement, de telle façon qu’il peut encore, de nos jours, servir d’exemple à plus d’un de nos contemporains. Nous avons invité le peuple à prendre les armes contre le Gouvernement ? Sans doute, c’était notre devoir. Nous avons violé la loi et délaissé le terrain légal ? Fort bien ; mais ces lois que nous avons violées, le Gouvernement les a déjà déchirées et jetées sous les pas de la multitude. Le terrain légal n’existe plus maintenant. « Ennemis qu’on a vaincus, on peut nous faire quitter la place, mais on ne peut pas nous condamner… »

(…)

Londres, le 1er juillet 1885

COUR D’ASSISES DE COLOGNE[modifier le wikicode]

Le 8 février 1849

PROVOCATION À LA RÉBELLION

Les accusés : Karl Marx, rédacteur en chef de la Neue rheinische Zeitung ; Karl Schapper, correcteur du même journal ; Scheider II, avocat, comparaissent sans l’assistance d’un défenseur. Le procureur Vœlling représente le ministère public. L’appel incriminé est conçu dans les termes suivants :



Appel !

Cologne, 18 novembre 1848.

Le Comité des Démocrates rhénans invite toutes les Associations démocratiques de la province Rhénane à adopter et à mettre à exécution les mesures suivantes :

I. L’Assemblée nationale de Prusse ayant elle-même pris la décision de refuser les impôts, il faut résister par tous les moyens possibles à leur perception par force.

II. Pour se défendre contre l’ennemi, la levée en masse doit être partout organisée. Ceux qui n’ont pas de moyens doivent être pourvus d’armes et de munitions aux frais des communes ou par souscriptions volontaires.

III. Les autorités doivent partout être invitées à déclarer publiquement si elles reconnaissent et veulent exécuter les décisions de l’Assemblée nationale.

En cas de refus, il y a lieu de nommer des Comités de Salut public et, là où cela est possible, d’accord avec les conseils communaux. Les conseils qui se mettraient en opposition avec l’Assemblée nationale devront être renouvelés par des élections populaires générales.

Au nom du Comité des Démocrates rhénans,

Karl Marx, Karl Schapper, Scheider II.

Dans un court interrogatoire, les accusés reconnaissent être les auteurs de l’appel incriminé et avoir entendu désigner par l’ennemi intérieur la force publique.

Pour établir l’accusation, le procureur Vœlling résume le contenu de l’appel incriminé et cherche à démontrer qu’il s’y trouve un appel à la rébellion avec violences et voies de fait dirigé contre les fonctionnaires chargés de la perception forcée des impôts. Une partie des membres de l’Assemblée nationale a bien, le 15 novembre courant, pris une décision en vertu de laquelle aucun impôt ne devait plus être payé. Mais cela ne peut suffire à justifier les accusés. Cette décision n’a pas été prise légalement, puisque le siège de l’Assemblée avait été déplacé. Elle ne pouvait, par suite, prendre aucune décision à Berlin. On répondra que le Gouvernement n’était pas en droit de changer le siège de l’Assemblée nationale. Il ne sera pas difficile de combattre ce raisonnement. Jusqu’à l’année dernière, la couronne a été en possession d’un pouvoir absolu. C’est alors qu’en faveur du peuple elle a renoncé à une partie de ce pouvoir. Elle a, en effet, convoqué une Assemblée nationale pour convenir d’une constitution. Mais la couronne n’a ni expressément, ni implicitement, renoncé au droit de désigner l’endroit où devait siéger l’Assemblée. En vertu des règles générales d’interprétation applicables aux renonciations, on ne peut lui dénier ce droit. D’ailleurs même si l’on voulait faire abstraction des conséquences tirées de la nature de la renonciation, il faudrait, en l’absence de toute disposition législative concernant l’endroit où l’Assemblée doit siéger, s’en rapportera la législation antérieure, à la loi qui règle la tenue des diètes confédérales. Cette loi dit expressément, au paragraphe 1, que le Gouvernement doit désigner le lieu où la Diète doit se réunir. Le droit de désigner l’endroit où doit siéger l’Assemblée nationale ne peut également émaner que du pouvoir exécutif de l’État, et ce droit lui est reconnu dans tous les pays constitutionnels. — Le procureur, après avoir cherché à développer et à appuyer davantage ses assertions, continue ainsi :

« Si, dans tous les États constitutionnels, on ne conteste pas au Gouvernement le droit de dissoudre l’Assemblée nationale dès qu’il juge qu’elle ne représente plus l’opinion de la nation, on ne peut dénier ce droit à la couronne dans le cas présent où il ne s’agit que d’une Assemblée constituante. Mais si le Gouvernement avait le droit de dissoudre l’Assemblée nationale, il pouvait aussi certainement en déplacer le siège. Toutes les objections que l’on a faites à l’exercice de ce droit de la couronne reposent sur une erreur, sur une confusion entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif. »

Après ces développements, le procureur s’efforce de démontrer que ce n’était pas seulement le droit mais encore le devoir du Gouvernement de déplacer l’Assemblée nationale de Berlin. Il fait particulièrement ressortir la conduite du peuple de Berlin à l’égard de l’Assemblée et dépeint les événements qui se sont produits dans cette ville, du 9 juin au 9 novembre, au sein de l’Assemblée conventionnelle et en dehors d’elle. Il cherche à démontrer ainsi que l’Assemblée n’était pas libre à Berlin et que l’intérêt du pays exigeait son déplacement.

La prétendue décision tendant au refus des impôts, continue-t-il, est illégitime à un second point de vue ; les formalités légales n’ont pas été observées quand elle a été prise. D’après le règlement, aucune proposition ne peut être décidée avant une deuxième lecture. La proposition tendant au refus des impôts a cependant été adoptée dès la première séance. Beaucoup de députés, qui ne s’étaient pas soumis au déplacement à Brandebourg du siège de l’Assemblée et qui avaient continué à siéger à Berlin n’avaient pas été convoqués à cette séance. L’adoption de la proposition s’est également effectuée à la suite d’une surprise. Mais cette prétendue décision n’est pas valable, à un troisième point de vue : pour une raison de fait. L’Assemblée nationale, en effet, n’a pas à se prononcer sur les impôts. Le procureur s’efforce d’appuyer cette assertion par une déduction tirée du paragraphe 13 de la loi du 8 avril 1848, puis il demande :

« Était-il convenable de voir l’Assemblée nationale, se crut-elle même dans son droit, opposer à la couronne une résistance de cette nature et avoir recours au moyen périlleux : du refus des impôts ? N’aurait-il pas mieux valu se rendre à Brandebourg et protester là contre le déplacement de son siège ? Est-ce que l’on ne pouvait pas tout aussi bien poursuivre l’élaboration de la convention en cet endroit ? Au lieu de rechercher un terrain d’entente, on a eu recours aux moyens les plus périlleux. Pour se débarrasser du ministère Brandebourg, on a adopté une mesure qui, si elle avait été accueillie avec faveur, aurait ruiné l’État et amené une guerre civile. Celui qui se soumet à semblable décision doit en subir les conséquences. Si l’on a fourni la preuve que la décision est formellement et matériellement illégitime, les accusés doivent être condamnés. De plus, cette mesure n’était pas applicable, puisqu’elle n’avait pas été publiée au recueil des lois. Et cependant les accusés ont tenté de la mettre en vigueur. Ils vont même plus loin en provoquant à sa mise à exécution par la force. Mais quiconque a quelque intelligence de ce qu’est la loi, et de ce qu’est l’ordre sent bien qu’une résistance aussi illégale opposée aux fonctionnaires devient une rébellion et ne peut être tolérée. Je conclus donc à la condamnation de tous les accusés. »

Le réquisitoire du procureur terminé, la séance est suspendue pendant un quart d’heure. Le président, M. Kremer, conseiller à la cour d’appel, donne ensuite la parole à l’accusé Karl Marx.

[Plaidoyer de Karl Marx][modifier le wikicode]

Karl Marx : Messieurs les jurés. Si le procès pendant avait été intenté avant le 5 décembre, je comprendrais l’accusation du ministère public. Aujourd’hui, après le 5 décembre, je ne comprends pas comment le ministère public ose encore invoquer contre nous des lois que la couronne elle-même a foulées aux pieds. Sur quoi le ministère public a-t-il appuyé sa critique de la décision de l’Assemblée nationale de refuser les impôts ? Sur les lois du 6 et du 8 avril 1848. Et qu’a fait le Gouvernement en octroyant de sa propre autorité, le 5 décembre, une constitution et en imposant au pays une nouvelle loi électorale ? Il a déchiré les lois du 6 et du 8 avril 1848. Ces lois n’existent plus pour les partisans du Gouvernement. Doivent-elles exister encore pour ses adversaires ? Le 5 décembre, le Gouvernement s’est placé sur un terrain révolutionnaire, sur le terrain contre-révolutionnaire ; il n’a plus en face de lui que des révolutionnaires ou des complices. C’est lui-même qui a transformé en rebelles la masse des citoyens qui se meut dans les limites des lois existantes, qui oppose la loi existante à la violation de la loi. Avant le 5 décembre, on pouvait apprécier différemment le transfert, la dissolution de l’Assemblée nationale, la mise en état de siège de Berlin. Après le 5 décembre, il est constant que ces mesures devaient préparer les voies à la contre-révolution. Dès lors tout moyen devenait légitime contre une faction qui ne reconnaissait même plus les conditions auxquelles elle était un Gouvernement. Le pays ne pouvait plus le reconnaître comme Gouvernement.

Messieurs, la couronne pouvait au moins sauver les apparences de la légalité. Elle a dédaigné de le faire. Elle pouvait chasser l’Assemblée nationale, puis présenter le ministère au pays en disant : « Nous avons fait un coup d’État ; les circonstances nous y contraignaient. Au point de vue formel, nous nous sommes mis au-dessus des lois. Mais il y a des moments critiques où l’existence même de l’État est en jeu. Dans de semblables circonstances, l’existence de l’État est la seule loi inviolable. Quand nous avons dissous l’Assemblée, la Constitution n’existait pas encore. Nous ne pouvions donc la violer. Deux lois organiques, la loi du 6 et du 8 avril 1848 existaient par contre. Mais, en réalité une seule loi organique, la loi électorale, était en vigueur. Nous invitons le pays à procéder à de nouvelles élections en vertu de cette loi-même. Nous, ministère responsable, nous nous présenterons devant l’Assemblée issue de ces élections. Cette Assemblée, nous y comptons, reconnaîtra dans le coup d’État un acte de salut. que nous imposait la nécessité des circonstances. Elle sanctionnera le coup d’État après coup. Elle dira que nous avons violé une forme légale pour sauver la patrie. Que le sort en retombe « sur nous ». Si le ministère avait agi ainsi, il pourrait nous traduire devant votre tribunal avec quelque apparence de raison. La couronne aurait sauvé les apparences de la légalité. Il ne le pouvait, il ne le voulait pas.

Aux yeux de la couronne, la révolution de mars était un fait brutal. Un fait brutal ne peut être effacé que par un autre fait brutal. Le ministère, en cassant les nouvelles élections au nom de la loi d’avril 1848, reniait sa propre responsabilité, cassait la loi même vis-à-vis de laquelle il était responsable. Il en appelait de l’Assemblée nationale au peuple ; mais, de prime abord, il faisait de cet appel une illusion, une fiction, une duperie. Le ministère, en inventant une première Chambre basée sur le cens, en en faisant une partie intégrante de l’Assemblée législative, le ministère déchirait les lois organiques, abandonnait le terrain du droit, faussait les élections populaires, enlevait au peuple toute appréciation sur l’« acte de salut » de la couronne.

Ainsi donc, Messieurs, on ne peut le nier, et nul historien futur ne le niera jamais : la couronne a fait une révolution ; elle a abandonné avec mépris le terrain du droit ; elle ne peut en appeler aux lois qu’elle-même a si honteusement abolies. Quand on a accompli une révolution avec succès, on peut bien prendre ses adversaires ; on ne saurait les condamner. Ennemis vaincus, on peut les mettre à l’écart, on ne saurait les juger comme des criminels. Une révolution ou une contre-révolution une fois accomplie, on ne peut tourner les lois que l’on a abolies contre les défenseurs de ces mêmes lois. Ce serait une lâche hypocrisie de légalité, que vous, Messieurs, vous ne sanctionnerez pas par votre verdict.

Je vous ai dit, Messieurs, que le Gouvernement avait faussé le jugement du peuple sur l’« acte de salut de la couronne ». Et cependant le peuple ne s’en est pas moins déjà prononcé contre la couronne et en faveur de l’Assemblée nationale. Les élections à la deuxième Chambre sont les seules légales, parce que seules elles ont été effectuées en vertu de la loi du 8 avril 1848. Presque tous les députés qui ont refusé de voter l’impôt ont été réélus membres de la deuxième Chambre. Mon coaccusé même, Schneider II, est député de Cologne. La nation s’est déjà prononcée en fait en faveur du droit que l’on contestait à l’Assemblée nationale de décider de refuser les impôts. Faisons abstraction de ce jugement suprême. Vous m’accorderez tous, Messieurs, que vous ne vous trouvez pas en présence d’un crime au sens ordinaire du mot, qu’il ne peut-être question de conflit avec la loi relevant de votre tribunal. Dans les cas ordinaires, le pouvoir public est l’exécuteur des lois existantes. Est criminel qui viole ces lois, ou empêche par la violence le pouvoir public de les appliquer. Dans notre cas, un pouvoir public a violé la loi ; l’autre, quelque qu’il puisse être, l’a affirmée. Un conflit entre deux pouvoirs de l’État n’est ni du domaine du droit privé, ni du domaine du droit criminel.

Qui de la couronne ou de l’Assemblée était dans son droit ? C’est là une question historique. Tous les pays, tous les tribunaux de Prusse pris ensemble ne peuvent en décider. Une seule puissance peut résoudre le problème : c’est l’histoire. Je ne conçois donc pas qu’on ait pu nous faire asseoir au banc des accusés en vertu du Code pénal.

La presse, tant révolutionnaire que contre-révolutionnaire, a également déclaré. Messieurs, qu’il s’agissait ici d’un conflit entre deux forces, et, entre deux forces, la force seule peut décider. Un organe du Gouvernement l’a fort bien proclamé peu de temps avant la fin du conflit. La Neue preussiche Zeitung, l’organe du ministère actuel, l’a parfaitement reconnu. Quelques jours avant la crise, elle disait : Il ne s’agit plus maintenant de droit, il s’agit de force ; et l’on verra que l’ancienne royauté par la grâce de Dieu possède encore la forcé. La Neue preussiche Zeitung a saisi avec justesse la situation. Force contre force. La victoire doit se décider pour l’une des deux. La contre-révolution a vaincu ; mais seul le premier acte du drame est terminé. En Angleterre, cette lutte a duré vingt ans. Charles Ier fut plusieurs fois victorieux ; il finit, cependant, par monter sur l’échafaud. Et qui vous répond, Messieurs, que le ministère actuel, que ces fonctionnaires qui s’en faisaient, qui s’en font encore les instruments, ne seront pas condamnés pour crime de haute trahison par la Chambre présente ou par celle qui lui succédera.

Messieurs, le ministère public a essayé de fonder son accusation sur les lois du 6 et du 8 avril. J’étais obligé de vous démontrer que ces lois mômes nous absolvent. Mais je ne vous le cacherai pas. Je n’ai jamais reconnu ces lois et je ne les reconnaîtrai jamais. Elles n’ont jamais eu de valeur aux yeux des députés nommés par la nation ; elles étaient encore moins capables d’indiquer son chemin à la révolution de mars.

Comment sont nées les lois du 6 et du 8 avril ? Grâce à une union conclue entre le Gouvernement et la Diète fédérale[1]. On voulait de cette façon se rattacher à l’ancien ordre légal et blanchir ainsi la Révolution, qui, précisément, avait aboli cet ordre. Des hommes, comme Camphausen et autres, attachaient de l’importance à conserver l’apparence du progrès légal. Et comment sauvaient-ils cette apparence ? par une série de contradictions absurdes, tombant sous le sens. Restons, Messieurs, un moment sur l’ancien terrain, sur le terrain de la légalité. Le simple fait que Camphausen était ministre, ministre responsable, ministre sans carrière administrative, ne constituait-il pas une illégalité ? La situation de Camphausen, du premier ministre responsable, était illégale. Ce fonctionnaire, sans existence légale, convoque la Diète fédérale pour lui faire prendre des décisions qui, légalement, ne sont pas de sa compétence. Jouer aussi vainement, aussi contradictoirement avec des formules, c’était ce qu’on appelait sauver le progrès légal, revendiquer le terrain du droit !

Mais faisons abstraction des formules, Messieurs ! Qu’était-ce que la Diète fédérale ? Elle représentait des rapports sociaux anciens, décomposés. La Révolution avait été dirigée précisément contre ces rapports. Et l’on offre aux représentants de la société vaincue des lois organiques destinées à reconnaître, à régler, à organiser la Révolution contre la vieille société. Quelle absurde contradiction ! La Diète avait été renversée avec l’ancienne royauté. À ce propos, Messieurs, considérons bien en face ce que l’on appelle le terrain juridique. Je me vois d’autant plus forcé de m’étendre sur ce point que nous passons, à bon droit, pour des ennemis du droit et que les lois du 6 et du 8 avril doivent leur existence à la reconnaissance formelle du droit. La Diète représentait surtout la grande propriété foncière. Celle-ci constituait la base réelle de la société du Moyen Âge, de la société féodale.

La société moderne, la société bourgeoise, notre société, repose, au contraire, sur l’industrie et sur le commerce. La grande propriété foncière elle-même a perdu toutes ses anciennes conditions d’existence. Elle dépend aujourd’hui de l’industrie et du commerce. Aussi l’agriculture est-elle, à notre époque, exploitée industriellement, et les anciens seigneurs féodaux sont tombés au rang de fabricants de bétail, de laine, de blé, de betterave, d’eau-de-vie, etc. : ils sont devenus des gens qui, comme tous les autres commerçants, font commerce de ces produits industriels. Si attachés qu’ils puissent rester à leurs anciens préjugés, ils se transforment, dans la pratique, en citoyens qui cherchent à produire le plus possible avec le moins de frais possible, qui achètent là où on peut le faire meilleur marché et qui vendent là où on peut vendre le plus cher. Les modes d’existence, de production, de revenu de ces messieurs accusent déjà de mensonge leurs illusions vieillotes, mais ambitieuses. Si la grande propriété foncière est l’élément social dominant, elle présuppose le mode médiéval de production et d’échange. La Diète fédérale représentait ce mode médiéval de production et d’échange qui, depuis longtemps, avait cessé d’exister et dont les représentants, si attachés qu’ils fussent aux anciens privilèges, ne se faisaient pas faute de jouir des avantages du nouvel ordre social et de les exploiter. La nouvelle société bourgeoise, reposant sur des bases tout à fait différentes, sur un mode de production complètement modifié, devait, elle aussi, s’emparer du pouvoir politique. Il le lui fallait arracher des mains de ceux qui représentaient les intérêts de la société mourante, il lui fallait leur arracher cette puissance politique dont toute l’organisation était sortie de rapports sociaux totalement différents. Telle fut la cause de la Révolution. La Révolution était non seulement dirigée contre la royauté absolue, contre l’expression suprême de l’ancienne société, mais encore contre la représentation par état d’un ordre social, depuis longtemps aboli par l’industrie moderne, ou tout au plus des prétendues ruines des États décomposés, débordés tous les jours par la société bourgeoise et remis à l’arrière-plan. Comment en vint-on donc à l’idée de faire dicter des lois par la Diète fédérale, par le représentant de l’ancienne société à la nouvelle société qui cherchait dans la Révolution le moyen de fonder son droit ?

Apparemment, c’était pour défendre le terrain juridique. Mais, Messieurs, qu’entendez-vous par défendre le droit ?

C’est défendre des lois qui appartiennent à une époque historique passée, qui sont faites par des représentants d’intérêts sociaux déjà disparus ou en train de disparaître. On élève au rang de loi ces intérêts opposés aux besoins généraux.

Mais la société ne repose pas sur la loi. C’est là une conception juridique. La loi doit surtout se fonder sur la société. Elle doit être l’expression de ses intérêts, de ses besoins communs qui découlent du mode de production matériel de l’époque et sont en opposition avec l’arbitraire de l’individu isolé. Le « Code Napoléon », que je tiens dans ma main, n’a pas créé la moderne société bourgeoise. Bien mieux, c’est cette société bourgeoise qui, née au sviie siècle, développée au xixe, trouve simplement son expression légale dans le Code. Dès que ce Code ne correspond plus aux rapports sociaux, il n’est plus qu’un paquet de papier. Vous pouvez tout aussi peu faire des anciennes lois les fondements du nouveau développement social que les anciennes prescriptions n’ont créé les anciennes situations légales. Elles sont nées de ces situations anciennes ; elles doivent disparaître avec elles. Les lois se modifient nécessairement a mesure que varient les conditions d’existence. Défendre les anciennes lois au détriment des besoins, des exigences du développement social, revient, au fond, simplement à défendre des intérêts particuliers qui ne sont plus de saison contre l’intérêt général qui convient à l’époque.

Se placer sur le terrain juridique revient à vouloir faire prévaloir de semblables intérêts spéciaux, comme s’ils étaient dominants alors qu’ils ne le sont plus. C’est vouloir imposer à la société des lois qui sont condamnées par les conditions d’existence de cette société, par son mode d’enrichissement, par son commerce, par toute sa production matérielle. C’est vouloir maintenir en fonction des législateurs qui ne poursuivent que des intérêts particuliers. C’est vouloir abuser de la puissance publique pour subordonner violemment les intérêts de la majorité aux intérêts de la minorité. Une semblable conduite se trouve donc, à chaque instant, en contradiction avec les besoins présents ; elle arrête le commerce et l’industrie ; elle prépare les crises sociales qui éclatent en révolutions politiques. Voilà ce que signifie véritablement s’attacher au terrain juridique, maintenir le terrain juridique. C’est sur ce mot, c’est sur ce terrain qui ne repose ni sur une imposture consciente, ni sur une illusion inconsciente que l’on s’appuyait pour justifier la réunion de la Diète fédérale, pour faire fabriquer par elle des lois organiques destinées à l’Assemblée nationale que la Révolution avait rendue nécessaire et qu’elle avait créée. Et c’est avec ces lois que l’on veut condamner l’Assemblée !

L’Assemblée nationale représentait la société bourgeoise moderne en face de la société féodale représentée par la Diète fédérale. Elle avait été élue par la nation pour établir, en toute indépendance, une constitution qui correspondît aux conditions d’existence en conflit avec l’organisation politique et les lois antérieures. Elle était donc, de prime abord, souveraine, constituante. Si elle s’abaissa à chercher un terrain de conciliation, ce fut par une raison de politesse purement formelle vis-à-vis de la couronne, ce fut pure cérémonie. Je n’ai pas à rechercher ici jusqu’à quel point l’Assemblée nationale avait, vis-à-vis de la nation, le droit de se placer sur un terrain de conciliation. À mon avis, la bonne volonté des deux parties devait empêcher le conflit avec la couronne. Mais un point est établi : les lois du 6 et du 8 août, dont on était convenu avec la Diète fédérale, sont formellement sans valeur. Elles n’ont d’importance matérielle que dans la mesure où elles expriment et fixent les conditions sous lesquelles l’Assemblée nationale pourrait être la véritable expression de la souveraineté nationale. La législation élaborée par la Diète fédérale n’était qu’une formule servant à épargner à la couronne l’humiliation de proclamer : Je suis vaincue !

Je passe maintenant. Messieurs les jurés, à une explication plus précise du discours prononcé par le ministère public.

Il nous a dit : « La couronne s’est dépouillée d’une partie de la puissance qu’elle possédait pleinement. Même dans la vie ordinaire, ma renonciation ne dépasse pas les termes précis dans lesquels elle est conçue. Mais la loi du 8 avril 1848 ne confère pas plus à l’Assemblée nationale le droit de refuser les impôts qu’elle ne désigne Berlin comme la résidence nécessaire de l’Assemblée. »

Messieurs, la puissance que la couronne possédait encore était brisée. Elle renonçait à cette puissance pour en sauver les débris. Vous vous rappelez, Messieurs, que le roi, après son avènement au trône à Königsberg et à Berlin, s’était formellement engagé sur l’honneur à consentir un pacte constitutionnel. Vous vous souvenez qu’en 1847 le roi, en ouvrant la session de la Diète fédérale, jura bien haut qu’il ne souffrirait pas qu’il y eut un morceau de papier entre lui et son peuple. Après mars 1848 il s’est lui-même proclamé roi constitutionnel dans la constitution octroyée. Il avait glissé entre lui et son peuple un colifichet abstrait et latin, le morceau de papier. Le ministère public osera-t-il prétendre que le roi a donné, de son plein gré un démenti aussi éclatant à ses solennelles assurances, qu’il s’est, de son plein gré, rendu coupable, sous les yeux de toute l’Europe, de l’intolérable inconséquence d’approuver la transaction, la constitution ? Le roi faisait les concessions auxquelles le contraignait la Révolution. Ni plus, ni moins !

La comparaison populaire du ministère public ne prouve malheureusement rien ! Sans aucun doute, quand je fais une renonciation, je ne renonce à rien de plus qu’à ce à quoi je renonce expressément. Si je vous faisais un cadeau, il serait vraiment imprudent de vouloir m’obliger à vous rendre de nouveaux services en vous appuyant sur mon acte de donation. Mais, après Mars, c’était le peuple qui faisait le cadeau ; c’était la couronne qui le recevait. Il va de soi que le don doit s’interpréter au sens du donateur et non du bénéficiaire, au sens du peuple et non au sens de la couronne.

La puissance absolue de la couronne était brisée. Le peuple avait vaincu. Tous deux conclurent un armistice, et le peuple fut trompé. Qu’il ait été trompé, c’est ce que le ministère public, Messieurs, a pris la peine de vous démontrer tout au long. Pour pouvoir contester à l’Assemblée nationale le droit de refuser les impôts, le ministère public a copieusement établi devant vous que, si quelque chose d’approchant se rencontrait dans la loi du 6 avril 1848, il ne se trouvait plus rien de semblable dans celle du 8 avril 1848. On avait donc mis à profit cet espace de temps pour dépouiller, deux jours après, les représentants du peuple des droits que, deux jours auparavant, on leur avait accordés. Le ministère pouvait-il compromettre d’une façon plus brillante l’honnêteté de la couronne, pouvait-il démontrer d’une façon plus irréfragable que l’on voulait tromper le peuple ?

Le ministère public dit encore : « Le droit de proroger et de transférer le siège de l’Assemblée nationale émane du pouvoir exécutif et est reconnu comme tel dans tous les pays constitutionnels. »

Pour ce qui est du droit du pouvoir exécutif de transférer le siège des Chambres législatives, je défie le ministère public de citer, en faveur de cette affirmation, la moindre loi ou le moindre exemple. En Angleterre, par exemple, le roi pourrait, en vertu de l’ancien droit historique, convoquer le Parlement en tel lien qu’il lui plairait. Il n’y a pas de loi désignant Londres comme le siège légal du Parlement. Vous savez, Messieurs, qu’en Angleterre les plus grandes libertés politiques sont, en général, sanctionnées par la coutume et non par un droit écrit, la liberté de la presse, par exemple. Mais il suffit d’exprimer l’idée qu’un ministère anglais pourrait transférer le Parlement de Londres à Windsor ou à Richmond pour en voir toute l’impossibilité.

Sans doute, dans les pays constitutionnels le roi a le droit de proroger les Chambres. Mais n’oubliez pas que, d’un autre côté, toutes les Constitutions fixent le délai pendant lequel les Chambres peuvent être prorogées, le temps après lequel elles doivent être convoquées à nouveau. En Prusse, il n’existait pas de Constitution ; elle est encore à faire ; aucun terme légal n’était fixé pour convoquer la Chambre prorogée ; la couronne n’avait donc, par suite, aucun droit à la prorogation. Sinon elle aurait pu proroger les Chambres pour dix jours, pour dix ans, à tout jamais. Quelle était la garantie que les Chambres fussent jamais convoquées, réunies ? L’existence des Chambres à côté de la couronne était remise au bon plaisir de cette dernière ; le pouvoir législatif était devenu une fiction, si toutefois on peut parler ici de pouvoir législatif.

Vous voyez. Messieurs, par un exemple, où l’on en arrive quand on veut apprécier le conflit entre la couronne prussienne et l’Assemblée national prussienne, en se plaçant dans les conditions où se trouvent les pays pourvus d’une Constitution. On en arrive à défendre la monarchie absolue. D’une part, on revendique pour la couronne les droits d’un pouvoir exécutif constitutionnel ; d’un autre côté, il n’existe pas de loi, pas de coutume, pas d’institution organique qui lui impose les limitations d’un pouvoir exécutif. Voici ce que l’on réclame de la représentation nationale : tu joueras vis-à-vis d’un roi absolu le rôle d’une Chambre constitutionnelle ! Est-il encore utile de développer que, dans le cas actuel, il ne s’agissait pas d’un pouvoir exécutif se trouvant en présence d’un pouvoir législatif ; que la séparation constitutionnelle des pouvoirs ne peut s’appliquer à l’Assemblée nationale et à la couronne de Prusse ?

Laissez de côté la Révolution, tenez-vous-en à la théorie officielle du compromis. D’après cette théorie même, deux pouvoirs souverains se trouvaient en présence. Sans aucun doute, l’un de ces deux pouvoirs devait abattre l’autre. Deux pouvoirs souverains ne peuvent fonctionner simultanément, l’un à côté de l’autre, dans un même État. C’est là une absurdité semblable à la quadrature du cercle. La puissance matérielle doit décider entre les deux souverainetés. Mais, pour nous, nous n’avons pas à rechercher ou la possibilité ou l’impossibilité d’un compromis.

Bref, deux puissances entraient en rapport pour conclure une transaction. Camphausen lui-même supposait qu’il était possible que la transaction n’arrivât pas à se conclure. De la tribune de l’Assemblée, il avertissait les partisans du compromis du danger qui menaçait le pays si la convention n’arrivait pas à conclusion. C’était le rapport originel existant entre la couronne et l’Assemblée nationale prête au compromis qui créait le danger, et, après coup, on veut rendre l’Assemblée nationale responsable de ce danger, alors que l’on nie ce rapport originel, alors qu’on transforme cette Assemblée en une Chambre constitutionnelle. On veut résoudre la difficulté en la passant sous silence !

Je crois, Messieurs, vous avoir démontré que la couronne n’avait le droit ni de transférer le siège de l’Assemblée, ni de la proroger.

Mais le ministère public ne s’est pas borné à rechercher si la couronne avait le droit de transférer le siège de l’Assemblée, il a essayé de prouver l’opportunité de ce transfert. « N’aurait-il pas été opportun que l’Assemblée nationale obéît à la couronne et allât siéger à Brandebourg ? » Le ministère public fonde cette opportunité sur la situation de la Chambre même. Elle n’était pas libre à Berlin, etc. L’intention de la couronne, en ordonnant ce transfert, ne perce-t-elle pas clairement ? N’a-t-elle pas dépouillé de toute apparence les motifs officiels de ce transfert ? Il ne s’agissait pas pour elle de la liberté des débats. Il s’agissait, au contraire, soit de renvoyer l’Assemblée et d’octroyer une Constitution, soit de créer une représentation illusoire en convoquant des représentants de bonne composition. Lorsque, contre toute attente, il se trouva à Brandebourg un nombre de députés suffisant pour prendre une décision, on laissa là l’hypocrisie, et l’on déclara dissoute l’Assemblée nationale.

D’ailleurs il va de soi que la couronne n’avait pas le droit de déclarer l’Assemblée nationale libre ou non. Personne autre que l’Assemblée ne pouvait décider si elle jouissait ou non de la liberté nécessaire à ses délibérations. Rien ne pouvait être plus commode pour la couronne, à chaque décision déplaisante de l’Assemblée, de déclarer que cette dernière n’était pas libre, qu’elle était irresponsable, de l’interdire !

Le ministère public a parlé également du devoir du Gouvernement de sauvegarder la dignité de l’Assemblée contre le terrorisme exercé par la population de Berlin. Cet argument a les allures d’une satire contre le Gouvernement. De la conduite tenue envers les personnes, je ne veux rien dire, et ces personnes étaient toujours les représentants élus du peuple. On a cherché à les humilier de toutes les façons, on les a poursuivies de la manière la plus infâme, on les a même traquées.

Laissons là les personnes. Comment a-t-on sauvegardé la dignité de l’Assemblée nationale dans ses travaux. Ses archives ont été livrées à la soldatesque, qui convertit en fidibus les documents des commissions, les messages royaux, les projets de lois, les travaux préparatoires, les jeta au feu et les foula aux pieds. On n’observa jamais les formes d’une exécution juridique, on s’empara des archives sans en faire le moindre inventaire. Le plan était d’anéantir ces travaux si précieux aux yeux du peuple pour mieux pouvoir calomnier l’Assemblée, pour anéantir ces projets de réforme sujets de haine du Gouvernement et des aristocrates. Après cela, n’est-il pas risible de prétendre que c’est poussé par une tendre sollicitude pour la dignité de l’Assemblée que le Gouvernement la transférée de Berlin à Brandebourg ?

J’en viens maintenant aux explications du ministère public sur la légitimité formelle de la décision de l’Assemblée tendant au refus des impôts. Pour donner à cette décision une valeur de légitimité formelle, il eût fallut que l’Assemblée la soumît à la sanction de la couronne.

Mais, Messieurs, la couronne ne se présentait pas en personne devant l’Assemblée, elle le faisait sous les traits du ministère Brandenbourg. L’Assemblée aurait donc dû, et c’est cette absurdité que réclame le ministère public, s’unir au ministère Brandenbourg pour proclamer le Cabinet coupable de haute trahison, pour lui refuser les impôts. Une semblable proposition n’a qu’un sens, l’Assemblée nationale aurait dû s’incliner sans condition devant toutes les exigences du ministère Brandenbourg.

Le refus de payer les impôts était encore formellement illégitime, nous dit le ministère public parce qu’une proposition ne peut devenir une loi qu’après une seconde lecture.

D’un coté, on se moque des formes essentielles auxquelles on était tenu vis-à-vis de l’Assemblée ; de l’autre, on réclame l’observation des formalités les moins essentielles.

Rien n’est plus simple. Une proposition acceptée en première lecture déplaît à la couronne ; on l’empêche la seconde lecture au moyen de la force armée : la loi est et demeure illégitime, parce qu’elle n’a pas subi la seconde lecture. Le ministère public néglige ce qu’il y avait d’exceptionnel dans ; la situation, au moment où les représentants du ; peuple prenaient cette décision sous la menace des baïonnettes. Le Gouvernement accumule coup de force sur coup de force. Il viole sans le moindre égard les lois les plus importantes, les actes d’Habeas corpus, la loi concernant la garde nationale. Il établit arbitrairement le despotisme militaire le plus illimité sous couvert d’état de siège. Il envoie au diable les représentants du peuple. Et tandis que, d’un coté, on viole impudemment toutes les lois, on réclame de l’autre l’observation stricte d’un règlement.

Je ne sais, Messieurs, si c’est falsification intentionné — je suis fort éloigné de la supposer chez le ministère public — ou ignorance quand on dit : « L’Assemblée nationale n’a pas voulu de de l’entente », elle « n’a pas cherché l’entente ».

Si le peuple reproche quelque chose à l’Assemblée de Berlin, ce sont bien ses propensions à l’entente. Si des membres de cette Assemblée éprouvent quelque repentir, c’est bien au sujet de leur furieuse recherche d’un compromis. C’est cette rage qui a peu à peu détaché le peuple d’elle, lui a fait perdre toutes ses positions, l’a exposée enfin aux attaques de la couronne sans qu’un peuple ne fût derrière elle. Quand elle voulut affirmer une volonté, elle se trouva isolée, impuissante, parce qu’elle n’avait pas su au bon moment avoir une volonté et l’affirmer. Elle dévoila cette manie quand elle nia la Révolution et sanctionna la théorie du compromis ; quand elle se rabaissa, d’Assemblée révolutionnaire qu’elle était, au rang d’association suspecte de partisans de compromis. Elle poussa à l’extrême la faiblesse dans son désir d’entente quand elle accepta de Pfuel, comme valable, la reconnaissance apparente du commandement de l’armée de Stein. La proclamation de ce commandement était devenue une farce, puisqu’il ne pouvait être question que d’un reflet plus comique encore du commandement de Wrangel. Et cependant, au lieu d’aller plus loin, elle saisit des deux mains l’interprétation qu’en donna le ministère Pfuel, interprétation qui affaiblissait et réduisait la chose à rien.

Pour éviter tout conflit avec la couronne, elle prit l’ombre d’une démonstration contre l’ancienne armée réactionnaire pour une démonstration véritable. Ce qui n’était qu’une solution apparente du conflit, elle eut l’hypocrisie de le tenir sérieusement pour la solution réelle. Si peu belliqueuse, si désireuse d’accommodement était cette Assemblée ! El le ministère public la représente si ardemment querelleuse !

Insisterai-je encore sur un symptôme qui dévoile bien le caractère accommodant de l’Assemblée ? Rappelez-vous, Messieurs, l’accord de l’Assemblée avec Pfuel sur la loi suspendant les amortissements. Si l’Assemblée n’avait pas su écraser l’ennemi en écrasant l’armée, il s’agissait avant tout, pour elle, de se ménager l’affection des paysans. Elle y renonça également. Pour elle, il s’agissait, avant de prendre en main les intérêts de sa propre existence, de s’accorder, d’éviter le conflit avec la couronne, de l’éviter dans toute circonstance. Et l’on reproche à cette Assemblée de n’avoir pas voulu de l’entente, de n’avoir pas recherché l’entente ? — Elle cherchait l’accord quand le conflit avait déjà éclaté. Vous connaissez, Messieurs, la brochure d’Unruh, un homme du centre. Vous y avez appris comment on tenta tout pour empêcher la rupture ; on envoya des députations à la couronne qui ne furent pas admises ; quelques députés cherchèrent à convaincre les ministres, qui les renvoyèrent avec une hauteur dédaigneuse. On voulut faire des concessions que l’on tourna en dérision. L’Assemblée voulait encore faire la paix quand il ne pouvait plus être question que de s’armer pour la guerre. Et le ministère public accuse cette Assemblée de n’avoir pas voulu de l’entente, de ne l’avoir pas recherchée ?

L’Assemblée de Berlin s’abandonnait évidemment à la plus grande des illusions, ne comprenait ni sa propre position ni ses propres conditions d’existence quand, avant le conflit, pendant le conflit même, elle tenait pour possible une entente amiable, un accord avec la couronne et cherchait à le réaliser.

La couronne ne voulait pas d’entente, ne pouvait le vouloir. — Ne nous trompons pas, Messieurs les jurés, sur la nature de la lutte qui s’éleva en mars et se poursuivit ensuite entre l’Assemblée nationale et la couronne. Il ne s’agit plus ni d’un conflit ordinaire entre un ministère et une opposition parlementaire ; il ne s’agit pas d’un conflit entre des gens qui sont ministres et d’autres qui veulent le devenir ; il ne s’agit pas d’une lutte entre deux fractions politiques, au sein d’une Assemblée législative. Il est possible que des membres de l’Assemblée appartenant à la minorité l’aient cru. Ce n’est pas l’opinion des partisans du compromis, c’est la véritable situation historique de l’Assemblée nationale telle qu’elle s’est présentée à la suite de la révolution européenne et de la révolution de mars issue de cette dernière, qui l’a décidée. On était en présence non du conflit politique de deux fractions survenant dans les limites d’une même société, mais d’un conflit de deux sociétés, conflit social qui a pris une forme politique. C’était la lutte de l’ancienne société, féodale et démocratique, et de la moderne société bourgeoise, la lutte de la société de la libre concurrence et de la société fondée sur l’association corporative, entre la société basée sur la propriété foncière et la société industrielle, entre la société de la foi et la société de la science.

L’expression politique de l’ancienne société, c’étaient la royauté de droit divin, la tutelle de la bureaucratie, l’indépendance de l’armée. La base sociale qui correspondait à cette ancienne puissance politique, c’étaient la propriété seigneuriale privilégiée avec ses paysans serfs ou demi-serfs, la petite industrie patriarcale ou organisée en corporations, l’opposition brutale de la ville et de la campagne, et surtout la suprématie de la campagne sur la ville.

L’ancienne puissance politique, royauté de droit divin, tutelle de la bureaucratie, armée indépendante, voyait sa propre base matérielle manquer sous ses pieds dès que l’on portait la main sur la base de l’ancienne société, la propriété foncière privilégiée, la noblesse elle-même, la suprématie de la campagne sur la ville, la dépendance de la population agricole et toute la législation correspondant à ces conditions d’existence, règlements communaux, législation criminelle, etc. L’Assemblée nationale perpétra cet attentat.

D’autre part, l’ancienne société voyait la puissance politique s’échapper de ses mains dès que la couronne, la bureaucratie, l’armée perdaient leurs privilèges féodaux. Et l’Assemblée nationale voulait détruire ces privilèges. Rien d’étonnant donc à ce que l’armée, la bureaucratie, et la noblesse unies aient poussé la couronne à un coup de force. Rien d’étonnant que la couronne, qui savait combien son propre intérêt était étroitement lié à l’existence de l’ancienne société féodale et bureaucratique, se soit laissé entraîner à un coup de force. La couronne était le représentant de la société féodale et bureaucratique, comme l’Assemblée nationale était le représentant de la société bourgeoise moderne. Les conditions d’existence de cette dernière exigent que la bureaucratie et l’armée, de maîtresses qu’elles étaient du commerce et de l’industrie tombent au rang d’instruments, de simples organes du négoce bourgeois. La société moderne ne peut tolérer que l’agriculture soit entravée par les privilèges, que l’industrie soit gênée par la tutelle de la bureaucratie. Cela contredit à son principe vital, à la libre concurrence. Elle ne peut tolérer que les conditions du commerce étranger au lieu d’être déterminées par les intérêts de la production nationale le soient par les considérations de la politique internationale des cours. Elle doit subordonner l’administration financière aux conditions de production, tandis que l’ancien État doit subordonner la production aux besoins de la royauté de droit divin. à la réparation des remparts de la couronne, à ses soutiens sociaux. L’industrie moderne est, de fait, une niveleuse ; aussi la société moderne doit-elle renverser toute barrière juridique et politique entre la campagne et la ville. Ou trouve encore chez elle des classes, on n’y rencontre plus d’états. Son développement a sa source dans la lutte de ces classes ; mais celles-ci s’unissent pour faire front contre les états et leur royauté de droit divin.

La royauté de droit divin, expression politique supérieure, représentant politique supérieur de l’ancienne société féodale et bureaucratique ne peut donc faire de concessions sincères à la société bourgeoise moderne. Le simple instinct de conservation, la société qui la soutient, sur laquelle elle s’appuie, la pousseront continuellement à retirer les concessions faites, à affirmer le caractère féodal, à risquer la contre-révolution !

Après une révolution, la contre-révolution permanente devient, pour la couronne, une question d’existence de tous les jours.

D’autre part, la société bourgeoise moderne ne peut avoir de cesse avant d’avoir ruiné, anéanti, la puissance officielle léguée par la tradition, par laquelle l’ancienne société s’affirme encore violemment, avant d’avoir détruit la puissance de l’État. Le règne de la royauté du droit divin est le règne des éléments surannés de la société.

Pas de trêve donc entre les deux sociétés. Leurs intérêts matériels, leurs besoins, exigent une lutte à mort : l’une doit triompher, l’autre succombe. Voilà la seule entente qui puisse s’établir entre elles. Donc pas de trêve non plus entre les représentants suprêmes dans l’ordre politique de ces deux sociétés, entre la représentation nationale et la couronne. L’Assemblée se trouvait dans cette alternative : s’incliner devant l’ancienne société ou se dresser comme puissance indépendante en face de la couronne.

Messieurs, le ministère public a qualifié le refus des impôts de mesure « qui ébranle les assises de la société ». Le refus des impôts n’a rien à voir avec les assises de la société.

D’où vient, Messieurs, qu’en général les impôts, leur octroi et leur refus jouent un si grand rôle dans l’histoire du constitutionnalisme ? L’explication en est très simple. De même que les serfs achetaient aux barons féodaux leurs privilèges contre espèces, des peuples entiers en agirent de même vis-à-vis des rois féodaux. Les rois avaient besoin d’argent dans leurs guerres contre les nations étrangères et en particulier dans leurs luttes contre les seigneurs féodaux. Plus le commerce et l’industrie se développaient, plus ils avaient besoin d’argent. Mais, à mesure que se développait le tiers état, la bourgeoisie, il avait à disposer de sommes de plus en plus fortes. Dans cette même mesure, il achetait aux rois, par le moyen des impôts, des libertés de plus en plus nombreuses. Pour s’assurer ces libertés, il se réserva le droit de renouveler les services d’argent à certains termes, le droit de consentir et de refuser l’impôt. Dans l’histoire de l’Angleterre, en particulier, vous pouvez suivre cette évolution jusque dans le détail.

Dans la société médiévale, les impôts étaient le seul lien unissant la société bourgeoise encore au berceau à l’État féodal qui régnait, lien qui obligea ce dernier à faire à la première des concessions, à se plier à son développement, à s’adapter à ses besoins. Dans les États modernes, ce droit de consentement et de refus des impôts s’est transformé en un contrôle qu’exerce la société bourgeoise sur l’administrateur de ses intérêts généraux, sur le Gouvernement.

Des refus d’impôts partiels font, vous le savez, partie intégrante de tout mécanisme constitutionnel. On refuse les impôts de cette façon chaque fois que l’on rejette le budget. Le budget courant n’est voté que pour un certain temps. Les Chambres doivent donc, si elles ont été prorogées, être rappelées après de très courts intervalles. Il est donc impossible à la couronne de se rendre indépendante. Les impôts sont définitivement refusés par le rejet d’un budget, dès que la nouvelle Chambre ne donne pas une majorité au ministère ou que la couronne ne nomme pas un ministère d’accord avec les nouvelles Chambres. Le rejet du budget est donc un refus de l’impôt sous forme parlementaire. Cette forme ne pouvait être employée dans le présent conflit parce que la Constitution n’existait pas : elle était encore à créer.

Mais un refus d’impôt tel qu’il se présente dans le cas actuel, refus par lequel on ne se contente pas de rejeter le nouveau budget, mais on interdit encore le paiement des impôts courants, un tel refus n’a rien d’inouï. C’était un fait très fréquent au Moyen Âge. Même l’ancienne Diète impériale allemande (Reichstag), les anciens États féodaux du Brandebourg ont pris des décisions tendant à refuser les impôts. Dans les pays constitutionnels modernes, les exemples ne manquent pas. En 1832, le refus des impôts amena, en Angleterre, la chute du ministère Wellington. Et remarquez-le bien. Messieurs : Ce n’est pas le Parlement qui, en Angleterre, refusa alors les impôts, ce fut le peuple qui proclama ce refus et l’exécuta dans la plénitude de sa puissance. Mais l’Angleterre est le pays historique du constitutionnalisme.

Je suis très éloigne de le nier : la Révolution anglaise, qui a fait monter Charles Ier sur l’échafaud, a commencé par le refus des impôts. La Révolution de l’Amérique du Nord, qui se termina par la déclaration d’indépendance, commença par le refus des impôts. Ce refus peut de même, en Prusse, annoncer des choses très graves. Mais ce qui conduisit Charles Ier à l’échafaud, ce ne fut pas John Hampden, mais son égoïsme, la dépendance où le tenaient les États féodaux, sa présomption de vouloir réduire par la violence les revendications impérieuses de la société naissante. Le refus des impôts n’est qu’un symptôme du différend existant entre la couronne et la nation ; c’est une preuve que le conflit entre le Gouvernement et le peuple a déjà pris un caractère élevé, menaçant. Cet acte n’est pas l’origine du différend, du conflit. Il ne fait qu’exprimer l’existence du fait. Mettant les choses au pire, cet acte est suivi du renversement du gouvernement existant, de la forme actuelle de l’État. Mais les fondements de la société ne s’en trouvent pas atteints. Dans le cas qui nous occupe, le refus des impôts était une légitime défense de la société contre le Gouvernement qui en menaçait les hases.

Le ministère public nous reproche enfin d’avoir, dans l’appel incriminé, été plus loin que l’Assemblée nationale. « D’abord l’Assemblée n’a pas publié sa décision. » Répondrais-je sérieusement, Messieurs ? La décision ordonnant le refus des impôts n’a pas été publiée par le Bulletin des lois. L’Assemblée nationale n’aurait donc pas, comme nous, provoqué à la violence, ne se serait pas en général placée, comme nous, sur le terrain révolutionnaire ; elle aurait voulu s’en tenir au terrain légal.

Tout à l’heure le ministère public qualifiait l’Assemblée d’illégale, maintenant il la représente comme légale ; dans les deux cas, il n’agit jamais que dans le but de nous incriminer. Du moment que la perception des impôts a été déclarée illégale, ne dois-je pas repousser par la violence l’exercice violent de l’illégalité ? Même en nous plaçant à ce point de vue, nous eussions été justifiés à repousser la violence par la violence. Il est d’ailleurs parfaitement exact que l’Assemblée voulait se maintenir sur le terrain purement légal, sur le terrain de la résistance passive. Deux voies s’ouvraient à elle : la voie révolutionnaire. Elle ne s’y engagea pas. Ces messieurs de l’Assemblée ne voulaient pas risquer leur tête. Ou bien le refus des impôts se réduisant à une résistance passive ; elle prit ce chemin. Mais le peuple, pour se conformer à sa décision devait se placer sur le terrain révolutionnaire. La conduite de l’Assemblée fut déterminante pour la nation. L’Assemblée n’a pas de droits par elle-même ; la nation lui a simplement confié la revendication de ses propres droits. Si, elle ne remplit pas son mandat, elle devient caduque. La nation en personne entre alors en scène et agit dans la plénitude de sa puissance. Si, par exemple, une Assemblée nationale s’était vendue à un Gouvernement traître, la nation devrait les chasser tous deux, Gouvernement et Assemblée. Si la couronne fait une contre-révolution, la nation y répond à bon droit par une révolution. Le peuple n’a que faire, en ce cas, de l’autorisation d’une Assemblée nationale. Mais l’Assemblée elle-même a publié que le Gouvernement prussien tenta d’exécuter un attentat de haute trahison.

Je me résume brièvement, Messieurs les jurés. Le ministère public ne peut invoquer contre nous les lois du 6 et du 8 avril puisque la couronne les a déchirées elle-même. En soi et pour soi, ces lois ne tranchent rien. Ce sont des créations arbitraires de la Diète fédérale. La décision de l’Assemblée nationale ordonnant le refus des impôts était valable formellement et matériellement. Dans notre appel, nous avons été plus loin que l’Assemblée nationale ne l’a fait. C’était notre droit ; c’était aussi notre devoir.

Je répète, en terminant, que c’est seulement le premier acte du drame qui vient de finir. La lutte entre les deux sociétés, la société médiévale et la société bourgeoise, renaîtra sous des formes politiques. Les mêmes conflits recommenceront dès que l’Assemblée sera de nouveau réunie. L’organe du ministère, la Neue preussiche Zeitung, le prophétise déjà : les mêmes gens ont voté une fois encore, et il sera nécessaire de dissoudre violemment l’Assemblée pour une seconde fois.

Mais, quelle que puisse être la voie ou s’engagera la nouvelle Assemblée nationale, le résultat ne peut être qu’un triomphe complot de la contre-révolution, ou bien une nouvelle Révolution victorieuse ! Peut-être la victoire de la Révolution n’est-elle possible qu’après l’achèvement de la contre-révolution.

[Plaidoyer de Karl Schapper][modifier le wikicode]

L’accusé Schapper a la parole.

Karl Schapper : Messieurs les jurés. Après la défense que vient de prononcer mon coaccusé, M. Marx, je n’ai plus que quelques mots à vous adresser. Le ministère public a tenté, dans l’accusation qu’il portait contre nous, de se placer sur le terrain constitutionnel ; mais la chose, et vous partagerez mon opinion, ne lui a point réussi. Il a cherché à prouver : 1o que le roi avait le droit de proroger et de dissoudre l’Assemblée nationale constituante de Prusse ; celle-ci, par suite, ne pouvait plus prendre de décisions après le 9 novembre, et ne pouvait donc ordonner le refus des impôts ; 2o que l’Assemblée n’avait d’ailleurs pas le droit de refuser les impôts ; 3o que même, eût-elle été investie du droit d’ordonner ce refus, elle n’aurait dû l’exercer qu’en cas de nécessité extrême, parce qu’une semblable mesure conduit à la guerre civile, — et cette nécessité extrême ne s’est pas encore produite ; et 4o qu’enfin, nous accusés, nous avons été beaucoup plus loin que messieurs les partisans de compromis, nous avons directement tenté de mettre à exécution la décision ordonnant le refus des impôts et nous tombons par suite sous le coup du Code pénal.

Permettez-moi, Messieurs les jurés, d’exprimer sur ce point mon opinion, qui est contraire à celle du ministère public. En mars, le peuple avait vaincu ; la monarchie absolue était abattue ; la nation était même en position de supprimer complètement la monarchie. La majorité de la nation cependant se prononça en faveur de la monarchie constitutionnelle et demanda que ses représentants fixassent les droits et les prérogatives du roi d’une part, du peuple de l’autre.

La souveraineté du peuple était solennellement reconnue ; on convoqua l’Assemblée nationale et cette dernière se trouvait placée, sinon au-dessus de la couronne, au moins au même rang qu’elle. Nous sommes ici en présence de deux personnes morales qui doivent conclure entre elles un contrat. Aucune d’elles n’a le droit de supprimer, d’anéantir complètement l’autre, sinon toute convention, tout compromis cesserait. Si le roi pouvait, par sollicitude pour l’Assemblée, la transférer de Berlin à Brandebourg, l’Assemblée, de son côté, avait tout autant le droit, par sollicitude pour la personne du roi, de le transférer de Potsdam à Berlin. Si le roi avait le droit de chasser la Constituante, cette Assemblée était bien plus justifiée encore à chasser le monarque. Et cependant il est peu vraisemblable que le ministère public ait voulu revendiquer ce droit pour l’Assemblée. La contre-révolution, par d’adroites manœuvres, a momentanément triomphé, et cette victoire lui a donné le droit d’agir à sa fantaisie : voilà ce qu’aurait dû dire le ministère public ; il n’aurait pas dû se placer sur le terrain constitutionnel.

Pour ce qui est du second point, je ne veux pas m’appuyer sur une foule d’anciennes lois surannées et remontant au delà des événements de mars. Je ne veux pas imiter monsieur le procureur. Je chercherai mon appui dans la saine raison. Messieurs les jurés, dans un État constitutionnel, le roi est le magistrat suprême ; le peuple lui a donné la tâche de faire exécuter les lois dans l’intérêt de tous et non pas seulement dans l’intérêt de sa maison ou dans celui d’une classe. — C’est pour cet office que le peuple le paie. — S’il ne le remplit plus, il ne reçoit plus d’argent. Tout cela est très simple et tout à fait dans le goût de la bourgeoisie constitutionnelle. C’est en ce sens qu’agit l’Assemblée constituante quand elle prononça le refus des impôts. Elle avait parfaitement le droit de le faire.

En ce qui concerne le troisième point, le ministère public a dit qu’il n’était pas nécessaire de refuser les impôts, l’Assemblée eût-elle eu le droit d’en décider ainsi, le prétends qu’elle eût dû agir ainsi bien auparavant. Nous ne serions pas vaincus actuellement par la contre-révolution. Mon prédécesseur vous a déjà démontré très clairement que ce ne sont pas des personnes ou des fractions isolées qui se combattent ici. Ce qui se trouve en présence, ce sont l’ancienne société féodale surannée et la nouvelle société bourgeoise qui lutte pour l’hégémonie. Il vous a montré que c’est une lutte à mort. Il s’agit ici d’établir si, nous autres Allemands, nous possédons encore assez de vitalité pour sortir d’une situation que nous aurions dû depuis longtemps abolir, ou si, véritablement, nous reculons et devons tomber dans le despotisme asiatique.

Ceux qui, auparavant, croyaient à la loyauté de la couronne voyaient clairement, dès le mois d’août, que le roi et ses représentants n’avaient pas l’intention de tenir les promesses faites en mars. Dès ce moment on aurait dû non conclure une trêve insoutenable, mais engager la lutte à nouveau. On aurait ainsi certainement épargné à notre patrie une calamité indicible.

Vous vous souvenez, Messieurs, de la proposition du député Stein. Il demandait tout simplement que le ministère témoignât de la loyauté de ses sentiments envers les institutions constitutionnelles en faisant aux officiers réactionnaires un devoir d’honneur de sortir de l’armée. Que firent les valets de la couronne ? Ils refusèrent d’exécuter la décision de l’Assemblée et se retirèrent. Puis en vinrent d’autres qui prirent des demi-engagements pour gagner du temps, parce qu’alors on n’osait pas encore ouvertement dévoiler ses plans. Si l’on avait agi de bonne foi, si l’on avait réellement voulu renoncer à la vieille société féodale et reconnaître la société bourgeoise, on aurait exécuté, dès le printemps, les mesures préconisées par Stein, et l’on ne serait pas entré en conflit avec l’Assemblée nationale. En fait, Messieurs, dans un pays constitutionnel, les officiers ne sont plus des serviteurs du roi, mais des serviteurs de l’État qui paie leurs services. S’ils ne sont pas d’accord avec les institutions de l’État, s’ils ne veulent ou ne peuvent le servir loyalement et fidèlement, l’honneur leur commande de se retirer et de ne pas se laisser payer plus longtemps pour des services qu’ils ne veulent point rendre. Rien de plus simple.

Quand, plus tard, l’Assemblée nationale voulut supprimer les droits féodaux pesant sur la classe paysanne, quand elle abolit la noblesse, les vains titres et les ordres, on cria au meurtre et à l’assassin, et l’on poussa la couronne à accomplir un coup d’État aussi rapidement que possible. On cria à l’atteinte portée à la propriété comme si l’on n’avait pas précisément projeté, en supprimant les privilèges féodaux, de fonder la propriété bourgeoise. Si l’on avait voulu réellement l’État moderne, constitutionnel et bourgeois, on aurait tout simplement supprimé les privilèges qui sont un obstacle à son développement ou le rendent impossible. On ne se serait pas accroché aux petits rubans qui, de notre temps, ne doivent pas avoir d’importance, qui sont des jouets inutiles et ne font que coûter à la nation déjà imposée un argent considérable.

Oui, Messieurs les jurés, je prétends encore une fois que l’on aurait dû, en septembre déjà, refuser les impôts ! Il y avait une nécessité absolue à le faire si l’on voulait sauver la société moderne, si l’on voulait, une fois pour toutes, en finir avec la société féodale.

Le ministère public prétend de plus que le refus des impôts conduit directement à la guerre civile, à l’anarchie.

L’anarchie, Messieurs, existait déjà avant que ne fut prise la décision de refuser les impôts. L’anarchie existe toujours quand, comme c’est le cas en Prusse, une minorité cherche à se placer à la tête de l’État en usant de violence brutale vis-à-vis de la majorité. Le refus des impôts était le seul moyen d’éviter une nouvelle révolution ; aussi l’Assemblée nationale y eut-elle recours. Ne donnez plus leur provende aux valets de la réaction, et leur résistance se dissipera bientôt. Devant la pénurie s’inclinent et deviennent impuissants même les canons et les baïonnettes. Le refus des impôts est l’ultima ratio populorum à l’ultima ratio regum. Si le pouvoir public ne veut pas reconnaître les volontés de la majorité, si le Gouvernement lui oppose ses canons et ses baïonnettes, la majorité n’a tout simplement qu’à fermer sa bourse, et les menaces de la faim mettront bientôt à la raison les récalcitrants.

Le refus des impôts est le seul moyen pacifique de faire prévaloir la volonté nationale contre la force brutale.

Enfin, Messieurs, le ministère public prétend que nous sommes allés beaucoup plus loin que messieurs les conciliateurs.

Le ministère public voudrait prétendre que l’Assemblée nationale voulait simplement prendre sa décision sans avoir l’intention de l’exécuter, voulait faire une mauvaise plaisanterie. Je ne le crois cependant pas. Si l’on décide quelque chose, on doit avoir l’intention d’exécuter sa décision. Aussi, nous inculpés, nous ne sommes nullement allés plus loin que messieurs les conciliateurs. Si vous savez que personne n’a le moindre droit à vous prendre votre argent, mais que quelqu’un s’avise de s’en emparer et veut vous l’arracher par la force, que faites-vous donc ? Vous vous mettez en défense, vous défendez votre propriété et vous vous attaquez à votre agresseur : — c’est tout naturel. Il en est exactement de même dans le refus des impôts. L’Assemblée nationale avait déclaré qu’un ministère coupable de haute trahison n’avait plus aucun droit de lever les impôts ; il était donc du devoir d’un bon citoyen de se mettre en état de défense pour protéger sa propriété contre des attaques non autorisées. En Angleterre, en pareil cas, on ferme sa maison et l’on traite comme un voleur quiconque cherche à s’y introduire par force.

Messieurs, je suis sûr que vous reconnaissez le droit de refuser les impôts. Je suis donc convaincu que, malgré la victoire de la contre-révolution, vous ne nous déclarerez pas coupables, nous qui avons essayé de faire prévaloir ce droit sur l’ordre des représentants de la nation. Mais, même au cas où vous ne le reconnaîtriez pas, vous nous acquitterez, parce que le gouvernement, vraisemblablement pour des raisons politiques, n’a pas encore fait poursuivre les instigateurs de cette décision, ainsi que l’a déclaré M. Rintelen.

Notre procès a quelque ressemblance avec celui qui fut instruit à Strasbourg, en 1836. À ce moment aussi le Gouvernement français laissa en liberté, pour des motifs politiques, le principal accusé, le président actuel de la République française, alors qu’il traduisait devant les assises les officiers et les citoyens qui avaient favorisé les vues du prétendant. Les jurés de Strasbourg acquittèrent ces derniers à l’unanimité, bien qu’ils eussent été pris les armes à la main.

Messieurs les jurés, je n’ai plus rien à ajouter à ma défense. Je suis persuadé, en effet, que vous reconnaissiez ou non à l’Assemblée nationale le droit de refuser les impôts, vous répondrez par un acquittement à la plainte du parquet.

[Plaidoyer de Karl Schneider II][modifier le wikicode]

L’inculpé Schneider II a la parole :

Karl Schneider II : Messieurs les jurés. Quand la nouvelle du triomphe de la contre-révolution à Vienne arriva à Berlin, la contre-révolution qu’on préparait depuis longtemps en notre pays suivit de près. Ici comme là-bas, les instruments des anciens pouvoirs, qui venaient de renaître à l’instant s’empressèrent de poursuivre, sous le couvert des lois, tous ceux qui, en quelque façon, avaient participé à la précédente révolution. À Vienne, ces lois furent appliquées par Windischgrätz et par les Croates. La Prusse avait Wrangel, les avocats et les procureurs généraux. Ici comme là-bas, les jugements et les réquisitoires ne se mesurèrent pas à l’aune des lois. Quiconque est suspect, quiconque est soupçonné d’un acte qui tomberait sous le coup de lois inapplicables si l’on s’en tenait à la lettre est menacé de la potence. On lui distribue la poudre et le plomb. L’inculpé sur lequel ne pèse même pas un soupçon est gratifié d’un certain nombre d’années de travaux forcés, qui varie suivant les circonstances. Comme on avait honte de nous accuser nous, qui avons fait notre devoir, de renversement de la Constitution ou de provocation à la guerre civile, on nous poursuit en vertu d’un article pénal qui ne convient en aucune façon, article qui ne menace que d’une peine légère. Je dois, Messieurs, vous lire l’ensemble des articles 209-217 de notre Code pénal. Cette lecture vous convaincra immédiatement du peu d’application qu’ils ont au cas actuel, tandis que notre acte, s’il ne restait pas impuni pour des motifs politiques, pouvait tomber sous le coup des articles 87, 90, 102, en qualité de complot tendant à exciter la guerre civile, à porter les armes contre le pouvoir royal ou à provoquer à les porter ; dans les articles invoqués par le ministère public, le seul acte passible de punition est la seule résistance matérielle opposée à certains fonctionnaires déterminés, la résistance matérielle d’un fraudeur, d’un emprisonné rebelle.

L’inculpé cherche à faire ressortir dans le détail cette différence en comparant les passages de la loi correspondants. Il essaie d’établir, eu égard à la jurisprudence existante, que l’appel à la rébellion visé par l’article 217 doit être direct, précis, par analogie avec l’article 102 qui contient expressément le mot « directement». Puis il continue :

Tout cela ne s’applique pas à l’appel incriminé. Il ne contient ni provocation à un acte déterminé, ni provocation directe à un acte semblable. Vous avez à apprécier, Messieurs, exclusivement le contenu de l’appel incriminé et non notre ancienne opinion que nous ne vous avons pas dissimulée sur le droit qu’a le peuple à exercer une résistance à main armée. On voit immédiatement que nous ne faisions qu’exprimer théoriquement ce que les circonstances nous commandaient de faire. Nous n’avons pas adressé d’appel à ceux qui devaient refuser les impôts. Nous nous sommes contentés d’inviter les groupements existants à faire des propositions dans notre sens et à exécuter des décisions éventuelles. Si enfin le ministère public veut trouver matière à condamnation dans notre appel, même si la décision tendant à refuser les impôts, prise par l’Assemblée nationale, était légitime, si cette Assemblée n’a pas évidemment provoqué à la violence, la rébellion n’est pas moins une conséquence nécessaire. Plusieurs jours déjà avant la décision de l’Assemblée, nous, c’est-à-dire le Comité démocratique provincial, avions recommandé le refus des impôts à titre d’acte de légitime défense ; mais en même temps nous avons déconseillé toute résistance par la force (l’inculpé lit l’appel dont il s’agit daté du 14 novembre). Quand la décision de l’Assemblée eut été publiée, nous avons déclaré, en nous appuyant particulièrement sur ce vote, que tous les modes de résistance étaient légitimes.

C’est uniquement dans le but d’éclaircir la prétention audacieuse du ministère public déclarant que la légitimité de l’application de l’article du Code pénal ne pouvait faire de doute pour personne, que j’ai examiné, avec une certaine répugnance intérieure, je l’avoue, le contenu et l’origine de notre appel ; le caractère non répréhensible de celui-ci devait d’ailleurs être démontré par des motifs d’ordre politique. À ce point de vue, mes coaccusés ont montré d’une façon si complète et si frappante combien l’accusation se soutenait peu, que je veux me borner à reprendre quelques points seulement du réquisitoire du ministère public. Une renonciation, dit-il, ne peut être étendue, interprétée. La couronne a fait abandon d’une partie de ses droits souverains. Elle a convoqué une Assemblée pour convenir de la Constitution. Mais par ce fait, même, elle ne renonçait pas au droit de transférer, de suspendre, de clore cette Assemblée. On pourrait, à meilleur droit, Messieurs, interpréter en sens contraire cette affirmation du ministère public touchant la renonciation du printemps dernier. La souveraineté résidait en droit d’ailleurs, comme en fait, chez le peuple. Si ses représentants qui, il est vrai, suivant la lettre de la loi électorale, n’étaient autorisés qu’à conclure un compromis, mais qui, en réalité, avaient reçu du pouvoir victorieux, issu d’une révolution incontestable, la mission d’établir une Constitution, si ses représentants étaient d’accord sur la théorie des compromissions, cette déclaration, cette renonciation ne doit pas non plus voir son sens s’élargir. Vis-à-vis de la couronne, le peuple était le contractant légitime. La renonciation au droit d’octroyer la Constitution en toute indépendance ne peut s’entendre en ce sens qu’un seul des contractants, le peuple, se voit dépouiller de tout droit de libre disposition. Le pouvoir de conclure librement la convention cessait évidemment dès que le peuple ou ses représentants ne pouvaient plus élaborer un projet de l’instrument de conciliation, dès que les représentants du peuple se voyaient interdire d’exprimer leur opinion à ce sujet, que leur majorité ait d’ailleurs pris ses décisions librement ou sous le coup d’une terreur due à des influences extérieures.

D’autre part, la décision prise le 31 octobre, jour où Waldeck déposa sa proposition soutenue de toutes façons par le peuple de Berlin et où l’on offrait à la liberté populaire, menacée à Vienne, le secours de toutes les forces publiques, proposition qui fut rejetée par l’Assemblée, cette décision prouvait, de la façon la plus indiscutable, que, de fait, ses résolutions n’étaient pas dictées par la terreur, et c’est cependant ce qu’admet comme démontré le ministère public.

L’accusation s’est ensuite efforcée d’établir en de fort longs développements que l’Assemblée dissoute n’avait pas le droit d’accorder les impôts et, par suite, de les refuser. Bien qu’il ne soit pas difficile, vu l’état de la législation d’alors, de prouver le droit qu’avait l’Assemblée de le faire, la chose est, dans notre cas, parfaitement indifférente. Le refus des impôts n’a pas été, en effet, l’expression d’un droit émanant de la Constitution ou de la loi, ce fut un acte de légitime défense exercé contre un ministère révolutionnaire, qui violait les droits reconnus de la nation. Précisément la distinction établie par le ministère public entre une Assemblée constitutionnelle et une Assemblée constituante amène à une distinction entre le refus des impôts accompli dans les limites de la Constitution et le refus des impôts décidé dans le cas qui nous occupe.

Le ministère public enfin insiste sur le jugement porté par le pays sur le conflit surgi entre la couronne et le peuple. Mais vraiment la voix de la nation s’est prononcée assez nettement, dans les dernières élections, en faveur de la seconde Chambre, et votre jugement, j’en suis convaincu, Messieurs, prouvera, en nous absolvant unanimement que vous approuvez le verdict porté par le pays. »

Après une délibération d’une demi-heure, le jury prononça l’acquittement à l’unanimité.

  1. Vereinigter Landtag.