Le problème national et les tâches du parti prolétarien

De Marxists-fr
Aller à la navigation Aller à la recherche


Les thèses[1] ont sans doute été rédigées sur la base d'une étude sérieuse, tant des conditions économiques et politiques de l'Afrique du Sud que de la littérature du marxisme et du léninisme, celle des bolcheviks‑léninistes en particulier. Aborder de façon scientifique et sérieuse toutes les questions, c'est une des conditions les plus importantes de succès pour une organisation révolutionnaire. L'exemple de nos amis sud‑africains confirme une fois de plus qu'à l'époque actuelle, seuls les bolcheviks-léninistes, c'est‑à‑dire les révolutionnaires prolétariens conséquents, s'intéressent sérieusement à la théorie, analysent la réalité, apprennent eux-mêmes avant d'apprendre aux autres. La bureaucratie stalinienne, elle, a depuis longtemps remplacé le marxisme par une combinaison d'ignorance et d'insolence.

Dans les lignes qui suivent, je veux faire quelques remarques au sujet du projet de thèses qui doivent servir de programme à la Ligue communiste d'Afrique du Sud. Je n'oppose en aucun cas mes remarques au texte de ces thèses. Ma connaissance des conditions en Afrique du Sud est trop insuffisante pour que je puisse prétendre à une opinion pleinement achevée sur toute une série de questions pratiques. C'est seulement dans quelques cas qu'il m'arrivera d'exprimer mon désaccord avec certaines affirmations du projet. Mais, même là, et autant que j'en puisse juger de loin, il n'y a pas de désaccords principiels avec les auteurs des thèses : il s'agit plutôt de quelques formulations politiques exagérées dans la lutte contre la néfaste politique du stalinisme[2]. Mais il est de l'intérêt de notre cause de ne pas dissimuler même l'imprécision de certaines formulations, et, au contraire, de les soumettre à examen public, afin de parvenir à un texte le plus clair possible, irréprochable. Tel est le but des lignes suivantes, dictées par le désir d'apporter aux bolcheviks-­léninistes sud‑africains une coopération, même mince, dans l'immense travail, lourd de responsabilités, qu'ils ont entrepris.


Les possessions sud‑africaines de la Grande‑Bretagne ne constituent un « dominion » que du point de vue de la minorité blanche. Du point de vue de la majorité noire, l'Afrique du Sud est une colonie esclave[3].

Aucune révolution sociale ‑ et au premier chef aucune révolution agraire ‑ n'est concevable avec le maintien de la domination de l'impérialisme britannique sur le dominion sud‑africain. Le renversement de la domination britannique en Afrique du Sud est aussi nécessaire pour le triomphe du socialisme en Afrique du Sud qu'en Grande‑Bretagne même.

Si, comme on peut le supposer, la révolution commence d'abord en Grande­-Bretagne, la bourgeoisie anglaise sera battue d'autant plus rapidement dans la métropole que moindre sera l'appui qu'elle pourra trouver dans ses colonies et dominions, y compris dans une possession aussi importante pour elle que l'Afrique du Sud. La lutte pour chasser l'impérialisme britannique, ses instruments, ses agents, s'inscrit ainsi nécessairement dans le programme du parti prolétarien de l'Afrique du Sud.

Le renversement de la domination de l'impérialisme britannique en Afrique du Sud peut être le résultat de la défaite militaire de la Grande‑Bretagne et de la désagrégation de son empire ; dans ce cas, les Blancs d'Afrique du Sud peuvent encore maintenir pendant une certaine période, sans doute pas très longtemps, leur domination sur les Noirs. Une autre variante, qui peut en fait être liée à la première, serait la révolution en Grande‑Bretagne et dans ses possessions. Les trois quarts de la population de l'Afrique du Sud ‑ presque 6 millions sur 8 ‑ sont des gens de couleur. La révolution victorieuse, inconcevable sans l'éveil des masses indigènes, leur donnera à son tour ce qui leur manque tellement aujourd'hui : la confiance dans leurs propres forces, une conscience accrue de leur personnalité, le développement de leur culture. Dans ces conditions, la République sud‑africaine deviendra avant tout une république « noire » : cela n'exclut, bien entendu, ni une complète égalité de droits pour les Blancs, ni de fraternelles relations entre les deux races (ce qui dépend surtout de la conduite des Blancs). Mais il est absolument évident que la majorité écrasante de la population, affranchie de la dépendance servile, marquera l'Etat d'une empreinte déterminante.

Dans la mesure où la révolution victorieuse changera radicalement les rapports non seulement entre les classes, mais aussi entre les races, et assurera aux Noirs la place dans l'Etat qui correspond à leur nombre, la révolution sociale en Afrique du Sud aura également un caractère national. Nousn'avons pas la moindre raison de fermer les yeux sur cet aspect de la question, ou de minimiser son importance. Au contraire, le parti prolétarien doit, et en paroles et en actes, ouvertement et hardiment, prendre entre ses mains la résolution du problème national (racial).

Mais la résolution de ce problème, le parti prolétarien peut et doit la réaliser par ses propres méthodes.

L'instrument historique de l'émancipation nationale ne peut être que la lutte de classes.

L'Internationale communiste, depuis 1924[4], a transformé le processus d'« émancipation nationale » des peuples coloniaux en une abstraction démocratique creuse, élevée au‑dessus de la réalité des rapports de classes. Pour lutter contre l'oppression nationale, les différentes classes s'affranchissent ‑ pour un temps ‑ de leurs intérêts matériels et deviennent de simples forces « anti‑impérialistes ». Pour que ces « forces » immatérielles remplissent de bon cœur la tâche que leur a confiée l'Internationale communiste, on leur promet en récompense un Etat « national-démocratique » immatériel (avec l'inévitable référence à la formule de Lénine sur la « dictature démocratique des ouvriers et des paysans »)[5].

Les thèses indiquent qu'en 1917 Lénine a ouvertement et, une fois pour toutes, liquidé la formule de la « dictature démocratique des ouvriers et des paysans », en tant que condition prétendument nécessaire pour résoudre la question agraire. C'est absolument exact. Mais, pour éviter tout malentendu, il faut ajouter : a) que Lénine parlait toujours de dictature révolutionnaire bourgeoise-démocratique, et pas d'un Etat « populaire » immatériel, b) que, dans la lutte pour la dictature bourgeoise‑démocratique, il ne proposait pas un bloc de toutes les « forces antitsaristes », mais menait une politique indépendante de classe du prolétariat. Le bloc « antitsariste » était une idée des socialistes révolutionnaires russes et des cadets[6] de gauche, c'est‑à‑dire des partis de la petite et moyenne bourgeoisie. Contre eux, le bolchevisme a toujours mené une lutte implacable.


Quand les thèses disent que le mot d'ordre de « république noire » est aussi nuisible (« equally harmful ») à la cause de la révolution que celui de « l'Afrique du Sud aux Blancs », nous ne pouvons être d'accord avec cette affirmation[7]. De la part des Blancs, il s'agit du maintien d'une domination infâme ; de la part des Noirs, des premiers pas vers leur émancipation. Le droit total et inconditionnel des Noirs à l'indépendance, il nous faut le reconnaître absolument et sans réserves. C'est seulement sur la base d'une lutte commune contre la domination des exploiteurs blancs que pourra s'élever et se renforcer la solidarité des travailleurs noirs et des travailleurs blancs. Il est possible qu'après la victoire les Noirs tiennent pour inutile la création en Afrique du Sud d'un Etat noir particulier. Naturellement, nous ne leur imposerons pas un séparatisme d'Etat. Mais qu'ils le reconnaissent librement, sur la base de leur expérience propre, pas sous les verges des oppresseurs blancs. Les révolutionnaires prolétariens ne doivent jamais oublier le droit des nationalités opprimées à disposer d'elles-mêmes, y compris leur droit à la séparation complète, et le devoir du prolétariat de la nation qui opprime à défendre ce droit, y compris, s'il le faut, les armes à la main !

Les thèses soulignent à juste titre le fait que c'est la révolution d'Octobre qui a apporté en Russie la solution de la question nationale. Les mouvements nationaux démocratiques ont été en eux-mêmes impuissants à venir à bout de l'oppression nationale du tsarisme. C'est seulement grâce au fait que les mouvements des nationalités opprimées, ainsi que le mouvement agraire de la paysannerie, ont donné au prolétariat la possibilité de conquérir le pouvoir et d'établir sa dictature, que la question nationale, ainsi que la question agraire, ont trouvé une solution hardie et radicale. Mais la combinaison même des mouvements nationaux avec la lutte du prolétariat pour le pouvoir n'a été possible politiquement que parce que le parti bolchevique, tout au long de son histoire, avait mené une lutte implacable contre les oppresseurs grand‑russiens et soutenu toujours et sans réserves le droit des nations opprimées à leur indépendance, jusques et y compris la séparation d'avec la Russie[8].

La politique de Lénine vis‑à‑vis des nations opprimées n'avait pourtant rien de commun avec celle des épigones[9]. Le parti bolchevique défendait le droit des nations opprimées à disposer d'elles-mêmes par les méthodes de la lutte de classe prolétarienne, rejetant nettement les blocs « anti‑impérialistes » charlatanesques avec les nombreux partis « nationaux » petits‑bourgeois de la Russie tsariste (le P.P.S., le parti de Pilsudski[10] en Pologne, les « dachnaki » en Arménie[11], les nationalistes ukrainiens[12], les sionistes chez les Juifs, etc.). Le bolchevisme démasque toujours impitoyablement ces partis, de même que les « social-révolutionnaires », leur double nature et leur aventurisme, et surtout le mensonge de leur idéologie prétendument au‑dessus des classes. Il ne suspendait même pas son impitoyable critique lorsque les conditions l'obligeaient à conclure tel ou tel accord épisodique strictement pratique avec ceux. Il ne pouvait être question d'une quelconque alliance permanente avec eux sous le drapeau de l'« antitsarisme ». C'est seulement grâce à une politique de classe implacable que le bolchevisme a réussi, dans les conditions de la révolution, à écarter les mencheviks, les social‑révolutionnaires, les partis nationaux petits‑bourgeois, et à souder autour du prolétariat les masses de la paysannerie et des nationalités opprimées.

« Nous ne devons pas, disent les thèses, concurrencer le congrès national africain[13] dans le domaine des mots d'ordre nationalistes avec l'objectif de conquérir les paysans indigènes. » L'idée en elle-même est juste, mais exige d'être concrétisée. Faute de connaître de façon précise l'activité du congrès national, je ne puis esquisser notre politique à son égard que par analogie, tout en précisant d'ailleurs que je suis prêt à apporter à mes propositions toute correction nécessaire.

  1. Les bolcheviks‑léninistes sont pour la défense du congrès, tel qu'il est, dans tous les cas où il reçoit les coups des oppresseurs blancs et de leurs agents chauvins dans les rangs des organisations ouvrières.
  2. Les bolcheviks opposent, dans le programme du congrès, les tendances progressistes et les tendances réactionnaires.
  3. Les bolcheviks démasquent aux yeux des masses indigènes l'incapacité du congrès à obtenir la réalisation même de ses propres revendications, du fait de sa politique superficielle, conciliatrice, et lancent, en opposition au congrès, un programme de lutte de classe révolutionnaire.
  4. S'ils sont imposés par la situation, des accords temporaires avec le congrès ne peuvent être admis que dans le cadre de tâches pratiques strictement définies, en maintenant la complète indépendance de notre organisation et notre totale liberté de critique politique.

Les thèses lancent comme mot d'ordre politique central non pas l'« Etat national­-démocratique », mais l'« Octobre » sud-africain. Elles montrent ‑ et ce, avec une évidence parfaite

  1. que les questions nationale et agraire en Afrique du Sud coïncident quant au fond,
  2. que ces deux questions ne peuvent être résolues que par la voie révolutionnaire,
  3. que la résolution révolutionnaire de ces tâches conduit à la dictature du prolétariat dirigeant les masses paysannes indigènes,
  4. que la dictature du prolétariat ouvre l'ère du régime soviétique et de l'édification socialiste. Cette conclusion constitue la pierre angulaire de tout l'édifice du programme.

Là‑dessus, notre solidarité est totale.

Mais il faut amener les masses à cette formule « stratégique » en général par une série de mots d'ordre « tactiques ». On ne peut les élaborer à chaque étape que sur la base d'une analyse des conditions concrètes de la vie et de la lutte du prolétariat et de la paysannerie, ainsi que de toute la situation nationale et internationale. Sans entrer dans ce domaine, je veux seulement m'arrêter brièvement sur la question de la corrélation entre les mots d'ordre nationaux et les mots d'ordre agraires.

Les thèses soulignent à plusieurs reprises qu'il faut d'abord lancer, non des revendications nationales, mais des revendications agraires. C'est une question très importante, qui mérite une sérieuse attention. Rejeter à l'arrière‑plan les mots d'ordre nationaux ou les atténuer pour ne pas repousser les chauvins blancs au sein de la classe ouvrière serait, bien entendu, un opportunisme criminel, absolument étranger aux auteurs et partisans des thèses : cela découle très clairement de ces thèses, imprégnées d'internationalisme révolutionnaire. De ces socialistes qui luttent pour les privilèges des Blancs, les thèses disent fort justement : « Il faut voir que ces "socialistes" sont les pires ennemis de la révolution. » Reste une autre explication, indiquée au passage dans le texte lui-même : les masses paysannes arriérées ressentent de façon beaucoup plus immédiate l'oppression agraire que l'oppression nationale. C'est tout à fait possible : la majorité des Noirs sont des paysans[14], et la plus grande partie des terres est entre les mains de la minorité blanche. Dans leur lutte pour la terre, les paysans russes ont longtemps placé leurs espoirs dans le tsar, et ils se tenaient soigneusement à l'écart de toutes conclusions politiques. Du mot d'ordre traditionnel de l'intelligentsia révolutionnaire « Terre et Liberté ! », le moujik n'a longtemps retenu que la première partie. Il a fallu des dizaines d'années d'agitation agraire et d'influence des ouvriers des villes pour que le paysan en vienne à lier ces deux mots d'ordre.

Le Bantou pauvre et esclave nourrit à peine plus d'espoirs dans le roi d'Angleterre ou en MacDonald. Mais son extrême arriération politique s'exprime aussi par son manque de conscience nationale. Et en même temps, il ressent très vivement la servitude agraire et fiscale. Dans ces conditions, notre propagande peut et doit avant tout partir des mots d'ordre de la révolution agraire, afin d'amener pas à pas, sur la base de leur expérience de la lutte, les paysans aux conclusions politiques et nationales nécessaires. Si ces considérations politiques sont exactes, il ne s'agit pas de la question du programme en lui-même, mais de celle de savoir par quelle voie faire pénétrer ce programme dans la conscience des masses indigènes.

Compte tenu de la faiblesse numérique des forces révolutionnaires et de l'extrême dispersion de la paysannerie, il ne sera pas possible, au moins dans la prochaine période, d'agir sur ces derniers autrement qu'avant tout, sinon exclusivement, par l'intermédiaire de l'avant‑garde ouvrière. Il est d'autant plus important d'éduquer cette dernière dans l'esprit d'une claire compréhension de l'importance de la révolution agraire pour la destinée de l'Afrique du Sud.

Le prolétariat du pays comprend des parias noirs arriérés et une caste privilégiée arrogante de Blancs. C'est là que réside la plus grande difficulté dans toute cette situation. Les secousses économiques de l'époque du capitalisme pourrissant, comme l'indiquent justement les thèses, doivent profondément ébranler les vieilles cloisons et faciliter le travail de rassemblement révolutionnaire. Le pire des crimes serait en tout cas pour les révolutionnaires de faire la moindre concession aux privilèges et aux préjugés des Blancs. Celui qui donne le petit doigt au démon du chauvinisme est perdu. A tout ouvrier blanc, le parti révolutionnaire doit poser l'alternative : ou bien avec l'impérialisme britannique et avec la bourgeoisie blanche d'Afrique du Sud, ou bien avec les ouvriers et paysans noirs contre les féodaux et esclavagistes blancs et leurs agents au sein de la classe ouvrière même.

Le renversement de la domination britannique sur la population noire de l'Afrique du Sud ne signifiera pas, bien entendu, la rupture économique et culturelle avec l'ancienne métropole, si cette dernière s'est elle-même affranchie des pillards impérialistes qui l'oppriment. Par l'intermédiaire des Blancs qui lieront dans les faits, dans une lutte commune, leur sort à celui des esclaves coloniaux actuels, l'Angleterre soviétique pourra exercer sur l'Afrique du Sud une puissante influence économique et culturelle, cette fois, non plus sur la base d'une domination, mais sur celle des principes de l'entraide prolétarienne.

Mais l'influence que l'Afrique du Sud soviétique exercera sur tout le continent noir sera peut-être plus importante encore. Aider les nègres à rattraper la race blanche, afin de s'élever, la main dans la main, à de nouvelles hauteurs de la culture, telle sera l'une des tâches les plus grandioses et les plus nobles du socialisme.


Je veux, pour conclure, dire quelques mots de l'organisation légale et illégale (« Concerning the Constitution of the Party »).

Les thèses soulignent à juste titre le lien indispensable entre l'organisation, le programme et la tactique du parti. L'organisation doit assurer l'accomplissement de toutes les tâches révolutionnaires en complétant l'appareil légal par un appareil illégal. Personne ne propose, bien entendu, de créer un appareil illégal pour des fonctions qui, dans les conditions actuelles, peuvent être remplies par l’appareil légal. Mais dès qu'approche une crise politique, il faut créer des cellules de réserve, illégales, de l'appareil, lesquelles pourront, en cas de besoin, s'étendre. Une certaine partie du travail, d'ailleurs très importante, ne peut en outre, sous aucune condition, être faite ouvertement, c'est‑à‑dire sous les yeux de l'ennemi de classe.

Pourtant, la forme la plus importante ‑ pour la période actuelle ‑ du travail illégal ou semi‑légal pour des révolutionnaires est le travail dans les organisations de masse, avant tout les syndicats[15]. Les chefs des trade‑unions constituent une police officieuse du capital ; ils mènent contre les révolutionnaires lutte impitoyable. il faut savoir travailler au sein des organisations de masse sans tomber sous les coups de l'appareil réactionnaire Le groupe révolutionnaire à l'intérieur des syndicats qui apprend par son expérience toutes les règles élémentaires de la conspiration saura poursuivre son travail dans une situation d'illégalité quand les circonstances l'exigeront[16].

  1. Les thses en question avaient t rsumes dans le Bulletin de la L.C.I., n 2, avec un premier commentaire de Ruth Fischer. Les militants d'Afrique du Sud proches de l'Opposition de gauche qui avaient t exclus partir de 1930 du Communist Party of South Africa (C.P.S.A.) s'taient regroups en 1933 dans le Lenin Club fond au Cap. Deux tendances s'y affrontaient qui avaient l'une et l'autre rdig des thses en vue de l'laboration d'un programme pour l'Afrique du Sud et les avaient envoyes Trotsky. Trotsky rpond ici aux thses de la majorit (qui va devenir le Spartacus Club et le Workers Club, avec comme organe Umlilo Mollo ‑ la Flamme ‑), et il est vraisemblable qu'il ne reut pas les thses de la minorit (qui allait devenir le 4th International Club avec comme organe Workers Voice ‑ Izwi Bazebenzi). Cette dernire, dans son texte fondamental (manifeste du Lenin Club du 1 mai 1934), opposait l'unit entre travailleurs blancs et travailleurs noirs au mot d'ordre avanc par le C.P.S.A. depuis le dbut de la 3 priode , celui d'une Rpublique noire , en expliquant qu'il aboutissait faire des paysans arrirs l'avantgarde de la rvolution. Elle soulignait l'opposition d'intrts entre les colons d'origine hollandaise, la bourgeoisie des Boers , et l'imprialisme britannique, et insistait pour le dveloppement d'activits lgales de l'organisation rvolutionnaire. La majorit ‑ dont Trotsky avait les thses en main ‑ affirmait au contraire que la rvolution agraire tait en Afrique du Sud le problme n 1, auquel la question nationale tait subordonne. Elle considrait la bourgeoisie boer comme une fraction de l'imprialisme britannique dominant, affirmait en outre que les conditions spcifiques de la socit sud-africaine condamnaient les rvolutionnaires l'action clandestine. Une note dans le Bulletin n 5 prcisait que les thses auxquelles Trotsky rpondait tait celles de la Communist League : il n'y avait pourtant pas d'organisation portant ce nom en Afrique du Sud, mais seulement le projet de la fonder.
  2. Trotsky fait allusion ici au fait que le mot d'ordre stalinien de rpublique noire propos par Boukharine et le militant de couleur du C.P.S.A. La Guma et adopt en 1928, avait amen, en raction, les bolcheviks ‑lninistes sud‑africains auteurs des thses affirmer que c'tait la question agraire qui constituait l'alpha et l'omga de la rvolution en Afrique du Sud, en sous‑estimant du coup la question nationale.
  3. Le terme de dominion tait alors employ pour ceux des territoires du Commonwealth britannique qui taient dots d'un gouvernement autonome et qui le droit de scession avait t expressment reconnu en 1931. Mais, dans le dominion d'Afrique du Sud, la majorit de la population, les Noirs, expropris et privs de tout droit, se trouvaient soumis un perptuel va‑et‑vient entre le travail vritablement servile dans les plantations, les ports, les mines, les usines des villes, d'un ct, et les conditions de famine qui leur taient faites dans les rserves par un Etat reprsentant l'imprialisme et les capitalistes Sud‑Africains. Selon le tmoignage de M. Hosea Jaffe, l'historien du mouvement de libration d'Afrique du Sud, cette dfinition de Trotsky est entre cette date dans le langage du mouvement de libration.
  4. Le 5 congrs de I'I.C., tenu au lendemain de la mort de Lnine et de la victoire dans le parti de la troka ZinovievKamenev‑Staline sur l'opposition de gauche de 1923, avait marqu, selon Trotsky, le dbut de l'abandon des positions thoriques et programmatiques labores par les quatre premiers congrs.
  5. La dictature dmocratique des ouvriers et des paysans tait la formule propose par Lnine, avant avril 1917, pour les pays coloniaux et semi‑coloniaux, y compris la Russie. Elle avait servi et servait encore de cheval de bataille la direction stalinienne de l'Internationale communiste, qui l'opposait celle de la dictature du proltariat qui dcoulait de la thorie de la rvolution permanente.
  6. Les constitutionnels dmocrates ‑ K.D. ou cadets ‑ taient en Russie tsariste le parti dmocrate bourgeois.
  7. Adresse formellement la majorit dont il connaissait les thses, cette critique valait galement pour la minorit du Lenin Club. Les deux groupes taient en effet anims par des militants d'origine europenne dont la majorit avaient tendance maintenir la balance gale entre travailleurs noirs opprims et travailleurs blancs privilgis. La prise de position trs ferme de Trotsky sur ce point levait toute ambigut.
  8. Les bolcheviks‑lninistes d'Afrique du Sud, qui refusaient le mot dordre de rpublique noire n'acceptaient pas pour autant ce droit la sparation , lequel pouvait en effet impliquer une partition de l'Afrique du Sud sur une base raciale, rejetant les Noirs dans les parties les plus pauvres. Hosea Jaffe, huit ans plus tard, soulignait que la situation en Afrique du Sud tait l'oppos de celle de la Russie tsariste. Le rgime tsariste avait opprim les nationalits en tant que telles et leur avait appliqu une rigoureuse russification alors que le systme sud‑africain favorisait un tribalisme artificiel : le peuple noir aspirait, selon eux, non l' autodtermination , mais l'unit. Majorit et minorit taient d'accord l-dessus.
  9. Le terme d' pigones ‑ quivalent pjoratif de successeurs - est utilis couramment par Trotsky pour dsigner la direction aprs Lnine.
  10. Le parti socialiste polonais (P.P.S.) que dirigeait le vieux conspirateur Jozef Pilsudski (1867‑1935), futur marchal et dictateur, constituait dans les rgions polonaises de l'empire tsariste l'une des principales organisations politiques nationalistes, bien qu'il ft par ailleurs membre de la II Internationale.
  11. Le Dachnaktsoutioun tait le parti rvolutionnaire armnien, fond Tiflis en 1890 avec comme objectif l'indpendance de l'Armnie turque. Il tait devenu le parti de l'indpendance armnienne.
  12. Dans une Ukraine o les traditions nationales taient trs vivaces, les mouvements nationalistes unis avaient occup le pouvoir pendant quelque temps en 1917‑1918. Mais une partie des nationalistes s'tait rallie au pouvoir sovitique, avec l'ancien chef du gouvernement Vinnichenko, tandis que le chef de l'arme, Petljura, s'alliait la Pologne blanche.
  13. Le Congrs national indigne d'Afrique du Sud avait t fond en janvier 1912 par diverses personnalits originaires d'Afrique du Sud exerant des professions librales ou intellectuelles en Grande‑Bretagne et aux Etats‑Unis. Il tait devenu en 1925 le Congrs national africain (A.N.C.) Premire organisation politique d'Afrique du Sud prsenter un programme qui reposait sur l'unit bantou, l'galit politique, conomique et sociale entre Noirs et Blancs dans l'Eglise et l'Etat, la suppression de toute forme d'apartheid, etc. Il tait le principal parti nationaliste dans le pays.
  14. Commentant dix ans plus tard cette lettre de Trotsky, un dirigeant trotskyste d'Afrique du Sud jusqu'en 1946, M. Awerbuch, dit A. Mon, relevait le manque d'information de Trotsky qui avait l'impression qu'il existait rellement, conomiquement et matriellement, une paysannerie parmi les Africains, vivant avant tout de la terre et qui ne faisait que vouloir plus de terre . Il soulignait au contraire que la vrit tait que des millions d'Africains avaient faim de terre et aspiraient devenir paysans, mais qu'ils n'taient en fait paysans que dans leurs aspirations. Il soulignait nanmoins que le fait qu'il n'existe pas en Afrique du Sud de paysannerie africaine ne faisait que donner plus de poids au mot d'ordre de la terre. (A. Mon, A Comment on Trotsky's Letter to South Africa , Worker's Voice, organe de la Fourth International Organisation of South Africa (F.I.O.S.A.) , juillet 1945, vol. 1, n2).
  15. Les thses ne mentionnaient pas la question syndicale car une thse spciale sur cette question avait au pralable tait adopte unanimement.
  16. Selon M. Hosea Jaffe (Lettre P. Brou du 2 octobre 1978), ce texte de Trotsky constitua le point de dpart d'une longue et riche discussion l'intrieur de toutes les organisations antiracistes et anti‑imprialistes sud‑africaines, laquelle prirent part des hommes et des femmes qui allaient figurer parmi les fondateurs et animateurs d'organisations comme la All‑African Convention (1936) la National Liberation League (1938), le Non European United Front (1939), le Non European Unity Movement (1943), etc. M. Jaffe considre en effet que le programme du mouvement de libration d'Afrique du Sud a t labor partir des ides fondamentales exprimes par Trotsky dans ce texte, ses yeux historique. Dans l'immdiat, les ides dveloppes par Trotsky : importance de la question agraire, refus de la diffrenciation entre imprialisme britannique et bourgeoisie boer , accent mis sur l'unit des opprims non europens l'emportrent dans le mouvement.